San Pantaléon de la Losa, Burgos. Photo : T. Guinhut.
Déconstruire Derrida :
Penser à ne pas voir, Ecrits sur les arts du visible.
Jean-Clet Martin :
Derrida un démantèlement de l'occident.
Jacques Derrida : Penser à ne pas voir. Ecrits sur les arts du visible, 1979-2004,
La Différence, 368 p, 25 €.
Jean-Clet Martin : Derrida, un démantèlement de l’Occident,
Max Milo, 320 p, 19,90 €.
Faisons le pari que nous savons ce qu’est la déconstruction de Derrida. Pari qu’il faudrait déconstruire bien sûr, ne serait-ce qu’en passant par Pascal. Celui qui a pensé pour tellement dire et à ne pas dire parait une fois de plus assurer sa légitimité, quoique post-mortem, grâce à diverses publications, pas si anodines. L’une concerne « les arts du visible », grâce auxquels il apprit « à ne pas voir », tentant de découvrir « en quelle langue on dessine ». L’autre concerne une monographie de Jean-Clet Martin qui se donne rien moins que l’ambition de nous offrir « une lecture intégrale » de la déconstruction et de la « différence », ces concepts qui, affirment-il, n’annoncent rien moins que le « démantèlement de l’Occident ». Au-delà du discours sinueux, brillant, souvent abscons et finalement aporétique de Derrida, ce fantôme des souterrains de la philosophie, y-a-t-il là une clarté suffisante pour permettre d’éclairer le sens de ce qui a défait le sens ?
La déconstruction serait « une émancipation à l’endroit de l’hégémonie et de l’autorité du discours philosophique » et ce qui interroge la légitimité du discours. Voilà ce qu’affirme Derrida à l’orée d’un entretien sur les « arts de l’espace », donc au fronton de ce recueil : Penser à ne pas voir. Pour tenter d’y voir plus clair, voyons comment Jean-Clet Martin va jusqu’à faire de cette déconstruction un « démantèlement » :
L’essayiste Jean-Clet Martin refait d’abord avec Derrida le voyage de Robinson Crusoé, pour en accuser cette « reconstruction manquée des notions fondatrices de l’Occident ». Quoique seul, ce dernier ne reconstitue-t-il pas sur son île les prémisses de l’Encyclopédie ? Certes son pouvoir de maître sur Vendredi qu’il a sauvé ne joue qu’à demi en sa faveur. Si Derrida fore les prémisses de l’Occident avec une philosophie de « l’écriture libérée de l’économie des princes qui y cherchent l’économie du retour », nie-t-il à dessein la valeur humaine et civilisationelle de l’encyclopédie portative qu’est Crusoé et que seront les colons de L’Ile mystérieuse de Jules Verne ? Il n’en reste pas moins qu’ici la déconstruction derridienne est à la recherche de « la couche pré-historique et pré-culturelle de l’expérience spatio-temporelle qui fournit un sol unitaire et universel à toute subjectivité, à toute culture[1] » Ainsi notre intégrité intellectuelle et morale, en cohérence avec « l’archéologie du savoir » foucaldienne, ne peut se passer de « démanteler le sens, le socle sur lequel repose notre civilisation, la grammaire de nos mythes et la constitution de nos savoirs dominés trop souvent par la violence du discours », sinon, ajouterons-nous, par la violence trop humaine et trop politique.
