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29 mai 2023 1 29 /05 /mai /2023 09:41

 

Hotel Monasterio de Boltaña, Huesca, Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Les monstres de Croatoan

et de la mort de Dieu par José Carlos Somoza,

clinicien du mal :

Le Mystère Croatoan, La Clé de l’abîme

& Etude en noir.

 

 

 

José Carlos Somoza : Le Mystère Croatoan,

traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2918, 416 p, 23 €.

 

José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme,

traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2009, 384 p, 22,50 €.

 

José Carlos Somoza : Etude en noir,

traduit de l’espagnol par Marianne Million, Actes Sud, 2023, 400 p, 23,90 €.

 

 

 

 

      Fasciné par les virtualités les plus étranges et les plus terrifiantes du fantastique, José Carlos Somoza a, qui sait, l’ambition de devenir le Stephen King de la péninsule ibérique. Est-ce chose faite avec Le Mystère Croatoan ? Le récit s’enclenche sur le rythme d’un thriller d’apparence commune pour, peu à peu, prendre une ampleur croissante et troublante. Du comportement animal au comportement humain, les ravages du fantastique emportent tout sur leur passage. Est-ce la faute de la mort de Dieu ? C’est ce qui avait été postulé par notre romancier espagnol dans La Clé de l’abîme, où science-fiction, fantasy et religion font un ménage d’enfer. L'on ne s'étonnera pas qu'il s'empare du roman policier, en son Etude en noir, pour jouer avec les subtiles ficelles du mal qui agitent les marionnettes humaines.

 

      Nous sommes auprès de Madrid, dans un laboratoire forestier où Carmela étudie le comportement animal, plus exactement l’éthologie. Un courriel étonnant et posthume de Mandel, son maître de thèse, l’affole. Il est mort depuis deux ans, dans des circonstances psychiatriques troubles, et lui écrit un seul mot : « Croatoan ». Vocable étrange qui fut signalé lorsque les colons d’un village américain disparurent en 1590 sans suite ni explication. L’enquête scientifique monte en puissance lorsque se croisent d’anciens fidèles du maître, Sergi, fol inoffensif qui veille sur Fatima, une droguée crispée sur ses poèmes (« Je suis cette longue mort topaze »), Logan, le fils sauvage de Mandel...

      Soudain, apparaissent des comportements alarmants : des files, des processions, non seulement d’animaux, mais d’humains, d’hybrides et d’humanoïdes porcs, lézards et autres bêtes indéterminées parcourent les routes, les forêts, sans que rien les arrête, dévastant tout sur leur passage. Ainsi, l’homme agit en espèce animale, détruisant les villes, mourant par cargaisons, signant la faillite de toute civilisation, affectant la planète entière. Il s’agit d’« un sinistre ordre des suicides », dans lequel les individus se disloquent, se mordent, s’entredéchirent, s’entretuent ; « Mais le tout en silence. Sans langage, sans expression ». D’autres, en foules, entrent dans la mer, alors que la contagion « a parcouru la gamme des vertébrés » Bientôt il en est de même pour les papillons, errant dans le ciel par millions : « une sorte de dieu aztèque, un Quetzalcoatl silencieux et confiant qui tordrait ses anneaux pourpres vers le ciel ».

      Pire, les cloisons entre vertébrés et invertébrés, jusqu’aux lombrics et bactéries, s’affaissent, affectant monstrueusement l’humanité, où chacun peut « se transformer en temple mobile d’être aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Ce pourrait ridiculement granguignolesque, mais, ô prodige, l’écrivain parvient à nous rendre complice de l’enfer de son épouvantable merveilleux !

      Le « tsunami de bestioles » s’abat jusqu’à menacer nos personnages, qu’ils soient soldats de l’Etat bientôt dangereusement révoltés, ou peu fiables complices de Carmela, elle-même harcelée par son amant, ce pour épicer une intrigue déjà prolixe, et comme pour dire qu’à la racine de l’humain est déjà ce comportement prédateur. Notre poignée de survivants immunes se réfugie dans le laboratoire isolé, subit d’éprouvantes, traumatisantes et sanglantes attaques, y compris entre ses propres membres. Il semble que « tout est mort, pas seulement amis, familles, personnes : règles, normes, raisons, causes aussi. Ce n’est pas seulement la fin du monde. C’est la fin des lois de la nature ». Le thriller philosophique virulent épuise ses personnages, tient son lecteur en haleine, l’étrangle...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Qui sommes-nous sinon nos comportements ? Le libre arbitre en prend un sale coup lorsque mille animalités nous changent en migrateurs et prédateurs. La nature devient, pour Logan, le délinquant homosexuel et revenant de cette métamorphose plus que kafkaïenne, la « Grande Mère », celle « qui se venge », alimentant les peurs afférentes aux crises écologiques. L’aventure signe une apocalypse inimaginable par Saint-Jean l’évangéliste. « Virus », « transe » ? Plus exactement, selon Mandel, des « pics de comportement », des « pics de migration ». À tel point que l’on peut « se transformer en temple mobile d’êtres aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Le désordre génétique conduit à la démultiplication anarchique : « Personne n’est constitué d’un seul être. Sur le corps de Logan abondent d’autres bestioles ». Aussi n’est-il pas étonnant que le nom du professeur Mandel, peut-être à l’origine de cette catastrophe évolutive, soit si proche de Mendel, ce moine botaniste et fondateur de la génétique. Sans compter l’éducation pour le moins risquée qu’il offre à  son fils : « Logan était l’expérience vivante de Mandel : androgyne et violent, forcé à être libre ». 

      Jouant avec habileté d’un narrateur omniscient, alternant les groupes de personnages dans leur progression vers la catastrophe, ou la sauvegarde d’une mince humanité capable d’y surseoir, José Carlos Somoza nous enserre le corps et l’esprit avec les barbelés de son récit à suspense, sans que l’on puisse s’en défaire tant que le livre ne s’est pas refermé. En outre, en son roman d’action, sa biofiction, dont on tirera sûrement un film à grand spectacle, en son « machin éco-punk », il nous pousse à des interrogations plus que troublantes. Que l’humanité puisse être mortelle, soit ; mais que les barrières génétiques entre les animaux et les hommes s’effacent, que la monstruosité physique et comportementale puisse affecter l’animal politique reste une hypothèse complètement folle, bien digne d’un écrivain virtuose du fantastique, mais aussi une potentialité de la nature qui permettrait de douter de la supériorité de la spécificité et de l’intelligence humaine : « notre cerveau nous a fait croire que nous étions le centre de l’univers, l’image et la ressemblance de Dieu ». En ce sens, Le Mystère Croatoan est bien digne de ces écofictions exponentielles qu’analyse Christian Chelebourg : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire et cinématographique, mais une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin[1] ».

      Si l’on peut lire en ce Croatoan l’émergence d’une peur panique devant l’avenir des manipulations génétiques et d’un transhumanisme[2] devenus incontrôlables, il n’est peut-être pas indifférent d’accéder à un autre niveau de lecture et une autre inquiétude : au-delà de l’écofiction, qui sait s’il faut y voir la métaphore de l’émergence soudaine d’une invasive barbarie gangrenant notre civilisation. Auquel cas l’apologue serait plus encore à méditer qu’il n’y parait…

 

Lézard vert, Dorsino, Trentino Alto-Adige.

Photo : T. Guinhut.

 

      Etrange parcours pour l’écrivain qui s’aventure sur la ligne immense qui séparait science-fiction et religion, même si un Dan Simmons[3] a su s’y glisser avec son vaste cycle Hypérion… Il faudra au moins une aventure planétaire pour trouver la cité de la mort de Dieu, ce dans un précédent roman de José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme. Car c’est la religion qui est ici dépeinte avec force figures et images pour être mise en question dans le cadre d’un fantastique pour le moins échevelé.

      D’abord l’on ne comprend guère que l’on a changé d’époque. Un subalterne employé du « Grand train » est confronté à un terroriste dont la poitrine est harnachée de sang et d’une bombe complexe. Ce dernier confie un lourd secret dans l’oreille de l’innocent Daniel Kean, à son insu devenu le messager d’une révélation. On se doute que sa banale destinée de sceptique jeune homme marié à la croyante Bijou et père d’une petite Yun de six ans va subir bien des bouleversements. Entraîné par une bande armée, il parcourt les souterrains qui innervent l’Allemagne jusqu’à ce que, à cause de son incapacité à délivrer la révélation, l’on tue devant lui sa chère Bijou. Yun lui est enlevée. Une bande rivale l’emmène alors au Japon. Fin de la première partie où les humains se divisent entre « corps conçus » et « corps biologiques ». Un nouveau livre en « Quatorze Chapitres » domine le monde : « La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art »… Nous sommes après « la chute de la couleur », sur une planète terre de science-fiction où le fantastique se mue en un merveilleux d’héroïc-fantasy.

      Les deux parties suivantes, Japon, Nouvelle Zélande, s’opposent en se complétant. Il s’agit d’escalader une tour en une quête délirante et kaléidoscopique des mots de la révélation puis de pénétrer de telluriques profondeurs. La partie finale, « Abîme », accède à « la ville-cadavre de cauchemar » et à un vaisseau enfoui sous le Pacifique qui fut le refuge d’une humanité aux pouvoirs génétiques étendus (une arche de Noé futuriste), là où la « Clé » ou « Cité de Dieu » (pour faire allusion à l’opus de Saint-Augustin) n’est rien moins que le décodage de la Sainte Bible, pour en montrer l’inanité : l’Histoire et la science remplacent enfin les textes cryptiques qui régissent les croyants parmi leurs peurs et leurs luttes de pouvoir obscurantistes. Le sort du Dieu fantasmatique est réglé : définitivement mort, en une nietzschéenne évidence. Peu à peu, le lecteur averti a deviné un infra texte, comme le confirme la « Note de l’auteur » : les mythes de Cthulhu et l’œuvre de Lovecraft[4] nourrissent les créatures et le Dieu postulés par les croyants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il y aura des passionnés de trépidante héroïc-fantasy pour adorer ce roman. Ses détracteurs y dénonceront l’accumulation (surtout aux deux parties centrales) de péripéties un peu ridicules qui font les clichés des films d’action et des romans merveilleux pour adolescents. Force est pourtant de constater l’étonnante capacité de Somoza à phagocyter les genres, depuis le policier dans de précédents titres, sans parler du fantastique, jusqu’à l’initiation mystique et sa déconstruction. Il y a dans cet apologue une remarquable réflexion sur les pouvoirs de manipulation et de fabulation des religions qui utilisent l’ignorance et la peur pour masquer le réel et l’Histoire, pour assurer leur tyrannie : « discuter avec un croyant revenait à perdre d’emblée » constate Daniel. Ou encore : « La Vérité est un mercenaire engagé par le Maître» ; « La Vérité est une grande menteuse ». En ce sens, « détruire Dieu » est salutaire ; reste cependant ce besoin de transcendance, ce mystère de la création auxquels Somoza n’apporte guère de réponse. Car il n’y en a peut-être pas. « Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient », se lamente un des personnages de ce roman ébouriffant, peut-être moins efficacement construit que La dame n°13 ou Clara et la pénombre, ou encore le plus récent Mystère Croatoan, peut-être cédant encore une fois aux démons du manque de concision, néanmoins fascinant.

      Une cohérence secrète parcourt l’œuvre de José Carlos Somoza, celle de l’attrait des mystères universels de l’humanité et de la création, divine et artistique. En effet La Dame n° 13 s’interrogeait sur le pouvoir des Muses et des vers[5], sur ces grandes inspiratrices qui ont confié des formules fabuleuses et dangereuses aux poètes. Clara et la pénombre mettait en scène des corps peints en se demandant jusqu’où l’on pouvait les utiliser pour la richesse de l’art. La Théorie des cordes jouait à confronter les plus abstruses spéculations de la physique théorique et cosmologique à de menaçantes aventures temporelles. La Clé de l’abîme parut parachever cette quête en ajoutant aux mystères de l’art et de la science ceux de la religion. Enfin, du moins provisoirement, ce sont les sciences comportementale et génétique qui le poussent aujourd’hui vers les plus sombres inquiétudes sur le sort à venir de l’humanité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Spécialiste des manifestations du mal dans la nature humaine et jusque dans l’univers, José Carlos Somoza s’empare, en son  Etude en noir, des codes du roman policier, comme un second Arthur Conan Doyle, dont il fait un de ses personnages, jeune médecin ophtalmologue de son état. Car en 1882, Anne McCarey est affectée à l’entretien d’un étrange patient, « Monsieur X », dans une résidence psychiatrique de luxe, alors qu’elle est la maîtresse d’un marin violent et aviné.

Un premier meurtre sur la plage jette l’effroi. D’autres suivent. Aussi faut-il que les enquêteurs égarés soient doublés par les dons de clairvoyance de Monsieur X, qui manipule son monde. De plus, des enfants des rues, liés aux indécents « théâtres clandestins », surgissent pour être ses informateurs. Doyle avertit : « Un jour le théâtre sortira de son enfermement. Un jour ce Béhémoth antique, plein de vice et d’une lascivité que nous avons créés, sortira en soufflant par les narines à la recherche de victimes ». Aussi, face à la menace des « Dix », Monsieur X a-t-il beau jeu de prétendre : « Qu’est-ce que la morale sinon une construction de l’homme immoral ? » Entre ces acteurs consommés, qui ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent être, le jeu d’échec des assassinats sera-t-il mené jusqu’à son terme ?

Avec une scrupuleuse patience, la narration progresse impeccablement dans un cadre réaliste, pour approcher, avec un efficace suspense, les régions les plus troubles de l’esprit, dont le « palais de verre » mental de Monsieur X. Cette Etude en noir répondant à la fameuse Etude en rouge de l’auteur de Sherlock Holmes, alors que la puissance de l'écrivain est ici incarnée par le véritable Doyle, en une belle mise en abyme. Notre narratrice Anne McCarey ressent l’affaire comme une menace qui dépasse l’entendement, en une troublante inquiétude métaphysique : « Face au mal, il me reste encore la consolation que le bien me défende, mais qui peut me défendra contre le bien ? »

 

      Le plus souvent, une intrigue criminelle anime le récit somozien en une sorte de thriller. Or, du thriller à l’horror show, notre romancier espagnol maitrise avec brio les ressorts du roman gothique, tels que poussés à son acmé par Mary Shelley dans Frankenstein[6], puis par Lovecraft. Il avait brillé avec Daphné disparue, où la stature de l’écrivain était mise à mal par les prismes du fantastique. Il avait failli en s’embourbant dans de lourdes et pâteuses fictions comme lors de La Théorie des cordes. Il tentait un érotisme troublant avec des donzelles formées par une police peu scrupuleuse, dans L’Appât, identifiant les désirs les plus secrets des suspects pour les faire succomber à une overdose de plaisir. Il  intriguait avec le coffret d’histoires de son Tétraméron… Il devient, avec La Clé de l’abîme et Le Mystère Croatoan, une planète romanesque non négligeable dans le cosmos de la science-fiction. Mais aussi un prestidigitateur du fantastique, de l’épouvante, du genre policier et de la métaphysique, jusqu’à la dimension de l’apologue, en fait un homme-orchestre, brillant, quoique un brin clinquant, du roman contemporain, mais un clinicien du mal.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, septembre 2009 et février 2018

 

[1] Christian Chelebourg : Les Ecofictions, Les Impressions nouvelles, 2012, p 229.

 

Quintanar de la Sierra, Burgos, Castilla y León.

Photo : T. Guinhut.

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24 août 2022 3 24 /08 /août /2022 14:13

 

Plaza Mayor, Soria, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

Benito Pérez Galdós,

romancier réaliste et satirique.

Les Romans de l’interdit, Fortunata & Jacinta.

 

Benito Pérez Galdós : Les Romans de l’interdit,

traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari et Pierre Guénoun,

Le Cherche midi, 2022, 752 p, 23 €.

 

 

Benito Pérez Galdós : Fortunata et Jacinta,

traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari, Le Cherche-Midi, 2024, 1248 p, 32,90 €.

 

Benito Pérez Galdós : Tristana,

traduit de l’espagnol par Suzanne Raphael,

GF Flammarion, 1992, 254 p, 9,50 €.

 

Mario Vargas Llosa : Benito Pérez Galdós. Le Regard tranquille

Le Cherche Midi, 2024, 352 p, 22 €.

 

 

 

Passablement méconnu en France, Benito Pérez Galdós (1843-1920) serait outre-Pyrénées digne d’être placé à la hauteur de Balzac, rien moins. Il n’est donc pas interdit de lire ses Romans de l’interdit, en fait un diptyque : Tormento & Madame Bringas, placé sous l’égide de deux personnages féminins. le romancier espagnol y fustige la médiocrité de son siècle et de ses contemporains avec un rare sens de l’humour et de la satire. Il brosse en outre une vaste fresque de la ville de Madrid, à la fin du XIX° siècle, dont les univers sociaux sont radiographiés dans Fortunata et Jacinta, qui est son emblématique opus, considéré comme un sommet de l’art du roman outre-Pyrénées, y compris par Mario Vargas Llosa qui, comme en témoigne Le Regard tranquille, le sait irremplaçable.

 

Commençons par Tormento & Madame Bringas, dont le titre laisse présager des tourmentes psychologiques sans nombre. Après un prologue dialogué dans lequel un écrivain livre ses trucs de romancier mélodramatique au kilomètre - une succulente satire du faiseur de prose - nous voici plongés dans la grotesque épopée sociale de la famille Bingras. Elle aménage en 1867 dans les étages supérieurs du Palais-Royal de Madrid. Car l’entreprenant Don Francisco de Bringas est un fonctionnaire de la Couronne : « Il ne manquait à Bringas que le regard profond et tout ce qui est propre à l’esprit. Il lui manquait ce qui fait la différence entre un homme supérieur, qui sait faire l’Histoire et l’écrire, et l’homme commun qui est né pour réparer une serrure et clouer la moquette ». Doña Rosalía de Pipaón, son épouse au physique d’un Rubens, n’est guère plus épargnée, affligée qu’elle de « folie nobiliaire ».

Le premier volet s’intéresse à la belle et pauvre domestique Amparo, alias  Tormento. Corvéable à merci, brimée par la mégère Rosalía, elle attire l’attention d’Augustin Caballero, aussi riche que célibataire. L’on devine que la romance sera contrariée par quelque secret sur le point d’éclater, venu d’un prêtre à la vertu douteuse, que l'on devine obscène satyre et que l'on découvre en tourmenteur de la jeune fille : Pedro Polo. Suspense, scandale et péripéties sont au rendez-vous. Quant à Caballero, il finira par fuir l’étouffante Espagne avec sa dulcinée devenue concubine : « Tu as voulu avoir pour épouse la vertu personnifiée : mensonge ».

L’ascension sociale de Madame Bingras, apparemment triomphante lors du second volet, se verra stoppée par les convulsions politiques du temps, soit la révolution de 1868. A la pingrerie nécessaire de son époux, elle répond par une folie dépensière, vestimentaire et « les papiers de soie de son rêve évanoui ».

La brochette d’anti-héros permet ainsi de fustiger la médiocrité omniprésente. Ce au moyen d’une narration et de monologues intérieurs qui permettent d’explorer la psyché des personnages, leurs fantasmes et leur vanité, bien plus que l’action : « Les muets sont en général très éloquents quand ils se parlent à eux-mêmes ». Le réalisme et l’ironie sont les ressorts constants de l’écrivain. Soutenus par une incessante acuité, ses portraits incroyablement vivants lui permettent de dénoncer le conformisme et « la falsification de l’être ». Au-delà des difficultés de traduction, l’écriture est vigoureuse, allègre, l’humour est intact, n’hésitant pas à user de la parodie du registre épique pour les trivialités du quotidien. Même la tentative de suicide d’Amparo, où l’on pourrait penser à celui réussi d’Emma Bovary, n’est pas épargnée par le comique. La satire et la comédie de mœurs accusent les traits psychologiques et sociaux en une cavalcade de péripéties et de tourments.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Maître du roman historique, avec le cycle intitulé Les Episodes nationaux, jouissant d’une grande popularité, parvenant à vivre de sa plume - fait rare alors en Espagne - dramaturge à succès avec Electre, fresquiste des tableaux espagnols, son écriture est bouleversée par la lecture du naturalisme de Zola, au point de gagner en mordant, se consacrant à des thèmes récurrents, comme l’adultère et l’argent, non sans le piment de l’hypocrisie, mais aussi à l’influence des conditions socioéconomiques sur les individus peu flattés par leur sort. Ainsi l’analyse piquante des classes moyennes madrilènes et la rivalité amoureuse féroce font de Fortunata et Jacinta son probable chef d’œuvre.

