traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan et Daniel Lefort,
Gallimard, 2021, 400 p, 23 €.
Comme les utopies aux parfums délicieux, les rêves distillés par une colonisation idéale finissent en trop humaines pourritures. C’est hélas ce que vit Roger Casement, le héros malheureux de Mario Vargas Llosa, ce romancier spécialiste en rêves pourvoyeurs de cauchemars, en utopies bâties à coups de sabres ravageurs : sous la peau du rêve, la torture du cauchemar. En ce sens Le Rêve du Celte est une de ces immenses fresques épiques, dont les autres volets furent La Fête au bouc et Temps sauvages, deux sommets romanesques des lettres latino-américaines et hispaniques aux vertus aiguisées, dont le lien est à trouver dans la figure du dictateur dominicain Trujillo. Ainsi l’écrivain aux convictions profondément libérales pourfend-il les tyrannies du colonialisme, du nationalisme, du communisme et de l’impérialisme.
L’écrivain utilise dans Le Rêve du Celte un procédé chez lui récurrent. L’alternance des chapitres consacrés à l’emprisonnement final et ceux généreusement attachés aux pérégrinations entre Afrique, Amazonie et Irlande de Roger Casement rend justice à cet idéaliste né en Irlande en 1864 et mort en 1916, qui resta célèbre pour son « Rapport Casement », dénonçant les sadiques exactions des colons dans le Congo belge, propriété du roi Léopold II. Plus tard, ce diplomate anglais, furetant parmi les zones de production du caoutchouc, rejoignit l’Amazonie, avant de devenir un révolutionnaire très engagé pour la cause irlandaise, ce qui lui valut en Angleterre un emprisonnement infamant. En effet, ayant convaincu les Allemands de fournir des armes à l’Irlande en pleine première guerre mondiale, il fut accusé de haute trahison, puis pendu.
Au-delà du récit de vie épique et édifiant, le roman est évidemment un apologue, dans lequel une morale humaine et politique est explicite. En effet, dans la plupart des cas l’utopie la plus exaltante contient in nucleo le ver dans le fruit, la tyrannie qui l’invalidera. Thomas More, au XVI° siècle, planifie tant son île du bon gouvernement de L’utopie[1] que l’on conçoit très vite sa douce dimension carcérale. Au XIX° siècle le Manifeste du parti communiste de Karl Marx se termine sur des admonestations liberticides et totalitaires[2]. La suite ne se fera pas attendre, le XX° siècle sera celui de la vérité des anti-utopies, aryennes ou communistes, pourvoyeuses de camps de concentration…
Entretemps, le colonialisme du XIX° siècle, tel que le voit d’abord le jeune Casement, s’honore de ses bonnes volontés : « œuvrer, par le biais du commerce, du christianisme et des institutions sociales et politiques de l’Occident, à l’émancipation des Africains et en finir avec leur retard, leurs maladies et leur ignorance ». Hélas, si le colonialisme anglais ou français peut parfois se montrer fidèle à ces préceptes, la cupidité, l’impunité en des forêts lointaines peuvent engendrer des monstres et libérer le mal originel dans la nature humaine. Plus particulièrement au Congo belge : « Comment se pouvait-il que la colonisation soit devenue cet horrible pillage, cette inhumanité vertigineuse où des gens qui se disaient chrétiens torturaient, mutilaient, tuaient des êtres sans défenses et les soumettaient à des cruautés aussi atroces, enfants et vieillards compris ? N’étions-nous pas venus ici, nous Européens, mettre un point final à la traite et apporter la religion de justice et de charité ? Parce que ce qui se passait ici était encore pire que la traite des esclaves, n’est-ce pas ? ».
Est-ce à dire que le colonialisme est aussi infect dans son principe que les idéologies communistes et aryennes ? Probablement pas tout à fait[3]. Le communisme et le nazisme partent de principes dès l’origine délétères, communauté des hommes sans liberté ou communauté raciale, quand le colonialisme peut être plus généreux. Quoique la cruauté et l’impéritie humaine, la cupidité et le racisme le polluent très vite. A moins que dès l’irrespect de la souveraineté des peuples, le ver soit dans le fruit… Et, dans ce cas, le dévoiement des bonnes intentions par ceux qui exercent le pouvoir politique, militaire et entrepreneurial, fût-ce au plus bas niveau, est patent.
Seuls, sur les rives du Congo, les religieux sont souvent épargnés par le mal, charitables, au contraire de cette acmé atavique de l’horreur indigène et européenne qui inspira Joseph Conrad : c’est d’ailleurs en conversant avec Roger Casement que ce dernier put échafauder la violence de son roman emblématique : Au cœur des ténèbres[4].
