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2 février 2024 5 02 /02 /février /2024 17:03

 

Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Un triptyque biographique

au service du Procès de Kafka,

par Reiner Stach.

Avec le concours d’Orson Welles.

 

 

Reiner Stach : Kafka I Le temps des décisions,

traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 958 p, 29,50 €.

 

Reiner Stach : Kafka II Le temps de la connaissance,

traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 1232 p, 29,50 €.

 

Reiner Stach : Kafka III Les années de jeunesse,

traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Cherche Midi, 2023, 800 p, 29,50 €.

 

 

Plus indulgents, plus élogieux ont été les avocats littéraires de Franz Kafka que ceux, imaginaires certes, mais non improbables, absurdes au plus haut point, de son roman le plus emblématique : Le Procès. Il faut maintenant compter avec les talents de médecin légiste de Rainer Stach, qui, en son monumental triptyque, dissèque la psyché malheureuse de l’écrivain, sans oublier le développement de son œuvre. Nul doute que cet abondant biographe plaide avec ardeur la cause de l’écrivain, qui eut le rare privilège posthume de susciter par antonomase un emblématique adjectif : kafkaïen. Prenant sa source chez l’auteur du Château et de La Métamorphose, en passant par le cinéaste Orson Welles, il ne cesse de caractériser les incompréhensibles complexités administratives et psychologiques, dont les impérities et les oppressions sont légions au cours de l’Histoire du XX° siècle, mais aussi de notre infatigable présent politique.

 

 

Ne manquaient pas auparavant les biographies de Kafka, écrivain austro-hongrois de langue allemande et de religion juive, né le 3 juillet 1883 à Prague et mort le 3 juin 1924 à Kierling, par exemple celle de Claude David[1]. Mais à ce point de méticulosité, de richesse et d’empathie, jamais on avait œuvré comme Reiner Stach. Ce dernier, en un triptyque  volumineux, soit une somme près de trois mille pages, s’est emparé de toutes les sources disponibles, de l’œuvre de son modèle, des sources et des témoignages les plus divers. Mais au-delà, il s’est glissé dans la peau de son personnage, au point de s’identifier à lui, de l’animer, pour confier à son lecteur une personnalité vivante. Certes le risque est ainsi de confiner à la fiction, à la biographie imaginaire, mais au bénéfice du lecteur, car il ne semble pas que Reiner Stach soit dénué du nécessaire scrupule. Face à une telle somme de près de trois mille pages, où le mot « échec » revient souvent, échec amoureux, échec littéraire, que le lecteur emporté suit avec un plaisir complice et inquiet, un seul bémol : il est étrange que le tome III, encore inédit en France, soit, bien que celui de la jeunesse de Franz, le dernier publié. Qu’importe après tout. Que la fluidité narrative, psychologique et métalittéraire s’appuie sur une prodigieuse documentation, souvent inédite, sur des notes et une bibliographie généreuses et fouillées, est une prouesse en soi ! Le roman biographique, la critique textuelle et la convocation de l’Histoire vont de pair pour composer une fresque qui force le respect.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les facettes du personnage sont nombreuses, parfois difficilement conciliables. L’employé d’assurances modèle, malgré « le travail spectral du bureau » (selon ses propres termes), l’amoureux pusillanime, le jeune homme écrasé par la figure du père (« la voix sonore du père était omniprésente »), l’écrivain méticuleux et abondant, cependant le plus souvent inédit, grevé de titres inachevés, le malade de la tuberculose, le penseur plus ou moins distant avec le judaïsme et le sionisme, le romancier tragique et cependant capable de lire à ses auditeurs subjugués sa Métamorphose en riant…

Il faut compter avec l’incompatibilité entre les contraintes, la promiscuité de la vie quotidienne et l’ascèse de l’écriture : « c’était le voisinage immédiat de la vie active qui asséchait sa vie d’écrivain ». Sans oublier la répugnance pour « la poésie à programme dont Brod lui offrait le modèle » et pour le zèle des sionistes : « Il ne cherchait à convaincre ni à prouver quoi que ce soit, mais à représenter sous une forme pure ce qui s’imposait à lui ». Malgré ses « tentatives d’écritures le plus souvent ratées », selon l’aveu même de Kafka, il usa d’une lettre à Felice « où il avait déclaré sa passion pour la littérature à la femme qu’il aimait » ; déclaration bien ambigüe…

Au-delà du narrateur prenant et inquiétant, du diariste pointilleux et irrégulier, « plus personne ne doute que sont inscrites dans l’œuvre de Kafka des expériences qui devraient bientôt se révéler hautement symptomatiques de l’Histoire du XX° siècle ». Bien que notre auteur n’eût pu avoir connaissance de ces systèmes, face au communisme et au nazisme, La Colonie pénitentiaire, dont la machine à torturer jusqu’à la mort est un modèle, et bien entendu l’exécution absurde du Procès, font foi…