Juanito Santa Cruz y est présenté comme personnage fondamentalement hésitant, entre une épouse aimante mais effacée et une maîtresse ardente et généreuse. Le traditionnel triangle amoureux dans le milieu bourgeois sert de pivot autour duquel gravitent les classes sociales, de l’aristocratie à la plèbe, et l’actualité politique. Les débats intellectuels et plus ou moins libéraux, la présence tutélaire de l’Eglise, tout contribue à un condensé de société, qui en 800 pages bien tassées apparait comme un massif de romans entrecroisés.

Révolution, République, Restauration, voilà qui n’est qu’une toile de fond pour Juanito, ce bourgeois désœuvré. Lui importe bien plus son gouvernement sur le petit monde féminin qui l’entoure. Jacinta est son épouse qui ne peut lui donner de descendance ; lui égrène les aventures sexuelles désordonnées. Fortunata, venue d’un milieu fort modeste, apparaît en trombe comme une révolution populaire : elle est belle, féconde, outragée, comme le peuple dont elle est issue. La métaphore politique, si elle n’est pas réellement marxiste, est parlante. Que deviendra le fils né de la liaison de Juanito et Fortunata ? Cette dernière s’est laissée épouser par un étudiant, Maximilien, qu’elle vient à haïr et trompe avec Juanito. Elle ne manque pas d’être furieusement jalouse de Jacinta. Quant à Maximilien, il en perd la raison. S’il croit d’abord entrer selon ses vœux au couvent, il franchira la porte d’un asile d’aliénés avec indifférence.

Pour faire la connaissance de Juanito, il nous faut rien moins que la vie intime de ses parents, imperturbablement amoureux, son enfance, sa jeunesse, comme en un narratif traité d’éducation. L’intérêt dramatique ne faiblissant pas, la dimension didactique n’est jamais loin. De même le commerce des draps et tissus parental permet de voir à l’œuvre les changements de goûts, des mœurs et les évolutions économiques : « la manière de s’habiller devançait la manière de penser ». Ce qui permet au romancier une remarquable hauteur et largeur de vue. Ainsi la balzacienne comédie humaine est une comédie sociale.

 

Plaza Mayor, Madrid.
Photo : T. Guinhut.

 

Sans compter une myriade de comparses, une galerie de portraits est sans cesse haute en couleurs, les personnages les plus secondaires étant loin d’être négligeables, car « l’homme, partout où il va, porte avec lui son roman ». Estupina, dont la conversation est un véritable vice, est un connaisseur infatigable du vieux Madrid : pour lui « la bibliothèque était la société ». Il règne à sa manière affairée autour de la Plaza Mayor où l’on visite encore la chambre, évidemment fictive, de Fortunata. En ce microcosme de la capitale, et de l’Espagne entière, là convergent les révolutions populaires. La cousine Guillermina représente l’esprit évangélique, au point qu’elle remettra l’enfant de Fortunata mourante à Jacinta, en ce même lieu central. Ainsi Jacinta peut « audacieusement échafauder en son esprit des châteaux de fumée couronnés de tours de vent, et de coupoles plus fragiles encore, car elles n’étaient qu’idée pure. Les traits de l’enfant hérité n’étaient pas ceux de l’autre femme, mais les siens ». Malgré le sourire en coin plus que sensible du narrateur, une certaine tendresse se dégage, tout en ménageant la nécessité d’une conduite morale.

Les tableaux se succèdent avec une vivacité irrésistible. La mère commerçante est tout aussi bien « négociante en filles », dont Jacinta, qu’il faut toutes les sept veiller et marier en toute respectabilité. On n’en finirait pas d’évoquer les surprises que ménage le talent romanesque. La perspicacité psychologique de notre romancier fait merveille ; ainsi que son ironie, voire son art de persécuter ses personnages nettement individualisés, malgré sa profonde humanité. L’on se persuade aisément de ses qualités et de son succès tant il écrit avec entrain et tient captif son lecteur en un monde plein comme un œuf, sans être étouffant cependant.

Egalement, les connaissances encyclopédiques de l’auteur sont au service de la puissance romanesque ; par exemple en économie lorsqu’un personnage « avait lu Frédéric Bastiat », un libéral français[1], et bien entendu dans le domaine politique, lorsque viennent à régner « l’Etat tutélaire et le parlementarisme socialiste », ce qui ne semble guère de son goût.

La fortune posthume Benito Pérez Galdós est considérable, tant Federico Garcia Lorca l’estimait, tant le cinéaste Luis Buñuel l’admirait, mettant en scène Viridiana et surtout Tristana en 1970, quoiqu’en introduisant des personnages supplémentaires et en modifiant la fin. « Le style c’est le mensonge. La vérité regarde en face et se tait », était son éthique littéraire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce pourquoi peut-être Tristana mérite son aura. Publié en 1892, dans le cadre du cycle spiritualiste de l’auteur, ce roman plus bref, plus elliptique qu’à l’accoutumée, met en scène un trio propice aux analyses psychologiques. Plus exactement un triangle amoureux passablement morbide entre un vieil homme, un artiste et une orpheline : Tristana Reluz. Face à cette dernière, Don Lope Garrido est le tuteur séducteur, féru d’honneur à l’ancienne et perclus de maladies, quand Horacio Diaz est le jeune peintre, quoiqu’aux idées bien traditionnelles. Rebelle, Tristana tombe amoureuse de l’artiste, qui, lui, n’approuve guère ses idéaux féministes. Au cours d’une longue absence du peintre, la jeune fille, qui préfère l’idéaliser, doit subir l’amputation d’un pied : une castration symbolique, diraient les psychanalystes. À son retour, les illusions se sont écroulées. Aussi l’un épouse une dame alors que la jeune fille, qui rêvait d’être actrice, accepte la main du vieux débris Don Lope et se consacre à l’amour de Dieu. Peut-on la considérer comme une allégorie de la jeune Madrid opprimée par une société masculine peu encline à l’évolution des mœurs, alors que Don Lope figurerait le Destin ? L’histoire, pathétique sans sentimentalisme, où la réalité brutale plombe les personnages, obéit au réalisme, plus précisément au naturalisme venu d’Emile Zola, naturalisme un brin cruel sous l’acuité de la plume de Benito Pérez Galdós.

Plus de cent-dix volumes émaillent la production torrentielle de Benito Pérez Galdós, que l’on crédite de la hauteur d’un Balzac espagnol. Au cours des années 1870, il produisit deux cycles d’Episodes nationaux, soit quarante-six volumes, dont seuls deux sont ici traduits[2], dans lesquels, au-delà des tableaux historiques, il cherche à comprendre comment le champ de forces sociétales éclaire la période 1805-1834, au moyen de personnages représentatifs, parfois récurrents, et grâce à une intense dynamique dramatique, ce dans une perspective à la fois romantique et politique. Si la classe moyenne de la capitale madrilène est ensuite l’objet principal de son analyse, les bas-fonds le requièrent, avec Marianela, lorsqu’une pauvre vagabonde et un aveugle s’engagent dans une tragique idylle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En un essai d'abord accessible au lecteur hispanophone et enfin traduit, Mario Vargas Llosa[3] offre toute son admiration et sa sagacité à notre Benito Pérez Galdós parmi les pages de La Mirada quieta ; quelque chose comme « le regard tranquille[4] ». Il y salue « le premier écrivain professionnel que connut notre langue », sa « capacité à convertir le passé en matériau littéraire », à l’occasion des Episodios nacionales. Si, malgré bien des articles journalistiques et quelques essais, il n’était pas un grand penseur, au contraire plus tard d’Ortega y Gasset ou Unamuno, il est le romancier le plus complet après Cervantès, à moins de se demander si l’Espagne a depuis connu un écrivain de cette envergure. Sa capacité à donner vie à une foule de personnages au cœur d’une Histoire politique troublée permet cependant à Mario Vargas Llosa de noter combien l’anachronique Espagne qu’il décrit n’a pas vu passer la révolution industrielle européenne, alors que l’impéritie de l’Etat bureaucratique ne laisse plus ou moins prospérer que l’agriculture et le commerce. Commerce abondamment représenté dans Fortunata et Jacinta. Comprendre son siècle « sans parti-pris idéologique » est le pari, amplement réussi de Benito Pérez Galdós. D’où ce « regard tranquille et objectif » qui permet de faire défiler autant de maniaques et de fous, de généreux et de mesquins, d’idéalistes et de grossiers, de frivolité aristocratique et de bassesse populaire dans un roman monumental et cependant plein d’alacrité.

Mario Vargas Llosa se laisse emporter sans frein par l’amour-passion de cette Fortunata qui se dit « toujours peuple », innervant toute la trame de Fortunata et Jacinta. Elle qui apparait gobant un « œuf cru » (quel symbole sexuel !) poursuit de ses assiduités le « parasite social » Juanito, qui ne sait guère que jouir de la fortune familiale et n’aimer que de façon velléitaire. Le drame de son épouse, Jacinta, charmante au demeurant, étant de ne pouvoir avoir d’enfant, elle trouvera son assomption mérité à la fin du roman en adoptant celui de son mari et de Fortunata, dont le prénom est une antiphrase.

Outre ces réussites dramatiques et psychologiques, Mario Vargas Llosa relève  avec gourmandise une pléiade de protagonistes hauts en couleurs. Mauricia la Dura, au physique napoléonien, au caractère furibond, une sorte d’anarchiste « en guerre perpétuelle contre les nobles et les riches ». Celui avec qui se marie Fortunata, Maximiliano, est un amoureux désespéré, jusqu’à « se convertir en véritable pauvre diable, en une tête malade qui délire et ne cesse de rêver aux crimes d’une religion personnelle avec laquelle il pourrait livrer tous les êtres humains aux démons qui les tourmentent ». Sans compter, grâce aux soins du narrateur infiniment omniscient, les défauts de langage de toutes sortes de comparses, fidèlement reproduits. Au contraire, l’aristocrate doña Guillermina est un ange de bonté auprès des pauvres : elle fait également l’admiration inconditionnelle de Mario Vargas Llosa. Ainsi Benito Pérez Galdós anime sa nébuleuse de personnages excitants, repoussants ou attachants. Avec nous, il « s’efforce toujours de comprendre, non de juger, les conduites ».

Certes, Mario Vargas Llosa souligne que notre romancier ne fut pas un novateur ; que son attachement à l’Espagne a quelque chose du « provincialisme ». Il eut cependant le mérite, à peu près unique en Espagne, d’amplifier les leçons de Balzac, de Dumas, de Flaubert, d’Hugo, de Dickens, dont il traduisit Les Aventures de Monsieur Pickwick, sans oublier Emile Zola qui le stupéfia, quoique ses narrateurs ne furent jamais de la trempe novatrice de ceux de Flaubert. Il souligne également que, s’il se présentait comme un « libéral », les réalités de développement économique ne lui souciaient guère, continuant d’associer la religion à la résolution des problèmes sociaux, même s’il en refusait l’intolérance.

 

L’un des contemporains de Benito Pérez Galdós, voire son modeste rival, car bien moins prolifique, mais également son ami, est Leopoldo Alas, dit Clarin (1852-1901), moraliste à la plume aiguisée. Parmi les pages de La Régente[5], un immense opus aux cent cinquante personnages, ce romancier magistral exposa une égérie attachante autant que pathétique, commettant un adultère tragique, dans le cadre de la ville fictive de Vetusta, au nom significatif, quoiqu’il cache celui bien réel d’Oviedo. Ce qui lui permit de figurer auprès du Flaubert de Madame Bovary et du Tolstoï d’Anna Karénine, comme un des grands maîtres du roman européen, élevant avec ces derniers un triptyque de remarquables stèles à la féminité opprimée de leur temps.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Les Romans de l’interdit fut publiée

dans Le Matricule des anges, mai 2022


[2] Benito Pérez Galdós : Trafalgar, La Cour de Charles IV, Les Editeurs français réunis, 1969.

[4] Traduit par nos soins.

[5] Leopoldo Alas, dit Clarin : La Régente, Fayard, 1987.

 

Plaza Mayor, Ourense, Galicia.

Photo : T. Guinhut.

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19 septembre 2020 6 19 /09 /septembre /2020 15:17

 

Aérodrome de Niort-Souché, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Enrique Vila-Matas, écrivain funambule

au-dessus d'une brume insensée.

 

Enrique Vila-Matas : Cette brume insensée,

traduit de l’espagnol par André Gabastou, Actes Sud, 2020, 256 p, 21,80 €.

 

 

 

Prolifique funambule entre l’être et le non-être, entre l’artiste et non-artiste, l’espagnol Enrique Vila-Matas, né à Barcelone en 1948, écrit depuis au moins l’âge de dix-huit ans. Ses entretiens en effet, avec des célébrités et alors publiées dans la revue Fotogramas, étaient en fait fictifs, jouant avec l’art controversé de s’approprier la parole d’autrui, ou d’en être le faussaire. Un demi-siècle plus tard, notre trublion un brin loufoque fournit au moyen de son personnage prénommé Simon des citations à des écrivains en mal de copie. C’est Cette brume insensée qui brouille une fois de plus les lisières de la vérité et de la fiction, de la réussite et de l’échec, de la création et de la citation,  entre les doigts doués d’ironie d’un écrivain à nul autre pareil, même s’il aime à jouer avec autant de virtuosité que de désabusement parmi les pages et personnages de Melville ou de Kafka.

Les titres d'Enrique Vila-Matas, prolifique minimaliste postmoderne, aussi facétieux que tenté par la disparition, disent assez la direction passablement glauque de son esprit : Suicides exemplaires, Imposture… C'est avec une rare constance qu'il cultive la désespérance et l'absurde au point de se placer, avec les quarante et un textes brefs d’Enfants sans enfants[1], dans la filiation d'un Kafka[2] mort à quarante et un ans, filiation qui est depuis longtemps une tarte à la crème des écrivains sérieux. Mais ici la chose mérite réflexion : « On pourra toujours penser que m'être imposé tout au long de ce livre la règle qui consiste à combiner ma pâle biographie et un monde imaginaire d'enfants sans enfants avec une certaine atmosphère livresque, tchèque, et la couleur un peu délavée de quelques aperçus de l'histoire de l'Espagne des quarante et une dernières années est avoir, pour le moins, parié pour une association quelque peu arbitraire. Mais il me semble que de cette combinaison a surgi une réalité rigoureuse,­ cette grande vérité que racontent les mensonges­, différente de l'officielle et probablement unique. Que sommes-nous après tout, qu'est chacun de nous, sinon une combinatoire, différente et unique, d'expériences, de lectures et de rêveries? »

Chez Vila-Matas, l'insignifiance est un objectif artistique. Fous, désœuvrés, « vampire amoureux », tous pourraient parvenir à cette conclusion amère : « la vie est une maladie de la matière […] La vieillesse et l'écriture sont les seuls médicaments contre cette maladie ». Un écrivain se protège « contre les situations trop littéraires » quand un médecin de campagne venu de son enfance vient déranger son sens de la réalité pour devenir son douzième enfant. Un électricien est « condamné à errer éternellement dans l'étroite tombe de ses parents ». Ecrire, est-ce trouver sa filiation ? Jeu vain ou humour dans le miroir ? Grincements agaçants d’un déçu de l’existence, d’un contempteur de la vie ? Il n’en reste pas moins que le dandysme de la déréliction, chez Vila-Matas, ne va pas sans un certain humour, une pointe d’autodérision. Comme lorsque l’éditeur qui s’achemine vers la faillite, dans Dublinesca, incapable de s’adapter aux nouveaux courants littéraires, préfère effectuer un pèlerinage sur les traces de James Joyce et d’un Beckett qui frôle l’aphasie. Plus ironique encore est cet alter ego qui, dans Impressions de Kassel,[3] accepte d’écrire en public dans un restaurant chinois de Kassel, pour offrir à la Documenta, cette célèbre foire d’art contemporain, la figurine vaine de l’homme de Lettres…

Notre funambule commet également des nouvelles, parmi lesquelles le recueil Explorateurs de l’abîme[4] dépasse bien évidement la banalité du genre. C’est aux lisières et limites de la condition humaine que divers personnages loufoques penchent dangereusement au-dessus de l’abîme du réel et de la métaphysique. Entre fantastique, science-fiction, voire utopie, l’humour tente d’apprivoiser le tragique. De nouvelle en nouvelle, les thématiques du vide et de la disparition, parfois de l’au-delà, creusent un questionnement impossible à résoudre et tissé avec une retorse aisance par l’atelier d’écriture de Vila-Matas, en perpétuels réitération et renouvellement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est après avoir échoué à trouver le moindre éditeur à son roman que le narrateur de Cette brume insensée devient « artiste citeur », un bien grand titre compensatoire pour un intellectuel dont le travail est d’être pourvoyeur de citations sur commande. En particulier au service de Rainer Bros, ou « Grand Bros », un écrivain barcelonais passé à l’anglais et à New-York. Or il est le modèle de « l’auteur distant », qui avait su organiser sa rigoureuse disparition, son absence médiatique totale, malgré son aura et la « griffe Bros » de son style, à l’instar d’un Salinger ou d’un Pynchon, prétendant être en quelque sorte « le fils spectral de l’auteur de L’Arc-en-ciel de la gravité[5]. C’est avec un rien d’orgueil et une envie jusqu’à la « rage »,  que Simon attribue à son « aide discrète », à ses archives de citations » et à ses conseils en matière d’intertextualité, le succès considérable de son aîné aux « cinq romans rapides » et « fulgurants », dont le dernier est titré : « Platon est un squelette ». Il s’agit en cet opus de la tension « entre les précipices de l’écriture et la non-écriture ». Ce sont des « monologues dramatiques […] qui ironisaient sur la trivialité de notre ère ». L’on se demande alors dans quelle mesure cet écrivain fictif n’est pas un reflet de l’auteur lui-même, certes plus abondant, mais traduit en trente-six langues, autoportrait biaisé et farci d’auto-ironie, car son Bros volontiers alcoolique est comptable de « répugnantes pulsions réactionnaires »…

Bientôt, il s’avère que ce fameux Bros est le frère du narrateur et qu’une affaire d’héritage va les réunir dans la cité de l’indépendance catalane. Là où vit, au milieu d’une famille de « crétins », la tante Victoria, une réelle intellectuelle, qui juge son neveu comme « une honteuse imitation de Salinger ».

La confrontation entre le prodige comblé et le désespéré est un morceau d’anthologie : « Le passage du temps semblait avoir déposé sur lui des sortes de nids de poussière qui rendaient sa silhouette encore plus cendreuse ». Coups bas, reproches et rancœur tombent comme grêle. Pire encore, Rainer Bros n’est peut-être pas Rainer Bros, mais son chef de la sécurité », ou Thomas Pynchon en personne ! Ne prétend-il pas avoir intégralement écrit Vice caché[6], un « Pynchon raté », en y intégrant une part de son fournisseur de citations ? Et projeter une « non-fiction » présentant « un maniaque des citations, le dernier survivant de la littérature » ? L’on ne sait plus alors qui est qui, si Enrique Vila-Matas est Simon ou Bros : une sorte de Simon Bros, qui sait…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La mélancolie de Cadaquès, la déréliction de Simon abandonné par la belle Siboney, « la fatigue de vivre dans [son] esprit », une nuit tragique sous la pluie et sur la falaise, le tableau de Barcelone survolé d’hélicoptères comme dans Apocalypse now, tout cela confère à la prose d’Enrique Vila-Matas une aura hypnotique, quoique passablement létale, non sans ce constant saupoudrage d’ironie qui lui sied si bien. Et, comme avec un fantastique don d’ubiquité, le voici glissant de cette falaise vers le « jardin d’Amarante », où « la guigne, la déesse de la Fatalité », s’abattit sur lui. Néanmoins, peut-être vaut-il mieux entendre la confession désespéré de Simon, cette allégorie de l’échec, cette disparition du visage de son frère et sa propre mort dans la fiction de la non-fiction, ce monologue où l’on n’attendra guère d’action, comme Kafka lisait ses nouvelles à ses auditeurs : en riant.