La seconde partie, dans les forêts péruviennes, montre combien « le Congo et l’Amazonie étaient unis par un cordon ombilical ». Les responsables locaux d’une compagnie anglaise d’exploitations des hévéas sont des tortionnaires et des esclavagistes, soumettant la population indienne à un réel génocide. Roger Casement s’épuise à inspecter, interroger, noter pour rédiger un second rapport, presque le miroir du premier. Son esprit n’en reste pas indemne, au point que pour lui « l’Irlande, comme les Indiens du Putamayo, si elle voulait être libre devait se battre pour y parvenir ». A-t-il confondu la condition amazonienne avec celle des Irlandais qui ne sont privés que de souveraineté ?
Nous laisserons le lecteur découvrir dans la troisième partie combien le nationalisme, fût-il venu des meilleures intentions, animé par le compréhensible désir de développement d’une culture propre et de la libération gaélique de l’impérialisme britannique, peut conduire à l’explosion irraisonnée des armes : « Le patriotisme est une religion, il est fâché avec la lucidité. C’est de l’obscurantisme pur, un acte de foi. », assène l’écrivain George Bernard Shaw à ce converti au service d’une nouvelle sauvegarde des peuples. La culture irlandaise ramenée à sa pureté nationale mérite-t-elle que lui soit sacrifiés des militants, que le sang soit abondamment versé, que l’inflexible Roger Casement aille jusqu’à trahir l’Angleterre qui avait auparavant reconnu son combat humaniste ? Le pionnier de l’anticolonialisme s’est-il fourvoyé dans les perversions du nationalisme ?
Si l’on est convaincu par la nécessité de cette stèle biographique élevée à Roger Casement, l’on peut aussi s’interroger : sommes-nous réellement à la hauteur du roman ? Ou, plus modestement, à celle du reportage, du document d’historien ? La narration reste trop souvent monocorde, voire répétitive, déflorant trop tôt et sans surprise, dans les scènes carcérales, le mystère de la haute trahison anti britannique. Certes il est indubitable qu’au-delà de ses recherches sur le personnage, Mario Vargas Llosa a tenté d’infiltrer ce qui manquait de fiction pour donner de l’épaisseur psychologique au personnage, à ses interrogations politiques et existentielles. Mais, restant au service d’une figure un peu trop oubliée - ainsi justement réévaluée -, d’une figure symbolique du destin colonial de l’humanité, Mario Vargas Llosa n’a-t-il pas perdu quelque chose de la liberté et du souffle de la fiction romanesque ? De même, malgré l’ampleur et la maîtrise incontestable de la documentation exploitée, ne manque-t-il pas de quoi nourrir une empathie du lecteur qui a du mal à s’identifier au héros trop granitique et réservé, malgré quelques émotions homosexuelles dont le contre-espionnage anglais sait se servir. Toutes ces victimes, à la chaîne massacrées, quoique avérées, restent également un peu abstraites. Le Rêve du Celte (qui tire son titre d’un poème de Roger Casement) reste une œuvre documentaire indispensable, à la lisière de la biographie et de l’essai, mais un récit qui peine à nous faire vibrer.
