Eglise Saint-Pierre, Frontenay Rohan-Rohan, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Dracula et sa pléiade de vampires :
généalogie, bibliophilie et autres encyclopédies.
Bram Stoker, Alain Morvan, Christian Quesnel,
Karl von Wachsmann, Stephanie Meyer, Victor Dixen…
Dracula et autres écrits vampiriques,
traduits, présentés et annotés par Alain Morvan,
La Pléiade, Gallimard, 2019, 1080 p, 63 €.
Bram Stoker : Dracula, illustré par Christian Quesnel, Callidor, 2024, 582 p, 30 €.
Les vampires. Aux origines du mythe, textes établis, présentés et annotés
par Gilles Banderier, Jérôme Millon, 2015, 176 p, 17 €.
Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé, Otrante, 2015, 226 p, 30 €.
Karl von Wachsmann : L’Etranger des Carpathes, 2013,
traduit de l’allemand sous la direction de Dominique Bordes et Pierre Moquet,
Le Castor Astral, 64 p, 5,90 €.
Pierre Moquet, Jacques Petitin : Petite Encyclopédie des vampires,
Le Castor astral, 2013, 256 p, 16,50 €.
Victor Dixen : Vampyria ; la Cour des ténèbres, Robert Laffont, 2020, 496 p, 16 €.
Quoiqu’elles s’attaquent rarement à l’homme, les desmodontinae sont des chauves-souris vampires des tropiques américaines qui se nourrissent de sang. Même si les chauves-souris européennes sont inoffensives, une crainte s’attache à leurs ailes nocturnes et à leurs crocs, associés au mythe des vampires. De quelle mare de sang corrompu vient Dracula ? Le personnage universellement connu, depuis son fondateur incontesté, n’est pourtant pas sans fondements plus anciens, voire anthropologiques. Bram Stoker fut en effet en 1897 le maître du vampirisme avec son inoubliable roman : Dracula, sublimé par les éditions Callidor. Il parut alors incarner celui qui fixa les invariants du mythe : château ruiné de Transylvanie, aristocrate nocturne s’abreuvant à la gorge des jeunes gens qui dépérissent et deviennent vampires à leur tour, agilité de chauve-souris, eau bénite et pieu planté dans le cœur de celui qui dort dans son cercueil… Les ombres griffues du film de Murnau marquent de leurs canines expressionnistes l’imaginaire du lecteur et du spectateur. Jusque dans la Fascination de ses plus récentes réincarnations… Pourtant la redécouverte d’une nouvelle de 1844 semble devoir infléchir l’histoire littéraire pour les inconditionnels de l’hémophilie vampirique : L’Etranger des Carpathes par Karl von Wachsmann. Sans compter une Petite Encyclopédie des vampires, réjouissante et bienvenue que l’on complétera avec Les Vampires. Aux origines du mythe ; mais aussi, chers lecteurs, incubes et succubes, par un Collier de velours bien vampirique. Mesdames, Messieurs, le sang à votre goût est servi, surtout si vous plongez dans le Pléiade consacré à Dracula et autres vampires, réunissant la quintessence des suceurs d’âme. À moins de se projeter vers les réécritures plus contemporaines du mythe avec Virginie Meyer et Victor Dixen. Pourquoi tant de trouble sanguin ?
