Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.
Un triptyque biographique
au service du Procès de Kafka,
par Reiner Stach.
Avec le concours d’Orson Welles.
Reiner Stach : Kafka I Le temps des décisions,
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 958 p, 29,50 €.
Reiner Stach : Kafka II Le temps de la connaissance,
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 1232 p, 29,50 €.
Reiner Stach : Kafka III Les années de jeunesse,
traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 800 p, 29,50 €.
Plus indulgents, plus élogieux ont été les avocats littéraires de Franz Kafka que ceux, imaginaires certes, mais non improbables, absurdes au plus haut point, de son roman le plus emblématique : Le Procès. Il faut maintenant compter avec les talents de médecin légiste de Rainer Stach, qui, en son monumental triptyque, dissèque la psyché malheureuse de l’écrivain, sans oublier le développement de son œuvre. Nul doute que cet abondant biographe plaide avec ardeur la cause de l’écrivain, qui eut le rare privilège posthume de susciter par antonomase un emblématique adjectif : kafkaïen. Prenant sa source chez l’auteur du Château et de La Métamorphose, en passant par le cinéaste Orson Welles, il ne cesse de caractériser les incompréhensibles complexités administratives et psychologiques, dont les impérities et les oppressions sont légions au cours de l’Histoire du XX° siècle, mais aussi de notre infatigable présent politique.
Ne manquaient pas auparavant les biographies de Kafka, écrivain austro-hongrois de langue allemande et de religion juive, né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 à Kierling, par exemple celle de Claude David[1]. Mais à ce point de méticulosité, de richesse et d’empathie, jamais on avait œuvré comme Reiner Stach. Ce dernier, en un triptyque volumineux, soit une somme près de trois mille pages, s’est emparé de toutes les sources disponibles, de l’œuvre de son modèle, des sources et des témoignages les plus divers. Mais au-delà, il s’est glissé dans la peau de son personnage, au point de s’identifier à lui, de l’animer, pour confier à son lecteur une personnalité vivante. Certes le risque est ainsi de confiner à la fiction, à la biographie imaginaire, mais au bénéfice du lecteur, car il ne semble pas que Reiner Stach soit dénué du nécessaire scrupule. Face à une telle somme de près de trois mille pages, où le mot « échec » revient souvent, échec amoureux, échec littéraire, que le lecteur emporté suit avec un plaisir complice et inquiet, un seul bémol : il est étrange que le tome III, encore inédit en France, soit, bien que celui de la jeunesse de Franz, le dernier publié. Qu’importe après tout. Que la fluidité narrative, psychologique et métalittéraire s’appuie sur une prodigieuse documentation, souvent inédite, sur des notes et une bibliographie généreuses et fouillées, est une prouesse en soi ! Le roman biographique, la critique textuelle et la convocation de l’Histoire vont de pair pour composer une fresque qui force le respect.
Les facettes du personnage sont nombreuses, parfois difficilement conciliables. L’employé d’assurances modèle, malgré « le travail spectral du bureau » (selon ses propres termes), l’amoureux pusillanime, le jeune homme écrasé par la figure du père (« la voix sonore du père était omniprésente »), l’écrivain méticuleux et abondant, cependant le plus souvent inédit, grevé de titres inachevés, le malade de la tuberculose, le penseur plus ou moins distant avec le judaïsme et le sionisme, le romancier tragique et cependant capable de lire à ses auditeurs subjugués sa Métamorphose en riant…
Il faut compter avec l’incompatibilité entre les contraintes, la promiscuité de la vie quotidienne et l’ascèse de l’écriture : « c’était le voisinage immédiat de la vie active qui asséchait sa vie d’écrivain ». Sans oublier la répugnance pour « la poésie à programme dont Brod lui offrait le modèle » et pour le zèle des sionistes : « Il ne cherchait à convaincre ni à prouver quoi que ce soit, mais à représenter sous une forme pure ce qui s’imposait à lui ». Malgré ses « tentatives d’écritures le plus souvent ratées », selon l’aveu même de Kafka, il usa d’une lettre à Felice « où il avait déclaré sa passion pour la littérature à la femme qu’il aimait » ; déclaration bien ambigüe…
Au-delà du narrateur prenant et inquiétant, du diariste pointilleux et irrégulier, « plus personne ne doute que sont inscrites dans l’œuvre de Kafka des expériences qui devraient bientôt se révéler hautement symptomatiques de l’Histoire du XX° siècle ». Bien que notre auteur n’eût pu avoir connaissance de ces systèmes, face au communisme et au nazisme, La Colonie pénitentiaire, dont la machine à torturer jusqu’à la mort est un modèle, et bien entendu l’exécution absurde du Procès, font foi…