La conclusion de cette monumentale et attachante biographie est bouleversante : « Si Kafka avait eu par deux fois la chance d’en réchapper, d’abord à la tuberculose, aux camps ensuite, au terme de cette catastrophe civilisationnelle, il n’aurait plus rien reconnu. Son monde a cessé d’être. Seule sa langue vit ». De surcroit faut-il préciser que le monde enclos dans son œuvre, lui, est plus puissant, impressionnant que jamais…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout accusé a droit à un avocat, dit-on ; y compris celui du Procès indécidable de Kafka. Quoique Grégoire Samsa, dans sa métamorphose en « vermine » n’ait pas accès à ce droit fondamental,  Joseph K…, celui qui ne connaîtra jamais ni son juge ni son crime, se retrouve malgré lui flanqué d’un avocat surprenant, malade qui plus est. Huld chez Franz Kafka, Maître Hastler chez Orson Welles, à quoi lui servent-ils, sinon à le précipiter un peu plus dans le labyrinthe de la justice, sans pouvoir échapper à l’infamie de la mort finale ? Justice injuste, avocat incompétent et intranscendant au point que K… renvoie son avocat. Mais on ne se débarrasse pas aussi facilement d’Hastler, alias Orson Welles lui-même…

Chez Kafka nous avons affaire à un avocat malade de la justice, véritable fantoche rapidement évacué. « Monsieur l’avocat est malade », annonce Léni. Il est donc a priori déconsidéré, incompétent, menacé lui aussi par on ne sait quel jugement de vie et de mort. Presque un double de K…, il ne reprend de la vigueur que pour rabrouer son client Block, et renseigner à plaisir notre accusé sur les rouages incompréhensible de la justice. La preuve : K… est obligé de jouer le rôle de son propre avocat devant le tribunal ; rôle qu’il interprète fort mal puisqu’au lieu d’une plaidoirie, il développe un réquisitoire contre les gardes qui ne lui vaudra aucune indulgence. Huld, qui n’a rien instruit ni plaidé, est au final remercié par K… qui va tenter de le remplacer par le peintre Tintorelli, bien introduit, dit-on dans les milieux judiciaires. Comme si l’art était plus porteur d’espoir que toute autre humaine plaidoirie. L’avocat n’a contribué en rien à la situation de l’ignorant accusé, à moins qu’il n’ait contribué à l’aggraver en l’enfonçant un peu plus dans le maquis semé d’épines de la justice.

Si dans un premier temps Maître Hastler parait n’être pas plus efficace que Huld, il prend vite chez Welles une dimension machiavélique pour devenir terriblement protéiforme. Telle une puissance cachée, il s’exprime, sur un immense lit baroque, par une étrange fumée. Il ne manque pas d’embrouiller K… avec les volutes de ses imprécisions sur la machine judicaire. Il cache chez lui une sommité du greffe, est assistée par une garde-malade plus séductrice encore que celle de Kafka et qui parait manipuler par sa sensualité et au bénéfice du Maître les accusés en leur comparution qui n’est qu’en sa présence. Il use d’un sadisme raffiné auprès du répugnant Bloch -ce pourquoi, qui sait, il est lui aussi en procès- et paraît prêt à ne faire qu’une bouchée de K… Pire encore, à lui on n’échappe pas. Si Huld a disparu dans la tempête du récit, Hastler réapparait comme un deus ex cinéma en repoussant l’ecclésiastique dans l’ombre : c’est lui qui prend en charge l’indécidable apologue des portes de la Loi. Ainsi l’avocat paraît instruire un procès à charge, peaufiner un réquisitoire en emprisonnant K… dans son écran d’épingle. Avant de le faire assassiner par ses acteurs…

Chez Kafka et chez Welles, à une justice devenue folle s’ajoute l’injustice du créateur absent ou marionnettiste. Et c’est justement l’avocat, seul membre de l’aréopage judicaire que K… puisse approcher, qui en est le témoin, voire le levier. Un avocat inutile, un avocat machiavélique et omniprésent, dans les deux cas la justice est désacralisée, bafouée, prise de folie totalitaire, par l’extinction d’un de ses membres indispensables et incapable ou par sa boursouflure despotique. Abandonné ou circonscrit par son défenseur, K… est toujours perdant au cours d’une parodie de procès. Le créateur Kafka fournit à son antihéros à la même initiale un anti-avocat, le livrant à la solitude, à l’angoisse du piège, à la mort sans au-delà. Kafka n’est pas même à l’image du Dieu de l’Ancien testament qui abandonna Job sans avocat, mais non sans Dieu. Chez Welles, le créateur et démiurge cinématographique se substitue à l’avocat. Le metteur en scène, l’auteur, devient le dieu manipulateur de sa créature, l’avocat perfectionnant la bombe à atomiser K… Si Dieu, chez l’écrivain, s’était absenté, avait abandonné un rejeton de son peuple sans nom (alors que le seul créateur possible était l’écrivain), chez Welles il s’est fait conjointement avocat, prêtre, artiste, seul créateur polymorphe ; d’où la mégalomanie superbe d’un tel avocat de l’art cinématographique.