Une interrogation assaille en sous-main le malheureux anti-héros, et le lecteur aussi bien : la littérature ne serait-elle qu’un amas, une concaténation de citations, plus ou moins perceptibles ? Il y a quelque chose de nihiliste en ce soupçon développé par le légèrement sadique Enrique Vila-Matas qui martyrise à plaisir son piètre héros et son célèbre repoussoir. Cependant, une esthétique littéraire, un art poétique, s’élèvent « où la littérature avait été établie comme une fin en soi - sans Dieu, sans justification externe, sans idéologie sur laquelle s’appuyer, comme un champ autonome ».

Allégorie biface du grand écrivain et de son médiocre alter ego finalement plus fin qu’il n’y parait, roman psychologique et pathétique, qui sait entretenir savamment le mystère et le suspense, Cette brume insensée se présente également comme une réussite du récit postmoderne et de l’intertextualité. Avec un art consommé des faux-semblants, Enrique Vila-Matas intègre, l’on s’en serait douté, des citations du célébrissime fauteur de livres dont le narrateur est le nègre commis dans l’ombre, sans compter celles de diverses sommités littéraires. De même, la vie du narrateur se retrouve presque telle quelle dans une nouvelle de Colm Toibin, « Erosion », comme pour signifier que nous copions ce qui est déjà écrit, et que, selon Oscar Wilde, « la vie imite l’Art beaucoup plus que l’Art n’imite la vie »[7]. Ce pourquoi le livre que nous avons entre les mains, et ses livres emboités, est par instants un essai consacré à « l’art des citations », de Walter Benjamin à Georges Pérec. N’y-a-t-il pas une ombre de Borges en cette phrase : « peu importe qu’il s’agisse de la chute d’une feuille, de la nuit ou d’un empire, ma distanciation pouvait en arriver à être absolue »…

Il écrit vite et publie tant et tant, soit une trentaine de titres en français, et pourtant Enrique Vila-Matas préfère Le Voyageur le plus lent[8], où ranger ses chroniques et « fictions critiques », toujours curieuses, souvent piquantes. Il joue en virtuose avec la mise en abyme de la littérature, à se dédoubler en critique littéraire qui balaie l’art romanesque entre Joyce et Simenon, comme parmi les pages de Chet Baker pense à son art[9], jazzman métaphorique. Nous nous en doutions, il prise fort autant Kafka que la figure de « Bartleby l’écrivain », ce personnage désenchanté d’Hermann Melville, auquel il a consacré un hommage, Bartleby et compagnie[10], dans lequel un commis aux écritures, déçu en amour, recense les écrivains négatifs, incapables ou impubliés. Ce n’est pas sans ironie qu’il réussit ses livres en pillant et rédimant les ratés…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Enrique Vila-Matas : Enfants sans enfants, Christian Bourgois, 1999.

[3] Enrique Vila-Matas : Impressions de Kassel, Christian Bourgois, 2014.

[4] Enrique Vila-Matas : Explorateurs de l’abîme, Christian Bourgois, 2008.

[7] Oscar Wilde : « Le déclin du mensonge », Intentions, Œuvres, La Pléiade, Gallimard, p 805.

[8] Enrique Vila-Matas : Le Voyageur le plus lent, Le Passeur, 2001.

[9] Enrique Vila-Matas : Chet Baker pense à son art, Mercure de France, 2011.

[10] Enrique Vila-Matas : Bartleby et compagnie, Christian Bourgois, 2002.

 

Photo : T. Guinhut.

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13 août 2020 4 13 /08 /août /2020 07:40

 

Azulejo, Bragança, Portugal. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

De Camões à Pessoa & Júdice,

les élans de la poésie lyrique portugaise.

 

 

Luís de Camões : La Poésie lyrique,

traduit du portugais par Maryvonne Boudoy & Anne-Marie Quint,

L’Escampette, 2001, 208 p, 22,71 €.

 

Cinq poètes portugais.

Eugénio Andrade, Herberto Helder, Nuno Júdice,

Fernando Pessoa, Antonio Ramos Rosa.

Poésie Gallimard, 2015, divers traducteurs,

cinq volumes sous coffret, 39,70 €.

 

Nuno Júdice : Le Nom de l’amour,

traduit par Max de Carvalho, La Nouvelle Escampette, 2018, 96 p, 15 €.

 

 

La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle,

sous la direction de Max de Carvalho,

Chandeigne, 2021, 1904 p, 49 €.

 

 

 

 

      Miroir de son auteur et de son lecteur, la poésie révèle une image diffractée par le temps, d’or et de mélancolie. Or, un lyrisme auquel a passablement renoncé la poésie française contemporaine[1] continue d’irriguer la littérature portugaise, ce depuis au moins le XVI° siècle. Si la réputation de Luís de Camões est définitivement assurée à partir de 1572, date à laquelle il publie Les Lusiades, vaste épopée maritime inspirée de Vasco de Gamma et de surcroit poème national qui inspira tant d'azulejos, l’on ne peut occulter sa Poésie lyrique. C’est une longue tradition d’expansion des sentiments, une inquiétude métaphysique poignante, qui continue d’innerver la poésie portugaise du XX° siècle, et jusqu’à aujourd’hui, depuis le prestidigitateur des hétéronymes, Fernando Pessoa tel qu’en lui-même, et jusqu’aux élans de notre contemporain Nuno Júdice, lyrique du bout des lèvres au clavier. Il est d’ailleurs le dernier, et non des moindres, à figurer parmi les pages abondantes de La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle, une anthologie qui est une malle aux trésors.

 

      Très probablement les contempteurs du colonialisme verraient d’un mauvais œil l’épopée du navigateur portugais Vasco de Gama, au point de fomenter le pitoyable abattage des statues[2], tant du marin que de l’écrivain Luís de Camões, dont les cendres reposent à Lisbonne près de celles de Fernando Pessoa. Cependant, outre l’éloge de ces « guerriers que leur valeur a rendu immortels », l’usage poétique de « la trompette belliqueuse » et le service de la foi et du commerce, Les Lusiades peuvent être lues comme une encyclopédie des connaissances du siècle. D’abord géographiques au long de l’Océan Indien, entre attaques des Maures de Mozambique, accueil chaleureux à Mélinde (l’actuelle Somalie), tempêtes et scorbut, non sans mille péripéties de l’Inde au Brésil. Ensuite mythologique, quoique la cohorte somptuese des dieux puissent paraître arbitrairement rapportée, malgré leur nécessité dramatique dans un contexte catholique. L’on cite souvent le passage où l’affreux géant Adamastor personnifie le Cap des tempêtes, qui est devenu depuis celui de Bonne-Espérance. Historique encore, en prenant en écharpe les destinées du Portugal, héraut du monde chrétien face aux contrées barbares. Scientifique avec l’anthropologie, la botanique… L’œuvre culmine avec une dimension astronomique lorsqu’au dixième et dernier chant, la reine Téthys, déesse de la mer, emmène le « Capitaine » au sommet d'une montagne, pour un banquet puis une amoureuse nuit ; non sans lui donner à contempler, en un espace initiatique et immatériel, la machine du monde : une sorte de maquette qui est « l’abrégé de l'univers», au centre duquel, suivant la cosmologie en vigueur, règne la terre : « Ainsi l’a voulu l’arbitre du monde : Au milieu de tous ces globes, il a placé le séjour des humains, qu’environnent le feu, l’air, les vents et les frimas[3]  ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      En cette élégante anthologie bilingue de La poésie lyrique de Luís de Camões, l’on retrouve les allusions mythologiques caractéristiques, comme en son épopée, de la culture baroque et plus précisément maniériste. En bon contemporain de Ronsard, il prône un épicurisme platonicien. Car au « carpe diem » s’ajoute la nécessité sensuelle et intellectuelle de l’amour qui permet d’accéder à l’essence de l’universel : car il « habite ma pensée comme une Idée ».

      Ce sont des chansons en heptasyllabes, des sonnets en décasyllabes auxquels les traductrices n’hésitent pas à substituer des alexandrins pour ne pas trahir la richesse du sens, mais aussi des églogues pastorales et des élégies, et également des stances italianisantes inspirées de Pétrarque. L’élégiaque « Babel et Sion » convoque l’inspiration biblique pour évoquer l’inquiétude du poète face au langage : « C’est un fleuve que cette eau / dont je baigne ce papier ; / et c’est chose bien cruelle / que le chaos de souffrance, la confusion de Babel ». Les méditations sur « l’implacable destin », la mort et Dieu se croisent de strophes en strophes, évoquant avec ferveur l’apocalypse et la résurrection future. Quoique ce papier soit « le fidèle secrétaire de mes plaintes sans fin », le poète a « perdu l’illusion de trouver un remède dans les plaintes ». Aussi la poésie dépasse l’épanchement pour se faire métapoétique.

      Rien d’étonnant à ce que le sentiment amoureux s’exhale en ses sonnets, à l’intention d’une « douce tigresse » ; mais que l’on y prenne garde : « mes vers, vous ne les comprendrez / qu’en fonction de l’amour que vous éprouverez ». L’on sait enfin qu’il vécut un dernier grand amour, pour une femme noire chantée dans la « Complainte à l'esclave Barbara » : « Cette belle captive / qui me retient captif […] aux yeux noirs et lassés / si ce n’est de tuer […] Noire ébène d’amour / si douce d’apparence / que la neige avec elle / voudrait faire un échange […] elle semble étrangère / mais barbare non pas ». Parallélismes et oppositions sont aussi expressifs que caractéristiques de l’art baroque chez un poète que la lyre ne ménageait pas.

      Ce coffret opportunément consacré à la poésie portugaise ordonne cinq auteurs de manière alphabétique. Serait-il plus judicieux de les traiter chronologiquement ? Fernando Pessoa (1888-1935) est un moderniste à l’œuvre surabondante, compliquée à plaisir par ses hétéronymes. L’orphelin mélancolique et finalement alcoolique, traducteur précaire de l’anglais de surcroit, est vouée toute sa vie à une quête intérieure et à une addiction délicieuse et tourmentée à l’écriture, en prose et poétique. Cependant seul le recueil Message, vit sa parution en portugais, de son vivant, recevant un accueil enthousiaste. C’est dans une fameuse malle que furent retrouvés pas moins de 25 000 textes, dont la publication progressive fut évidemment posthume, surtout à partir des années quatre-vingts, ce qui permit d’assurer au poète une place éminente et bouleversante dans la poésie portugaise, et au-delà.

      Ses contes[4] volontiers paradoxaux, comme Le Banquier anarchiste[5] empruntent des points de vue multiples ; la revue Orpheu, qu’il fonda en 1915, fracasse le langage poétique ; sa poésie, prolixe, occupe une vingtaine de volumes ou plaquettes, culminant avec la brillante Ode maritime (scandaleusement parue dans un numéro d’Orpheu), que l’on compare souvent à « Zone » d’Apollinaire et à la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, vision sublime et mélancolique en diable du Tage ouvert sur l’Atlantique.

      Et puisqu’il pensait n’être « rien », comme au seuil du presque existentialiste « Bureau de tabac », il devait se démultiplier en ses œuvres, en ses personnages, en ses auteurs, qui sont ses doubles et ses reflets, ses autres et son tout. Fernando Pessoa eût son jour triomphal et sa pascalienne nuit, le 8 mars 1914, lorsque lui apparurent une poignée de personnages, d’alter ego contradictoires, qui se mirent à écrire d’un jet des recueils entiers, car « nombreux ceux qui vivent en nous ». Ainsi le traditionnel concept d’identité immuable vole en éclats, affirmant la multiplicité de l’être, dans une optique moderniste, à moins qu’il faille y voir une tendance névrotique, médiumnique, une mystification, ou plutôt une affabulation créative, selon les hypothèses énumérées par son biographe, Robert Bréchon[6]. Outre quatre principales figures, Alberto Caeiro, incarnant la nature et la sagesse païenne, Ricardo Reis, l'épicurien, Alvaro de Campos, moderniste désabusé, Bernardo Soares, insignifiant employé de bureau néanmoins auteur du Livre de l’intranquillité, l’on peut dénombrer jusqu’à soixante-douze noms, qui vont parfois jusqu’à se critiquer sans aménité…

      Voici en ce recueil les vers de la nuit poétique originelle. C’est d’abord Alberto Caeiro, le créateur de ce Gardeur de troupeaux, panthéiste campagnard, qui apparait : « Je suis un gardeur de troupeaux. / Le troupeau ce sont mes pensées »… Même s’il ne s’agit là que du neuvième poème du recueil attribué par Pessoa à son hétéronyme fondateur, le titre révèle ainsi une part de son mystère, au-delà d’un thème pastoral attendu. Le poète, « triste ainsi qu’un coucher de soleil », offre son moi en pâture : « Je suis l’Argonaute de mes pensées ». Sa modeste philosophie est matérialiste : « quelle métaphysique ont donc ces arbres ? », même s’il aime d’histoire toute naïve de son « Enfant Jésus ».

      L’esthétique du vers libre est revendiquée en toute simplicité : « Que m’importent les rimes […] Je pense et j’écris ainsi que les fleurs ont une couleur […] Et ma poésie est naturelle comme le lever du vent ». Sauf l’écrivain n’imaginait guère sa réputation posthume : « Même si mes vers ne sont jamais imprimés, / ils auront leur beauté, s’ils sont vraiment beaux ».

      Si chaste se prétend Alberto Caeiro, c’est ensuite Alvaro de Campos, scribe inspiré de l’Ode maritime (qui n’est pas ici publiée) et du réquisitoire de l’ « Ode martiale », qui aime s’exclamer : « Ah ! regarder est en moi une perversion sexuelle » et promener son « angoisse de faim sexuelle ». Le « perplexe » qui a « tout raté » joue aux dés « avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien », et prétend que « la métaphysique est le résultat d’un malaise passager ». Il produit ses plus symptomatiques vers dans « Bureau de tabac » où chante « l’essence musicale des vers inutiles » ; ou encore dans « Passage des heures ». Là où chercher « des rêves qui nous rejoignent au crépuscule ».

      Il est évident que le lyrisme mélancolique de Pessoa ne se suffit pas d’une plainte narcissique ; il se déploie jusqu’à l’universel d’une condition humaine ouverte sur l’infini, et cependant entravée, au point que jaillisse « une secrète envie de sanglot / peut-être parce que l’âme est grande et petite la vie, / que tous les gestes sont prisonniers de notre corps ». À cet autoportrait polymorphe qu’est l’œuvre de Fernando Pessoa, Alvaro de Campos ajoute une amicale humanité : « J’ai couché avec tous les sentiments ». Car il a en lui « Mon cœur tribunal, mon cœur marché, mon cœur salle de Bourse, mon cœur comptoir de banque, mon cœur rendez-vous de toute l’humanité » ; ceci étant tiré de « Passage des heures », l’un des plus vastes poèmes du Portugais universel. Ce qui prouve, s’il en était besoin, que cette poésie, en rien passéiste, malgré ses « produits romantiques que nous sommes tous », ne relève plus guère du romantisme et du symbolisme, mais d’une modernité aussi venteuse que l’embouchure du Tage, en un mot : cosmique.

      Et si notre lecteur veut bien pardonner, à l’auteur de cette modeste critique, cette confidence, il saura que malgré depuis longtemps une bonne dizaine de volumes dans sa bibliothèque, dont ceux prolixes des éditions Christian Bourgois, c’est ici la première fois qu’il lit réellement celui qui « sous l’ultratranscendance [est] écrasé », et reconnait alors et enfin Fernando Pessoa, avec admiration et amitié, pour un grand poète, de l’altitude humaine et sidérale de Rainer Maria Rilke[7], son contemporain, par exemple…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Est-ce à dire que l’ombre gigantesque de Fernando Pessoa risque d’occulter ses successeurs, soit les autres poètes portugais du XX° siècle ? Né en 1923, mort en 2005, Eugénio de Andrade oppose la Matière solaire et Le Poids de l’ombre, pour aboutir au Blanc sur blanc, en une démarche initiatique, digne de la tradition apollinienne et de La Métaphysique de la lumière de Marcile Ficin[8], quoiqu’il ne guère platonicien. C’est une œuvre labile, d’une sensualité jamais grossière, dont les courts poèmes s’intéressent aux corps, à la délicatesse du désir, homophile et païen, à la nature, sans la moindre mièvrerie. Au contraire du lyrisme inquiet, critique, du pathétisme sans pathos de Pessoa, pour lui, « un corps n’est pas la maison pour la tristesse ». Sans oublier « le sexe et la tremblante joie / qu’il y avait toujours à le sentir en éveil ».

      Son esthétique est attentive à une exactitude et une éthique du langage que la traduction n’empêche pas de ressentir pleinement : « Qu’as-tu fait des mots ? / Quel compte rendras-tu de ces voyelles : d’un bleu paisible ? ». Cependant, la cause n’est pas perdue : « Faire d’un mot une barque / c’est là tout mon travail ».

      Chevauchons les vers d’Antonio Ramos Rosa, né en 1924, décédé en 2013, pour préférer un moment aux mélancolies lusophones les éloges du Cycle du cheval et les clartés d’Accords. Etouffé par un travail d’employé de bureau, par la dictature de Salazar, il n’a trouvé son salut qu’en la poésie à laquelle il a fini par se consacrer entièrement, avec, à son actif, une soixantaine de recueils et une poignée de dialogues philosophiques. Entre attention aux sensations offertes par le monde et illuminations spirituelles un tantinet surréalistes, ses brefs poèmes (des sonnets parfois) sont faits de vers libres intensément imagés. Son « cheval diamant » incarne la force de la liberté, animal symbolique auquel il s’identifie, avec ses « syllabes musculaires ». En découle un panthéisme érotique : « Cuisses fortes, seins conquérants, / une adolescente avance sur un cheval sans selle ». Une communion heureuse avec la nature et le monde se déroule ; et s’amplifie parmi les vers d’Accords, où « la langue prononce / l’écume et la danse lumineuse ». Sa quête est celle de « la lumière qui nait et brille à travers les mots ». Son lyrisme magique se fait thuriféraire du langage poétique : « La parole est une statue immergée, un léopard / qui frémit en des taillis obscurs, une anémone / dans une chevelure ».

      N’en déplaise à son grand ainé lisboète, Herberto Helder, lui né en 1930 et disparu en 2015, sait affirmer en toute certitude son Poème continu. Intensément métaphorique, aquatique, acoustique et acousmatique, sa poésie n’est pas loin d’être volontiers hermétique. Son alchimie ne manque néanmoins pas de chair, tout imprégnée qu’elle est d’érotisme, voire d’une évocation assez précise de la sodomie en un sonnet fait de quatorze vers libres : « l’alliance intrinsèque d’un pénis et d’un anus », ce qui, dans ce cas, ne dépasse guère une dimension fantasmatique que la poésie ne sublime guère. L’amour y trouve toutefois  sa réalisation : « La beauté que tu transportes comme un pénible fardeau / se brise en gloire contre mon flanc / martyrisé et vivant ». Dans le cadre d’un matérialisme charnel, même l’intellect poétique trouve son origine : « Incertain grandit un poème / dans les désordres de la chair ». Ou pour signaler une autre occurrence de la poétique d’Herberto Helder : « Quel métier fléchi : polir le joyau harassant, / multiplier le monde, facette / après facette »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Toujours notre contemporain, Nuno Júdice, né en 1949, pratique Un Chant dans l’épaisseur du temps (1992). Et, par exception parmi ces cinq volumes, l’auteur lui-même préface cette édition, avec un autobiographique essai simplement intitulé « Le langage poétique ». Il y raconte comment il lisait enfant l’Enéide de Virgile et l’Enfer de Dante, près des ombres de la nuit : « la poésie a paru dans mon esprit ». Années après années, « le poème garde, en quelque sorte, la vérité des choses et des âmes, au-delà de la surface du présent », ce qui est la marque d’une confiance dans la vérité peut-être discutable. Son écriture est bien faite d’une « harmonie d’images et de constructions verbales […] au-delà de l’artisanat du vers ». Mais cette conception du poème comme « langue natale » à retrouver témoigne sans doute de quelque chose d’un peu - trop ? - platonicien…

      Parmi les pages d’Un Chant dans l’épaisseur du temps, se lèvent des figures tutélaires, Hamlet, Ulysse, William Blake, dont la hauteur métaphysique modèle la conscience du poète, dans « une déambulation entre être et ne pas être ». Plus loin, « dans la coïncidence d’un miroir », s’ouvre un « Portrait avec vitre embuée », alors que les images ravivent l’existence, comme cet « été littoral de l’adolescence ». Le goût de la nostalgie et de la vie champêtre, associé à un « Exercice de cartographie » anime des accents qui ne sont parfois pas loin d’évoquer Yves Bonnefoy[9], « quand un sentiment ancien descend avec le soleil sur l’horizon ».