La conclusion de cette monumentale et attachante biographie est bouleversante : « Si Kafka avait eu par deux fois la chance d’en réchapper, d’abord à la tuberculose, aux camps ensuite, au terme de cette catastrophe civilisationnelle, il n’aurait plus rien reconnu. Son monde a cessé d’être. Seule sa langue vit ». De surcroit faut-il préciser que le monde enclos dans son œuvre, lui, est plus puissant, impressionnant que jamais…
Tout accusé a droit à un avocat, dit-on ; y compris celui du Procès indécidable de Kafka. Quoique Grégoire Samsa, dans sa métamorphose en « vermine » n’ait pas accès à ce droit fondamental, Joseph K…, celui qui ne connaîtra jamais ni son juge ni son crime, se retrouve malgré lui flanqué d’un avocat surprenant, malade qui plus est. Huld chez Franz Kafka, Maître Hastler chez Orson Welles, à quoi lui servent-ils, sinon à le précipiter un peu plus dans le labyrinthe de la justice, sans pouvoir échapper à l’infamie de la mort finale ? Justice injuste, avocat incompétent et intranscendant au point que K… renvoie son avocat. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’Hastler, alias Orson Welles lui-même…
Chez Kafka nous avons affaire à un avocat malade de la justice, véritable fantoche rapidement évacué. « Monsieur l’avocat est malade », annonce Léni. Il est donc a priori déconsidéré, incompétent, menacé lui aussi par on ne sait quel jugement de vie et de mort. Presque un double de K…, il ne reprend de la vigueur que pour rabrouer son client Block, et renseigner à plaisir notre accusé sur les rouages incompréhensible de la justice. La preuve : K… est obligé de jouer le rôle de son propre avocat devant le tribunal ; rôle qu’il interprète fort mal puisqu’au lieu d’une plaidoirie, il développe un réquisitoire contre les gardes qui ne lui vaudra aucune indulgence. Huld, qui n’a rien instruit ni plaidé, est au final remercié par K… qui va tenter de le remplacer par le peintre Tintorelli, bien introduit, dit-on dans les milieux judiciaires. Comme si l’art était plus porteur d’espoir que toute autre humaine plaidoirie. L’avocat n’a contribué en rien à la situation de l’ignorant accusé, à moins qu’il n’ait contribué à l’aggraver en l’enfonçant un peu plus dans le maquis semé d’épines de la justice.
Si dans un premier temps Maître Hastler parait n’être pas plus efficace que Huld, il prend vite chez Welles une dimension machiavélique pour devenir terriblement protéiforme. Telle une puissance cachée, il s’exprime, sur un immense lit baroque, par une étrange fumée. Il ne manque pas d’embrouiller K… avec les volutes de ses imprécisions sur la machine judicaire. Il cache chez lui une sommité du greffe, est assistée par une garde-malade plus séductrice encore que celle de Kafka et qui parait manipuler par sa sensualité et au bénéfice du Maître les accusés en leur comparution qui n’est qu’en sa présence. Il use d’un sadisme raffiné auprès du répugnant Bloch -ce pourquoi, qui sait, il est lui aussi en procès- et paraît prêt à ne faire qu’une bouchée de K… Pire encore, à lui on n’échappe pas. Si Huld a disparu dans la tempête du récit, Hastler réapparait comme un deus ex cinéma en repoussant l’ecclésiastique dans l’ombre : c’est lui qui prend en charge l’indécidable apologue des portes de la Loi. Ainsi l’avocat paraît instruire un procès à charge, peaufiner un réquisitoire en emprisonnant K… dans son écran d’épingle. Avant de le faire assassiner par ses acteurs…
Chez Kafka et chez Welles, à une justice devenue folle s’ajoute l’injustice du créateur absent ou marionnettiste. Et c’est justement l’avocat, seul membre de l’aréopage judicaire que K… puisse approcher, qui en est le témoin, voire le levier. Un avocat inutile, un avocat machiavélique et omniprésent, dans les deux cas la justice est désacralisée, bafouée, prise de folie totalitaire, par l’extinction d’un de ses membres indispensables et incapable ou par sa boursouflure despotique. Abandonné ou circonscrit par son défenseur, K… est toujours perdant au cours d’une parodie de procès. Le créateur Kafka fournit à son antihéros à la même initiale un anti-avocat, le livrant à la solitude, à l’angoisse du piège, à la mort sans au-delà. Kafka n’est pas même à l’image du Dieu de l’Ancien testament qui abandonna Job sans avocat, mais non sans Dieu. Chez Welles, le créateur et démiurge cinématographique se substitue à l’avocat. Le metteur en scène, l’auteur, devient le dieu manipulateur de sa créature, l’avocat perfectionnant la bombe à atomiser K… Si Dieu, chez l’écrivain, s’était absenté, avait abandonné un rejeton de son peuple sans nom (alors que le seul créateur possible était l’écrivain), chez Welles il s’est fait conjointement avocat, prêtre, artiste, seul créateur polymorphe ; d’où la mégalomanie superbe d’un tel avocat de l’art cinématographique.