Alain Morvan, qui nous offrit le bonheur du Pléiade Frankenstein et autres romans gothiques[1], récidive en véritable Hercule, traduisant une belle poignée de poèmes, romans et autres nouvelles, de surcroit les préfaçant et les annotant en judicieux érudit, soit un incontournable Pléiade intitulé Dracula et autres écrits vampiriques. Parmi lesquels trône en toute justice Dracula, tel qu’en son vainqueur archétype ; d’ailleurs ici suivi d’un bel et court supplément, L’Invité de Dracula, où le loup du maître veille et réchauffe un jeune homme qui par imprudence a bravé la nuit de Walpurgis dans un village abandonné et brusquement enneigé. Bram Stoker réunit en son roman-phare tous les invariants du mythe et des rituels vampiriques : un château transylvanien, la nuit et la lune, l’hématophagie d’un être à la hideur aristocratique, la lutte contre un démoniaque érotisme, le combat médicine versus surnaturel, autrement dit du bien et du mal, le cercueil diurne, le pieu et le crucifix, la décapitation dernière du monstre. De plus, Dracula entrant accompagné de rats en Angleterre et à Londres, il est, selon l’analyse judicieuse d’Alain Morvan, la métaphore d’une menace : au-delà de l’épidémie venue d’orient, celle de la dégénérescence de la race et de l’invasion ethnique délétère. Il faut noter que le traducteur, sachant avoir affaire avec un roman épistolaire à plusieurs voix, tient à faire ressentir la vigueur et la couleur des langues parfois pittoresques des locuteurs. Ainsi jaillissent avec une vigueur renouvelée, les topoï esthétiques, horrifiques et allégoriques du vampire autant que le dramatisme tragique, animé par un suspense à même de faire sursauter le pouls du lecteur. Car les points culminants sont soigneusement préparés, pour aboutir à des scènes de gourmandises sanguines propres à un nouveau sadisme, par exemple lors de cette transmission vampirique : « Là-dessus, il défit sa chemise d’un geste brusque et, de ses ongles longs et pointus, il s’ouvrit une veine sur le torse. Lorsque le sang se mit à jaillir, d’une main il prit les deux miennes, les serra fortement et, de l’autre, me saisit le cou et m’appuya la bouche sur cette blessure, tant et si bien qu’il me fallait ou suffoquer ou avaler une dose de… » Malheur à la lectrice qui s’identifierait à la vampiresse en cours de métamorphose !
Au-delà du raffiné volume de La Pléiade, cependant un brin austère, la traduction d’Alain Morvan prend des couleurs aux éditions Callidor. L’on sait que le bibliophile recherche la correspondance entre le texte et l’objet, ce qui est ici pleinement réussi. Au service de ce fort volume, nanti d’une petite préface de Stephen King, le noir et le rouge sont aux commandes pour honore pleinement Bram Stoker. En sa couverture, la silhouette vampirique enveloppe de ses ailes morbides un post-gothique encadrement rubescent répondant au titre et à son auteur, ornés d’une trouble brillance. La quatrième de couverture, quant à elle, enfante dans les brumes un château hérissé de tours et de clochetons, qui n’est pas sans rappeler à la fois les encres de Victor Hugo et les fantasmes du Neuschwanstein de Louis II de Bavière. Voilà qui est dû au talent ébouriffé de l’illustrateur québécois Christian Quesnel, qui a su réaliser trente-deux aquarelles à la lisière du romantisme et d’un soupçon d’Art déco pour rythmer les pages marquantes du roman. Escalade du comte Dracula sur les murs, jeune fille languissante dans son cercueil, navire fantomatique, diligence inquiétante, forêt hantée de chauve-souris, là où les étouffantes nuances de gris se heurtent aux éclats écarlates. C’est avec sincérité que Christian Quesnel avoue avoir été inspiré également par le fameux Batman des Comics, quoique ce dernier voue sa carrière tourmentée au Bien de Gotham City, quand le comte aux canines exigeantes est un agent du Mal.
Et puisqu’il s’agit en partie d’un roman épistolaire, les lettres recueillies de différents personnages se voient à chaque épistolier dotées d’une calligraphie cursive différente, sans nuire en rien à la lisibilité, au contraire. Ainsi l’on ne peut échapper à l’emprise bibliophilique, l’on se surprend à relire avec délectation un chef-d’œuvre littéraire, habillé de pied en cape par un chef-d’œuvre éditorial.
Nul ne doit ignorer qu’un bon livre, s’il se lit même en un poche déplumé, peut être sublimé grâce aux soins conjugués de l’éditeur, de l’illustrateur, du maquettiste. Ainsi le confort de lecture d’un volume in quarto cartonné, aux cahiers cousus, jusqu’au détail des taches sanglantes qui maculent les têtes de chapitre, se voit multiplié lorsque dans la sécurité de son fauteuil préféré, les héros et héroïnes risquent leur jugulaire et leur vie, alors que les vampires risquent enfin la mort éternelle.