      En toute logique, cette traversée de la temporalité aboutit à une Méditation sur les ruines (1994). Ne pensons pas aux ruines de Rome ou d’Ephèse ; mais à celles qui nous sont plus intimes et forcément élégiaques :

« Il lui resta de tout cela un vestige de

chant, révélation d’un écho de voix sans

l’opacité des lèvres, soudaine, comme l’image

d’une chevelure ancienne

dans le vide du poème ».

      Reprenant la tradition lyrique venue du XVI° siècle de Luís de Camões, Nuno Júdice baptise son recueil, paru en 2008, Le Nom de l’amour. En fait une très belle anthologie, entre 1975 et 2015,  qui prend soin d’égrener  « la solitude avec laquelle je t’aime », mais aussi les élans du désir désir : « je reconnais la falaise du désir dormant d’éternité ». La simplicité et la délicatesse, tant du vocabulaire que de la syntaxe, n’empêchent en rien le verbe créateur de se déployer. Or fusionner avec l’amour est le rôle et la dignité du poème :

« j’attire à lui ton corps

pour le coucher dans le lit

de la strophe, je le dénude de phrases

et d’adjectifs jusqu’à ce que je te voie, toi ».

      Autant que la poésie, l’amour est un « murmure de genèse », où l’émouvante beauté des métaphores emporte l’adhésion :

« Je veux ce poème à la place du sublime,

avec sur les genoux de la statue, une chaise de brume,

que ses seins d’herbe s’empourprent. »

      S’il y a un versant d’ombre de l’amour, quand il n’est pas réciprocité, quand il est perte et « interminable mort », il y a tout un versant solaire, érotique, auquel sacrifie avec bonheur Nuno Júdice, là où passe une « sphinge », et, non sans humour, « la déesse en minijupe », quoique devenue serveuse de zinc, elle fasse partie de celles qui « perdaient vite leur éblouissante lumière »…

      C’est avec l’or gris de sa vaste mélancolie que Fernando Pessoa irrigue le fleuve atlantique de sa poésie, alors que ses successeurs préfèrent œuvrer à la recherche d’une identité heureuse dans le monde. Celui dont l’influence est peut-être invisible, car il ne faudrait pas ressembler à ce créateur trop singulier pour que l’on puisse lui emprunter impunément, reste une référence pour la pléiade de poètes portugais qui lui succédèrent, cherchant ailleurs que dans les ports de la mélancolie, leur univers. Même si Nuno Júdice rend hommage à son « ombre » dans un amical poème en prose. Revenons toutefois, « sur le quai [qui] est tout entier une nostalgie de pierre », au regard de Fernando Pessoa « vers l’Indéfini » de son Ode maritime, pour trouver avec lui notre « être cyclonique et atlantique[10] ».

 

       Voici enfin la Bible, non pas définitive, partiale certes, mais irremplaçable : La Poésie du Portugal des origines au XX° siècle, une anthologie profuse, bilingue de surcroit, engrangeant près de trois cents poètes et plus de mille poèmes, sur huit siècles, depuis le mythe homérique d’Ulysse fondant le port de Lisbonne jusqu’au sillage du bouleversement poétique initié par Fernando Pessoa et continué par Nuno Júdice, en passant par la mélancolie de la saudade. L’art médiéval des troubadours a essaimé jusqu’aux rives du Tage, le classicisme et le maniérisme ont proliféré, l’âge baroque a multiplié ses prestiges, l’arcadisme et le romantisme ont fait florès, le parnasse et le symbolisme se sont conjugués pour préparer la modernité de nos contemporains les plus inquiets et les plus troublants. Un petit pays, relativement à sa superficie, mais une grande Histoire, une vaste projection maritime dont la circumnavigation de Vasco de Gama trouve son reflet chez Luís de Camões ; et une immense tradition épique et lyrique au fronton des Lettres européennes, qui probablement est loin d’avoir dit son dernier vers... 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et photographie

 

[3] Luís de Camoens : Les Lusiades, Didier, 1878, p 306, 307, 587, 589.

[4] Fernando Pessoa : Contes, fables et autres fictions, La Différence, 2016.

[5] Fernando Pessoa : Le Banquier anarchiste, La Différence, 1983.

[6] Robert Bréchon : Etrange étranger. Une biographie de Fernando Pessoa, Christian Bourgois, 1996, p 197-213.

[8] Marcile Ficin : La Métaphysique de la lumière, L’Act Mem, 2008.

[10] Fernando Pessoa : Ode maritime, Œuvres poétiques d’Alvaro de Campos, Christian Bourgois, 1988, p 41, 43, 65.

 

 

Photo : T. Guinhut.

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7 mai 2020 4 07 /05 /mai /2020 09:24

 

Cathédrale Saint-Pierre, Saintes, Charente-Maritime.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

L’empreinte antédiluvienne du mal.

Jaume Cabré : Confiteor,

Quand arrive la pénombre ;

Ricardo Menéndez Salmon : Medusa.

 

 

Jaume Cabré : Confiteor,

traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2016, 782 p, 26 €.

Jaume Cabré : Quand arrive la pénombre,

traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2020, 272 p, 22 €.

 

Ricardo Menéndez Salmon : Medusa,

traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu,

Jacqueline Chambon, 2013, 138 p,  18 €.

 

 

 

 

      Péché originel ou pénombre anthropologique et antédiluvienne, le mal est un terrain miné propice au labour du philosophe[1]. Mais aussi du romancier qui choisit de tracer une destinée individuelle en résonance avec l’Histoire. C’est ce parti qu’a pris le Catalan Jaume Cabré (né en 1947) avec cet immense fleuve romanesque à plusieurs bras qui devient un Confiteor. En effet, la destinée d’Adrià, entre les années quarante et deux mille, n’aurait qu’un éclat modéré si elle ne s’enrichissait du passé de ses ancêtres et du poids symbolique des objets qu’il côtoie. Outre son personnage d’érudit confronté au mystère du mal, de l’inquisition à Auschwitz, Jaume Cabré multiplie en ses nouvelles ceux qui se livrent tout entier, « quand arrive la pénombre », à l’empreinte du mal radical. Plus radical encore est le courage du Catalan Ricardo Menéndez Salmon, médusé par les serpents du mal.

 

      Né à Barcelone dans une famille sans amour, mais dans une bibliothèque, l’enfant prodige de Jaume Cabré subit en Confiteor la double pression de ses parents : l’une le décrète violoniste virtuose, l’autre, à son image, le charge de pratiquer une dizaine de langues, jusqu’à l’araméen. Quoique bon exécutant, Adrià abandonne bientôt le premier rêve pour se consacrer avec aisance au second. Devenu professeur des courants esthétiques et d’histoire des idées, et malgré de profondes périodes de découragement, Adrià Ardèvol publiera « La Volonté esthétique » et une « Histoire de la pensée européenne », avant de méditer une « Histoire du mal » : « Nous essayons de survivre au chaos grâce à l’ordre de l’art » devient sa profession de foi, trop souvent contrariée.

      Car le chaos veille. Son père, ce théologien défroqué qui à Rome abandonna une jeune fille aimée, ce grand antiquaire et collectionneur de manuscrits précieux, meurt assassiné, lui laissant, entre autre fortune, ce violon « Storioni », qui devient bientôt un personnage chargé de sens, de sa généalogie, des vies et des morts de ceux qui l’ont créé, fait sonner ou volé. Une longue chaîne de crimes, depuis la fondation d’un monastère des Pyrénées catalanes, en passant par l’inquisition, le franquisme, jusqu’à Auschwitz, ensanglante l’instrument, pollue les consciences et rend plus que malaisée la confession, sans guère de mea culpa, adressée post-mortem par le vieil Adrià à celle qu’il aime, Sara : « J’écris devant ton autoportrait, qui conserve ton essence ». Du déploiement de l’immensité des connaissances et des doutes à la maladie d’Alzheimer, le projet autobiographique devient arborescence.

       Peu à peu, les secrets du père ressurgissent : une fille cachée, l’origine délictueuse de ses collections, y compris lors de la spoliation des Juifs au cours des exactions nazies, tout ce que devra difficilement assumer le fils. La fresque, aux richesses inouïes, est menée non sans puissance, campant les personnages avec une acuité psychologique aussi concise que troublante. Peut-on sereinement « chercher le territoire du bonheur », quand « le désir ne s’ajuste jamais à la réalité », quand Adrià pense à son père : « Il est mort par ma faute » ; quand Sara, d’origine juive, ne lui pardonne pas d’omettre de rechercher les justes héritiers du violon ? En un subtil contrepoint, Bernat, l’ami de toujours, est un écrivain de peu de succès, un talentueux second violon, un époux maladroit, un père qui ne sait pas comprendre son fils…

      Mais y-a-t-il une structure romanesque plus curieuse, en rhizomes, sans contraindre en rien la lisibilité ? Au beau milieu d’un paragraphe, pourquoi pas d’une phrase, on change d’espace et de temps, de narrateur, entre « je » et « il » (ce que Gérard Genette appelle une métalepse[2]), rencontrant en des récits emboités et disséminés d’autres personnages, comme autant d’opposants, d’échos et alter ego. Ainsi, comme s’ils se chargeaient de conter leurs propres destinées, les objets cristallisent autour d’eux l’envie et le meurtre, l’art et l’argent, qu’il s’agisse de ce violon dont on découvre la forêt originaire, sa facture à Crémone en 1725, ses tribulations au cours de l’Histoire troublée de l’Europe, car il est « un mirador pour l’imagination ». Mais aussi d’une serviette de table, de figurines d’Indiens et de Cow-boys, de rares manuscrits…

      Le roman mosaïque ne souffre que de rares longueurs, brassant l’amour et la mort, le judaïsme et le nazisme, la tyrannie religieuse et politique, à la recherche du mystère du mal, qu’il soit divin, naturel, humain ; comme lorsqu’avec ses fusains, Sara dessine « l’âme humaine au noir ». Pire, celui qui se révèlera être un vieil acteur, faux Juif rescapé des camps, au service d’arnaqueurs décidés à s’approprier le violon, dit à Adrià : « Je suis arrivé à la conclusion que si Dieu tout puissant permet le mal, Dieu est une invention de mauvais goût ».

      En des raccourcis fulgurants, l’écriture talentueuse permet alors de bousculer et d’agréger les temporalités, d’associer inquisition et nazisme, tous deux « au service de la vérité de la foi et des ordres sacrés ». Ainsi « L’Oberstrurmbannführer Rudolf Höss, qui était né à Gérone pendant l’automne pluvieux de l’an 1320 », se dévoue-t-il « ad majorem Reich gloriam ». Le souffle épique du réalisme magique est alors impressionnant, montrant que la volonté tyrannique court d’âge en âge, que le mal radical est indéracinable. Y compris lorsque le modeste héros - ou anti-héros - de sa vie maladroitement prise en charge, « coupable de la dérive peu enthousiasmante de l’humanité », incarne la banalité du mal, pour reprendre le concept d’Hannah Arendt[3].

Plus qu’une personnelle confession, ce roman de formation d’un érudit fortuné, ce roman-somme aux multiples facettes de la connaissance et de la culpabilité, entre intimité profonde et vastitude du champ politique, non loin des Bienveillantes de Littell[4] ou de La Fête au bouc de Vargas Llosa[5], est un magnifique Confiteor universel de l’humanité, cette bête angélique tenaillée entre les aspirations de l’art et celles ataviques du mal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      C’est au plus modeste clavier du nouvelliste que Jaume Cabré prend également  le mal à la racine et à la gorge, enfilant une belle brochette de meurtriers. Car pour les enfants la « mère supérieure » a « le regard du diable », quand Henricus le surveillant est aussi tortionnaire que pédophile. L’incompréhension du petit narrateur auquel son père a dit en l’abandonnant, selon le premier titre, « Les hommes ne pleurent pas », fait du lecteur un voyeur impuissant. De l’enfance à l’âge adulte, un train de brutalité, physique et morale, carbonise l’existence, dans le cadre d’un réalisme sans échappatoire. Se venger d’Henricus jusqu’à la mort est de l’ordre des choses. De même le séjour en prison. Enchaînant les vengeances jusqu’au parricide, le jeune Toi vit « pour être au plus près de la tragédie ». Comme en une sordide fatalité venue de la Grèce antique, le bruit des « tragédies célestes » est assourdissant. Lui répond l’un des derniers criminels du recueil, que n’embarrasse pas l’hubris : « Je me sens invincible. Comme si j’étais un héros grec toujours victorieux. Appelez-moi Thésée ».

      Un tueur impeccable, « moyennant finances », est un des personnage-clefs du recueil. Sa confession devant un prêtre prépare une chute d’une splendide ironie, non sans écho avec Confiteor. Ironie également à l’occasion d’un voleur d’agneaux, qui tué et enterré continue son monologue souterrain, jusqu’à ce qu’en compagnie de cinq « héros et victimes de la guerre civile assassinés par les troupes franquistes » il soit honoré par une plaque tombale gravée. Autre ironie encore, celle d’un écrivain que son Prix Nobel tout frais n’empêche pas de se faire assassin d’assassins. Et gare à celui qui hésite à enclencher le contrat, il risque d’en être à son tour  la victime explosée.

      Que l’on soit un professionnel de l’assassinat commandité ou un pédophile qui étrangle ses « lolitas » après consommation, pas l’ombre d’un remord pour cette galerie d’abominables. À moins que le boulot de « ramoneur » envisagé par ce tueur de petites filles en soit la métaphore à double sens. Pour la plupart il faut « une âme de fer et un cœur d’acier » si l’on veut réussir dans cette profession, celle de la parfaite exécution du mal, quoiqu’elle sache être source de biens, d’aisance et de la possession d’œuvres d’art pour les heureux élus.

      Le meurtre de sang-froid est un motif récurrent en ce recueil de nouvelles au réalisme exacerbé, sauf si l’on glisse au travers d’un tableau, en de rares contes fantastiques, car la peinture est un autre leitmotiv. Cet art répond à l’écriture d’un plumitif qui menace de se suicider s’il n’est pas édité. Au-delà de ce dernier personnage repoussoir, l’écrivain catalan maîtrise à merveille l’art du récit, les échos et le contrepoint, sans qu’aucune nouvelle ne répète la précédente, quoiqu’une ou deux d’entre elles soient un peu décevantes, comme « Balle d’argent », non sans instiller un personnage qui traverse de ci-de-là les pages. Jaume Cabré a l’élégance de laisser son lecteur déduire de ses récits les causes d’une telle addiction maléfique chez ses personnages. Rarement il est loisible de l’attribuer à des conditions sociales, à une éducation perverse, presque toujours au pur appât du gain, à l’absence d’empathie, mais le plus souvent au « mal radical inné dans la nature humaine[6] » selon Emmanuel Kant. Le recueil de Jaume Cabré, volontiers sarcastique, pourrait passer pour un éloge paradoxal du professionnalisme du tueur à gages, et, bien entendu comme un clin d’œil à De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts par Thomas de Quincey[7].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le presque compatriote du Catalan Jaume Cabré est un romancier espagnol venu des Asturies. Sa Trilogie du mal[8] a fait de Ricardo Menéndez Salmon (né à Oviedo en 1971) un écrivain assis à la lisière du romanesque et de la philosophie autant esthétique que politique. Exploitant le filon des abominations humaines, il ne pouvait que s’interroger sur la relation de l’artiste au mal, s’il s’agit d’une relation saine, perverse, voyeuriste, cathartique ou thérapeutique… C’est chose faite avec Medusa, bref (trop bref ?) roman qui emprunte les masques de la biographie et de l’essai pour heurter le lecteur de sa rare puissance en s’attaquant aux serpents de Méduse.

      Le peintre, tout ce qu’il y a de plus fictif, également photographe et cinéaste, se nomme Prohaska. Son art, ou du moins son activité d’enregistreur, qui ne parait pas vouloir s’embarrasser ni de l’éthique, ni du réquisitoire, consiste en un regard  apparemment sans responsabilité. Commis aux massacres nazis, puis franquistes, enfin des dictatures d’Amérique latine, mais jamais communistes - là est peut-être une limite de cet ouvrage - l’homme ne veut que nulle part n’apparaisse son visage : a-t-il peur de se regarder en face et d’en être médusé ? Œuvrant au service de tyranniques régimes, s’il reste indemne de tout sentiment, l’est-il de toute idéologie, de toute impunité ?

      Quand Prohaska, qui est pourtant capable d’aimer sa femme Heidi, travaille « sous la dictée d’un dieu cruel », l’écriture froide du romancier est celle du constat et de l’amère ironie devant « les bagatelles de l’extermination ». Regard clinique, cynisme, irresponsabilité s’adressent autant à la conscience professionnelle du journaliste qu’à l’éthique de l’artiste. Faisant de l’image « son baume et sa rage », il dessine des visages d’enfants morts. Vautour des images ou cueilleur de vérité ? Complice, témoin ou procureur ? Figurant les « Plaies d’Hiroshima », le narrateur et faiseur d’icônes fuit l’émotion, délivrant « l’une des plus puissantes représentations de la douleur humaine que l’art du XX° siècle nous ait léguées ». La cruauté mécanique de l’Histoire est alors l’occasion pour l’auteur de nourrir un véritable mythe, celui de l’artiste, nouveau Sisyphe, condamné à vivre au chevet des souffrances qu’il reflète. Comme les victimes de la Méduse de l’antiquité grecque, il oscille froidement entre fascination et répulsion. Au service du catalogue de l’horreur à la gloire des tyrans, peut-il encore croire contribuer à la beauté, à la pitié, à l’empathie envers la victime, croire en une fin atteignable de la chaîne de tortures, que son art aurait contribué à voir advenir… La dimension esthétique de la violence et de ses cadavres semble subjuguer le sens moral. À moins qu’il s’agisse d’une lecture théologique sous le silence de Dieu, non loin de la Théodicée de Leibniz : « Dieu étant porté à produire le plus de bien qu’il est possible, il est impossible qu’il y ait en lui faute, coulpe, péché ; et quand il permet le péché, c’est sagesse, c’est vertu[9] ». En effet, l’anti-héros de Ricardo Menéndez Salmon médite ainsi : « La guerre est le récit répété de la chute ».

      Le suicide de ce « bureaucrate du mal », de ce Goya des « Désastres de la guerre », dont l’âme, sans aucune transcendance, serait irrémédiablement salie, conclue alors cet étrange et bel apologue, épique et psychologique, qui peut être lu comme un poème en prose, un livre noir du mal. Auquel on pourrait également donner le titre d’une des œuvres de l’artiste : « Requiem pour notre dignité ».

 

      Du reportage à l’œuvre d’art, la lecture du mal infligé par l’homme à l’homme est une constante de la nécessaire interrogation humaniste. Là où le mal radical selon Kant côtoie la banalité du mal selon Hannah Arendt, l’universalité des génocides et des crimes met en doute la capacité de l’humanité à œuvrer au service de la tolérance et du bonheur, autrement dit, le bien. Manichéisme philosophique ou nécessité de l’artiste, l’opposition du bien et du mal, voire l’iconologie du mal, rassemblent des écrivains aussi divers que Jaume Cabré et Ricardo Menéndez Salmon, dont la Medusa est une sorte de déploration antique, ou Jonathan Littell, pour qui Les Bienveillantes oscillent moins vers le pardon que vers le châtiment. Bien que les personnages des nouvelles de Jaume Cabré s’y refusent absolument, la fonction de l’artiste consolateur, peintre ou romancier, est-elle d’être à chaque création le nouveau Persée tranchant la tête de Méduse du mal ?

