traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari et Pierre Guénoun,
Le Cherche midi, 2022, 752 p, 23 €.
Benito Pérez Galdós : Fortunata et Jacinta,
traduit de l’espagnol par Sadi Lakhdari, Le Cherche-Midi, 2024, 1248 p, 32,90 €.
Benito Pérez Galdós : Tristana,
traduit de l’espagnol par Suzanne Raphael,
GF Flammarion, 1992, 254 p, 9,50 €.
Mario Vargas Llosa : Benito PérezGaldós. Le Regard tranquille
Le Cherche Midi, 2024, 352 p, 22 €.
Passablement méconnu en France, Benito Pérez Galdós (1843-1920) serait outre-Pyrénées digne d’être placé à la hauteur de Balzac, rien moins. Il n’est donc pas interdit de lire ses Romans de l’interdit, en fait un diptyque : Tormento & Madame Bringas, placé sous l’égide de deux personnages féminins. le romancier espagnol y fustige la médiocrité de son siècle et de ses contemporains avec un rare sens de l’humour et de la satire. Il brosse en outre une vaste fresque de la ville de Madrid, à la fin du XIX° siècle, dont les univers sociaux sont radiographiés dans Fortunata et Jacinta, qui est son emblématique opus, considéré comme un sommet de l’art du roman outre-Pyrénées, y compris par Mario Vargas Llosa qui, comme en témoigne Le Regard tranquille, le sait irremplaçable.
Commençons par Tormento & Madame Bringas, dont le titre laisse présager des tourmentes psychologiques sans nombre. Après un prologue dialogué dans lequel un écrivain livre ses trucs de romancier mélodramatique au kilomètre - une succulente satire du faiseur de prose - nous voici plongés dans la grotesque épopée sociale de la famille Bingras. Elle aménage en 1867 dans les étages supérieurs du Palais-Royal de Madrid. Car l’entreprenant Don Francisco de Bringas est un fonctionnaire de la Couronne : « Il ne manquait à Bringas que le regard profond et tout ce qui est propre à l’esprit. Il lui manquait ce qui fait la différence entre un homme supérieur, qui sait faire l’Histoire et l’écrire, et l’homme commun qui est né pour réparer une serrure et clouer la moquette ». Doña Rosalía de Pipaón, son épouse au physique d’un Rubens, n’est guère plus épargnée, affligée qu’elle de « folie nobiliaire ».
Le premier volet s’intéresse à la belle et pauvre domestique Amparo, alias Tormento. Corvéable à merci, brimée par la mégère Rosalía, elle attire l’attention d’Augustin Caballero, aussi riche que célibataire. L’on devine que la romance sera contrariée par quelque secret sur le point d’éclater, venu d’un prêtre à la vertu douteuse, que l'on devine obscène satyre et que l'on découvre en tourmenteur de la jeune fille : Pedro Polo. Suspense, scandale et péripéties sont au rendez-vous. Quant à Caballero, il finira par fuir l’étouffante Espagne avec sa dulcinée devenue concubine : « Tu as voulu avoir pour épouse la vertu personnifiée : mensonge ».
L’ascension sociale de Madame Bingras, apparemment triomphante lors du second volet, se verra stoppée par les convulsions politiques du temps, soit la révolution de 1868. A la pingrerie nécessaire de son époux, elle répond par une folie dépensière, vestimentaire et « les papiers de soie de son rêve évanoui ».
La brochette d’anti-héros permet ainsi de fustiger la médiocrité omniprésente. Ce au moyen d’une narration et de monologues intérieurs qui permettent d’explorer la psyché des personnages, leurs fantasmes et leur vanité, bien plus que l’action : « Les muets sont en général très éloquents quand ils se parlent à eux-mêmes ». Le réalisme et l’ironie sont les ressorts constants de l’écrivain. Soutenus par une incessante acuité, ses portraits incroyablement vivants lui permettent de dénoncer le conformisme et « la falsification de l’être ». Au-delà des difficultés de traduction, l’écriture est vigoureuse, allègre, l’humour est intact, n’hésitant pas à user de la parodie du registre épique pour les trivialités du quotidien. Même la tentative de suicide d’Amparo, où l’on pourrait penser à celui réussi d’Emma Bovary, n’est pas épargnée par le comique. La satire et la comédie de mœurs accusent les traits psychologiques et sociaux en une cavalcade de péripéties et de tourments.