Le rôle de l’avocat ? Voilà qui est à entendre dans les deux sens. A quoi sert l’avocat chez Kafka et Welles ? A presque rien et à presque tout. Chez Kafka, à ne pas être ; chez Welles à être plus qu’un acteur, mais le réalisateur lui-même, qui en vient à voler la vedette à sa créature, K… joué par Anthony Perkins, au cours d’une « psychose » supplémentaire, tué avant que les dernières paroles du film soient : « I played the advocate and I whrote and directed this film ; my name is Orson Welles ». Avec un tel avocat, seule la cause du film peut être gagnée devant la cour de justice de l’art.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une hydre aux mille têtes incompréhensibles et totalitaires, où il n’y a pas de juge et dont chacun est un juge aussi grégaire et cruel qu’un cirque romain… C’est ainsi que dans Le Procès, écrit en 1914, qu’apparait la justice qui enserre K… jusqu’à une mort honteuse : « Comme un chien ! dit-il, et c’était comme si la honte devait lui survivre », ce sont les derniers mots. On a souvent dit que Kafka préfigurait l’univers totalitaire à venir ; K… étant la métaphore du Juif innocent de sa judéité et cependant cerné par l’antisémitisme. Mais dans quelle nouvelle mesure Welles, lecteur de Kafka, va-t-il, en 1963, traduire l’anticipation involontaire du roman ? Comme Pierre Ménard réécrivant Don Quichotte, sous la plume de Borges[2], le futur du roman en change irrémédiablement sa lecture. Kafka est un visionnaire formidablement inquiétant, en dépit de ou grâce à son absence d’historicité ; Welles, adaptant le livre aux événements de son siècle est probablement un visionnaire plus exact, mais plus fermé. Quoique tous les deux, par la grâce de la fiction, nous proposent une œuvre ouverte, au sens d’Umberto Eco[3].

Kafka ne situant ni géographiquement ni temporellement son œuvre, dans une sorte d’anhistoricité métaphysique, au contact du réalisme le plus étroit et du fantastique le plus poreux, au contact du roman policier et de la prière, K … le justiciable est un personnage intemporel. Quant au tribunal omniprésent, il est de toutes les angoisses, de tous les régimes politiques. La dimension métaphysique du personnage n’empêche pas de le voir traqué, accablé par le dévoiement d’une justice républicaine ou impériale, digne de la pugnacité et du sens du détail de l’administration prussienne. Ce pourquoi l’on a dit, comme George Steiner dans Langage et silence[4], ou dans De la Bible à Kafka[5], que le romancier pressentait, dans l’étouffement de sa poitrine de tuberculeux, les exactions des dictatures à venir, voir des holocaustes inqualifiables. George Steiner soulignait que le mot employé à la première phrase de La Métamorphose, « vermine, Ungeziefer en allemand, est un trait de clairvoyance tragique, car c’est ainsi que les nazis devaient appeler ceux qu’ils destinaient à la chambre à gaz[6] ». L’antisémitisme sournois qui menaçait l’Europe du vivant de Kafka devait s’exprimer dans la sourde terreur de K… Prélude annonciateur de la montée des totalitarismes et de ce futur régime nazi qui allait balayer les libertés, brûler les livres et exterminer six millions de K…, parmi lesquels des familiers de l’écrivain. Ainsi, chaque lecteur peut observer in nucleo, dans Le Procès, la minutie des procès staliniens, les exécutions arbitraires hitlériennes ou maoïstes, les geôles castristes ou nord-coréennes… Kafka est d’autant plus impressionnant, même si l’on ne peut exclure le comique de son œuvre, nouant banalité et imprécision du cadre, depuis la séance du tribunal jusqu’à l’exécution, en passant par la scène du fouetteur, qu’il peut contenir et décrire tous ces régimes et toutes ces pulsions humaines et trop humaines réalisées. Sans avoir besoin d’aucune allusion politique précise, ni au présent, ni au futur ; Kafka n’écrit pas une anti-utopie à la façon d’Huxley ou d’Orwell. Pensons cependant combien l’arrestation matinale de K… ressemble à celles décrites par Soljenitsyne au seuil de L’Archipel du goulag[7]...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un demi-siècle plus tard, Orson Welles peut se permettre de traduire avec plus d’exactitude l’aspect prémonitoire du roman. Outre une caméra baroque qui contribue à amplifier la vision du cauchemar (pensons à l’immense porte que K… peine à ouvrir), il déploie dans son film nombre d’allusions fort précises. La bureaucratie déshumanisée, l’ordinateur géant au-dessus de la multiplication des bureaux anonymes et standardisés appartiennent au taylorisme américain autant qu’ils figurent les administrations totalitaires -qu’on ne confondra pourtant pas. Si le maccarthisme est propice à la traque des individus, il est à relativiser face à la terreur stalinienne révélée par le rapport Kroutchev. Notons à cet égard que Welles filme ses extérieurs parmi les barres d’immeubles de Zagreb, en un pays communiste qui lui signifiera son renvoi. Les policiers paraissent autant venir des films noirs que de la Gestapo. Plus frappants encore, ces files de déportés haves et numérotés ne peuvent venir que d’Auschwitz... Enfin la scène finale, si différente de Kafka, projette un champignon atomique au-dessus de la mort de K…, allusion évidente à Hiroshima et Nagasaki, qui permirent d’achever une guerre et des populations. Mais Welles visionnaire ne décrit-il pas un passé, un présent, et non un futur ? Il donne à Kafka une légitimité politique supplémentaire à l’orée du siècle des totalitarismes, mais en visionnaire fermé, car orientant le spectateur vers des situations historiques déjà répertoriées.