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[2] Gérard Genette : Métalepse, Seuil, 2004.

[6] Emmanuel Kant : La Religion dans les limites de la raison, 1, III, Œuvres Philosophiques, Pléiade, tome III, p 46.

[7] Thomas de Quincey : De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, Nouvel Office d’Edition, 1963.

[8] Ricardo Menéndez Salmon : La Ofensa, Derrumbe, El Corrector, Seix Barral, 2007, 2008, 2009.

[9] Leibniz : Essais de Théodicée, Charpentier, 1842, 83.

 

Empreintes de dinosaures, Abiego, Huesca, Alto Aragon.
Photo : T. Guinhut.
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13 avril 2020 1 13 /04 /avril /2020 13:50

 

Puerto de San Isidro, Asturias. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Les masques romanesques espagnols

 

face à l’Histoire du franquisme.

 

 

Juan Manuel de Prada, Rafael Torres, Miguel Delibes,

Manuel Vasquez Montalban, Antonio Muñoz Molina,

Bernardo Atxaga, Gonzalo Torrente Ballester,

Quim Monzo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo.

 

 

 

 

 

      Dès l'autre versant des Pyrénées s'étend une péninsule inconnue, exotique. Mers bleues et montagnes tour à tour vertes et ocres, plateaux semi-arides ponctués des tours dues à l'invasion maure, églises d'Isabelle la Catholique dont le blanc des murs porte la trace des balles rouges, villes comme autant de cicatrices du franquisme guéries par la chirurgie esthétique de la démocratie… Comment ne pas céder au désir d'Espagne[1] et à celui de sa littérature et de ses romanciers ? Ils s’appellent Juan Manuel de Prada, Rafael Torres, Miguel Delibes, Manuel Vasquez Montalban, Antonio Muñoz Molina, Bernardo Atxaga, Gonzalo Torrente Ballester, Quim Monzo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo, José Luis Sampedro, Javier Tomeo. Et leurs masques d’écrivains s’évertuent à dévisser les masques des héros de l’Histoire espagnole, jusqu’à phagocyter Franco, à se moquer des fantasmes d’une péninsule qui se veut castillane et se découvre basque, galicienne, catalane… Mais à l’aube de notre siècle, ne dirait-on pas que des écrivains préfèrent cesser de remuer la terre du champ de l’Histoire pour cultiver l’absurde, la déréliction et l’ironie…

 

      Sous Les Masques du héros[2], tous les spectres de l'avant-franquisme se précipitent grâce au clavier d’un jeune prodige né en 1970 : Juan Manuel de Prada. Avec une perverse gourmandise, il bat en 1996 le rappel de la littérature, des arts et de la politique espagnols, de la Génération de 98 à la victoire fasciste de 39. Quarante ans d'hispanité, où s’agitent Garcia Lorca et Borges, Bunuel et Dali, les poètes Alberti et Machado, les romanciers Valle Inclan et Gomez de la Serna. La somme de près de 600 pages est tenue à bout de bras par un narrateur peu appétissant : Navales, plagiaire à l’affût de toutes les arnaques, arriviste sans scrupule, afin de briller au panthéon littéraire et politique. Incapable de devenir le flambeau d'une génération intellectuelle, il deviendra chef de phalangistes. Le poète Galvez est son repoussoir : minable bohême dépouillé de ses poèmes et pièces de théâtre peut-être géniaux, c’est un anarchiste poseur de bombes, un braqueur de banques au service de la révolution : « Il faut partir en croisade contre le passé ! Le noyer dans le vin ! hurlait Galvez […] Les poètes ultraïstes levaient le poing, lançaient des vivats à la révolution bolchevique, ramassaient des gravats et les envoyaient sur les carreaux des bâtiments officiels ». Cependant seul Galvez fera preuve de noblesse en graciant Navales le suicidaire qui met au service du franquisme une caricature de l'hispanité. Deux « masques du héros » tombent : restent un médiocre et un grotesque, fleurons douteux d’une génération gangrénée. Tous deux finiront sous les balles, le premier fusillé en 1940 après avoir écrit un dernier sonnet, le second, deux ans plus tard, se tirant dans la bouche. Tous deux, fasciste ou anarchiste, appartiennent à des factions qui fusillent allégrement, comme des frères ennemis, pourtant jumeaux dans les deux faces de la même pulsion tyrannique, voire totalitaire. Ce dont témoignent l’avatar de la Tcheka, police politique léniniste puis stalinienne, les « checas, succursales de l’enfer, au seuil desquelles s’arrêtait la légalité républicaine », dont les locaux et instruments furent récupérés par les franquistes « pour leur machinerie d’épuration sans fin ». Juan Manuel De Prada s’ingénie avec brio à semer un doute joliment vénéneux. Le mythe républicain serait il idéalisé ? Les coups de griffe parmi l’exponentielle galerie de personnage sont d’une redoutable efficacité : « Ruanito, après la proclamation de la république, s’était déclaré partisan de la monarchie, plus par frivolité esthétique que par conviction politique, car il n’en avait aucune ». Un livre magnifique, baroque à souhait, torrentiel d’ironie, une fresque haute en couleurs, avec un sens surexcité du portrait satirique, un roman philosophique qui se lit comme une revigorante orgie.

      Auparavant, Juan Manuel de Prada avait écrit une amusante série de Cons, recueil où l’on ouvre une cinquantaine de petites culottes pour faire connaissance avec « le con de la petite gitane », « les cons des ménopausées » ou « les cons de Mesdames les Députées »… Il publia La Tempête, roman bien calibré fait pour concourir à ce Prix Planeta qu’il obtint comme de juste, roman de crime, d’enquête et d’amours déçues, roman étincelant de clichés autour du tableau de Giorgione, dans une Venise de carte postale un peu glauque.

      Avec son énorme et fascinante quête d’une figure du féminisme du XX° siècle, dans Les lointains de l’air, Juan Manuel de Prada est plus armé pour nous ravir. L’on peut s’irriter de sa lenteur, du style affecté, des métaphores ampoulées, des mots trop rares. Mais les personnages y gagnent un relief inoubliable, tel le vieil écrivaillon amer qui met le narrateur sur la piste d’Ana Maria Martinez Sagi, « poétesse, syndicaliste et vierge du stade ». L’icône secrète et oubliée de la liberté républicaine est-elle encore vivante, vieille dame percluse dans une maison de retraite ? Cette recherche de la jeune fille perdue, « Diane rouge » qui n’eut qu’un seul amour, pourrait n’être qu’un roman sensible, émouvant. Selon une esthétique postmoderne bienvenue, c’est en plus de la biographie qui s’élève peu à peu, un essai, un recueil de poèmes, le journal d’une quête, chez les bouquinistes, avec la charmante Jimena, parmi les témoins, d’une « ville cléricale » à Barcelone, en passant par Madrid. Œuvre totale, mélange des genres, sans cesse piquant par l’abondance linguistique, la culture et les largeurs de vue de l’auteur, même s’il se fait un peu moins coruscant que dans Le Masque des héros. Au sortir du livre, « j’étais encore éveillé, et avide, et troublé par la luxure chaste des livres, qui ne s’épuise jamais, à la différence des autres luxures ». Ainsi sommes-nous emportés par Juan Manuel de Prada…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Que reste-t-il du Madrid de 1936 ? Des morts. Rafael Torres en ramasse dix-huit parmi le mémorial de L’Arme à gauche[3]. Au hasard, ou presque, lorsque l'aviation mussolinienne et nazie est venue au secours de Franco pour bombarder les irréductibles civils. Dix-huit épitaphes, comme en hommage au civil inconnu, rendent leur identité à des humbles, des bizarres, des fous. Une brochette d'humanité se voit épinglée par le tragique et le burlesque. Un gitan, portraituré par les peintres de bondieuseries, se prend pour le Christ ; un masturbateur laisse sa main tranchée en gage à l’inspecteur de police ; un technicien génial inventant la télévision ; un danseur de jota dynamiteur ; un maître de l'hypnose ; une tuberculeuse buveuse du sang des abattoirs… Pas vraiment des héros. Les caprices de Torres sont à la lisière de Goya et des « cadavres exquis » des surréalistes. Ce petit polyptyque est une vanité littéraire. Mais avec un goût morbide suspect qui n'est pas sans rappeler le culte des reliquaires, cette fois dévolu aux ossements républicains et répondant ironiquement au monument franquiste de la « Valle de los Caidos », qu’il fallut désacraliser en le vidant de la dépouille de Franco, peut-être au mépris de l’Histoire.

      Restons avec les héros déboulonnés en abordant Miguel Delibes. Bien que non totalement autobiographique, ce « bois dont on fait les héros », est celui de l’auteur, engagé à dix-huit ans, avant de vouer son écriture à la dénonciation du totalitarisme. En témoigne ce qui est devenu un roman, L’Etoffe d’un héros[4], que l’on trouverait loufoque s’il n’était pas aussi grave, aussi lourd de générations sacrifiées.

      Comment devient-on franquiste ? Par atavisme, par éducation ? Il suffit à Gervasio de frissonner à l’écoute d’une musique militaire, d’être entretenu dans le feu sacré par un oncle vétéran du Carlisme pour en faire un traître aux convictions de son père, seul libertaire de la famille. « Je vais être un héros sans mourir » croit-il. Saura-t-il embrasser une « noble cause » ? Moderne et piètre Don Quichotte, il heurte son idéal à de terribles réalités. L’un de ses parents est « bassement assassiné à Madrid par la canaille marxiste », l’autre torturé par les « Croisés » du nationalisme. Aucun des deux partis de la Guerre civile n’en sort indemne. Lorsque notre « héros », engagé dans la marine, tremble de peur sous les bombardements aériens, le voilà devenu anti-héros… Quand Pita est fusillé pour trahison et intelligence avec les Rouges, il se demande : « Est-ce que ce ne serait pas l’homme qui meurt généreusement qui ennoblit la cause qu’il défend ? » Ce n’est pas un livre inoubliable, mais par la sincérité du narrateur, la précision d’un tableau dont Gervasio est loin de comprendre tous les tenants et aboutissants, il acquiert un réel intérêt psychologique et historique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il fallait une conscience pour mitrailler et transcender toutes ces années sombres. Sans doute, Manuel Vasquez Montalban a voulu jouer ce rôle. C'est peut-être en se drapant des plis militaires de Franco qu'il a le mieux réussi. Dans Moi, Franco[5], il est à la fois un narrateur socialiste et besogneux, et le Caudillo lui même, emphatique, grotesque, effrayant de certitudes, passant d’un masque à l’autre avec dextérité. La parodie s'en donne à cœur joie, se coulant dans la langue franquiste, dans les tics nationalistes et religieux. Alternant la voix du Caudillo, en italique, et celle du plumitif antifranquiste Marcial Pombo, le roman est une indubitable et savoureuse réussite. D'un côté l'histoire officielle claironnée par une brute cependant cultivée qui se croit investie d'une mission divine. De l'autre l'autobiographe d'emprunt qui rétablit la vérité des victimes de quarante années de répression et d'obscurantisme et s'irrite de devoir faire parler le dictateur. Son éditeur l’a convaincu : « Tu es Franco, et tu es quasiment à l’article de la mort […] Votre excellence, il se pourrait que les nouvelles générations reçoivent une vision falsifiée de votre personne et de votre œuvre. […] vous devriez narrer votre vie aux Espagnols de demain. Et moi je te dis que toi, toi dans la peau de Franco, tu dois conter sa vie aux générations de demain ».

      Ainsi le jeune Franco confie son éducation, ses lectures d’encyclopédies, « puisque leur ambition était de dispenser un savoir ordonné par la religion et la morale ». Devenu général il justifie « cette purification, amère mais indispensable, que permirent la Guerre Civile puis les tribunaux d’exception de l’après-guerre ». Ce en condamnant à la mort par « le vil garrot » tout « Rouge sans foi ni loi convaincu de meurtre sur la personne de militaires ou d’ecclésiastiques ». L’épopée est une réussite tacticienne, jusqu’à la dernière bataille devant « cent mille Rouges chimiquement purs, et l’occasion fabuleuse de décapiter l’hydre, de détruire l’avant-garde du Mal et d’ouvrir la voie à l’Espagne de l’avenir ».

      La rhétorique fasciste est prise au piège de l'intérieur. Pantin de sa propre idéologie, le grand Franco ridiculisé n'en est pas moins le criminel d'un pays saigné de centaines de milliers de victimes, prisonniers et censurés. Y compris au moyen des « discours « rééducatifs » d’Ernesto Giménez Caballero, un vautour au lyrisme surréaliste qui planait au-dessus des camps de concentration ». C’est ainsi qu’à la plaidoirie du Caudillo, Marcial Pombo oppose son commentaire accusatoire, mêlant sa propre vie à la sienne ; ce que lui reproche son éditeur à réception du manuscrit, qui pense « seulement utiliser le monologue du général », bien qu’en ce tout soit tout le sel du roman, sans compter la satire du monde l’édition.

      En son réquisitoire sans nuance et violemment partisan, Montalban ne concède à Franco aucune vertu. Le romancier est un polémiste et pas réellement un historien. Des voix pourtant se sont élevées[6], non pour absoudre celui qui n’avait rien d’antisémite et a refusé, au contraire de Mussolini de s’allier avec Hitler, mais pour montrer combien le soulèvement franquiste fut une réaction aux horreurs perpétrées par les Républicains anarchistes, communistes et stalino-kominterniens. Mais aussi pour ne pas ôter au Caudillo le mérite de l'ouverture à une croissance économique qui permit à l'Espagne de rejoindre l'Europe du présent, ne serait-ce qu'en choisissant son successeur en la personne d'un démocrate inspiré : le roi Juan Carlos. Ce qui n’excuse pas la brutale répression et la chape de plomb qui régnèrent longtemps sur un pays culturellement recroquevillé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Mais en portraiturant La Pasionaria, Montalban a-t-il été stérilisé de son esprit caustique, de ses capacités de jugement? La députée des Asturies, symbole d'une juste lutte des mineurs contre l'exploitation et pour la dignité, devient sous sa plume aussi pâle et raide qu'un plâtre Saint-Sulpicien. Criant « No pasaran! » en 1936 à Madrid, savait-elle, qu'une fois le fascisme vainqueur elle allait se momifier vivante en égérie du communisme international sous le coude de Staline, à Moscou? Aurait-elle gagné, qu'elle aurait sans doute installé un clone du KGB à la place de la police franquiste. Sans doute, Montalban bondirait-il en lisant cette remarque. Mais ne vient-il pas de consacrer à Cuba un gros livre, Et Dieu est entré à La Havane, tissé de tendresses castristes ? Peut-on être sûr des motivations de sa Littérature dans la construction de la cité démocratique et de sa rhétorique marxiste et anticapitaliste ? Certes l'aventure esthétique du socialisme soviétique des années vingt a quelque chose d'exaltant. Mais Eisenstein était-il si loin de la propagande ? Lénine n'avait-il pas, dès 1917, forgé les portes du goulag ? La cité marchande postfranquiste et postmoderne édifiée sur le modèle américain, honnie par Montalban, lui permet pourtant une rare liberté et un succès prodigieux.

      Les aventures de son détective Pepe Carvalho, menées avec un brio de conteur déjanté, sont aussi connues que notre San-Antonio[7] auquel il semble emprunter de rocambolesques péripéties lors de la recherche de Roldan, ni mort ni vif [8]. À aucun événement espagnol, Montalban ne veut être étranger : la fuite de Luis Roldan, chef corrompu de la police, lors du gouvernement socialiste de Felipe Gonzales, lui permet de démasquer des faux Roldan semés à pleines poignées, de faire survoler un Moyen-Orient truffé de machinations politiques et criminelles par l'hélicoptère de la fiction. Le burlesque mordant narratif de Montalban n'épargne aucune eau trouble de l'Espagne contemporaine. Polygraphe monstrueux (une trentaine de volumes sont chez nous traduits), analyste à l'ambition totale, le pape de la transition démocratique fait traverser à son détective toutes les couches de la société ibérique. Mais ses ficelles sont parfois cousues de reprises, ses autodafés de livres plus que suspects. Son utopie d'une société parfaite et rouge et son désabusement parfois sardonique font de Montalban un inquiétant moraliste. À coté de grands romans qui radiographient la déliquescence morale de la jeunesse postfranquiste, comme La joyeuse bande d’Azvatara, ou opposent parmi les pages de Galindez l'individu et le pouvoir dans le cadre de la séquestration d'un nationaliste basque, il a su faire fructifier un opportunisme littéraire et commercial qui culmine ironiquement avec Le Prix : cette fois, Pepe Carvalho, héros éculé de polar noir, doit enquêter sur l'assassinat d'un gros mécène au moment de la remise d'un prix littéraire matelassé de billets… Rattrapé par les richesses du capitalisme, Montalban peut-il encore, en sa naïveté et son entêtement coupables, opposer à la « cité des marchands » un « pluralisme et une liberté esthétique » que garantiraient la révolution socialiste et la « finalité heureuse de la lutte des classes[9] » ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      En 1979 encore, quatre ans après sa mort, le fantôme de Franco anime des volontés et opprime des consciences. Lorsqu'il part faire son service militaire dans le nord, Antonio Muñoz Molina court à la rencontre d'Une Ardeur guerrière[10] : « le serment au drapeau devait être aussi décisif pour notre hispanité que notre première communion pour notre catholicisme ». Malgré la mollesse irritante du rythme, c'est un beau roman d'initiation, dont les meilleures pages évoquent une amitié distante avec un appelé marxiste et complice de l'E.T.A. ainsi que la mutation des années quatre-vingts. Si l'on a la patience d'attendre la page 77 pour entrer dans la réalité de la caserne, l'on entendra le caporal de service crier : « Les bleus, vous allez mourir! », écho du « Viva la muerte » franquiste. Machisme et humiliations entretissent le quotidien des recrues qui doivent désapprendre le monde civil pour se désagréger dans le sadisme et la bêtise de l'enrégimentement. La vie personnelle est un « territoire dévasté ». « Sortir sans casquette, c'était comme partir décapité d'avance vers l'échafaud des châtiments et des moqueries soldatesques ». « Eux aussi, les militaires de carrière transpiraient la peur et la claustrophobie, et le décalage permanent entre leurs fantasmes verbaux d'héroïsme et la médiocrité, l'angoisse de leur vie réelle ». Encaserné en Pays Basque (car on veillait à n'affecter personne en sa région), Antonio Muñoz Molina, satiriste patenté, et médecin légiste de la dissection du cadavre du franquisme, observait déjà, entre les susceptibilités catalanes ou galiciennes, parmi les attentats des nationalistes basques, « la balkanisation du pays ».

