Hotel Monasterio de Boltaña, Huesca, Aragon.
Photo : T. Guinhut.
Les monstres de Croatoan
et de la mort de Dieu par José Carlos Somoza,
clinicien du mal :
Le Mystère Croatoan, La Clé de l’abîme
& Etude en noir.
José Carlos Somoza : Le Mystère Croatoan,
traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2918, 416 p, 23 €.
José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme,
traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Actes Sud, 2009, 384 p, 22,50 €.
José Carlos Somoza : Etude en noir,
traduit de l’espagnol par Marianne Million, Actes Sud, 2023, 400 p, 23,90 €.
Fasciné par les virtualités les plus étranges et les plus terrifiantes du fantastique, José Carlos Somoza a, qui sait, l’ambition de devenir le Stephen King de la péninsule ibérique. Est-ce chose faite avec Le Mystère Croatoan ? Le récit s’enclenche sur le rythme d’un thriller d’apparence commune pour, peu à peu, prendre une ampleur croissante et troublante. Du comportement animal au comportement humain, les ravages du fantastique emportent tout sur leur passage. Est-ce la faute de la mort de Dieu ? C’est ce qui avait été postulé par notre romancier espagnol dans La Clé de l’abîme, où science-fiction, fantasy et religion font un ménage d’enfer. L'on ne s'étonnera pas qu'il s'empare du roman policier, en son Etude en noir, pour jouer avec les subtiles ficelles du mal qui agitent les marionnettes humaines.
Nous sommes auprès de Madrid, dans un laboratoire forestier où Carmela étudie le comportement animal, plus exactement l’éthologie. Un courriel étonnant et posthume de Mandel, son maître de thèse, l’affole. Il est mort depuis deux ans, dans des circonstances psychiatriques troubles, et lui écrit un seul mot : « Croatoan ». Vocable étrange qui fut signalé lorsque les colons d’un village américain disparurent en 1590 sans suite ni explication. L’enquête scientifique monte en puissance lorsque se croisent d’anciens fidèles du maître, Sergi, fol inoffensif qui veille sur Fatima, une droguée crispée sur ses poèmes (« Je suis cette longue mort topaze »), Logan, le fils sauvage de Mandel...
Soudain, apparaissent des comportements alarmants : des files, des processions, non seulement d’animaux, mais d’humains, d’hybrides et d’humanoïdes porcs, lézards et autres bêtes indéterminées parcourent les routes, les forêts, sans que rien les arrête, dévastant tout sur leur passage. Ainsi, l’homme agit en espèce animale, détruisant les villes, mourant par cargaisons, signant la faillite de toute civilisation, affectant la planète entière. Il s’agit d’« un sinistre ordre des suicides », dans lequel les individus se disloquent, se mordent, s’entredéchirent, s’entretuent ; « Mais le tout en silence. Sans langage, sans expression ». D’autres, en foules, entrent dans la mer, alors que la contagion « a parcouru la gamme des vertébrés » Bientôt il en est de même pour les papillons, errant dans le ciel par millions : « une sorte de dieu aztèque, un Quetzalcoatl silencieux et confiant qui tordrait ses anneaux pourpres vers le ciel ».
Pire, les cloisons entre vertébrés et invertébrés, jusqu’aux lombrics et bactéries, s’affaissent, affectant monstrueusement l’humanité, où chacun peut « se transformer en temple mobile d’être aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Ce pourrait ridiculement granguignolesque, mais, ô prodige, l’écrivain parvient à nous rendre complice de l’enfer de son épouvantable merveilleux !
Le « tsunami de bestioles » s’abat jusqu’à menacer nos personnages, qu’ils soient soldats de l’Etat bientôt dangereusement révoltés, ou peu fiables complices de Carmela, elle-même harcelée par son amant, ce pour épicer une intrigue déjà prolixe, et comme pour dire qu’à la racine de l’humain est déjà ce comportement prédateur. Notre poignée de survivants immunes se réfugie dans le laboratoire isolé, subit d’éprouvantes, traumatisantes et sanglantes attaques, y compris entre ses propres membres. Il semble que « tout est mort, pas seulement amis, familles, personnes : règles, normes, raisons, causes aussi. Ce n’est pas seulement la fin du monde. C’est la fin des lois de la nature ». Le thriller philosophique virulent épuise ses personnages, tient son lecteur en haleine, l’étrangle...