Au-delà du pivot qu’est l’œuvre maîtresse de Bram Stoker, si ce Pléiade thématique fascinant pourrait être enrichi avec « La morte amoureuse » de Théophile Gautier, il a préféré avec justesse se cantonner aux îles Britanniques ; quant à Olalla[2] de Stevenson, qui transporte le vampirisme dans un château espagnol, il aurait pu légitimement y figurer puisqu’il n’est publié dans aucun des trois volumes de cette collection à lui consacré. Reste que sont plus que suffisants les parcours en neuf stations qui ne négligent ni la poésie, ni la nouvelle. Le poème de Coleridge, Christabel, en 1800, met en scène ce personnage éponyme lors de sa rencontre avec l’étrange, fascinante et maladive Géraldine, qui se couche avec elle pour absorber son énergie. La suggestion saphique est plus prégnante encore dans la prose de Carmilla, sous la plume de Joseph Sheridan Le Fanu. Pour demeurer un instant parmi la poésie, l’on pourrait penser ajouter Lamia de John Keats, qui, en 1819, use d’une serpentine sensualité qui faillit être fatale à son amant Lycius.
Il faut repenser à cette joute littéraire qui en un sombre été 1816 accoucha du Frankenstein de Mary Shelley : si Byron n’écrivit qu’un fragment vampirique, Polidori alla jusqu’au bout de son assez bref - et cependant séminal - Vampire, dans lequel le malheureux héros, Aubrey, se fait accompagner dans son voyage en Grèce par un Lord Ruthven fascinant, morbide et émacié, jusqu’à ce qu’il côtoie la mort d’une jeune fille, voit la sienne arriver avant l’irréparable : « Les tuteurs se précipitèrent afin de protéger Miss Aubrey, mais, à leur arrivée, il était trop tard. Lord Ruthven avait disparu et la sœur d’Aubrey avait épanché la soif d’un VAMPIRE ! »
Mais le plus surprenant est bien l’apparition, en première traduction française, d’un roman de Florence Marryat, paru en 1897, la même année donc que celui de Bram Stoker : Le Sang du vampire. Pas de flot d’hémoglobine ici, pas de veine éclatée sous la canine prédatrice, mais l’invisible succion de la vitalité. Le vampirisme psychologique affecte le roman de mœurs, d’abord apparemment innocent, en confrontant une grosse baronne insolente et vorace à une très jeune fille également goulue. La « Gobelli » et la séductrice Harriet jouent avec la magie noire jamaïcaine, alors que l’on apprend que la grand-mère de la seconde, qui était une esclave noire, avait été mordue par une chauve-souris vampire…
D’après la précieuse anthologie Les Vampires. Aux origines du mythe, la nuit des légendes obscures atteste dès 1659 de l’existence de l’oupir ou « upior » et autres « stryges », du moins parmi les rumeurs, entre Pologne, Russie, Serbie et Hongrie. Car personne ne croit, du moins parmi les auteurs sensés et cultivés, à l’existence de ces prédateurs aux dents longues. « On dit que le démon tire ce sang d’une personne vivante […] qu’il le porte dans un corps mort », rapporte le Mercure galant en 1693. On s’en débarrasse en coupant la tête et en ouvrant le cœur du dit mort…
Le mot « vampire » apparait en 1732, chez Jean-Baptiste Le Villain de la Garenne. Ces cadavres « vermeils » et « sans pourriture » sucent le sang des vivants, qui après leur décès « sucent à leur tour ». On fit alors enfoncer « un pieu fort aigu, dont on lui traversa le corps de part en part ». Si les témoignages paraissent avérés, dont par un chirurgien, les auteurs du Siècle des Lumières n’auront de cesse de se moquer d’une telle ridicule superstition. Guillaume Rey, médecin lyonnais, réfute en 1737 toutes ces pittoresques fumées morbides : « Cette opinion populaire donne lieu à des histoires outrées, et qui contiennent des contradictions manifestes […] Tout connaisseur dans l’économie de la nature sait assez que les morts ne reviennent jamais. » Boyer d’Argens, en 1738, dénonce la crédulité populaire, un « rapport sur le vampirisme » de 1755 montre qu’un cadavre sans contact avec l’air peut seul se conserver et attribue à la peur de telles visions. Quant à Louis de Jaucourt, encyclopédiste patenté, il se gausse de « l’ouvrage absurde » de Don Calmet. Si l’on ne trouve en la saine lecture de ce volume que quelques mots de ce dernier, c’est que sa Dissertation sur les vampires, riches des variantes et invariants du mythe, est publiée par ailleurs et in extenso par le même éditeur[3]. Dans la même veine, Voltaire joue de son habituelle et impitoyable ironie pour déboulonner le conte grotesque de l’ « historiographe », et poursuit ainsi : « Après la médisance rien ne se communique plus promptement que la superstition, le fanatisme, le sortilège et les contes de revenants ».