      L'identité basque de Bernardo Atxaga aurait pu laisser craindre un retrait derrière les plis d’un drapeau linguistique trop souvent taché du sang des attentats. Enfantée dans Obabakoak, la ville fictive d'Obada est autant le symbole du Pays basque rural que l'inscription de l'humanité dans l'universel. Un légendaire bonheur y est peut-être possible. Mais si Carlos, L'Homme seul[11], se fourvoie dans un combat nationaliste qui a perdu son sens depuis l'avènement de la démocratie et l'autonomie des provinces espagnoles, la haine terroriste et le cache-cache suicidaire risquent de contaminer la cité. L'acuité critique du réalisme contemporain d'Atxaga (qui se traduit lui-même du basque en castillan) se double d'une veine poétique et fantastique que l’on peut taxer de régionalisme magique. Ce sont des écureuils, un oiseau, un serpent, une oie sauvage qui racontent le voyage sans issue de Deux frères. Le spectacle des hommes se dilue dans la nature. Le frère handicapé mental est censé être proche de l'innocence des animaux, qui cependant s'entredévorent. Son instinct sexuel, les crimes et manigances des hommes et des femmes ne lui laisseront aucune chance, entraînant dans la fatalité le frère qui devait être son gardien. Comme une tragédie antique sur la scène imaginaire d'Obada.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      C'est de Galice que nous vient l'un des auteurs les plus évadés de ce réalisme social qui rétrécit tant de plumes du siècle de Staline et de Franco. Né en 1910, Gonzalo Torrente Ballester fit léviter le village galicien de son imagination pour échapper à l'envahissement de ces réalistes qui savent le sens de l'Histoire. La Saga/Fuga de J.B. est en effet son livre le plus délirant, le plus polymorphe, entrecroisant histoires et fables à l'aide de personnages aussi sensuels qu'érudits, alignant parfois de fausses identités. Le lecteur effrayé par les méandres, lents marécages et audacieux sommets mentaux de ce pavé de six cents fortes pages, s'acclimatera peut-être plus aisément dans la trilogie aux mille pages Les Délices et les ombres[12] qui, grâce à une adaptation télévisée connut outre- Pyrénées un succès populaire digne d'un cycle de corridas. Une narration linéaire dix-neuvièmiste balaye les années républicaines et de guerre civile dans une Galice tiraillée entre son archaïsme et les aspirations au capitalisme. Religion et lubricité, mort et vanité, adultères et amours, tout l'attirail des passions anime les consciences et les ragots de cette malicieuse chronique de cité provinciale. La myopie du grand-âge, qui  contraignit Torrente Ballester à la dictée, nous permet de lire de plus courts récits, tels ce délicieux Roi ébahi par la nudité d'une prostituée qu'il veut faire endosser à la Reine. Voilà qui va plonger la Sainte Inquisition dans d'effarantes perplexités ! Ou encore ce Roman du rond de cuir, très divertissante théorie de la construction romanesque, menée malgré lui par un poètaillon qui soudain annonce son intention d'écrire le roman de la ville : on imagine que les conseils, les exigences privées et publiques, les censures ne lui seront pas épargnés. Si l'on veut s'introduire dans l'intimité de Torrente Ballester, l’on trouvera dans Dafné et les rêves un modèle d'autobiographie non euclidienne. De l'enfance à l'âge adulte, Gonzalito se sent guidé par une fantasmatique Dafné qui emprunte tour à tour les traits d'une tante et de l'éternel féminin, changeant, sensuel et sublimé dans l'écriture. Le roman de formation de l'écrivain se nourrit de la moindre suggestion irrationnelle et d'une boulimie de lectures. La genèse de l'œuvre s'éclaire de cette belle proposition indécente : « Une ruse éculée de la mémoire […] qui veut nous inculquer que le réel est intelligible ». Torrente Ballester n'aura jamais lâché le miroir de nos irréalités pour mieux nous bercer, nous étonner, nous emporter sur l'esprit satellite de la littérature.

 

 

      Si Torrente Ballester ne fait que puiser dans le galicien pour enrichir son espagnol, Quim Monzo né en 1952, écrit, lui, définitivement en catalan. Son réalisme n'est si aigu que pour grincer à l'irruption d'une impardonnable étrangeté. Pince sans rire, il déroule l'engrenage du récit jusqu'à propulser ses personnages dans l'absurde et le burlesque. Derrière la concision de l'écriture et le détachement du narrateur, les situations drolatiques s'accumulent, le lecteur se tient les côtes de rire, non sans mesurer le tragique de la condition humaine qui bée sous les romans et les nouvelles de ce cynique patenté. Dans L'Ampleur de la tragédie[13] un trompettiste parvient à coucher avec la starlette de son cabaret. D'abord désolé de l'état de son « champignon de couche », il l'honorera d'une érection qui n'aura de cesse que le livre ne s'achève. D'un tel priapisme, notre sujet ne sera fier qu'un moment. L'angoisse du verdict médical poussera Raymond-Marie à une opération financière qui fournira un mobile de plus à la haine qu'éprouve pour lui Anne-Françoise sa belle-fille. L'énormité de la blague est à la mesure des piètres comportements humains. Ces personnages à l'espace mental si commun, c'est nous. Quand à ceux des nouvelles de Guadalajara, s'il leur arrive des choses encore moins vraisemblables, ils n'en ont pas moins nos peurs, nos désirs secrets. Ces textes agissent comme un tube de psychanalyse placebo. Est-ce le fantasme de castration qui mine ce garçon qui refuse d'avoir un doigt coupé comme toute sa famille de dignes menuisiers ? Pourquoi la jeune fille de la fin est-elle nantie d'un œil de verre ? Quelle démence pousse le cafard de Kafka à se changer en un homme malhabile et meurtrier ? Comment sortir de chez soi quand les pompiers disparaissent dans la disparition de son palier ? Les situations paradoxales se multiplient, soumettant au doute vie quotidienne, mythologie, politique et littérature. Un politicien vote pour son adversaire ; un écrivain qui n'a écrit que des livres prémonitoires tue son personnage principal à la fin de son dernier ouvrage… La page du franquisme parait définitivement tournée par une nouvelle génération d’écrivains libérés du poids de l’Histoire et de la pesanteur des héros.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Esprit cosmopolite fasciné par l'histoire des civilisations, le sénateur José Luis Sampedro s'est bâti une oeuvre atypique. Avec Le Fleuve qui nous emporte[14], il parut d'abord se confiner dans l'épopée rurale en compagnie d'une équipe de flotteurs de bois sur le haut-Tage, ce fleuve emblématique de la Castille. Roman poétique et parfois picaresque, c'est en fait une parabole de notre destinée. Soumis à un temps héraclitéen et cependant cyclique, le jeune irlandais Shannon se trempe dans un monde de valeurs viriles nuancées d'humanité. Les aventures sont celles de la vie et de la mort, de l'automne et du printemps, l'homme est « inséré dans la continuité de la création », « l'homme authentique peut tirer sa dignité de n'importe quelle racine: la vénéneuse comme la fructueuse ». Plus tard, Le Sourire étrusque montra que ce symbole de sérénité et d'humanité transcende toute notion de nationalisme. A la veille de la mort, un vieux paysan se découvre deux nouvelles amours : son petit-fils et la tendresse d'une femme. C'est un rien naïf, charmant, émouvant. Comme quoi le roman d'apprentissage n'est réservé ni à la jeunesse ni au désabusement. Sampedro surprit avec La Vieille sirène, recréation magistrale de l'empire d'Alexandrie. Rares sont les romans historiques qui dépassent ainsi l'évocation anecdotique pour plonger dans les mystères de l'humaine complexité à travers les personnages d'une hétaïre légendaire, du navigateur et du philosophe Kriton. La précision encyclopédique ne nuit en rien à la dimension épique et métaphysique de cette fresque de 500 pages. En un lyrique final, la vieille sirène rejoindra le « Grand Utérus » de la mer… Il y a cependant quelques aficionados pour soutenir que le grand-œuvre de Sampedro est Octobre, octobre[15], qui est à Madrid ce que l'Ulysse de Joyce est à Dublin, quoiqu'il n'ait rien de la dévotion joycienne du ludique Larva de Julian Rios[16]. Le va et vient entre plusieurs narrateurs et deux décennies de l’ère franquiste propulse la cité madrilène dans la constellation des villes de mémoire et de Babel. Chaque rue, boutique ou kiosque à journaux se charge d'événements, d'affects, de mythologies et d’allusions à l'Histoire de l'Espagne. Parmi les centaines de personnages qui animent ce jeu de l'oie aux 700 pages, Agueda la passionnée et Miguel l'écrivain, dont les romans impubliés sont les « mondes ensevelis », remontent le courant du temps. Le mois d'octobre évoque l'âge de la maturité pour les acteurs et contemplateurs de cette chronique des vies, de leur éros, de la politique et d'une mystique qui est peut-être celle d'une alchimie proustienne et baroque de la mémoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      On ne peut quitter ces territoires espagnols sans évoquer le déglingué fantaisiste Javier Tomeo, dont le Monstre aimé maternel l'encercle dans une bataille contre lui-même, et dont le récit se mord la queue. Ses Histoires minimales, comiques et pitoyables, sont rayées par un déni constant de la grandeur et de la beauté humaine : « Dites-moi, franchement, pourquoi êtes-vous né? » demande un garçon de café à un client insupportable. Dans L'Agonie de Proserpine[17] le narrateur tente de raconter son roman à son amie, lui présentant ainsi un miroir biaisé de leur relation: « chaque chose que nous faisons depuis que nous nous connaissons coïncide avec ce que font les héros », « c’est la première fois dans la littérature que la réalité s'inspire de la fiction et non l'inverse ». La combinaison est subtile, bien postmoderne, finalement tautologique et peu attrayante. Si la littérature se regarde trop elle même, ne prend elle pas le risque de se perdre dans un vide stérile ? C'est le défi permanent de Javier Tomeo que d'être sur cette corde raide, que de mettre en lévitation des histoires bancales et farfelues, comme sa Machine volante, dont le titre a quelque chose d’ironiquement programmatique, comme dans tous ces romans. Il faut alors au tribunal de Sainte Inquisition juger un beau jeune homme qui prétend pouvoir voler par la grâce d’une machine munie d’ailes. Une trappe à coupables finit par avaler également un évêque. Burlesque, tragique et fantastique, l’inactuel roman, qui flirte avec le genre théâtral, fait la satire d’une autre période sombre de l’Histoire espagnole.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      De Juan Manuel de Prada à Manuel Vasquez Montalban, en passant par Rafael Torres et Miguel Delibes, l'Espagne littéraire s’attache à exorciser les démons de son XX° siècle, se projetant du même coup en une bouillonnante exhalaison des vies, des morts et des aspirations humaines. Avec eux le cadavre de l’Histoire, si fouillé de vers qu’il soit, bouge encore en de belles exhalaisons. José Luis Sampedro, s’il ne défile pas devant ce rendez-vous, aime avancer masqué jusque dans l’antiquité. Torrente Ballester navigue au moyen d’un réalisme sociétal, non sans parfois flirter avec le fantastique. D’autres, fatigués d’une Histoire dont a tiré tant de sang humain et d’encre littéraire, et plutôt que de produire les récits assez conventionnels d'Almudena Grandes[18], ou Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne, comme Isaac Rosa[19], choisissent le jeu un tantinet farfelu, mélancolique, voire solipsiste, de l’écriture. Quim Monzo ou Javier Tomeo jouent avec leurs masques d’écrivains comme avec des dés. Après les orages de la République et du Franquisme, l’Histoire est moins exaltante si l’on observe les succès et déboires démocratiques de l'Espagne de Juan Carlos. Heureux les pays dont les ébullitions ne font éclater que de belles bombes littéraires.

Thierry Guinhut

Etude publiée en une première version, dans Calamar, printemps 2001

 

 

[1] Pour emprunter le titre de Cees Nooteboom : Désirs d’Espagne, Actes Sud, 2004.

[2] Juan Manuel de Prada : Les Masques du héros, Seuil, 1999.

[3] Rafael Torres : L’Arme à gauche, Phébus, 1999.

[4] Miguel Delibes : L’Etoffe d’un héros, Verdier, 2002.

[5] Manuel Vasquez Montalban : Moi, Franco, Seuil, 1994.

[6] Andrée Bachoud: Franco, Fayard, 1997.

[7] Voir : Peut-on rire de tout ? D'Aristote à San-Antonio

[8] Manuel Vasquez Montalban : Roldan ni mort ni vif, Christian Bourgois, 1997.

[9] Manuel Vasquez Montalban : La Literatura en la construccion de la ciudad democratica, Critica, Grijalbo Mondadori, 1998, traduit par mes soins.

[10] Antonio Muñoz Molina : Une Ardeur guerrière, Seuil, 1999.

[11] Bernardo Atxaga : L’Homme seul, Christian Bourgois, 1995.

[12] Torrente Ballester : Les délices et les ombres, Thésaurus, Actes Sud, 1998.

[13] Quim Monzo : L’Ampleur de la tragédie, Jacqueline Chambon, 1998.

[14] José Luis Sampedro : Le Fleuve qui nous emporte, Métailié, 1996.

[15] Jose Luis Sampedro : Octobre, octobre, José Corti, 1998.

[17] Javier Tomeo : L’Agonie de Proserpine, Christian Bourgois, 1996.

[19] Voir : Isaac Rosa : Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne

 

 

Calahorra, Andalucia. Photo : T. Guinhut.

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15 septembre 2018 6 15 /09 /septembre /2018 09:59

 

Cervantès : Don Quichotte, cartonnage Guérin, XIX° siècle & percaline Hachette, 1869.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Invitation à chevaucher Rossinante

avec Don Quichotte.

Par Alfred Schütz, Pietro Citati

Alonso Fernandez de Avellana

& Andrès Trapielllo.

 

 

Alfred Schütz : Don Quichotte et le problème de la réalité,

traduit de l’anglais par Thierry Blin, Allia, 2014, 64 p, 6,20 €.

 

Pietro Citati : Don Quichotte, traduit de l’italien par Brigitte Pérol,

L’Arpenteur, 2018, 192 p, 19,50 €.

 

Alonso Fernandez de Avellana : Don Quichotte,

traduit de l’espagnol par Alfred Germond de Lavigne, Klincksieck, 2006, 458 p, 30 €.

 

Andrès Trapiello : À la mort de Don Quichotte,

La Petite Vermillon, La Table ronde, 2019, 496 p, 8,90 € ;

Andrès Trapiello : Suite et fin des aventures de Sancho Panza,

traduit de l’espagnol par Serge Mestre, Quai Voltaire, 2019, 464 p, 24 €.

 

 

 

Personnage éminemment baroque, Don Quichotte oscille entre illusion et réalité. Ce serait alors affirmer que la seconde infirme sans recours la première. Cependant, au chevalier à la triste figure, l’illusion est bien plus précieuse et nécessaire. Et si Sancho semble irréductiblement, de sa grosse panse et de son âne, incarner la réalité, il n’est pas sans céder aux visions de son maître, son opposé, son miroir et son double. Ainsi c’est avec le talent du sociologue et du philosophe qu’Alfred Schütz confirme, devant « le problème de la réalité », qui tous nous affecte, la pertinence de Cervantès, créateur de mythe. Choisissant un titre volontairement laconique, Pietro Citati propose en son Don Quichotte une synthèse de haute volée, interrogeant autant son auteur que le personnage. Personnage volé à Cervantès par un inconnu, Alonso Fernandez de Avellana, qui se mêla d’écrire la suite des aventures du chevalier à la triste figure, pour s’approprier son succès. L’entreprise eut cependant une conséquence heureuse, puisqu’après son roman de 1605, Cervantès chevaucha de nouveau sa plume pour nous offrir en 1615 une suite et fin plus brillante encore. Jamais rassasiés, les auteurs contemporains ne résistent pas à proposer, tel Andrès Trapiello, des réécritures quichottesques.

 

L’on sait que Don Quichotte voit des géants au lieu de moulins et de tonneaux, voit une Dulcinée splendide au lieu d’une fruste paysanne du village du Toboso. C’est avec l’œil de son fantasme et d’une idéale construction du monde qu’il perçoit la réalité. S’appuyant alors sur la thèse de William James selon laquelle « l’origine et la source de toute réalité, que ce soit du point de vue absolu ou pratique, est donc subjective », Alfred Schütz, dans son essai Don Quichotte et le problème de la réalité, utilise le héros de Cervantès comme une vaste machine destinée à montrer que « la vérité dépend de la réalité dans laquelle chacun croit, [que] nos choix et nos convictions sont avant tout des phénomènes sociaux ». Ce dernier « s’acharne à tenir pour réel son sous-univers imaginaire, alors qu’il se heurte sans cesse à cette réalité quotidienne ».

Ainsi, la chevalerie n’a rien de fictionnelle, car attestée dans tant de livres. Elle a une « mission divine », garde la Vérité, se joue de l’espace et du temps, « comme dans la conception einsteinienne de la théorie de la relativité ». Les « enchanteurs » garantissent « la coexistence et la compatibilité de plusieurs sous-univers de significations ». Hélas, si le monde social de Don Quichotte est « à ses yeux parfaitement lumineux, il relève de la folie pour ses semblables ».

Pourtant, la conviction de l’anti-héros de Cervantès, humilié, battu par la rudesse du réel et de ses contemporains, finit par aspirer en ses filets perceptifs nombre de comparses, dont l’aubergiste qui accepte de le sacrer chevalier, mais surtout Sancho Pança, grossier écuyer, bien terre à terre, qui finit par croire aux inepties splendides de son maître. Voilà Don Quichotte enchanteur à son tour, dont le charisme peut-être celui de maints poètes, de maints sectateurs et gourous, de maints politiques… Un « sous-univers de discours » est alors à l’œuvre. De la même façon que Sancho use d’un florilège de proverbes, quoique dans une autre « structure typique de pertinence ». Une sorte de tribunal finit par convenir que le bassin du barbier est bien « l’armet de Mambrin ». Ni « par la logique formelle, ni par le consentement de la majorité, pas plus que par la victoire militaire », la réalité ne peut être établie avec certitude.

 

Cervantès : Don Quichotte, illustré par Gustave Doré, Hachette, 1869.

Photo : T. Guinhut.

 

Dans la seconde partie de son roman, Don Quichotte va jusqu’à « douter de sa propre identité », donc de sa réalité, là où les frontières de cette dernière sont mobiles. Au point d’admettre « le point de vue hégélien de la ruse de la Raison », comme lorsque Sancho convient qu’il puisse n’avoir vu de la Dulcinée idéale qu’une « paysanne empirique ».

Le spectacle de marionnettes auquel assiste Don Quichotte interroge également la réalité de l’art. Devant la représentation théâtrale du roi maure persécutant Mélisandre, il se jette sur le païen avec son sabre, stupéfait qu’il est par la mimesis aristotélicienne, par « la réalité du travail artistique ». L’illusion gouverne le cavalier de Rossinante, lorsque les yeux bandés il croit voler. Ainsi « aveuglés comme nous le sommes lorsque nous évoluons dans le domaine du transcendantal, nous ne pouvons vérifier le témoignage de nos semblables par nos propres perceptions sensorielles ».

Hélas, la désillusion finale fait que Don Quichotte « perd la foi dans le principe fondamental de sa métaphysique et de sa cosmogonie ». C’est alors qu’il retombe « dans la réalité quotidienne comme dans une prison et torturé par le plus cruel des geôliers : la raison de sens commun », et n’a plus qu’à mourir. S’il « vécut comme un idiot et mourut comme un sage », selon son compère Carrasco, nous sommes heureux qu’il n’ait pas vécu comme un sage, car nous n’aurions rien su du drame enchanteur du fameux chevalier autant picaresque qu’héroïque…

En ce sens, la réflexion d’Alfred Schütz, sociologue et psychologue, est plus que pertinente. Qui eût cru que Cervantès puisse ne pas être un philosophe enchanté eût été abusé ; remercions alors Alfred Schütz, de nous ouvrir les yeux, grâce à cet essai publié en 1946. L’amant imaginaire de Dulcinée perçoit la réalité, qui est toujours un problème, par le biais d’un filtre livresque et fantasmatique, comme ceux qu’un système idéologique possède contre toute raison, comme l’a montré Jean-François Revel dans La Connaissance inutile[1].

Certes, la réalité reste subjective, du moment où elle est objet de perception. A moins qu’il s’agisse, chez Alfred Schütz, d’une pensée trop radicale. Car il n’en reste pas moins que l’objectif de la science et de la raison est de toucher, d’approcher le réel lui-même, qu’il s’agisse d’abord du terrain de la matière, ensuite -mais c’est là plus difficile- de celui de la pensée morale, économique et politique. Le risque étant de glisser en avalanche dans un relativisme qui ferait fi de la nécessité scientifique et d’une hiérarchie des valeurs à construire avec justice.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il peut être fort délicat de s’attaquer aux monstres sacrés. L’on risque ainsi les redites, les poncifs. Pourtant Pietro Citati n’a pas cette crainte. Après avoir dressé des monuments de finesse critique à Goethe[2], Kafka et Leopardi[3], le voici jetant un sort au personnage emblématique et inoubliable de Cervantès (1547-1616) : Don Quichotte, né en 1605. L'on ignore trop souvent qu’en 1614, un certain Avellaneda fit paraitre une suite intitulée en toute vergogne Don Quichotte ; ce qui piqua au vif Cervantès et le poussa à publier une seconde partie non moins géniale que la première, en 1615. Bien qu’emblématique du roman moderne et irremplaçable ainsi parmi l’histoire de la littérature, le roman demeure tissé de questions énigmatiques : qui est le narrateur, qui a raison, le chevalier à la triste figure ou son valet, Sancho Pança, où est la vérité ? Sans prétende apporter des réponses définitives qui fermeraient toute controverse, l’invitation à chevaucher Rossinante avec le chevalier à la triste figure par Pietro Citati sait exciter les papilles de l’intelligence.