En suivant les tours et détours de la pensée errante de Derrida, entre différence et différance, il s’agit de côtoyer maintes interrogations. C’est après le concept nietzschéen, et d’après une « carte postale », qu’il joue à « renverser le platonisme », où Platon ferait écrire Socrate, tandis qu’il interroge : « Y-a-t-il des vérités nues ? » Mais faut-il suivre Derrida lorsqu’il joue sur les sens des mots, comme « voile » et voile, et qui, semble-t-il n’a crainte que son lecteur se voile la face devant tant de disséminations ? À moins de penser que ce sont « les tissus, les palimpsestes qui mettent en scène ce qui tient lieu de vérité »…
Où « l’ontologie s’étend vers des frontières sans véritables bords », c’est aux « marges » de la philosophie que Derrida interroge -entre bien d’autres mythes, comme celui de la caverne- le mythe d’Ariane et ce « devenir femme dont Nietzsche semble être le témoin ». Très vite, les têtes de chapitres de Jean-Clet Martin semblent devenir folles et pétillantes, courant après les écarts de la pensée-poésie derridienne : « Condillac et les associations frivoles », « La mythologie blanche ou le transport des métaphores ». Poursuivant « l’origine tombée en désuétude des rémouleurs de la philosophie »… Derrida puise au plus étroit du « for intérieur », des « cryptes », des « momies », des Spectres de Marx [2]», qui sont aussi ceux du langage, de la « dissémination du sens ». Les rubans de signes jouxtent le « ruban d’ADN », les « écritures génétiques » flirtent avec « l’écriture générique », ainsi qu’« une espèce d’échographie de la pensée dans l’univers flottant comme des méduses numériques ». Traces, « architraces », empreintes en « mal d’archive » disent le coup de dé de l’Etre, quand « Thot, le dieu de l’écriture est celui du démantèlement dont les failles ne se comblent pas sans induire des disséminations plus sourdes et plus insaisissables. » Sur quel vent, quel vide troué repose alors notre langage, notre moi ? Reste le « toilettage cathartique des textes » effectué par Derrida, entre Platon, Kant et Hegel. Sommes-nous avec Derrida, avec Jean-Clet Martin, dans le verbeux de la langue, dans son verbe ou dans son aporie ? Cherchons-nous la « logique du sable » ? La philosophie et le sens sont-ils plus inatteignables que le sommet du Château de Kafka…
On se rend compte alors combien la curiosité de Derrida -était-il un génie ?- est infatigable, du beau à la peine de mort, de « la tulipe de Kant […] éclose pour rien » au kitsch, de la « théologie négative » au désert de sable de la « Khôra », de l’amitié à la « différence sexuelle » mise en doute, de l’animal dont « l’insomnie » vaut « mieux que le sommeil de la raison » à « sa propre déconstruction ». Sans compter la création de concepts, ce que Deleuze plaçait au seuil de la philosophie, mais des concepts « différants ». La dissémination de la liste, le vertige de la liste[3], frôleraient l’infini…
Valerio Adami : Portrait allégorique de Derrida, 2004.
L’écriture de Jean-Clet Martin, en dépit et au moyen de son lyrisme, est étonnamment claire et fluide. Qui eût cru que l’on puisse déchiffrer le « sens » derridien avec tant d’errance construite et de clarté ? Un travail considérable de lecture aboutit à un archipel synthétique. En trois parties, de « Tag », à « Tatouages », en passant par « Graffitis », c’est bien l’aventure des signes derridiens et de leurs disséminations que Jean-Clet Martin, en tentant de se faire le jumeau biaisé de son maître, déroule et disperse… Le lecteur qui voudra bien suivre Jean-Clet Martin dans sa promenade d’amitié avec Derrida découvrira moins un exposé dogmatique qu’un compagnonnage conceptuel et poétique qui louvoie entre fidélité au philosophe et « différance » ; autant un exercice de didactique que des marginalia poétiques. Si les philosophes analytiques anglais ont reproché au pape de la déconstruction un rédhibitoire manque de clarté et de rigueur, vaut-il mieux lire un commentateur, même trop enthousiaste, plutôt que le maître lui-même, auquel Jean-Claude Martin offre une belle stèle posthume faite de mots…
Peut-être faut-il, avec Sloterdijk, « considérer la déconstruction avant tout comme un procédé visant à défendre l’intelligence contre les conséquences de l’unilatéralisation[4] ». Mais aussi « comme le renversement de la forme de stabilité de la société traditionnelle, centralisé et hiérarchisée vers la forme de la stabilité de la société moderne, différenciée et multifocale[5] » ; ou encore « comme un mode d’emploi pour la passation des églises et châteaux de l’ancien régime métaphysique et immortaliste entre les mains du Tiers-Etat des mortels.[6] » Reste que Derrida, malgré ses irritants chapelets de questions sans réponse, son air de savoir dire alors qu’il ne dit pas, est justement celui qui n’a pas cessé de nous dire qu’il y a toujours chez tout acte de langage un soubassement à explorer, un réprimé, un refoulé, une construction sociale et métaphysique…
« Derrida se lance dans la tentative de présenter l’usine à rêves de la métaphysique[7] », nous dit Sloterdijk ; à moins qu’après lui elle ne fasse plus rêver. Lorsque que ses rouages sont démontés par la déconstruction, s’il n’y pas forcément destruction, il reste peut-être un vide salutaire où prendre le réel et notre condition absurde à bras le corps, pour construire enfin le monde et une pensée. Mais peut-être n’est-ce là qu’une surinterprétation de la postérité de Derrida, qui affirme néanmoins dans Penser à ne pas voir, que « la construction n’est possible que si les fondations elles-mêmes ont été déconstruites ». Ainsi, loin de se complaire dans les jeux de langage et l’évacuation stérile de la métaphysique, il se révèle capable de penser éthique et société, ne serait-ce que lorsqu’il interroge la question controversée de la peine de mort[8].