Seul le XIXème siècle romantique jouera avec le feu en se délectant de contes effroyables au goût de sang sur les lèvres. Puisque ces origines du mythe s’arrêtent en 1772, il faut se tourner vers un autre recueil, publié aux Editions de l’Otrante, appelées ainsi par allusion au premier roman gothique, Le Château d’Otrante, d’Horace Walpole[4].
Bram Stoker : Dracula, Callidor, 2024.
Photo : T. Guinhut.
Colliers de velours, parcours d’un récit vampirisé : un titre mystérieux, une irritante quatrième de couverture muette. Pourtant, aussitôt ouverte, cette anthologie des femmes « méduséennes » et vampiriques est aussi fascinante que palpitante. L’éditeur, également libraire d’anciens spécialisé dans les romans terrifiants et curiosités romantiques, nous livre le résultat de sa quête minutieuse, savamment et clairement préfacé par Valéry Rion et Florian Balduc.
Ouvrons les dernières pages de ce volume soigné pour trouver la solution de l’énigme du titre. Un bref récit de John Sutherland, « La mystérieuse question » (1951), présente une jolie femme qui orne son cou d’un « ruban de velours noir », ce qui intrigue son amant trop curieux : « Doucement, elle le détacha, et sa tête tomba ». Ce en quoi, plutôt que du pur vampirisme, nous sommes en présence d’un rameau détaché du tronc principal du mythe, autour des belles mortes capables de fasciner les amoureux.
Si certaines œuvres sont connues (« L’étudiant allemand » de Washington Irving), la plupart sont exhumées d’un injuste oubli. Ces trésors commencent en 1613, lorsqu’une « Damoiselle » splendide se change en fumée et puanteur dans le lit d’un gentilhomme. « Songe », « Dame noire », « revenant succube », on frissonne sous la plume d’inconnus, Gabrielle de Paban, Horace Smith ou Joseph Méry ; mais aussi avec la griffe de plus célèbres comme Gaston Leroux. C’est cependant en 1849 Alexandre Dumas qui surplombe ce recueil avec les 120 pages (nouvelle ou roman ?) d’une initiation d’un jeune homme, intitulée comme de juste « La Femme au collier de velours ». Cet Allemand arrive à Paris pendant la Terreur pour assister à la chute de la tête de Madame du Barry sur l’échafaud. Comment ne pas succomber et vendre son âme au jeu quand la belle Arsène est une si envoutante danseuse ? La sensuelle chimère n’est plus au matin qu’un cadavre guillotiné ! L’art du fantastique irrigue cette anthologie, nous caressant la gorge de ses « colliers de velours », avec une troublante et obsessionnelle constance, entre deux grands tentateurs : Eros et Thanatos. Comme aux contrées fantasmatiques des vampires, la gorge sanglante ou vidée de son fluide est le point nodal du désir et du mystère fatal…
Certes, nous savions déjà que Bram Stocker avait eu des précédents. Entre « La vampire », d’Hoffmann, parmi ses Contes des frères Sérapion, en 1820, et « La famille du Vourdalak » d’Alexis Tolstoï en 1847, ce sont les nouvellistes qui mettent en scène ceux et celles qui sucent le sang des vivants. L’écriture somptueuse de La morte amoureuse, par Théophile Gautier en 1836, voit le narrateur, prêtre de son état, se livrer à la blonde Clarimonde : « Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ![5] » Il faut alors accorder une place toute singulière à l’Irlandais Sheridan le Fanu qui, dans Carmilla, publié en 1872, insinue entre cette dernière et quelques frêles jeunes filles un vampirisme lesbien. Dans les rêves de Laura, « une voix féminine » s’approche, « des lèvres couvraient mon visage de baisers qui se faisaient plus appuyés et plus amoureux à mesure qu’ils atteignaient ma gorge où se fixait leur caresse[6] ». Carmilla n’a pas manqué de lui dire : « je t’aime si fort que tu accepterais de mourir pour moi[7] »…