Entre le « je » initial qui mène la narration et « Cid Hamet Benengeli », un gouffre se creuse. Est-ce parce que Cervantès fut un temps otage des Maures ? Le récit du sage écrivain est moqué par cette liasse de papiers trouvées, qui contaient en morisque l’histoire de Don Quichotte sous la plume d’un « Benengeli, fils de l’Evangile », ou « aubergine ». Se moquant, veut-il dire que cet « historien arabe véridico-menteur » est un affabulateur, que l’auteur toujours est pluriel ? De plus le personnage « invente complètement sa vie et celle des autres », comme un romancier donc. Il y a en effet bien un « problème de la vérité » comme l’analyse Alfred Schütz.

Artiste de la parodie et du sublime, Cervantès se moque des romans de chevalerie et de leurs idéaux élevés, comme ceux de L’Arioste, Roland furieux, ou de Garci Rodriguez de Montalvo, Amadis de Gaule, pour descendre sur le sol d’une réalité qui les dément à coup d’avanies diverses, que Don Quichotte ne veut ni ne peut reconnaître comme véritables. Ce que, devant un personnage qui « vécut de livres et de modèles », en « un grandiose triomphe de l’imagination », Pietro Citati interprète avec justesse comme la perte des modèles, alors que la parfaite Dulcinée est une « création mentale » platonicienne. Le destin du roman quichottesque et de faire descendre le récit et ses personnages depuis les hauteurs de l’héroïsme jusqu’aux bassesses du réalisme, en passant par la parodie.

À partir de l’idéalisation inconditionnelle de Dulcinée, le monument quichottesque d’aventures et de récits enchâssés devient un « répertoire de la passion amoureuse », même si Dulcinée du Toboso n’est  qu’une « grossière paysanne puant l’ail ». Pourtant, à la fin du diptyque romanesque, « Dulcinée fut libérée de l’enchantement qui la tenait prisonnière dans un corps de vulgaire paysanne ». Sans cesse le lecteur est menacé d’être balloté sur la croupe glorieuse de Rossinante, à moins qu’il s’agisse de l’âne grotesque de Sancho. Or si l’essai, à la semblance du roman, commence peu ou prou par l’adoubement du chevalier par un aubergiste -ce qui est pure bouffonnerie- et se termine par sa mort, on ne trouvera pas là un résumé, mais une mise en bouche goûteuse.

Opposé à son maître qui est tout esprit, Sancho Panza aime dormir et manger, rire de tout son corps. Il parle simplement, s’appuie sur des proverbes, et, de toute évidence, ne lit pas, puisque analphabète ; mais il sait raconter, au moyen de « sa merveilleuse langue plébéienne ». Parodiant Don Quichotte, « ce qui est docte devient farcesque ».

Ainsi les personnages, y compris le Duc et la Duchesse qui font à notre héros abandonner provisoirement la profession de chevalier errant, sont à la fois des faire-valoir et des entités qui ont une vie propre. Quant aux les lieux, en particulier le Toboso, la grotte enchantée de Montesinos et « l’insula Barataria », dont Sancho devient Gouverneur, ils associent à une cartographie réaliste un répertoire de l’utopie. Ainsi les motifs saillants et récurrents sont mis en relief avec pertinence par Pietro Citati. Les grands enjeux du roman apparaissent, entre sérieux et humour, entre vérité et fiction, entre soumission au réel et imagination créatrice, jusqu’à ceux politiques du temps, comme lorsque revient le souvenir de l’expulsion des Morisques.

Sans nul doute, Cervantès appartient à « la race des écrivains gigantesques, Shakespeare et Balzac, qui portent dans leur sein toutes les créatures humaines, les choses possibles et impossibles, les villes réelles et imaginaires ». Pietro Citati (né en 1930 à Florence) appartient lui à celle rare des biographes et critiques qui nous font pénétrer leur monde avec autant d’élégance que d’acuité. À la fois agréable initiation, à la fois subtil commentaire, voici une invitation à la lecture d’un chef-d’œuvre universel, joliment dépoussiéré. Au point qu’il nous prenne envie de chevaucher Rossinante pour vivre et rêver les aventures fantasques de son maître, sans décider pour autant du vrai et du faux, s’il faut préférer la chevalerie idéale ou la bassesse cependant comique de la réalité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Moins gigantesque est le faussaire Alonso Fernandez de Avellaneda. Il eut l’audace de s’emparer du chef d’œuvre de Cervantès, pour s’embarquer dans le courant de la réputation ; quoique l’on ne sache rien de cet Avellaneda. Aujourd’hui, il serait couché au pilori de la propriété intellectuelle bafouée, du plagiat éhonté.

Cervantès fut-il pris à son propre piège ? La fin de son Don Quichotte annonçait une suite qui se faisait attendre. Ajoutant une citation de L’Arioste : « Quelque autre chantera d’une plus douce lyre ». Un malin s’empara de la trop belle aubaine pour proposer ce qu’il appelle une « comédie ».

La réécriture semble d’abord plutôt fidèle, le chevalier d’occasion repartant vers de nouvelles aventures en compagnie de son fidèle écuyer. De Saragosse à Madrid, il connait la prison, puis la liberté, amuse les Grands de la cour, se voit emmené à l’asile d’aliénés par la ruse d’une infante qui prétend que seul le héros peut sauver son père…

Mais, très vite, quoique l’apocryphe récit soit assez divertissant, la bondieuserie et le comique l’emportent, la fine ironie cervantine a disparu. Don Quichotte n’est plus qu’un fou, qui ne pense pas un instant à Dulcinée, Sancho qu’un balourd, leur alternance de folie et de sagesse s’est envolée. La lourdeur finit par fatiguer le lecteur. De plus, deux récits emboités, à forte teneur religieuse, sont insérés sans réelle justification, à moins de penser en effet que ces pieuses lectures soient nécessaires pour guérir le héros ainsi désavoué dans sa complexe identité.

Quelques soient les mérites du travail d’Avellaneda, cette rare curiosité littéraire se devait d’être rééditée, dans la traduction du XIX°, par Alfred Germond de Lavigne. Elle est ici nantie d’une introduction et de notes sagaces grâce au soin de David Alvarez. Ne serait-ce que parce que Cervantès s’empara de l’incident pour hâter sa seconde partie, fulminer contre le voleur, qui devient un agent du récit virtuose : Don Quichotte et Sancho visitent une imprimerie où l’on corrige la continuation de l’impertinent ! L’on se doute que le blâme du maladroit ignorant ne tarde pas. Le mérite du trop burlesque et moralisateur Avellaneda ne fut-il pas de devenir un stimulant providentiel pour une seconde partie du Don Quichotte, à la fin de laquelle Cervantès prit soin de faire mourir son héros…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’est guère confortable d’être un second rôle. L’on disparait plus vite que l’ombre du héros. Une fois Don Quichotte mort et enterré, son valet et écuyer Sancho Panza n’est plus gratifié d’aucune destinée digne de la moindre mémoire. Conscient de cette injustice, Andrès Trapiello, vient, quatre siècles plus tard, le ranimer parmi les pages de son À la mort de Don Quichotte, permettant à notre insatiable curiosité de découvrir ce que deviennent la gouvernante Quiteria, le bachelier Samson Carrasco, la nièce Antonia, accablée de dettes et amoureuse du précédent. Nanti d’une vaste expérience du monde et ayant appris à lire, y compris le roman qui le rendit célèbre, Sancho est un autre homme. Si l’on s’est moqué de lui, il sera assez fin pour se venger, comme Carrasco jouant le fantôme du défunt, et pour aller rencontrer son auteur à Madrid, hélas décédé il y a peu.

Mieux, dans Suite et fin des aventures de Sancho Panza, la petite troupe s’embarque à Séville pour les Indes, en fait le Pérou. Les aventures conjugales et picaresques, les attaques de brigands défilent pour notre plus grand plaisir. Presque plus réel que Cervantès, Sancho doit affronter un notaire, Alonso De Mal ; et surtout les « anti-quichottistes ». Blessé, il est soigné en vain par la « sorcellerie indienne », et doit être amputé d’une jambe, répondant en « duc de la cassure » à son créateur manchot. Seul un tremblement de terre aura raison de lui…

 L’obsession cervantine d’Andrès Trapiello est impressionnante : non seulement il a traduit Don Quichotte en castillan contemporain, mais plus qu’un plagiaire, qu’un suiveur, c’est un réinventeur, jouant d’érudition et d’humour.

 

L'imagerie ajoute au héros déjà fort glorieux une aura supplémentaire : Gustave Doré appartient bien à la race des illustrateurs gigantesques. Le peintre romantique (1832-1883) illustra des volutes et des griffes de son noir et blanc, Dante, Rabelais, L’Arioste et bien sûr Don Quichotte. La première gravure à pleine page montre le héros dans son cabinet de la lecture, en pleine exaltation : un livre ouvert à la main, que l’on imagine être le chevaleresque Roland furieux de L’Arioste (achevé en 1532), il suscite une foule de créatures armées, de géants, de dames élégantes, rejouant l’infinie querelle du bien et du mal. Il est évident que la maigreur proverbiale du chevalier à la triste figure est le signe d’une tension vers la hauteur idéale, quand la mince et basse réalité de son corps n’est que billevesée devant la vie plus élevée de la fiction. Et si l’on aurait pu croire le thème graphique épuisé par un tel géant, détrompons-nous ! Aujourd’hui, Gérard Garouste[4] réécrit avec couleur et feu cet étrange chevalier qui figure mieux que tout autre notre ambivalence entre illusion et réalité.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Citati a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2018

 

Photo : T. Guinhut.

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8 septembre 2016 4 08 /09 /septembre /2016 08:22

 

Berlanga de Duero, Soria, Castilla y Léon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Isaac Rosa,

 

la jeune littérature espagnole

 

à l’affut de ses démons,

 

de la guerre d’Espagne à la Movida :

 

Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne !

 

La Pièce obscure.

 

 

 

Isaac Rosa : Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne !

traduit de l’espagnol par Vincent Raynaud, Christian Bourgois, 480 p, 26 € ;

 

La Pièce obscure,

traduit par Jean-Marie Saint-Lu, Christian Bourgois, 288 p, 19 €.

 

 

 

      Entrelaçant roman mémoriel et essai critique, roman de mœurs et prose intensément lyrique, la jeune littérature espagnole s’attaque à ses démons. L’entreprise de démolition va jusqu’à se moquer de l’avalanche littéraire consacrée aux années sombres du franquisme, tandis que l’obscurité est l’occasion, pour les jeunes gens de la Movida, d’expérimenter leurs fantasmes, puis de faire le deuil de leurs vies décevantes. D’Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne ! à La Pièce obscure, Isaac Rosa, né à Séville en 1974, porte un regard aiguisé sur sa génération, quand son écriture virtuose manie aussi bien l’ironie que l’énumération somptueuse.

 

      C’est à une première littéraire que nous assistons. Ou comment se saborder et rebondir à la fois… Voilà un écrivain espagnol de la jeune génération (né en 1974) qui a tout pour plaire et se complaire dans sa réussite. Deux romans ont fait son succès : El Vano ayer[1], publié en 2004, fut aussi chamarré de prix que la vareuse d’un ancien combattant. Quant à son premier, La Malamemoria, moins remarqué, néanmoins honorable, il reste estimé au point qu’on voulût le rééditer. Tout auteur normalement constitué ne peut ressentir qu’un agréable pincement de vanité lors d’une telle marque de reconnaissance…

      Pas Isaac Rosa. Se relisant, après huit ans, le voilà dessillé. Il lit toute son imperfection, s’agace des naïvetés, des grandiloquences et des clichés. Sans nul doute, depuis il a mûri, il a pris une distance considérable, de la hauteur, par rapport à cette œuvre inaugurale dont il fut si fier. Il ne serait pas le premier à renier d’anciennes et immatures productions. Que faire ? Corriger, saccager, reconstruire ? Une solution plus radicale, cependant plus respectueuse et plus cruelle s’impose à lui : le republier tel quel, mais entrelardé, chapitre après chapitre, de remarques bien senties et sans concessions, se faire son propre critique, sans la moindre pitié, armé du vitriol de l’ironie : Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne ! grince-t-il des dents, contre toute bien-pensance.

      Voilà qui donne lieu à un exercice aussi nourrissant qu’édifiant, amusant. Il y a en effet trois manières de lire ce qui est devenu un roman postmoderne. Primo, ne lire que les chapitres en gras, c'est-à-dire l’ancien récit dans lequel Julian Santos se voit engagé par une veuve pour écrire les mémoires de son mari fraîchement suicidé. Evidemment l’homme a un passé trouble, voire criminel, du coté de la Guerre d’Espagne, entre Républicains et Franquistes. Quand à l’enquêteur, il découvrira un village perdu d’Andalousie, les affres de l’amour, sans compter son propre passé, pas si reluisant. Au final un bon bouquin, doué d’une psychologie et d’un lyrisme bienvenu, d’une éthique sûre propre au roman engagé, mais, au cas où nous ne sous en serions pas aperçus, bourré de lieux communs bien écrits…

      Secondo, lire page après page en respectant le double travail de l’auteur, c'est-à-dire la succession alternée de la narration et de l’essai critique pour être au plus près de l’exercice de style. La bonne solution sans doute. La mise en abyme est très réussie, où l’on voit l’auteur remueur et juge de son propre texte.

      Tertio, ne lire que les entrefilets en italiques, parfois fort généreux. Et l’on finit par se demander si là n’est pas la meilleure méthode. L’entreprise de démolition critique est absolument roborative et donne lieu à une grande leçon de littérature appliquée : « nous nous heurtons à d’épais murs, dont on essaie de dissimuler la lourdeur derrière de jolis ornements en plâtre, certes peints en or. » ou « De plus, l’auteur verse dans le schématisme, la simplification et le jeu manichéen », ou encore « Le contenu se révèle redondant et en dit long sur le peu de confiance de l’auteur en un savoir-faire narratif et, pis encore, en l’intelligence du lecteur. » Sans parler des « clichés », « surjouer », « prétentions psychologiques », « village de carton-pâte », et autres joyeusetés, entre « un prologue pompeux et tapageur » et un épilogue « débordant d’expressions maniérées ». Que reste-t-il de nos guerres changées « en prétexte narratif » ?

      A l’issu d’une telle réjouissance acide, on se demande si tant de romans espagnols en sortent indemnes. Il y en eut pourtant d’excellents, sur un sujet semblable, tel Le Cœur glacé d’Almuneda Grandes[2]. Mais l’exercice ne vaut-il pas pour d’autres histoires nationales ? Combien de fois le malheureux lecteur (sans parler du critique) n’est-il pas obligé, à chaque rentrée littéraire, de passer sous les fourches caudines d’un récit mettant en scène les affreux pétainistes et les valeureux résistants, alors que le sens de l’Histoire a déjà parlé, que nous savons pertinemment qui sont les méchants et les gentils… Encore un fichu roman sur l’Occupation ! Sur la guerre d’Algérie, sur le 11 septembre… Nombre d’auteurs devront poser ce livre sur leur table chevet. Nul doute qu’ils se retourneront plus d’une fois dans leur sommeil…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      L’obscurité n’est par définition guère rassurante, au mieux apaisante, au pire effrayante. Pourtant les personnages de La Pièce obscure, des jeunes gens sans aucun doute, la choisissent. Secrètement obsédés par l’expérience impromptue d’une panne d’électricité qui leur a permis de lâcher leur mal-être et de jeter leur faim les uns sur les autres, ils calfeutrent l’unique ouverture de cette pièce avec des couvertures : chaque soirée du samedi, « la désinhibition était un cadeau de l’obscurité ». S’aventurer rituellement dans cette touffeur aveugle c’est aussitôt se livrer à des fantasmes sensitifs et charnels jusque-là impossibles. Alcool, hasch, méditation, équivalent auditif et olfactif du voyeurisme, copulation, tout y parait libéré, en « un moment de transgression définitif qu’il fallait presser comme un citron ». L’activité sexuelle, d’abord excitante, ne laisse cependant pas de devenir sordide : « l’intrépidité de la seconde précédente se change en gêne, en saleté », quoique, magnétisés, les protagonistes y reviennent périodiquement, comme en état d’addiction tribale.

      De quoi cette « pièce » est-elle le nom ? De l’inconscient et du terrier fœtal, dirait le psychanalyste. Du refoulé lors du franquisme dirait l’historien. Car nous sommes après la mort de Franco, dans l’Espagne de la libération des mœurs, de la Movida,  peut-être à Madrid, dans une plage temporelle où les libertés nouvelles de la société de consommation ne suffisent pas à la plénitude, jusqu’à ce qu’au détour de la crise, le mouvement des Indignados (à partir de 2011) cherche d’autres illusions politiques en colonisant les places publiques. Certes, Isaac Rosa n’avance aucune analyse des causes économiques et politiques de cette crise, moins due au capitalisme qu'au socialisme, mais nous admettrons que ce n’est en rien son propos.

     Comme en un rappel de la terreur franquiste, une descente de police injustifiée dans cette « pièce » fait assaut de torches aveuglantes. Plus loin, l’inquiétante venue d’un intrus, violeur de surcroit, puis ce qui s’avère être, pour les membres fondateurs de la « pièce », une complicité de délinquance informatique aggravée : la cache « s’est transformée en piège ».

      La Pièce obscure un roman sans personnage central. Le narrateur omniscient, qui ne se nomme jamais (peut-être niché derrière son ordinateur parmi les brefs chapitres intitulés « Rec »), emploie le « nous », parfois « on », sinon « tu ».  Périodiquement, il se focalise, avec son lecteur, sur quelque personnage, un moment marquant. Des fiancés, des couples légitimes, des jaloux compulsifs. Des boiteux de la vie, comme Silvia, obsédée par ses combats anticapitalistes, œuvrant pour des associations, et se retrouvant à quarante ans avec un fils, un chômage misérable, pas la moindre perspective d’avenir, poursuivant frénétiquement son illégal activisme pour dénoncer entre autres la surveillance électronique. Maria, une petite coiffeuse harcelée. Un autre justifie son « hacktivisme » qui consiste à infiltrer les ordinateurs, y « balancer de la merde », pour ruiner des vies, à tort ou à raison. Devant ces crises de la quarantaine, ces post-adolescences indéracinées, ces angoisses, ces divorces, ces dépressions, voire ce suicide, nombreux sont ceux qui cherchent « à disparaître dans la pièce obscure ». Depuis cet antre silencieux, fœtal et sexuel, depuis cette « cache en forme de lâcheté », jaillit un portrait sans concession « d’un groupe de jeunes en transit vers leur maturité », d’une époque biaisée, d’une société en faillite : « une décharge sur la pente de laquelle a roulé tout ce que nous avions accumulé ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Le lecteur hésite alors entre un regard critique peu indulgent envers ces blessés de la vie, et une certaine dose d’empathie, tant la froide distanciation du narrateur parait les destiner à la barre d’un procès qui leur serait inflexiblement destiné. À moins que par pudeur et souci d’objectivité, Isaac Rosa, en retrait, ne laisse entendre une réelle tendresse pour ses personnages…

      Si le réalisme est sans cesse en action, un souffle lyrique et pathétique omniprésent balaie de fond en comble le roman. Malgré l’éventuelle répugnance du lecteur, il faut se laisser submerger par cette prose charnelle, sucrée, boueuse. Comme ses personnages, les flux verbaux « ne sont pas embellis par l’épique d’une tragédie, tout au plus y avait-il la graisse noirâtre de petits drames ». Les vagues d’énumération d’objets de consommation, de tranches de vies apparemment réussies et bientôt dévastées, jamais ennuyeuses, ne sont pas sans rappeler Les Choses de Georges Pérec[3].