Qui sommes-nous sinon nos comportements ? Le libre arbitre en prend un sale coup lorsque mille animalités nous changent en migrateurs et prédateurs. La nature devient, pour Logan, le délinquant homosexuel et revenant de cette métamorphose plus que kafkaïenne, la « Grande Mère », celle « qui se venge », alimentant les peurs afférentes aux crises écologiques. L’aventure signe une apocalypse inimaginable par Saint-Jean l’évangéliste. « Virus », « transe » ? Plus exactement, selon Mandel, des « pics de comportement », des « pics de migration ». À tel point que l’on peut « se transformer en temple mobile d’êtres aux multiples petits yeux, écorce de chair se décomposant sous les arachnides ». Le désordre génétique conduit à la démultiplication anarchique : « Personne n’est constitué d’un seul être. Sur le corps de Logan abondent d’autres bestioles ». Aussi n’est-il pas étonnant que le nom du professeur Mandel, peut-être à l’origine de cette catastrophe évolutive, soit si proche de Mendel, ce moine botaniste et fondateur de la génétique. Sans compter l’éducation pour le moins risquée qu’il offre à son fils : « Logan était l’expérience vivante de Mandel : androgyne et violent, forcé à être libre ».
Jouant avec habileté d’un narrateur omniscient, alternant les groupes de personnages dans leur progression vers la catastrophe, ou la sauvegarde d’une mince humanité capable d’y surseoir, José Carlos Somoza nous enserre le corps et l’esprit avec les barbelés de son récit à suspense, sans que l’on puisse s’en défaire tant que le livre ne s’est pas refermé. En outre, en son roman d’action, sa biofiction, dont on tirera sûrement un film à grand spectacle, en son « machin éco-punk », il nous pousse à des interrogations plus que troublantes. Que l’humanité puisse être mortelle, soit ; mais que les barrières génétiques entre les animaux et les hommes s’effacent, que la monstruosité physique et comportementale puisse affecter l’animal politique reste une hypothèse complètement folle, bien digne d’un écrivain virtuose du fantastique, mais aussi une potentialité de la nature qui permettrait de douter de la supériorité de la spécificité et de l’intelligence humaine : « notre cerveau nous a fait croire que nous étions le centre de l’univers, l’image et la ressemblance de Dieu ». En ce sens, Le Mystère Croatoan est bien digne de ces écofictions exponentielles qu’analyse Christian Chelebourg : « L’écofiction n’est pas un genre littéraire et cinématographique, mais une manière d’entrer en résonnance avec l’imaginaire d’une époque fascinée par sa puissance et terrifiée par un avenir dans lequel elle ne sait plus lire que des promesses de déclin[1] ».
Si l’on peut lire en ce Croatoan l’émergence d’une peur panique devant l’avenir des manipulations génétiques et d’un transhumanisme[2] devenus incontrôlables, il n’est peut-être pas indifférent d’accéder à un autre niveau de lecture et une autre inquiétude : au-delà de l’écofiction, qui sait s’il faut y voir la métaphore de l’émergence soudaine d’une invasive barbarie gangrenant notre civilisation. Auquel cas l’apologue serait plus encore à méditer qu’il n’y parait…
Lézard vert, Dorsino, Trentino Alto-Adige.
Photo : T. Guinhut.
Etrange parcours pour l’écrivain qui s’aventure sur la ligne immense qui séparait science-fiction et religion, même si un Dan Simmons[3] a su s’y glisser avec son vaste cycle Hypérion… Il faudra au moins une aventure planétaire pour trouver la cité de la mort de Dieu, ce dans un précédent roman de José Carlos Somoza : La Clé de l’abîme. Car c’est la religion qui est ici dépeinte avec force figures et images pour être mise en question dans le cadre d’un fantastique pour le moins échevelé.