Le méconnu Karl von Wachsmann vient avec la redécouverte (et première traduction française) de sa longue nouvelle, ou court roman de 1844, rallumer une pièce du puzzle. Péripéties, suspenses, aventures, angoisse, rien ne manque en cet Etranger des Carpathes, récit parfaitement mené. Une terrible tempête secoue la forêt infestée de loups que traversent de nobles voyageurs. Un combat nocturne, l’intervention providentielle d’un inconnu permettent à la famille épuisée d’intégrer le château dont elle vient d’hériter. Parmi le karst, la ruine de Klatka héberge un homme à l’apparence glaciale, néanmoins fascinant pour Franziska. Malgré la méfiance de Franz, son admirateur plus sage, elle s’enthousiasme : « Ce n’est que dans la nouveauté, l’inhabituel, l’insolite, que la fleur de l’esprit s’épanouit et répand son parfum. Même la douleur peut se changer en plaisir, si elle nous sauve du fade quotidien ordinaire, qui me répugne ». Hélas, loin de s’épanouir, elle se flétrit mystérieusement, jusqu’à la maigreur, nantie d’une étrange blessure au cou. Seul le fiancé de la sœur de Franziska, guerrier affublé d’une « main d’or », saura pénétrer le secret vampirique d’Azzo de Klatka, et dira comment le vaincre, si la jeune victime veut bien en avoir le morbide courage…
L’on retrouve tous ces héros, accessoires et concepts dans la réjouissante Petite Encyclopédie des vampires. Elle serait proche de frôler l’exhaustivité, depuis la mythologie grecque et romaine, ses stryges et harpies, en passant par le strigoï du folklore roumain, les goules et les lycanthropes, jusqu’aux acteurs de cinéma, aux jeux vidéo, et aux séries comme True Blood. L’historique comtesse Erzsébet Bathory, friande de jeunes filles dont elle buvait le sang, au point d’en remplir sa baignoire, y tient une place évidemment privilégiée. On y croise Baudelaire et ses « métamorphoses du vampire », on saura tout sur la dentition, y compris celle de François Mitterrand ; sans oublier Batman et ses logos successifs, notre cher avatar de la chauve-souris vampirique, mais pacifique et justicier… Pourtant, quelques notices ont vu leur veine trop tôt s’épuiser, au vu par exemple de l’indigence de celle sur le « mouvement gothique », qui méritait une présentation de ce mouvement romanesque anglais du XVIIIème et du XIXème. Lui qui alimenta le romantisme noir et dont ressortissent la plupart des productions vampiriques, jusqu’à l’américaine Poppy Z. Brite et ses anthologies intitulées Eros Vampire.
Malgré les deux index utiles et la bibliographie, un index par auteurs n’eût pas été inutile. Car comment retrouver Dom Calmet, sinon perdu au bas de la page 207, alors que premier et remarquable auteur et compilateur de faits vampiriques au XVIIIème, il disserta sur « les apparitions des esprits, et sur les vampires ou les revenants de Hongrie, de Moravie, etc.[8] »
Mise en page et illustré grâce au talent raffiné de Dominique Bordes, par ailleurs éditeur du fameux Monsieur Toussaint Louverture, cette Encyclopédie, si elle se veut savante, ne manque pas d’humour, rappelant que Voltaire ironisait sur les vampires, dans son Dictionnaire philosophique, se moquant des « gens d’affaire qui suçaient le sang du peuple en plein jour ». Sans compter un sourire (de canines) involontaire, lorsque l’ordre alphabétique fait se succéder le savant naturaliste Buffon, qui décrit une chauve-souris vampire, et la série télévisée Buffy contre les vampires, décrite comme « l’épopée d’un groupe d’adolescent face aux démons de la vie ».