La déconstruction s’étend enfin jusqu’à douter du statut supérieur de l’homme blanc, au profit de la différance de la femme, de l’autre, de l’animal. Déconstruisant les doxas, Derrida ne se réfugie-t-il pas derrière de nouvelles doxas, celles de son temps, certaines respectables, d’autres plus douteuses, comme l’anticolonialisme, l’antilogocentrisme, sans parler de l’anticapitalisme…
A moins d'une séduisante lecture étymologique qui le verrait venir du dé-mantèlement du manteau, comme celui d'Arlequin, comme celui de Pascal aux doublures gorgées de textes, peut-on légitimement se demander si le titre choisi par Jean-Clet Martin est malheureux : « démantèlement de l’Occident » ? Outre que « déconstruction » eût pu suggérer que l’on puisse reconstruire et que démantèlement paraisse sans retour, la critique de l’Occident parait injuste. Certes il y a dispersion, variation, et « la pensée est entraînée vers un univers sans limite », mais cela doit-il être interprété comme « une dérive de l’occident, de ses valeurs, de ses croyances répétées dans des altérations toujours plus nombreuses » ? Doit-on alors préférer à cet Occident ouvert et volatile, d’autres espaces culturels, espaces théologico-philosophiques fermés, comme se veut par exemple l’être la vérité de l’Islam[9] ?
Si, comme l’affirme bellement Jean-Clet Martin, la déconstruction c’est « déjouer toutes les muséifications figées du sens que voudrait fixer l’Occident dans la détermination de ses certitudes », tous espoirs sont permis pour ce dernier puisse se défiger et s’ouvrir au-delà de lui-même. Cependant s’il s’agit de lui récuser l’accès à la vérité, le risque est de choir dans le vide, dans les tréfonds du nihilisme, dans la perte des mots et des vertus…
A ce compte-là, déconstruire Derrida serait aboutir à l’aporie du sens de la démarche qu’il appliqua sur les plaies de la métaphysique et de l’Occident. Sans nier un instant la nécessité de son travail, ne risque-t-on pas de laisser vide le champ des ruines, ainsi prêt pour le sel des barbares, le temple d’une nouvelle -ou trop ancienne- vérité religieuse ou politique, totalitaire ? A dénier tout logocentrisme, ne risque-t-on pas de chasser la possibilité de la vérité, aussi bien dans l’écriture que dans la parole ? Le mot « démantèlement » choisi par Jean-Clet Martin, est-il une hyperbole, un souhait ? Conscients que nous sommes après Derrida de la nécessité du soupçon, il y a pourtant une vérité à fonder sur l’Occident : celle des faits scientifiques, économiques et civilisationnels, bâtis sur l’humanisme et les Lumières, qui ont permis et permettront encore notre développement humain.