Kafka et Welles proposent cependant tous deux des œuvre-univers. Chez le romancier, le procès qui accable K… se joue sur la scène de l’intemporel et de la confrontation entre intériorité et société ; tout en restant ouvert à toutes les interprétations métaphysiques et politiques, il est donc par là universel. Kafka est d’abord un visionnaire de la condition humaine, tel que le reconnait Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe[8]et tel qu’on le retrouve chez le cinéaste de Citizen Kane. C’est de plus un roman qui s’adresse autant aux religieux qui se heurtent à un Dieu incompréhensible qu’à ceux qui survivent après que le Dieu de Nietzsche soit mort et dès lors que les utopies de remplacement s’acharnent sur tant de K… du XXème siècle ; chez Welles, le télescopage des allusions historiques donne au film une dimension d’anti-utopie qui n’était guère présente dans le roman. L’œuvre du cinéaste est un condensé du siècle de l’automatisation et des totalitarismes, une œuvre-monstre par le travail de la fiction qui redistribue les réalités dans une conflagration visionnaire bien digne de la dimension mégalomane de l’auteur de Citizen Kane. L’indétermination du Procès de Kafka est redéterminée par les terreurs du siècle de Welles, tandis que par les arcanes de la Loi, tous deux invalident la loi religieuse autant que la loi séculière. Reste que l’artiste écrivain de Kafka sait se faire discret derrière le chuchotement terrible de sa plume, tandis que l’artiste filmique, Orson Welles lui-même, phagocyte la démiurgie : avocat de l’art, il en est aussi le juge après la mort de Dieu, condamnant le vulgus pecus : ce spectateur pris dans les rets de sa toile.

 

Quelle morale impavide faut-il tirer des personnages de l’avocat chez Kafka et Welles ? De ceux qui habitent l’uchronie et l’anti-utopie du pays du Procès ? Sinon qu’au-delà de l’injustice fondamentale, historique et génésique des délits et des peines chez l’humain, où la philosophie des Lumières n’a pas su pénétrer - ce qui reste une thèse peut-être trop pessimiste - la dimension métaphysique et historique de la faute d’être né l’arme de mort à la main et hors de la certitude de la transcendance condamne irrémédiablement l’homme kafkaïen que nous sommes tous.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Claude David : Kafka, Fayard, 1989.

[2] Jorge Luis Borges : « Pierre Ménard, auteur du Quichotte », Fictions, Gallimard, 1951.

[3] Umberto Eco : L’œuvre ouverte, Seuil, 1965.

[4] George Steiner : Langage et silence, Seuil, 1969.

[5] George Steiner : De la Bible à Kafka, Hachette littératures, 2003.

[6] George Steiner : Langage et silence, Seuil, 1969, p. 129.

[7] Alexandre Soljenitsyne : L’Archipel du goulag, Seuil, 1974.

[8] Albert Camus : Le Mythe de Sisyphe, Gallimard, 1942.

 

Musée Bernard d’Agesci, Niort, Deux-Sèvres.

Photo : T. Guinhut.

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15 mars 2023 3 15 /03 /mars /2023 11:25

 

Costa de Jezkaibel, Hondarribia, Gipuzcoa.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

L’orage nazi foudroie l’Allemagne et la littérature.

Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman.

Uwe Wittstock : Février 33.

Hans Fallada : Seul dans Berlin.

 

Lion Feuchtwanger : Les Enfants Opperman,

traduit de l’allemand par Dominique Petit, Métailié, 2023, 400 p, 23 €.