Que signifie cette vampiromanie qui s’enfle depuis plus de deux siècles, envahissant nos bibliothèques et nos écrans ? Nos sociétés protégées jouent avec le plaisir de la peur. Cherchent-elles à retrouver la part d’animalité prédatrice qui est en nous ? Suivre le fil de l’atavique besoin de viande sanglante, y compris parmi des lecteurs végétariens, du fantasme archaïque selon lequel absorber le rouge liquide vital serait un gage de vitalité, voire d’immortalité, en un souvenir enfoui des rituels de cannibalisme ? La frontière fragile entre l’animalité et l’humanité, entre lycanthropie et victimologie, s’amuse alors de la proximité fascinante de l’amour et de la mort, de la lèvre qui embrasse et de la dent qui mord, de l’érection de l’éros et de la blessure auprès de la gorge, des seins et de la vie, s’affole enfin de l’expansion liquide de la virginité conquise et de la jouissance répandue en ce que l’on appelle la petite mort, lent sadomasochisme et fantasme plus ou moins inassumé de possession et de soumission vampirique…
Les ressources du roman gothique venu du Moine de Lewis et du Frankenstein de Mary Shelley[9], sont ici exploitées avec tout le talent de l’écrivain : château ténébreux, blafard personnage aux chasses secrètes, « pâleur mortelle » de la jeune fille victime du prédateur insidieux… Certes, l’amateur vampirique n’éprouve pas l’explosion littéraire de sa vie ; mais en se demandant dans quelle mesure Bram Stoker a lu ce récit et jusqu’où il y a puisé, l’histoire du mythe trouve un nouveau rameau où se poser.
Ce qui n’enlève rien à l’importance de Dracula, grand classique aux splendides frissons rouges, qui fit du château du comte en cape noire le lieu fantasmatique que l’on sait et sut ajouter un voyage maritime du cercueil dangereusement habité, afin de coloniser Londres, ce dont le cinéaste Murnau fit un chef d’œuvre de l’expressionisme. La pauvre Lucy, contaminée par un mal étrange, subit une dangereuse métamorphose : « Exactement au-dessus de la jugulaire externe on voyait comme deux petites marques qu’auraient laissées des ponctions, pas du tout saines d’aspect » ; puis : « Sa bouche s’entrouvrit, et les gencives blanches, retirées, rendaient les dents plus longues et plus pointues que jamais[10] »… Le combat sans pitié entre le réalisme et le surnaturel dépasse alors les modestes proportions de la nouvelle pour atteindre celles d’un touffu roman épistolaire, augmenté des pages du journal du Dr Seward, qui manque cependant par instant de concision.
C’est ainsi que, le sang aux joues, le battement du cœur à la gorge, l’on lit, relit et visionne les multiples avatars du mythe de Dracula : entre fascination et terreur, entre distanciation critique devant cette lutte archétypale du bien et du mal, et bien sûr ludique plaisir. Cher lecteur, tu ne reprocheras pas au modeste critique d’aiguiser les dents d’une curiosité gourmande. N’aie crainte de sucer le sang de ces petites généalogies encyclopédiques, qui ne craignent ni l’ail ni l’eau bénite, et par-dessus tout de glisser voluptueusement les doigts parmi les pages du Pléiade réunissant Dracula et autres vampires, qui couronne somptueusement l'édifice des anthologies et études consacrant le maître des veines outragées.
Bientôt l’on put concevoir, comme Roger Caillois, que le thème fantastique des vampires est un de ceux « qui entraînent le plus régulièrement une rançon de monotonie[11] ». En dépit des nombreuses adaptations cinématographiques, des bandes dessinées (Vampirella, par exemple), des mangas, et, bien entendu, des parodies, parmi lesquelles Le Bal des vampires de Polanski reste incontournable.
Il fallut attendre, en 2005, Twillight, de Stephanie Meyer, improprement traduit par Fascination[12], pour que la réécriture offre l’occasion d’un renouvellement salutaire. L'on pointera justement les défauts de cette saga, prolixité bavarde et souvent creuse, poursuites et scènes d’actions dignes des pires films à clichés du genre. Cependant l’illumination corporelle du byronien Edward devant Bella est un moment rare. De plus, la romance noire pour adolescente frissonnante comporte une dimension morale non négligeable. La famille d’Edward pratique un vampirisme nouveau : on ne tue plus que des animaux pour se nourrir de leur sang, et, au contraire de Dracula, l'on se consacre, en étant par exemple chirurgien, au service de l’humanité. Il faut décrypter également l’union sexuelle, sanglante et désirée, longtemps retardée de tome en tome, d’Edward et Bella, sous peine qu’à son tour cette dernière devienne une vampire : où l’on peut lire en filigrane le culte voué à la chasteté par les Mormons, Stephanie Meyer en faisant partie.