      Servi par une écriture somptueuse, cette « pièce obscure » de la littérature confirme on ne peut mieux le talent divers d’Isaac Rosa, qui maîtrise l’art des compositions originales. Après son pamphlétaire Encore un fichu roman sur la guerre d’Espagne, on ne lui reprochera pas instant d’avoir écrit encore un roman, qui n’a rien d’obscur, sur la Movida et les Indignados. Quoique ces derniers soient ramenés, par une discrète et néanmoins brûlante satire, à un petit peuple de médiocres et de lâches, confinés dans leurs fantasmes adolescents et leurs ressentiments, même si la société politique et économique qui les enfante ne mérite guère notre indulgence.

 

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Encore un fichu roman sur la guerre d'Espagne a été publiée dans Le Matricule des anges, mars 2010.

 

[1] Isaac Rosa : La Mémoire vaine, traduit par Vincent Raynaud, Christian Bourgois, 2006.

[3] Georges Pérec : Les Choses, Denoël, 1965.

 

Almagro, Ciudad Real, Castilla la Nueva. Photo : T. Guinhut.

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29 août 2016 1 29 /08 /août /2016 19:44

 

Abizanda, Huesca, Alto Aragon.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Ramon Sender ou l’art du huis-clos

 

franquiste et espagnol :

 

Le Fugitif, Le Roi et la Reine,

 

O.P. Ordre public.

 

 

 

 

Ramon Sender : Le Fugitif, traduit de l’espagnol par Claude Bleton.

Attila, 2012, 224 p, 18 €.

 

Le Roi et la Reine, traduit par Emmanuel Robles, illustrés de collages et dessins d’Anne Careil,

traduit par Claude Bleton, Attila, 2008, 270 p, 18 €.

 

Ramon Sender : O. P. Ordre public, traduit par Claude Bleton,

Le Nouvel Attila, 2016, 240 p, 18 €.

 

 

 

 

      Plus encore peut-être que l’Occupation et la Guerre d’Algérie pour les écrivains français, la guerre d’Espagne, parce que civile, est une épine sanglante dans la mémoire des romanciers espagnols, taraudés par la répression et la chape de plomb franquiste qui pesa de 1936 à 1975. Ainsi, parmi les premiers, et dans nombre de ses romans, entre Le Fugitif et O. P. Ordre public, Ramon Sender (1901-1982), plutôt que seulement s’engager parmi les champs de bataille, a longtemps continué d’engager dangereusement sa plume, de façon à exhiber les conséquences et la cristallisation du franquisme dans de réalistes, quoiqu’étranges, voire magiques, huis-clos.

 

      Dans Le Fugitif, un Républicain « fanatique de la liberté » fuit la traque des « fanatiques franquistes ». D’abord caché entre une porcherie et un piano, il trouve refuge dans un confessionnal, où il se voit obligé d’entendre les péchés d’une pénitente, puis finalement au sommet du clocher. Là, « dans le réduit de l’horloge » qui compte trois poupées de bois condamnées à l’immobilité par l’usure et la négligence, comme autant de Parques, il voit « les simulacres de femmes » de son passé. Entre Pélagia et Martina, Euphémia lui rappelle Marcella, qui le « regardait comme le monstre froid de Hegel »… Sans gêne aucune, il dialogue avec ces trois figures, amour, mythes et science se bousculant dans son discours. Reclus dans « la chambre du temps », ce narrateur cultivé médite, rêve, en proie à un vertige métaphysique menacé par la mort. Au rythme des baptêmes, noces et enterrements, le cycle de la vie du village tourne au-dessous de lui. Le voilà glosant sur les racines juives de Don Quichotte, frôlant ainsi l’essai. Et parfois l’aphorisme : « Il semble que le jeu social n’a pas d’autre solution que l’assassinat ou l’hypocrisie. Je préfère cette dernière. » Poussé par la faim, malgré le secours de quelques biscuits et hosties, sans oublier l’eau bénite, il finit par se prendre aux cordes des cloches, remettant inopinément, ô ironie du sort, les poupées qui ameutent alors la population. Aussitôt décroché, il est l’objet d’un procès. La justice est alors l’objet de la satire : « Le juge était un homme insensible au grandiose ou au sublime, mais il se passionnait pour des vétilles ». Devant la joyeuse sérénité du condamné à mort, on se refuse à le pendre avant qu’il ait repris goût à la vie. L’humour pince sans rire de Sender fait merveille et le roman se fait alors bien plus métaphysique et onirique qu’historique. Au point de balayer les barrières des genres et des registres littéraires : « Je voyais alors ma mort comme un simple et rapide passage de l’être naturel à l’être ensorcelé ».

      L’art n’est-il, comme l’affirme un de ses personnages, qu’une « affaire de combines sur le marché des vanités sordides » ? Celui de Sender a quelque chose de baroque, de cynique, qui mérite de marquer l’esprit du lecteur. Sommes-nous à la frange du surréalisme ? Il est en tous cas bien fantasque, désacralisant la terreur franquiste jusqu’au merveilleux, grâce à sa seconde captivité, dans un château, son histoire d’amour onirique avec une mendiante… Ne disait-il pas, confirmant une esthétique proche du réalisme magique latino-américain : « Mon propos relève plus de l’illumination que de la logique. J’essaye de suggérer des plans mystiques à partir desquels le lecteur puisse rêver. » 

 

Sender-Roi.jpgSender-Fugitif.gif

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La lecture de Sender procure un plaisir sombre et cruel, raffiné, comme à la vue d’une pirouette mentale de la liberté et de l’humour devant les atrocités de l’histoire. Il faut  le fréquenter assidument. On relira son emblématique Le Roi et la Reine ; de façon à savoir ce qu’il en coûte d’étrangeté à se montrer nue à son jardinier quand on est une duchesse, considérant qu’il ne s’agit pas là d’un homme. Encore une fois, la guerre civile espagnole rompt les usages et permet un huis-clos grave et facétieux, un dialogue d’abord contraint, puis édifiant, passionné entre les protagonistes soudain rapprochés. Après une orgie de sang et bien des délibérations politiques et mentales, « Le Roi et la Reine ne sont plus ceux que l’on pense »…

      Il n’y pas de désordre sans prison, ni de d’ordre sans prison. Avec Ramon Sender l’Ordre public offre le pire : une prison abjecte. Nous sommes sous la dictature de Primo de Rivera, dans une Espagne où les années 20 étranglent les promesses de l’illusion communiste, comme du progrès libéral. Un jeune journaliste, incarcéré à la Moncloa, le plus vaste établissement pénitentiaire de Madrid, est témoin d’une explosion de colère, d’une émeute éphémère ; mais les espérances sont déçues par la brutale répression, puis par les exécutions au garrot. Entre le tyrannique « Ordre Public » et « l’ordre universel » des libertaires, le monde est scindé en deux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Ce pourrait n’être qu’un reportage romancé en huis-clos, une galerie de portraits de voleurs et criminels aux surnoms évocateurs : « le Pompon », « le Zèbre », « le Bibliothécaire », « la Tripe »... Mieux, « le Journaliste » incarcéré, converse, conjointement à l’entrée des souffles de l’air parmi les murs, avec un personnage pour le moins insolite  et finalement allégorique : « le Vent ». La plupart sont des prisonniers politiques, en « cette braderie qu’est la morale espagnole ». Entre « messe » et « isolement fers aux pieds », le « devoir est de semer les haines et de les féconder dans le sang ». Si le roman engagé pêche par excès de manichéisme, dénonçant avec verdeur le clergé et « le bourgeois », l’écriture est évocatrice, colorée, puissante, mêlant lyrisme et tragique, imprégnée de réalisme magique : jusqu’à la présence du « diable », qui reste à interpréter…

      Ce sombre et néanmoins énergique roman, paru en 1931, fut inspiré à Ramon Sender par sa propre détention, à cause de ses convictions anarcho-syndicalistes et de ses protestations contre la dictature militaire. Quoiqu’inscrit dans un contexte politique daté, prémices du franquisme à venir, de par sa dimension documentaire, mais aussi baroque, il reste intemporel.

 

      Le texte le plus célèbre de Ramon Sender est probablement son Requiem pour un paysan espagnol. Il s’agit d’une étrange cérémonie funèbre célébrée par un prêtre dont la responsabilité est pour le moins trouble dans l’assassinat de son patient par les phalangistes en 1936 : « La mort de Paco était si fraîche que Mosén Millan croyait encore avoir des taches de sang sur ses vêtements ». On devine que notre écrivain, dont la famille fut exécutée par les Franquistes, se trouva copieusement et scrupuleusement censuré tout au long du régime de Franco. Aragonais, anarchiste militant, exilé au Mexique puis aux Etats-Unis, dont La Sphère[1] reprend de manière romanesque le  voyage en bateau sur les flots de l’Atlantique, éditeur prolifique, Ramon Sender, ce fou littéraire très sensé, a écrit une soixantaine de romans, dont treize sont chez nous traduits. Treize seulement ! Qu’Attila, devenu Le Nouvel Attila, continue ce beau travail, sans omettre le bonheur de ses maquettes et de son étonnante illustratrice Anne Careil, et que sous les pas de son étonnante démarche éditoriale poussent de nouvelles traductions…

 

Thierry Guinhut

La partie sur O. P. Ordre public est parue dans Le Matricule des anges, juin 2016.

Une vie d'écriture et de photographie

 

 


[1] Ramon Sender : La Sphère, Robert Laffont, 1972.

 

Cuenca, Castilla la Mancha. Photo : T. Guinhut.

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18 octobre 2015 7 18 /10 /octobre /2015 12:39

 

Castillo de La Calahorra y sierra Nevada, Grenada, Andalucia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

Miquel de Palol : Le Jardin des sept crépuscules

 

& Le Testament d'Alceste,

 

romans visionnaires aux récits emboîtés.

 

 

Miquel de Palol : Le Jardin des Sept Crépuscules,

traduit du catalan par François-Michel Durazzo,

Zulma, 1152 p, 28,50 €.

 

Miquel de Palol : Le Testament d’Alceste,

traduit du catalan par François-Michel Durazzo, Zulma, 768 p, 24,50 €.

 

 

      Il faut toujours une raison puissante, plus ou moins plausible ou fantastique, pour qu’un groupe d’amis trouve en un lieu écarté le loisir d’alterner les plaisirs de la narration et de l’écoute passionnée. Après la peste florentine du Décaméron de Boccace lors du XIV° siècle italien, le Catalan Miquel de Palol (né en 1953) choisit en sa réécriture contemporaine une guerre nucléaire pour séparer ses conteurs d’un monde devenu impraticable. C’est ainsi que par les lèvres de maints narrateurs se déploient les grandeurs et déboires d’une banque catalane et mondiale, animés par une foule de personnages contrastés et rutilants. Ce Jardin des Sept Crépuscules annonce un jeu aux frontières de la vie et de la mort dans Le Testament d'Alceste, toujours au travers de romans visionnaires aux récits emboîtés.

      Le prologue du Jardin des Sept Crépuscules narre à la première personne le parcours d’un jeune homme de la meilleure société de Barcelone, emmené en secret depuis Barcelone dévastée, par de dangereuses routes nocturnes, jusque dans un imprenable château juché sur une montagne, que l’on imaginerait être des Pyrénées de fantaisie. Le luxe du lieu, des chambres, des victuailles, des œuvres d’art fabuleuses et surabondantes, d’un incroyable jardin perché, celui des « sept crépuscules », semble une invention surréaliste apaisée. C’est en cette uchronie qu’une poignée d’élus, rares gens de pouvoir, vont se livrer à l’art du récit : ils sont, hors le narrateur du récit-cadre, Pierre Gimellion, Andreas Rodin, Fabius Roncal, Artur Oliver, Simon Gerke, Randolph Carter, mais aussi Camila Hanusin, et Gertrudis qui plait aussitôt énormément à celui dont nous suivons l’itinéraire, l’initiation et les pensées. Sans compter les narrateurs emboités comme poupées gigognes…

      Les voilà bientôt réunis pour dessiner des destinées et brosser un tableau du monde des affaires, quand « une malédiction semblait peser sur la banque Mir ». Les générations se succèdent autour de la famille Cros, parfois en des histoires doublement enchâssées. Des personnalités sont récurrentes, au travers de la fortune et des aléas de l’établissement bancaire, de la succession des bons et mauvais dirigeants, du « nœud » financier et politique, des haines et des amours qui visent autant la beauté des corps et des esprits que celle de l’argent et du pouvoir.

      Des moments forts marquent ce roman polymorphe : cette femme courtisée par un amant monstrueux, puis délaissée, avant de voir ses enfants enlevés ; ce garçon abandonné, délinquant patenté avide qui « voyait dans la science et la culture des armes formidables qui pouvaient le sortir de l’indigence », et recueilli par Ficinus pour devenir un des leviers de l’empire bancaire. L’un des vortex étant le vol d’un joyau précieux. Est-il « à l’origine d’une grande partie des mouvements politiques et économiques de ces dernières années » ? Le mystérieux Oméga, désigné par son seul signe, est peut-être, qui sait, le marionnettiste en chef des splendeurs, aléas et entrelacs de la banque Mir…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Peu à peu, l’ambition prend forme : « rendre l’inconscient universel, socialiser la mémoire ». Le vaste roman de société, où « la capacité de jouer avec les utopies semblait en berne », se penche sur sa propre construction, sur la dimension éthique dans les manières de gérer une banque ou les rapports humains, y compris au moyen d’une fine pénétration psychologique. L’entrecroisement des nouvelles permet alors au projet presque balzacien de se doubler des séductions romanesques de l’aventure et des passions politiques, entraînant la sensation de toujours demeurer auprès d’un nouveau suspense. Comme en un roman feuilleton à la Dumas, en un savant dosage de narration classique et de romantisme, d’apologues, de contes fantastiques, d’enquêtes policières et fiscales, « Phrixos le fou », le premier volet du Jardin des sept crépuscules, qui compte trois « journées », ne nous lâche plus, « sorte de réserve philosophique qui pourrait aider, le cas échéant, à sortir de la dépression» Sans compter les intrigues initiées entre les sept narrateurs aux points de vue divers, leurs sages entretiens sur l’art et l’argent, la poésie et l’amour, les amours de notre héros, narrateur de l’ensemble, avec l’énigmatique Gertrudis, avec la charnelle Emilia…

      On s’irriterait en vain contre le trop de beauté du château, contre l’artifice qui permet les histoires, contre la sophistication de la langue et des points de tension et autres échos entre les épisodes. Mais aussi « quand l’essentiel d’une histoire est immergé comme un iceberg dans l’obscurité des profondeurs »… Ce livre emporte sans regret son lecteur dans un festival de narration fabuleux, même si « À bord du Googol » (titre de la seconde partie) cet étrange bateau-espion qui frôle par instant la science-fiction, le vertige narratif perd parfois la boussole du lecteur, peut-être trop sollicité… Il faudra poursuivre jusqu’au troisième volet pour retrouver son chemin parmi la constellation des récits, où « La tête d’Orion » est peut-être celle du mystérieux Oméga, alias, qui sait, Gimellion, dont l’étymologie est celle du joyau. Lequel, selon le personnage de Carter, se révèle être « une lentille gravitationnelle capable d’absorber l’entropie ». Ce qui ne permet cependant pas résoudre toutes les énigmes, là où « l’écrivain imagine les choses jusque dans leurs antinomies », en une finale ouverte…

      On pourrait s’étonner que le premier volet, « Phrixos le fou », puis le second, « À bord du Googol », aient été publiés isolément, alors que le troisième n’a pas eu cet honneur. Si l’on ne peut accueillir en notre bibliothèque les trois tomes de ces « sept crépuscules », il faut acquérir le « Jardin » entier, en un précieux et généreux volume, pour découvrir le dernier volet, et peut-être « voir clair dans les merveilles ou les abominations qui nous attendaient », jusqu’à ce que le « Jardin du crépuscule » devienne le « Jardin de l’aube ».

      Reste qu’il est loisible de préférer -et pourquoi pas ?- picorer parmi la table des matières et « l’arbre des récits », voire l’« Index des principaux personnages » et leurs « arbres-étoiles », obligeamment fournis, pour composer à la carte son propre banquet de récits. On aimera peut-être l’« Histoire de la quête du joyau », celle de « Mimi Chauffe-biberons », « du surhomme Peter Sweinsten », « de l’amoureux inconnu », « de la chambre circulaire », « du pouvoir du joyau »… À charge de décrypter le fil rouge des allusions mythologiques, celui de l’esthétique métalittéraire prisée par Miquel de Palol, ainsi que sa vision sociétale : réfugiée au-dessus du chaos, cette poignée de grands bourgeois, d’aristocrates du capitalisme et de la politique, fondent-elle une utopie ? À moins que la satire s’empare de leurs vices et de leur hubris.

      À moins, une fois de plus, que l’écrivain soit la victime consentante de « l’ambition totalisatrice, qui en littérature la plus grande des vanités ». En effet, à la lisière du réalisme critique et du fantastique poétique, le roman expose son lecteur à pas moins de « sept crépuscules » de sa perplexité et de sa passion…

      Le Phrixos du premier volet de ce triptyque est-il une image du narrateur qui encadre ce feu d’artifice de récits ? Fuyant sa belle-mère, « à cheval sur le mouton aux cornes torsadées qui l’avait sauvé du sacrifice à Zeus », il est finalement accueilli en Colchide, pays qui serait une version mythique du château où se trouve un tel tableau ornant la chambre du jeune homme. Ce pays est également, après les fameux Mystères de Paris d’Eugène Sue au XIX°, celui des mystères de Barcelone et des rouages secrets de la finance mondiale. Quant à Miquel de Palol, auteur de ce qui devient finalement un roman philosophique d’ampleur, père polygraphe d’une soixantaine de titres chez nous inédits, entre poésie et essais, il semble pouvoir tenir à bout de bras et de clavier rien moins que de plus réalistes et cependant visionnaires Mille et une nuits

 

      Une fois encore fidèle au principe du Décaméron de Boccace, Miquel de Palol aime organiser des réunions où l’on raconte des histoires. Avec Le Testament d'Alceste, c’est pendant cinq jours que Toti Costagrau rassemble ses invités dans le « Mat-d’en-Haut », une demeure grandiose aux secrets étranges.

      Comme l’épouse sacrifiée d’Alceste, revenue des Enfers, peut-on imaginer qu’Aloysia réchappe à sa mort, qui se produit dès les premières étapes du « Jeu de la Fragmentation » ? Car pour Andreu, elle est « la sagesse, l’équilibre, le courage la beauté, et une générosité sexuelle difficilement concevable, mais aussi le désintéressement et la compassion ». Elle est une de ces héroïnes féminines les plus marquantes, qui entraîne le jeu dans la spirale du thriller philosophique. La mort est-elle un jeu de rôle pour Aloysia ? À moins que les récits multipliés et fragmentés soient un moyen « mnémonique » pour la ressusciter… « Les histoires sont le Jeu » : celle du « vigile Abraham » qui entend la voix de Dieu réclamant l’holocauste de son fils, de « Daniel aux lions », celle d’Aloysia et de l’« Anagnorétique insurrectionnelle ». Elles s’emboitent, forment un ruban de Moebius temporel, permettent de garder « le patrimoine du Jeu ».

      Alors que l’on oublie tout : « la loi, la santé et l’équilibre mental », la vie entière, le monde, la métaphysique, la philosophie et l’ironie, tout conflue dans ce Jeu, auxquels le flux de récits apporte son lot de confrontations psychologiques et financières, d’intrigues amoureuses et sexuelles, de crimes. L’orgie de whisky, de désirs et de luttes de pouvoir, sans compter la richesse du vocabulaire et la haute-volée conceptuelle, tout concourt à faire de ce roman imaginatif une véritable somme à la beauté intensément baroque.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

Alcañiz, Teruel, Aragon. Photo : T. Guinhut.

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