Maître du roman historique, avec le cycle intitulé Les Episodes nationaux, jouissant d’une grande popularité, parvenant à vivre de sa plume - fait rare alors en Espagne - dramaturge à succès avec Electre, fresquiste des tableaux espagnols, son écriture est bouleversée par la lecture du naturalisme de Zola, au point de gagner en mordant, se consacrant à des thèmes récurrents, comme l’adultère et l’argent, non sans le piment de l’hypocrisie, mais aussi à l’influence des conditions socioéconomiques sur les individus peu flattés par leur sort. Ainsi l’analyse piquante des classes moyennes madrilènes et la rivalité amoureuse féroce font de Fortunata et Jacinta son probable chef d’œuvre.
Juanito Santa Cruz y est présenté comme personnage fondamentalement hésitant, entre une épouse aimante mais effacée et une maîtresse ardente et généreuse. Le traditionnel triangle amoureux dans le milieu bourgeois sert de pivot autour duquel gravitent les classes sociales, de l’aristocratie à la plèbe, et l’actualité politique. Les débats intellectuels et plus ou moins libéraux, la présence tutélaire de l’Eglise, tout contribue à un condensé de société, qui en 800 pages bien tassées apparait comme un massif de romans entrecroisés.
Révolution, République, Restauration, voilà qui n’est qu’une toile de fond pour Juanito, ce bourgeois désœuvré. Lui importe bien plus son gouvernement sur le petit monde féminin qui l’entoure. Jacinta est son épouse qui ne peut lui donner de descendance ; lui égrène les aventures sexuelles désordonnées. Fortunata, venue d’un milieu fort modeste, apparaît en trombe comme une révolution populaire : elle est belle, féconde, outragée, comme le peuple dont elle est issue. La métaphore politique, si elle n’est pas réellement marxiste, est parlante. Que deviendra le fils né de la liaison de Juanito et Fortunata ? Cette dernière s’est laissée épouser par un étudiant, Maximilien, qu’elle vient à haïr et trompe avec Juanito. Elle ne manque pas d’être furieusement jalouse de Jacinta. Quant à Maximilien, il en perd la raison. S’il croit d’abord entrer selon ses vœux au couvent, il franchira la porte d’un asile d’aliénés avec indifférence.
Pour faire la connaissance de Juanito, il nous faut rien moins que la vie intime de ses parents, imperturbablement amoureux, son enfance, sa jeunesse, comme en un narratif traité d’éducation. L’intérêt dramatique ne faiblissant pas, la dimension didactique n’est jamais loin. De même le commerce des draps et tissus parental permet de voir à l’œuvre les changements de goûts, des mœurs et les évolutions économiques : « la manière de s’habiller devançait la manière de penser ». Ce qui permet au romancier une remarquable hauteur et largeur de vue. Ainsi la balzacienne comédie humaine est une comédie sociale.
Plaza Mayor, Madrid.
Photo : T. Guinhut.
Sans compter une myriade de comparses, une galerie de portraits est sans cesse haute en couleurs, les personnages les plus secondaires étant loin d’être négligeables, car « l’homme, partout où il va, porte avec lui son roman ». Estupina, dont la conversation est un véritable vice, est un connaisseur infatigable du vieux Madrid : pour lui « la bibliothèque était la société ». Il règne à sa manière affairée autour de la Plaza Mayor où l’on visite encore la chambre, évidemment fictive, de Fortunata. En ce microcosme de la capitale, et de l’Espagne entière, là convergent les révolutions populaires. La cousine Guillermina représente l’esprit évangélique, au point qu’elle remettra l’enfant de Fortunata mourante à Jacinta, en ce même lieu central. Ainsi Jacinta peut « audacieusement échafauder en son esprit des châteaux de fumée couronnés de tours de vent, et de coupoles plus fragiles encore, car elles n’étaient qu’idée pure. Les traits de l’enfant hérité n’étaient pas ceux de l’autre femme, mais les siens ». Malgré le sourire en coin plus que sensible du narrateur, une certaine tendresse se dégage, tout en ménageant la nécessité d’une conduite morale.