Certainement faut-il replacer en perspective ce roman avec ceux consacrés au fasciste d’Amérique centrale Trujillo et à l’activiste Flora Tristan, formant ainsi une trilogie de la lutte contre les oppressions. Il y avait dans La Fête au bouc[5] un personnage féminin qui cachait un lourd secret dans son passé de Saint-Domingue, ainsi que des hommes préparant l’assassinat du dictateur Trujillo. Ceux-là avaient su nous toucher, nous faire frémir avec le récit de leurs douleurs et de leurs espérances, quand la figure du caudillo exotique devenait aussi démentielle que fragile. De même, la pasionaria des ouvriers et des femmes, qui au XIX° voulut les libérer d’un capitalisme barbare et d’un machisme tribal, pouvait, dans Le Paradis un peu plus loin[6], nous prendre par la main dans la justesse de sa cause. L’on se rappelle aussi le grand souffle épique qui balayait La Guerre de la fin du monde[7] en radiographiant la révolte d’une communauté chrétienne hallucinée en quête d’utopie dans le nord-est brésilien… Mais pour ce Celte dévoyé, à qui sont réservés les dévoiements des idéaux et du militantisme, une sorte de froideur mécanique empêche une suffisante dynamique romanesque…
Dénoncer les tyrannies, mais aussi les utopies qui sont consubstantielles aux espoirs de libération, jusqu’à leurs aboutissants mortifères est bien le principe vital auquel obéit le libéral Mario Vargas Llosa, dont les essais reflètent cette éthique politique, qu’ils soient De sabres et d’utopies[8] ou parmi Les Enjeux de la liberté.[9]Ce fut grâce à la lecture de La Route de la servitude de Friedrich A.Hayek[10] et de La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper[11], qu’il comprit que les libertés ne pourraient s’exprimer dans le chaudron empoisonné des révolutions de gauche, que Cuba devenait un cloaque communiste. Le libéralisme économique et des mœurs est alors enfin pour lui et pour nous la voie du développement des sociétés et des individus. Flora Tristan, quoique précurseur du socialisme marxiste, Roger Casement quoique thuriféraire du nationalisme, étaient des libérateurs encore à parfaire…
Trop sage et attendue, quoiqu’élégante, est la couverture choisie par Gallimard. Celle de l’édition espagnole, chez Alfaguara, est rouge rubis : l’entremêlement du visage et de la carte sanglante est le reflet de la personnalité du héros, comme problématisant de la plus heureuse manière plastique qui soit le destin meurtrier du colonialisme et celui meurtri de l’idéaliste égaré que devient peu à peu le foudre de guerre pro-irlandais. C’est alors que le roman n’est pas à la hauteur de sa couverture. Consolons-nous, il y a bien des bonheurs à revenir aux réussites indépassables que sont Les Carnets de Don Rigoberto[12], La Fête au bouc ou La Guerre de la fin du monde. Avec de tels chefs d’œuvre, il faut admettre que nos attentes sont placées bien haut. Trop haut peut-être…
Photo : T. Guinhut.
De toute évidence, avec Temps sauvages, Mario Vargas Llosa retrouve tout son brio. Après un prologue documentaire rappelant l’irrésistible ascension de l’entreprise exportatrice de bananes, « United Fruit Company », qui usait de son monopole en exploitant les populations guatémaltèques et de ses réseaux d’influences aux Etats-Unis, le romancier fait entrer en scène ses personnages.
D’abord Marita, surnommée « Miss Guatemala », jeune fille intelligente, qui devient enceinte de son mentor, le docteur Efrén Garcia Ardiles, qui prône le « socialisme spirituel ». Ô scandale ! Ceci pour planter le décor idéologique du pays. Mais bientôt c’est le militaire Jacobo Arbenz qui occupe le devant de la scène, dont l’épouse Maria lui fait découvrir « un monde méconnu d’injustices séculaires, de préjugés et d’aveuglement ». Aussi fomente-t-il des coups d’Etat pour écarter les dictatures, devenant ministre de la Défense, puis Président élu en 1951. Selon ses détracteurs, dont le colonel Carlos Castillo Armas, surnommé « Face de hache », il s’agit d’un « régime communiste ». Aussi l’intrigue repose-t-elle sur l'organisation d'un coup d'État qui va conduire, à la démission du Président Jacobo Arbenz, en 1954. Ce dernier avait mis sur les rails une vaste réforme agraire, heurtant les intérêts de l'United Fruit Company. La firme se goinfrait de son monopole de la culture et de la distribution des bananes dans nombre de pays de l'Amérique latine, abusant de la corruption, impulsant les lois économiques, fiscales et forcément sociales, au détriment du développement. L’on se rappellera que l’expression « république bananière » vient de telles pratiques.
Si Arbenz est le fil conducteur de l’intrigue, bien des personnages hauts en couleurs méritent le détour. Le « grossier Sam Zemurray », patron d’United fruits, bénéficie d’un efficace bras droit, un diplomate américain, l’élégant Bernaus, introduit dans la presse et les sphères du pouvoir américain, qui parvint à persuader de l’imminence d’une colonie communiste à la solde de Moscou, donc le Département d'Etat et la CIA de dépêcher au Guatemala de réels moyens humains et logistiques afin d’installer au pouvoir une oligarchie à leur solde. Quant à Carlos Castillo Armas,s’il remplace Arbenz à la tête du pays, il ne profite pas longtemps de sa forfaiture : au bout de trois ans il est abattu.Reste le cas plein d’enseignements de l'ambassadeur américain Peurifoy, parfait exécutant sans état d'âme ni éthique, obéissant aveuglément à son administration, quels que soient les tours et détours des ordres venus d’en haut, réplique de « la banalité du mal » selon Hannah Arendt[13].Sans oublier l’influence délétère d’un voisin compromettant, Trujillo, dictateur de la République dominicaine, mégalomane de haut-vol, séducteur brutal, et de son âme damnée Jonnhy Abes Garcia, qui font ici une déterminante incursion, depuis les pages de La Fête au bouc, avant l’assassinat du premier. Sans compter une louche pléiade de clients de l’alcool et du bordel, de mercenaires sanguinaires, de brutes secondaires, comme ce Dominicain qui assène : « Je bois aux tortures qui délient les langues »…Il ne manque pas une femme considérable à ce roman où brille le choc des influences et des armes : Marita, ou « Miss Guatemala », soit Marta Borrero Parra,aussi intelligente que séductrice, voire dangereuse.