 

Uwe Wittstock : Février 33. L’hiver de la littérature,

traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2023, 448 p, 26 €.

 

Hans Fallada : Seul dans Berlin,

traduit de l’allemand par Laurence Courtois,

Denoël, 2002, 736 p, 26,90 €.

 

 

 

La doctrine du faux caporal à moustache en brosse à dents était-elle une fatalité ? Qui eût cru qu’elle allait déferler sur l’Allemagne, sur l’Europe enfin… Le romancier contemporain des événements, Lion Feuchtwanger, publie dans l’urgence, en 1933, son ouvrage romanesque saisi d’effroi, Les Enfants Oppermann, tandis qu’avec le recul de l’historien Uwe Wittstock concentre sur un mois, en cette même année 1933, ses lumières sur la poussée des ténèbres et des exactions qui ensevelissent la démocratie, la raison allemande, pour aussitôt aboutir à « l’hiver de la littérature ». Jusqu’à ce que, « seul dans Berlin », le plus infime résistant de Hans Fallada soit anéanti. Il n’est cependant pas certain que, muni de ces trois ouvrages berlinois, et malgré la mission essentielle de ces avertisseurs que sont la littérature et l’Histoire, nous puissions toujours en tirer la leçon qui permettrait d’éviter que se reproduisent, et sous d’autres couleurs, de telles exaspérations totalitaires.

 

Ce pourrait être un roman familial d’abord paisible, dans la tradition des Buddenbrook de Thomas Mann[1]. Mais, au travers du prisme d’une famille bourgeoise, Lion Feuchtwanger dévoile l’irrésistible montée du nazisme. Paisibles Juifs, ses membres sont au plus près concernés. Insidieusement, la suspicion, le ressentiment, la haine, grignotent la réputation des Oppermann, inquiets, choqués, paralysés, déblayés. C’est de manière narrative, mais également synthétique, absolument réaliste, que ce roman vaut pour toute une génération, pour tout un peuple, en fait pour l’humanité en son entier.

Ils sont à Berlin trois frères, Gustav, Martin, Edgar, une sœur, Klara. Gustav, doyen des associés d’un fabricant et vendeur de meubles, est un oisif quinquagénaire fort à l’aise, amateur d’art et bibliophile de surcroit, auteur reconnu, nanti d’une belle maîtresse. Pour lui, « l’Allemagne est une vraie patrie pour le Juif ». Martin, qui a épousé une blonde chrétienne, est lui occupé par les affaires, « en ces temps de crise  et d’antisémitisme croissant ». Car ses meubles standardisés concurrencent désavantageusement ceux plus artisanaux : ainsi prétend-on : « les magasins juifs et leurs méthodes de vente roublardes sont responsables de la décadence de l’Allemagne ». Suivent les « inscriptions antijuives » du mouvement völkish. Ce qu’un personnage commente ainsi : « c’est la force de ce parti de rejeter la raison et d’en appeler à l’instinct ». Si dans ce milieu raffiné l’on ne prend pas au sérieux un tel mouvement, la jeune Ruth, sioniste convaincue, ne se fait pas d’illusion. Si avec la meilleure rationalité l’on démonte les théories raciales nazies, si avec Monsieur François l’on croit « qu’il suffisait de prouver le bien-fondé d’une assertion pour que tout allât bien », son épouse sait parfaitement qu’il n’a « aucun sens des réalités ». Sans méfiance aucune, l’on rit des « inepties », du « radotage » des Protocoles des sages de Sion et de Mein Kampf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les destinées des personnages alternent au fur à mesure de la montée des périls. En effet, un professeur nationaliste déclame « extatique, les vers de la haine », quand son délire obsessionnel conjugue le prosélytisme et l’antisémitisme à l’encontre du fils de Martin, le lycéen Berthold. Edgar, le médecin, ne peut plus compter sur la compétence juive face au profil de l’Allemand aryen. Un employé, petit bourgeois satisfait, se berce d’illusion en son Allemagne, face à son beau-frère qui compte filer en Palestine. Gustav se confond en tergiversations avant de consentir à placer une partie de sa fortune à l’étranger, alors que le changement de nom des meubles Oppermann en « Deutsche Möbelwerke » parait une stratégie d’adaptation aux temps nouveaux…

Mais tout cela, c’était « Hier », soit l’objet du premier livre. Car le second, « Aujourd’hui », commence le 30 janvier 1933, lorsque l’auteur de Mein Kampf[2] est nommé chancelier du Reich. Un élève du lycée assassine un journaliste qui avait dénigré le style d’Hitler, la propagation du nationalisme barbare n’a plus de cesse, l’on apprend en classe des vers tels que : « Quand le sang juif gicle sous le couteau / Le jour est encore plus beau ». Edgar est accusé d’être un médecin juif œuvrant à des meurtres rituels sous couvert de chirurgie.