Les tableaux se succèdent avec une vivacité irrésistible. La mère commerçante est tout aussi bien « négociante en filles », dont Jacinta, qu’il faut toutes les sept veiller et marier en toute respectabilité. On n’en finirait pas d’évoquer les surprises que ménage le talent romanesque. La perspicacité psychologique de notre romancier fait merveille ; ainsi que son ironie, voire son art de persécuter ses personnages nettement individualisés, malgré sa profonde humanité. L’on se persuade aisément de ses qualités et de son succès tant il écrit avec entrain et tient captif son lecteur en un monde plein comme un œuf, sans être étouffant cependant.
Egalement, les connaissances encyclopédiques de l’auteur sont au service de la puissance romanesque ; par exemple en économie lorsqu’un personnage « avait lu Frédéric Bastiat », un libéral français[1], et bien entendu dans le domaine politique, lorsque viennent à régner « l’Etat tutélaire et le parlementarisme socialiste », ce qui ne semble guère de son goût.
La fortune posthume Benito Pérez Galdós est considérable, tant Federico Garcia Lorca l’estimait, tant le cinéaste Luis Buñuell’admirait, mettant en scène Viridiana et surtout Tristana en 1970, quoiqu’en introduisant des personnages supplémentaires et en modifiant la fin. « Le style c’est le mensonge. La vérité regarde en face et se tait », était son éthique littéraire.
Ce pourquoi peut-être Tristana mérite son aura. Publié en 1892, dans le cadre du cycle spiritualiste de l’auteur, ce roman plus bref, plus elliptique qu’à l’accoutumée, met en scène un trio propice aux analyses psychologiques. Plus exactement un triangle amoureux passablement morbide entre un vieil homme, un artiste et une orpheline : Tristana Reluz. Face à cette dernière, Don Lope Garrido est le tuteur séducteur, féru d’honneur à l’ancienne et perclus de maladies, quand Horacio Diaz est le jeune peintre, quoiqu’aux idées bien traditionnelles. Rebelle, Tristana tombe amoureuse de l’artiste, qui, lui, n’approuve guère ses idéaux féministes. Au cours d’une longue absence du peintre, la jeune fille, qui préfère l’idéaliser, doit subir l’amputation d’un pied : une castration symbolique, diraient les psychanalystes. À son retour, les illusions se sont écroulées. Aussi l’un épouse une dame alors que la jeune fille, qui rêvait d’être actrice, accepte la main du vieux débris Don Lope et se consacre à l’amour de Dieu. Peut-on la considérer comme une allégorie de la jeune Madrid opprimée par une société masculine peu encline à l’évolution des mœurs, alors que Don Lope figurerait le Destin ? L’histoire, pathétique sans sentimentalisme, où la réalité brutale plombe les personnages, obéit au réalisme, plus précisément au naturalisme venu d’Emile Zola, naturalisme un brin cruel sous l’acuité de la plume de Benito Pérez Galdós.
Plus de cent-dix volumes émaillent la production torrentielle de Benito Pérez Galdós, que l’on crédite de la hauteur d’un Balzac espagnol. Au cours des années 1870, il produisit deux cycles d’Episodes nationaux, soit quarante-six volumes, dont seuls deux sont ici traduits[2], dans lesquels, au-delà des tableaux historiques, il cherche à comprendre comment le champ de forces sociétales éclaire la période 1805-1834, au moyen de personnages représentatifs, parfois récurrents, et grâce à une intense dynamique dramatique, ce dans une perspective à la fois romantique et politique. Si la classe moyenne de la capitale madrilène est ensuite l’objet principal de son analyse, les bas-fonds le requièrent, avec Marianela, lorsqu’une pauvre vagabonde et un aveugle s’engagent dans une tragique idylle.