Car Marta Borrero Parra joue un rôle de premier plan auprès de bien des protagonistes, y compris les plus opposés. Quelle est la part de l’éthique politique ou de l’attrait des hommes de pouvoir, en dépit de leurs actes, chez cette trouble égérie ? Le Colonel Président Carlos Castilo Armas n’est-il qu’un « guignol amoureux », est-elle « le vrai pouvoir derrière le trône ? L’ultime partie du livre, simplement intitulée « Après », relate une visite que fit l’écrivain chez cette vieille dame de quatre-vingt ans, portant encore beau. Elle habite à Washington, dans une maison entourée de végétation et remplie d’oiseaux, en une étonnante « horreur du vide », où des statues religieuses alternent avec des « hommages à des dictateurs latino-américains, comme le généralissime Trujillo ou Carlos Castillo Armas. Ce dernier fut « le grand amour de sa vie », m’avouera-t-elle un peu plus tard ». Ainsi lui voue-t-elle un véritable autel, cette « femme inquiétante, avec un regard vert-gris qui semblait trépaner ses interlocuteurs ». Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir dix maris « qu’elle a tous enterrés ».
Ce sont là peut-être, comme une sorte de coda, les plus belles pages de ce roman, dans laquelle elle apparait comme une allégorie anticommuniste des destinées latino-américaines, mais un anticommunisme dévoyé dans le fascisme.
Parmi les nœuds géopolitiques brûlants du XX° siècle, ce roman politique est échevelé comme un thriller, dont les séquences historiques et dramatiques alternent, même si les premières sont moins dynamiques. Temps sauvages emporte, passionne et laisse le lecteur abasourdi face à ces convulsions. C’est avec un sens aiguisé de la satire que Mario Vargas Llosa oppose les lourds militaires corrompus et les socialistes. Qu’ils soient de droite ou de gauche, les démagogues populistes ne bénéficient pas de l’indulgence du romancier, ce en conformité avec son éthique politique adossée au libéralisme. Il n’a pas plus de complicité pour le rôle tenu par les États-Unis en Amérique centrale, dont les conséquences contrevinrent aux objectifs annoncés, tant les guérillas communistes parcoururent le continent et conduisirent à l’assomption du castrisme à Cuba. « Tout compte fait, l’intervention américaine au Guatemala a retardé la démocratisation du continent pour des dizaines d’années et a provoqué des milliers de morts en contribuant à populariser le mythe de la révolution armée et le socialisme dans toute l’Amérique latine. Les jeunes d’au moins trois générations tuèrent et se firent tuer pour un autre rêve impossible plus radical et tragique encore que celui de Jacopo Arbenz. En ce sens le roman, avec cette conclusion morale, a quelque chose d’un apologue politique.
Fresquiste d’une Histoire tragique, le romancier orne la période de la Guerre froide et du maccarthysmede conflits secondaires et cependant vitaux par leur répercussions encore sensibles dans l’Amérique latine d’aujourd’hui.
L’on devine qu’en ses Temps sauvages, s’appuyant sur une rigoureuse documentation, l’écrivain a ajouté la vie bruissante de la fiction, imaginant des péripéties vigoureuses, pénétrant de l’intérieur la psyché parfois monstrueuse des protagonistes. Comme une apostille à La Fête au bouc, ce roman très réussi ne dépassera peut-être pas les plus grandes et aériennes réussites de Mario Vargas Llosa, soit cette Fiesta del Chivo, et parmi les plus anciens, La Guerre de la fin du monde. Notre romancier a su s’emparer de vastes fresques historiques, telles qu’en auraient pu rêver des écrivains de gauche, voire complaisamment communistes, comme Jean-Paul Sartre, mais à la réussite stylistique il sait, lui, associer une éthique politique libérale méritoire.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.