À partir de l’incendie du Reichstag attribué aux communistes, tout se précipite. Absurdement, quoiqu’en rien communiste, Gustav est menacé, doit quitter le pays pour la Suisse, où il apprend le suicide de Berthold. « Demain » : ainsi sonne la troisième partie. Les journaux sont formels : « Ils ont arrêté, enlevé, torturé, assassiné tous ceux qu’ils détestaient, ils ont détruit leurs biens ou confisqué », y compris des noms familiers. Ce qui reste du magasin Oppermann est frappé d’une affiche : « Crève, juif ». La suite, aux mains des « barbares » qui visent à purifier l’Allemagne des Juifs, n’est qu’une longue liste de camps de concentration, d’exactions, qui prend à la gorge.

Associant finesse du détail et art de la synthèse, sens des « entités », plus que des individus,  peu à peu saisissant, effrayant, mais brillant tant à la faveur de ses analyses psychologiques et politiques, Les Enfants Oppermann vaut cent ouvrages d’historiens consacrant tous leurs talents à l’ascension du Troisième Reich et de son antisémitisme. Curieusement, ce roman aussitôt traduit en français resta longtemps oublié. Pourtant, également célèbre pour Le Juif Süss[3] qui conte l’histoire d’un habile financier devenu le bouc émissaire du peuple, Lion Feuchtwanger, né en 1884 à Munich, docteur en philosophie et auteur de romans historiques fêtés, doit figurer parmi les avertisseurs. Ce romancier méticuleux sait ciseler ses portraits et dérouler la montée des périls orageux. Nous devinons sans peine que l’ouvrage fut dès 1933 interdit par le régime nazi, que son auteur vit ses biens confisqués, qu’il fut privé de sa nationalité, alors qu’il s’était in extremis installé dans le sud de la France. Si en tant qu’Allemand il fut interné au camp des Milles, il parvint à s’en évader afin de poursuivre sa carrière aux Etats-Unis où il disparut en 1958.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous n’ignorons pas que le nazisme organisa de festifs autodafés, brûlant des monceaux de livres juifs, et d’autres antagonistes politiques. Mais que ces feux signent en février 33 un « hiver de la littérature », nous n’en avions qu’une partielle idée avant cet ouvrage d’Uwe Wittstock qui dresse un édifiant tableau.

Si les menaces étaient assez claires depuis qu’Hitler et son parti montaient en puissance, c’est dès sa nomination à la Chancellerie, le 30 janvier 1933, que les événements se précipitent. Le somptueux « bal de la Presse », au soir du 28 janvier, est encore un moment de joie et de liberté, la « dernière danse de la République », où se glisse un auteur fêté : Carl Zuckmayer dont les comédies, comme Le Joyeux vignoble, font hurler de rire, mais aussi rugir les tenants du « national populisme » qui se découvrent la cible de sa satire. S’y pressent les personnalités en vue ; l’on y croise Klaus Mann, le fils du grand Thomas, et dont l’homosexualité déplait. Au-delà de ce noyau, gravitent une fille du scandaleux dramaturge Franz Wedekind, le peintre George Grosz déjà enfui aux Etats-Unis, les écrivains Gottfried Benn, Joseph Roth, Vicky Baum, Erich Maria Remarque, météorique romancier de la guerre de 1914-1918. Ceux qui préféraient idéaliser cette guerre voient d’un œil furibond le succès transatlantique de ce dernier. Plus loin, vaque Berthold Brecht, dont les pièces sont idéologiquement marquées par un communisme honni.

Dès lors que le führer est « Chancelier du Reich », des marches aux flambeaux aux agressions, il n’y a qu’un pas : être juif ou communiste est un péché capital vite puni. De suite les brutes se sentent pousser des ailes. La « volonté culturelle des nationaux-socialistes » n’a de cesse de faire du nettoyage. Bernhard Rust, le ministre dédié à l’éducation et aux cultes, s’indigne de « catégories de gens de lettres étrangers à la race », de la « bâtardisation et de la négroïsation de l’existence ». L’Académie prussienne doit exclure sans autre forme de procès les frères Heinrich et Thomas Mann, Alfred Döblin, Franz Werfel, Ricarda Huch… tous « écrivains libéraux-réactionnaires ». Ne conservant ainsi aucun prodige de la littérature. Au contraire, célébrant un martyr fusillé par « l’ennemi héréditaire », soit la France, un thuriféraire d’Hitler, Hanns Johst, fait un triomphe avec un drame propagandiste.