En un essai d'abord accessible au lecteur hispanophone et enfin traduit, Mario Vargas Llosa[3] offre toute son admiration et sa sagacité à notre Benito Pérez Galdós parmi les pages deLa Mirada quieta ; quelque chose comme « le regard tranquille[4] ». Il y salue « le premier écrivain professionnel que connut notre langue », sa « capacité à convertir le passé en matériau littéraire », à l’occasion des Episodios nacionales. Si, malgré bien des articles journalistiques et quelques essais, il n’était pas un grand penseur, au contraire plus tard d’Ortega y Gasset ou Unamuno, il est le romancier le plus complet après Cervantès, à moins de se demander si l’Espagne a depuis connu un écrivain de cette envergure. Sa capacité à donner vie à une foule de personnages au cœur d’une Histoire politique troublée permet cependant à Mario Vargas Llosa de noter combien l’anachronique Espagne qu’il décrit n’a pas vu passer la révolution industrielle européenne, alors que l’impéritie de l’Etat bureaucratique ne laisse plus ou moins prospérer que l’agriculture et le commerce. Commerce abondamment représenté dans Fortunata et Jacinta. Comprendre son siècle « sans parti-pris idéologique » est le pari, amplement réussi de Benito Pérez Galdós. D’où ce « regard tranquille et objectif » qui permet de faire défiler autant de maniaques et de fous, de généreux et de mesquins, d’idéalistes et de grossiers, de frivolité aristocratique et de bassesse populaire dans un roman monumental et cependant plein d’alacrité.
Mario Vargas Llosa se laisse emporter sans frein par l’amour-passion de cette Fortunata qui se dit « toujours peuple », innervant toute la trame de Fortunata et Jacinta. Elle qui apparait gobant un « œuf cru » (quel symbole sexuel !) poursuit de ses assiduités le « parasite social » Juanito, qui ne sait guère que jouir de la fortune familiale et n’aimer que de façon velléitaire. Le drame de son épouse, Jacinta, charmante au demeurant, étant de ne pouvoir avoir d’enfant, elle trouvera son assomption mérité à la fin du roman en adoptant celui de son mari et de Fortunata, dont le prénom est une antiphrase.
Outre ces réussites dramatiques et psychologiques, Mario Vargas Llosa relève avec gourmandise une pléiade de protagonistes hauts en couleurs. Mauricia la Dura, au physique napoléonien, au caractère furibond, une sorte d’anarchiste « en guerre perpétuelle contre les nobles et les riches ». Celui avec qui se marie Fortunata, Maximiliano, est un amoureux désespéré, jusqu’à « se convertir en véritable pauvre diable, en une tête malade qui délire et ne cesse de rêver aux crimes d’une religion personnelle avec laquelle il pourrait livrer tous les êtres humains aux démons qui les tourmentent ». Sans compter, grâce aux soins du narrateur infiniment omniscient, les défauts de langage de toutes sortes de comparses, fidèlement reproduits. Au contraire, l’aristocrate doña Guillermina est un ange de bonté auprès des pauvres : elle fait également l’admiration inconditionnelle de Mario Vargas Llosa. Ainsi Benito Pérez Galdós anime sa nébuleuse de personnages excitants, repoussants ou attachants. Avec nous, il « s’efforce toujours de comprendre, non de juger, les conduites ».
Certes, Mario Vargas Llosa souligne que notre romancier ne fut pas un novateur ; que son attachement à l’Espagne a quelque chose du « provincialisme ». Il eut cependant le mérite, à peu près unique en Espagne, d’amplifier les leçons de Balzac, de Dumas, de Flaubert, d’Hugo, de Dickens, dont il traduisit Les Aventures de Monsieur Pickwick, sans oublier Emile Zola qui le stupéfia, quoique ses narrateurs ne furent jamais de la trempe novatrice de ceux de Flaubert. Il souligne également que, s’il se présentait comme un « libéral », les réalités de développement économique ne lui souciaient guère, continuant d’associer la religion à la résolution des problèmes sociaux, même s’il en refusait l’intolérance.
L’un des contemporains de Benito Pérez Galdós, voire son modeste rival, car bien moins prolifique, mais également son ami, est Leopoldo Alas, dit Clarin (1852-1901), moraliste à la plume aiguisée. Parmi les pages de La Régente[5], un immense opus aux cent cinquante personnages, ce romancier magistral exposa une égérieattachante autant que pathétique, commettant un adultère tragique, dans le cadre de la ville fictive de Vetusta, au nom significatif, quoiqu’il cache celui bien réel d’Oviedo. Ce qui lui permit de figurer auprès du Flaubert de Madame Bovary et du Tolstoï d’Anna Karénine, comme un des grands maîtres du roman européen, élevant avec ces derniers un triptyque de remarquables stèles à la féminité opprimée de leur temps.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.