Le rôle de l’avocat ? Voilà qui est à entendre dans les deux sens. A quoi sert l’avocat chez Kafka et Welles ? A presque rien et à presque tout. Chez Kafka, à ne pas être ; chez Welles à être plus qu’un acteur, mais le réalisateur lui-même, qui en vient à voler la vedette à sa créature, K… joué par Anthony Perkins, au cours d’une « psychose » supplémentaire, tué avant que les dernières paroles du film soient : « I played the advocate and I whrote and directed this film ; my name is Orson Welles ». Avec un tel avocat, seule la cause du film peut être gagnée devant la cour de justice de l’art.
Une hydre aux mille têtes incompréhensibles et totalitaires, où il n’y a pas de juge et dont chacun est un juge aussi grégaire et cruel qu’un cirque romain… C’est ainsi que dans Le Procès, écrit en 1914, qu’apparait la justice qui enserre K… jusqu’à une mort honteuse : « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre », ce sont les derniers mots. On a souvent dit que Kafka préfigurait l’univers totalitaire à venir ; K… étant la métaphore du Juif innocent de sa judéité et cependant cerné par l’antisémitisme. Mais dans quelle nouvelle mesure Welles, lecteur de Kafka, va-t-il, en 1963, traduire l’anticipation involontaire du roman ? Comme Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte, sous la plume de Borges[2], le futur du roman en change irrémédiablement sa lecture. Kafka est un visionnaire formidablement inquiétant, en dépit de ou grâce à son absence d’historicité ; Welles, adaptant le livre aux événements de son siècle est probablement un visionnaire plus exact, mais plus fermé. Quoique tous les deux, par la grâce de la fiction, nous proposent une œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco[3].
Kafka ne situant ni géographiquement ni temporellement son œuvre, dans une sorte d’anhistoricité métaphysique, au contact du réalisme le plus étroit et du fantastique le plus poreux, au contact du roman policier et de la prière, K … le justiciable est un personnage intemporel. Quant au tribunal omniprésent, il est de toutes les angoisses, de tous les régimes politiques. La dimension métaphysique du personnage n’empêche pas de le voir traqué, accablé par le dévoiement d’une justice républicaine ou impériale, digne de la pugnacité et du sens du détail de l’administration prussienne. Ce pourquoi l’on a dit, comme George Steiner dans Langage et silence[4], ou dans De la Bible à Kafka[5], que le romancier pressentait, dans l’étouffement de sa poitrine de tuberculeux, les exactions des dictatures à venir, voir des holocaustes inqualifiables. George Steiner soulignait que le mot employé à la première phrase de La Métamorphose, « vermine, Ungeziefer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz[6] ». L’antisémitisme sournois qui menaçait l’Europe du vivant de Kafka devait s’exprimer dans la sourde terreur de K… Prélude annonciateur de la montée des totalitarismes et de ce futur régime nazi qui allait balayer les libertés, brûler les livres et exterminer six millions de K…, parmi lesquels des familiers de l’écrivain. Ainsi, chaque lecteur peut observer in nucleo, dans Le Procès, la minutie des procès staliniens, les exécutions arbitraires hitlériennes ou maoïstes, les geôles castristes ou nord-coréennes… Kafka est d’autant plus impressionnant, même si l’on ne peut exclure le comique de son œuvre, nouant banalité et imprécision du cadre, depuis la séance du tribunal jusqu’à l’exécution, en passant par la scène du fouetteur, qu’il peut contenir et décrire tous ces régimes et toutes ces pulsions humaines et trop humaines réalisées. Sans avoir besoin d’aucune allusion politique précise, ni au présent, ni au futur ; Kafka n’écrit pas une anti-utopie à la façon d’Huxley ou d’Orwell. Pensons cependant combien l’arrestation matinale de K… ressemble à celles décrites par Soljenitsyne au seuil de L’Archipel du goulag[7]...