Les forces des S.A. assiègent théâtres et cabarets satiriques où officient Klaus et Erika Mann. Göring intime à la police de tirer sur les éléments « hostiles à l’Etat », les réunions électorales sont bousculées, saccagées, les haut-fonctionnaires valsent. L’« Union de combat pour la culture allemande nationale-socialiste » veille. Ecrivains et artistes qui le peuvent quittent le pays, les autres ne savent où l’horreur va les mener. Après l’incendie du Reichstag, la rage assassine s’enflamme, les droits fondamentaux sont abolis, les camps de concentration inaugurés. Goebbels chapeautant la culture, « À quoi bon écrire encore ? ». Fuir à l’étranger ; ou mourir.

En trente jours, cet « hiver de la littérature » prélude à la glaciation totalitaire sur l’Allemagne de Goethe, avant que se déclenche le feu guerrier sur l’Europe. Malgré l’abondance des signes annonciateurs, la terreur s’est si vite installée ! Sans doute faut-il y lire une leçon pour l’Histoire…

Indubitablement il s’agit d’un livre d’historien solidement documenté, animé par une foule de personnages, d’écrivains dont les portraits sont croqués sur le vif, tressé avec soin par Uwe Wittstock, qui, né en 1955, est l’auteur d’ouvrages sur Karl Marx et sur la littérature contemporaine d’outre-Rhin. Mais, organisé comme un journal, de date en date, il permet de faire monter un suspense terrible, un compte à rebours inéluctable, voire d’associer à cette narrativité haletante une dimension romanesque, quoique, hélas, sans fiction.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fiction est parfois plus efficace, et surtout plus vivante, que le document historique. Car elle donne un visage, une intimité permettant l’identification du lecteur avec des figures et des anonymes du temps disparu. C’est ce qu’a bien compris Hans Fallada en élevant une stèle romanesque au service des Allemands couchés sous le joug du nazisme. Seul dans Berlin, enfin intégralement édité, rend justice aux oubliés de l’infâme l’épopée aryenne. Là où des hommes et des femmes tiennent à rester debout, même sous le pire régime, même au dépend prévisible de leur vie.

Chronique des petits quartiers et des entreprises berlinois, le roman centré autour d’un immeuble devient vite éprouvant, étouffant, tant augmente la pression de l’omniprésent nazisme. Entre les « cartes de rationnement » et la pieuvre du parti, la victoire claironnée sur la France de 1940 ne fait guère d’effet aux petits héros et anti-héros désabusés de l’épopée. Une Juive, Frau Rosenthal, la famille Persicke, dont un fils, Baldur, est un SS surexcité, le couple Quangel, dont l’enfant vient de mourir sur le front de France, la factrice Eva Kluge sont les pivots de la tragédie. Exaspérés, le couple Quangel va prendre une décision inouïe : subrepticement distribuer des tracts antinazis parmi la ville. Hélas, ils ne tromperont que peu d’années la Gestapo, dont les archives, sous le nom des Hampel, conservent la trace de cette histoire vraie…

Si peu, une sourde résistance s’égrène : un vieux juge cache la dame Juive, la jeune Trudel, dont le fiancé vient d’être tué sur le front, appartient à une « cellule communiste » secrète, quoiqu’inefficace. Mais les héros du roman sont indubitablement les Quangel. Ce sont plus de deux cents cartes postales que le couple dépose parmi les gares, les cages d’escalier, « avec des appels contre le Führer et le parti, contre la guerre, pour éclairer ses semblables ». Leur courage hallucinant n’est pourtant guère payant. Les cartes sont à peine lues, aussitôt rapportées à la Gestapo par de zélés informateurs et de pleutres dénonciateurs : elles leur vaudront, en avril 1943, la décapitation. Quangel n’aura converti qu’un homme, celui qui finit par l’arrêter, et qui se suicide…

Fallada bénéficia, pour écrire son vaste et méticuleux opus, des dossiers que lui fournit le futur ministre de la culture de la République Démocratique Allemande. Dossiers incomplets qui permirent au romancier de faire de ses personnages des figures nimbées d’un héroïsme sans faille, n’abdiquant rien de leur intransigeance. Alors que l’on sait qu’en prison, les Hampel se dénoncèrent l’un l’autre, renièrent leur antinazisme. En vain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dans la tradition du réalisme balzacien, chaque personnage correspond à un type humain : le nazi fervent, le nazi contraint, la Juive cachée dont le mari est incarcéré, mais aussi le dénonciateur, le profiteur, le délinquant minable, décliné en de multiples avatars. Il s’agit alors également un roman picaresque, à la suite du Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin[4], enchaînant les portrait de petites gens, de « moins que rien », de gueux, d’ivrognes, de voleurs et de menteurs, d’humbles méritants et de salauds carabinés, parmi des péripéties sordides, parfois d’un intérêt inégal. En ce sens ce n’est pas le nazisme qui fait ce peuple, mais ce peuple qui le fait, même si tous ne le méritent pas, si beaucoup le subissent sans rien avoir demandé, si d’autres en jouissent en sadiques consommés, en une radicalité du mal imperturbable, mais aussi en une banalité du mal, digne de l’analyse d’Hannah Arendt[5]. Ainsi la factrice Eva Kluge, dont le fils est un SS, « ne croyait pas que son garçon, qu’elle avait un jour porté dans son sein, serait capable de déshonorer des jeunes filles juives, pour les tuer aussitôt d’une balle dans la tête ». Pourtant, une photo le montre cognant la tête d’un enfant juif « contre le parechoc d’une voiture ».