D’abord l’on ne comprend guère que l’on a changé d’époque. Un subalterne employé du « Grand train » est confronté à un terroriste dont la poitrine est harnachée de sang et d’une bombe complexe. Ce dernier confie un lourd secret dans l’oreille de l’innocent Daniel Kean, à son insu devenu le messager d’une révélation. On se doute que sa banale destinée de sceptique jeune homme marié à la croyante Bijou et père d’une petite Yun de six ans va subir bien des bouleversements. Entraîné par une bande armée, il parcourt les souterrains qui innervent l’Allemagne jusqu’à ce que, à cause de son incapacité à délivrer la révélation, l’on tue devant lui sa chère Bijou. Yun lui est enlevée. Une bande rivale l’emmène alors au Japon. Fin de la première partie où les humains se divisent entre « corps conçus » et « corps biologiques ». Un nouveau livre en « Quatorze Chapitres » domine le monde : « La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art »… Nous sommes après « la chute de la couleur », sur une planète terre de science-fiction où le fantastique se mue en un merveilleux d’héroïc-fantasy.
Les deux parties suivantes, Japon, Nouvelle Zélande, s’opposent en se complétant. Il s’agit d’escalader une tour en une quête délirante et kaléidoscopique des mots de la révélation puis de pénétrer de telluriques profondeurs. La partie finale, « Abîme », accède à « la ville-cadavre de cauchemar » et à un vaisseau enfoui sous le Pacifique qui fut le refuge d’une humanité aux pouvoirs génétiques étendus (une arche de Noé futuriste), là où la « Clé » ou « Cité de Dieu » (pour faire allusion à l’opus de Saint-Augustin) n’est rien moins que le décodage de la Sainte Bible, pour en montrer l’inanité : l’Histoire et la science remplacent enfin les textes cryptiques qui régissent les croyants parmi leurs peurs et leurs luttes de pouvoir obscurantistes. Le sort du Dieu fantasmatique est réglé : définitivement mort, en une nietzschéenne évidence. Peu à peu, le lecteur averti a deviné un infra texte, comme le confirme la « Note de l’auteur » : les mythes de Cthulhu et l’œuvre de Lovecraft[4] nourrissent les créatures et le Dieu postulés par les croyants.
Il y aura des passionnés de trépidante héroïc-fantasy pour adorer ce roman. Ses détracteurs y dénonceront l’accumulation (surtout aux deux parties centrales) de péripéties un peu ridicules qui font les clichés des films d’action et des romans merveilleux pour adolescents. Force est pourtant de constater l’étonnante capacité de Somoza à phagocyter les genres, depuis le policier dans de précédents titres, sans parler du fantastique, jusqu’à l’initiation mystique et sa déconstruction. Il y a dans cet apologue une remarquable réflexion sur les pouvoirs de manipulation et de fabulation des religions qui utilisent l’ignorance et la peur pour masquer le réel et l’Histoire, pour assurer leur tyrannie : « discuter avec un croyant revenait à perdre d’emblée » constate Daniel. Ou encore : « La Vérité est un mercenaire engagé par le Maître» ; « La Vérité est une grande menteuse ». En ce sens, « détruire Dieu » est salutaire ; reste cependant ce besoin de transcendance, ce mystère de la création auxquels Somoza n’apporte guère de réponse. Car il n’y en a peut-être pas. « Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient », se lamente un des personnages de ce roman ébouriffant, peut-être moins efficacement construit que La dame n°13 ou Clara et la pénombre, ou encore le plus récent Mystère Croatoan, peut-être cédant encore une fois aux démons du manque de concision, néanmoins fascinant.