Nul doute que la philosophie soit une théogonie, engendrant ses dieux, parmi lesquels Foucault, Derrida, Deleuze, dont la théologie négative surpasse la réalité… Que Jean-Clet Martin envoie de derridiennes cartes postales à ces dieux absents, soit. Qu’elles soient, plus qu’il n’y parait, des pierres pour la refondation de l’Occident, faudrait-il en douter…
Parmi ces Ecrits sur les arts du visible, Derrida s’appuie sur un paradoxe fuyant : « Penser à ne pas voir ». Ou plus exactement voir au-delà du simple voir, voir avec la pensée et pas seulement les yeux. Comme lorsqu’il travaille sur les peintures et dessins de Valerio Adami qui lui renvoie, sous l’habit étrange des circonvolutions acérées du signe et du graphisme son « portrait allégorique ». Adami, était déjà au cœur de l’essai La vérité en peinture, pour lequel il tentait de « dévoiler le substrat linéaire », de lire « la deuxième navigation du dessin dans la couleur[10] ». Ce peintre et dessinateur éminemment littéraire (on pense à ses portraits de Freud ou de Walter Benjamin) permet à Derrida de s’intéresser au hors-peinture, au cadre, à la signature, au discours… Ce que l’on retrouve dans Penser à ne pas voir, qui réunit diverses interventions sur l’art produite depuis 1978, dont un hommage et entretien à et avec Adami, artiste « critique et extatique ». Ainsi, lorsqu’il « trouve dans le dessin sa meilleure forme, c’est la jouissance, c’est l’extase. L’artiste atteint alors une sorte d’acmé »… Au-delà de la peinture, ce sont la photographie, la vidéo le théâtre qui questionnent Derrida. Parmi des salves de questions biaises et sans réponses, on trouve de magnifiques fragments, tel : « je dirais que, pour moi, l’expérience de la beauté, s’il y en a une, est inséparable des relations à et du désir de l’autre, dans la mesure où elle travaille la voix, à travers quelque chose d’un différentiel tonal ». Ou la beauté, qui « possède un effet de transcendance », comme différance…
L’un des plus pertinents exposés est celui qui reprend le titre « Penser à ne pas voir », où il se demande « en quelle langue on dessine », quand le dessinateur, qui ne pense pas, est « un grand voyant », à l’écart du logocentrisme. Avec le peintre, « ils donnent à voir la visibilité ». On y trouve également, dans « A dessein, le dessein », une réflexion sur les « dessins d’aveugles ou montrant des aveugles », ou, à propos d’Atlan, « De la couleur à la lettre ». On ne sera pas surpris de suivre à la trace le concept de trace ainsi que dissémination de la rhétorique métaphorique de l’art. Plus loin, la lumière de la photographie « en vient à surprendre l’instant d’imminence », ou la perplexité se creuse devant « la spécificité d’un nouvel art », la vidéo de Gary Hill, à moins qu’il convoque l’effroi du « cinéma et ses fantômes », ceux de la Shoah… Un dernier texte de 2004, l’année de sa mort, est profondément émouvant et lyrique : « Dans ces contradictions mêmes, je trouve, depuis toujours, mon « rebond », ou mon « échappée », mon « appel » avant le saut, je le suppose du moins, et la force de continuer, de déjouer tous les miroirs qu’on me tend. De garder mon enfance et mon désir en vie. Avec le sentiment, à la fois désabusé et fou d’espérance, que je n’ai pas encore commencé… » Le lecteur, s’il ne l’avait pas compris, se surprend à goûter la qualité littéraire, absolument poétique, de la langue de Derrida.
Faut-il risquer une hypothèse ? Déconstruire Derrida, ce serait interroger ses soubassements. Venu après le « discours hégémonique » de la philosophie, les grands systèmes et leurs faillites, de Platon à Hegel, voire jusqu’à l’engagement sartrien désavoué, venu après les fantasmes verbeux de retour à l’être heideggériens, qu’est-ce qu’un philosophe ? Est-ce face à cette question que Derrida a joué le déconstructeur final, jusqu’à l’aporie totale et désertique, sinon du babil philosophique, du questionnement sans cesse biaisé, à la réponse sans cesse impossible, parce que la question de l’être philosophique se dérobe en-deçà de toute philosophie. Il ne reste alors qu’un déconstructeur déconstruit, pour notre plus grande perplexité, à l’ultime stade de l’hubris philosophique déçu, parfois notre plus grand bonheur, parfois éclaboussant la philosophie du feu d’artifice de ses concepts, parfois butant sur les déchets desséchés des concepts : là où Derrida, humblement, n’a su que penser à ne pas penser… « Nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos. » notaient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Mais avec Jacques Derrida, « ce que le philosophe rapporte du chaos, ce sont des variations infinies[11] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.