Un demi-siècle plus tard, Orson Welles peut se permettre de traduire avec plus d’exactitude l’aspect prémonitoire du roman. Outre une caméra baroque qui contribue à amplifier la vision du cauchemar (pensons à l’immense porte que K… peine à ouvrir), il déploie dans son film nombre d’allusions fort précises. La bureaucratie déshumanisée, l’ordinateur géant au-dessus de la multiplication des bureaux anonymes et standardisés appartiennent au taylorisme américain autant qu’ils figurent les administrations totalitaires -qu’on ne confondra pourtant pas. Si le maccarthisme est propice à la traque des individus, il est à relativiser face à la terreur stalinienne révélée par le rapport Kroutchev. Notons à cet égard que Welles filme ses extérieurs parmi les barres d’immeubles de Zagreb, en un pays communiste qui lui signifiera son renvoi. Les policiers paraissent autant venir des films noirs que de la Gestapo. Plus frappants encore, ces files de déportés haves et numérotés ne peuvent venir que d’Auschwitz... Enfin la scène finale, si différente de Kafka, projette un champignon atomique au-dessus de la mort de K…, allusion évidente à Hiroshima et Nagasaki, qui permirent d’achever une guerre et des populations. Mais Welles visionnaire ne décrit-il pas un passé, un présent, et non un futur ? Il donne à Kafka une légitimité politique supplémentaire à l’orée du siècle des totalitarismes, mais en visionnaire fermé, car orientant le spectateur vers des situations historiques déjà répertoriées.
Kafka et Welles proposent cependant tous deux des œuvre-univers. Chez le romancier, le procès qui accable K… se joue sur la scène de l’intemporel et de la confrontation entre intériorité et société ; tout en restant ouvert à toutes les interprétations métaphysiques et politiques, il est donc par là universel. Kafka est d’abord un visionnaire de la condition humaine, tel que le reconnait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[8]et tel qu’on le retrouve chez le cinéaste de Citizen Kane. C’est de plus un roman qui s’adresse autant aux religieux qui se heurtent à un Dieu incompréhensible qu’à ceux qui survivent après que le Dieu de Nietzsche soit mort et dès lors que les utopies de remplacement s’acharnent sur tant de K… du XXème siècle ; chez Welles, le télescopage des allusions historiques donne au film une dimension d’anti-utopie qui n’était guère présente dans le roman. L’œuvre du cinéaste est un condensé du siècle de l’automatisation et des totalitarismes, une œuvre-monstre par le travail de la fiction qui redistribue les réalités dans une conflagration visionnaire bien digne de la dimension mégalomane de l’auteur de Citizen Kane. L’indétermination du Procès de Kafka est redéterminée par les terreurs du siècle de Welles, tandis que par les arcanes de la Loi, tous deux invalident la loi religieuse autant que la loi séculière. Reste que l’artiste écrivain de Kafka sait se faire discret derrière le chuchotement terrible de sa plume, tandis que l’artiste filmique, Orson Welles lui-même, phagocyte la démiurgie : avocat de l’art, il en est aussi le juge après la mort de Dieu, condamnant le vulgus pecus : ce spectateur pris dans les rets de sa toile.
Quelle morale impavide faut-il tirer des personnages de l’avocat chez Kafka et Welles ? De ceux qui habitent l’uchronie et l’anti-utopie du pays du Procès ? Sinon qu’au-delà de l’injustice fondamentale, historique et génésique des délits et des peines chez l’humain, où la philosophie des Lumières n’a pas su pénétrer - ce qui reste une thèse peut-être trop pessimiste - la dimension métaphysique et historique de la faute d’être né l’arme de mort à la main et hors de la certitude de la transcendance condamne irrémédiablement l’homme kafkaïen que nous sommes tous.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Claude David : Kafka, Fayard, 1989.
[2] Jorge Luis Borges : « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions, Gallimard, 1951.
[3] Umberto Eco : L’œuvre ouverte, Seuil, 1965.
[4] George Steiner : Langage et silence, Seuil, 1969.
[5] George Steiner : De la Bible à Kafka, Hachette littératures, 2003.
[6] George Steiner : Langage et silence, Seuil, 1969, p. 129.
[7] Alexandre Soljenitsyne : L’Archipel du goulag, Seuil, 1974.
[8] Albert Camus : Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.
Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.
Photo : T. Guinhut.