Une cohérence secrète parcourt l’œuvre de José Carlos Somoza, celle de l’attrait des mystères universels de l’humanité et de la création, divine et artistique. En effet La Dame n° 13 s’interrogeait sur le pouvoir des Muses et des vers[5], sur ces grandes inspiratrices qui ont confié des formules fabuleuses et dangereuses aux poètes. Clara et la pénombre mettait en scène des corps peints en se demandant jusqu’où l’on pouvait les utiliser pour la richesse de l’art. La Théorie des cordes jouait à confronter les plus abstruses spéculations de la physique théorique et cosmologique à de menaçantes aventures temporelles. La Clé de l’abîme parut parachever cette quête en ajoutant aux mystères de l’art et de la science ceux de la religion. Enfin, du moins provisoirement, ce sont les sciences comportementale et génétique qui le poussent aujourd’hui vers les plus sombres inquiétudes sur le sort à venir de l’humanité.
Spécialiste des manifestations du mal dans la nature humaine et jusque dans l’univers, José Carlos Somoza s’empare, en son Etude en noir, des codes du roman policier, comme un second Arthur Conan Doyle, dont il fait un de ses personnages, jeune médecin ophtalmologue de son état. Car en 1882, Anne McCarey est affectée à l’entretien d’un étrange patient, « Monsieur X », dans une résidence psychiatrique de luxe, alors qu’elle est la maîtresse d’un marin violent et aviné.
Un premier meurtre sur la plage jette l’effroi. D’autres suivent. Aussi faut-il que les enquêteurs égarés soient doublés par les dons de clairvoyance de Monsieur X, qui manipule son monde. De plus, des enfants des rues, liés aux indécents « théâtres clandestins », surgissent pour être ses informateurs. Doyle avertit : « Un jour le théâtre sortira de son enfermement. Un jour ce Béhémoth antique, plein de vice et d’une lascivité que nous avons créés, sortira en soufflant par les narines à la recherche de victimes ». Aussi, face à la menace des « Dix », Monsieur X a-t-il beau jeu de prétendre : « Qu’est-ce que la morale sinon une construction de l’homme immoral ? » Entre ces acteurs consommés, qui ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent être, le jeu d’échec des assassinats sera-t-il mené jusqu’à son terme ?
Avec une scrupuleuse patience, la narration progresse impeccablement dans un cadre réaliste, pour approcher, avec un efficace suspense, les régions les plus troubles de l’esprit, dont le « palais de verre » mental de Monsieur X. Cette Etude en noir répondant à la fameuse Etude en rouge de l’auteur de Sherlock Holmes, alors que la puissance de l'écrivain est ici incarnée par le véritable Doyle, en une belle mise en abyme. Notre narratrice Anne McCarey ressent l’affaire comme une menace qui dépasse l’entendement, en une troublante inquiétude métaphysique : « Face au mal, il me reste encore la consolation que le bien me défende, mais qui peut me défendra contre le bien ? »
Le plus souvent, une intrigue criminelle anime le récit somozien en une sorte de thriller. Or, du thriller à l’horror show, notre romancier espagnol maitrise avec brio les ressorts du roman gothique, tels que poussés à son acmé par Mary Shelley dans Frankenstein[6], puis par Lovecraft. Il avait brillé avec Daphné disparue, où la stature de l’écrivain était mise à mal par les prismes du fantastique. Il avait failli en s’embourbant dans de lourdes et pâteuses fictions comme lors de La Théorie des cordes. Il tentait un érotisme troublant avec des donzelles formées par une police peu scrupuleuse, dans L’Appât, identifiant les désirs les plus secrets des suspects pour les faire succomber à une overdose de plaisir. Il intriguait avec le coffret d’histoires de son Tétraméron… Il devient, avec La Clé de l’abîme et Le Mystère Croatoan, une planète romanesque non négligeable dans le cosmos de la science-fiction. Mais aussi un prestidigitateur du fantastique, de l’épouvante, du genre policier et de la métaphysique, jusqu’à la dimension de l’apologue, en fait un homme-orchestre, brillant, quoique un brin clinquant, du roman contemporain, mais un clinicien du mal.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, septembre 2009 et février 2018
[1] Christian Chelebourg : Les Ecofictions, Les Impressions nouvelles, 2012, p 229.
[3] Voir : Dan Simmons et le space opera
Quintanar de la Sierra, Burgos, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
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