Parmi l’interminable flopée de réécritures vampiresques, il peut être utile de jeter plus qu’un œil au roman de Victor Dixen : Vampyria. La Cour des ténèbres. Car il parvient à échapper aux clichés inhérents à la vampiromanie, ce en usant d’une curieuse uchronie. Louis XIV, roi soleil, est devenu, plutôt que de mourir, roi des ténèbres et souverain de « la Magna Vampyria ». Vampire suprême, il règne sur une aristocratie assoiffée du sang que l’on prélève régulièrement dans les veines du peuple, comme un tyrannique impôt. Outre les « citernes », l’on a sur soi son « flacon hématique » et l’on chasse des condamnés dans les jardins royaux pour s’en abreuver. La narratrice est une héroïne à la limite du vraisemblable. Echappant par extraordinaire au massacre de sa famille de roturiers par les inquisiteurs, elle subtilise l’identité de Diane de Gastefriche, ce qui lui permet d’être recueillie par Alexandre de Mortange, jeune vampire bouillonnant et meurtrier sanglant de sa mère, qui la confie au l’institut d’éducation royal, ou « Ecole de la Grande Ecurie », où l’on concourt pour devenir membre de la « garde mortelle du Roy », voire accéder à la transmutation vers la vie nocturne éternelle. Une galerie de personnages, en particulier féminins, haute en couleurs et en caractères enrichit le tableau. Notre attachante héroïne parviendra-t-elle à réaliser son projet de vengeance ?
C’est un roman échevelé, baroque à souhait, bourré de péripéties et de rebondissements jusqu’à la gueule, mieux qu’un opus de capet et d’épée, gore jusqu’à plus soif, roman de midinette et d’historien du genre vampirique à la fois, qui se lit avec un incrédule appétit, une passion sanguine !
Parmi la richesse de l’analyse et des références dont nous comble en sa préface Alain Morvan, de la Lilith biblique à Twilight, il est bon de rappeler que Karl Marx n’échappa guère à la popularisation du mythe en 1867 : « Le capital est du travail mort, qui ne s’anime qu’en suçant tel un vampire du travail vivant et qui est d’autant plus vivant qu’il en suce d’avantage[13] ». Le Monde des livres[14], présentant ce Pléiade, ne manqua pas d’en faire l’amorce tonitruante de son article, en digne voix de son maître. Si le capitalisme fut un vampire, Marx[15] et son âme damnée, le communisme[16] furent un abattoir. Rassurons-nous cependant, une pléiade de vampires sur papier Bible, voilà de quoi protéger nos pleine lunes de tels cauchemars vampiriques : avec ce précieux papier l’innocuité est certaine, pas même besoin de se munir d’un crucifix et d’humecter ses larmes de plaisir à l’eau bénite. Surtout si le splendide Dracula des éditions Callidor nous sert de missel…
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[2] Robert-Louis Stevenson : Olalla, Folio, Gallimard, 2016.
[3] Dom Calmet : Dissertations sur les vampires, Jérôme Millon, 1998.
[4] Horace Walpole : Le Château d'Otrante, Le Club Français du Livre, 1964.
[5] Théophile Gautier : La Morte amoureuse, Romans, contes et nouvelles, Pléiade, T 1, 2002, p 550.
[6] Sheridan Le Fanu : Carmilla, Marabout, 1978, p 82.
[7] Sheridan Le Fanu : Carmilla, ibidem, p 66.
[8] Dom Calmet : Dissertation sur les vampires, ibidem.
[10] Bram Stocker : Dracula, France Loisirs, 1993, p 206 et 254.
[11] Roger Caillois : Fantastique, soixante récits de terreur, Club Français du Livre, 1958, p 9.
[12] Stephanie Meyer : Fascination, Hachette, 2005.
[13] Karl Marx : Le Capital, I, X, Les Editions sociales, 2016, p 226.
[14] Le Monde des livres, 2 mai 2019.
Cà Sant'Angelo, Venezia.
Photo : T. Guinhut.