Le roman à thèse n’empêche pas l’efficacité, malgré de longs défilés de personnages secondaires, comme le pitoyable « tire-au-flanc » Enno Kluge qui séduit les femmes vieillissantes, un moment suspecté, pendant l’enquête de la Gestapo, digne du roman policier le plus sordide. Le témoignage et la charge contre le régime hitlérien contribuent au tableau de société sous la férule du totalitarisme, où toute l’économie, tout l’emploi, du moins pour ceux qui ne sont ni soldats ni dans les camps de concentration, sont tournés vers l’effort de guerre. Le favoritisme à l’égard des membres du parti est une institution. La propagande pullule. Le langage est également vicié[6] : voler une Juive, c’est « aryaniser ses biens ». Comme dans 1984 d’Orwell, penser est un délit : « Qu’ils obéissent, c’est tout. C’est le Führer qui s’occupe de penser ». Car « dans cet Etat, pas même les pensées n’étaient libres. » L’Allemagne est l’achèvement de la tyrannie, là où « une moitié du peuple enferme l’autre ». Finalement, malgré l’inéluctable verdict, une morale paradoxale universelle se fait jour : « Vous savez très bien que celui qui est ici derrière les barreaux est convenable, et que vous qui êtes dehors n’êtes qu’une crapule, que le criminel est libre mais que l’homme convenable est condamné à mort ».

Ce n’est pas du haut du vaste panoramique de l’historien, mais auprès des petits, des sans-grades, qu’Hans Fallada nous présente l’Allemagne nazie. Certes l’omniscience du romancier permet de balayer les vies, les abominations, les émotions, les peurs et le courage de ses nombreux personnages, dont il ne nous épargne aucun détail dérisoire ou abject. Mais l’empathie du romancier est irremplaçable. Dans le cadre d’une nouvelle objectivité aisément satirique, non loin de ses contemporains, les peintres Otto Dix et George Grosz, il peint à l’acide, mais non sans tendresse ses personnages de prolétaires, de petits bourgeois, d’avocats pourris par le système, de procureurs haineux… Mais aussi dans des romans comme Quoi de neuf petit homme ?[7], en 1932, ou Les Employés[8], en 1929, dans lequel il dressa une fresque de la crise économique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’abord écrit sous le nom de Rudolf Ditzen, car Fallada est un pseudonyme, Seul dans Berlin a l’insigne mérite de mettre l’accent sur la solitude de l’individu broyé par l’immense machine collectiviste de cette tyrannie qui s’incarne dans autrui, les voisins, l’administration, la police, la justice, les masses… Pensons également à la solitude d’Hans Fallada (1893-1947), lui-même arrêté pendant onze jours par les SA en 1933,  et qui s’est vu au sortir de la guerre contraint à écrire un pavé on l’on souffre, tue, meurt en surabondance. Travaillant comme journaliste à Berlin Est, c’est là qu’il écrivit Seul dans Berlin. Hélas, la mort cueillit trop tôt celui qui était poursuivi par ses addictions sévères, entre drogues, cigarettes et alcool. La censure soviétique tailla dans le vif en vue d’une publication posthume. Il fallait que les personnages soient exemplaires, en quelque sorte manichéens. C’est ainsi que l’on supprima le chapitre 17, « où l’on apprend qu’Anna Quangel était membre active de la Ligue des femmes nazies, la Frauenschaft ». Diverses coupes et modifications entachèrent l’édition de 1947, ainsi que la traduction française de 1967, comme l’appartenance de la factrice au parti nazi. Une résistante devait être une pure héroïne. Nous savons que la réalité est plus complexe. Ce que nous restitue cette nouvelle traduction, dans sa version originelle et débarrassée de toute censure. Le dur visage vert de gris du nazisme, parfois teinté du bleuté d’une résistance hélas vouée à l’échec, est ici exposé dans sa lumière la plus crue.

Ce qui jusque-là aurait pu être lu comme une hagiographie des simples, qui osent se dresser contre Hitler, comme une iconologie de l’antifascisme socialiste, devient grâce à cette édition conforme à la plume d’Hans Fallada, une tragédie aux fatalités trop humaines, en même temps qu’une allégorie du mal et du courage. Chacun, en se plongeant dans le labyrinthe effroyable du quotidien berlinois des années nazies, peut s’identifier dangereusement avec les personnages. Qui aurions-nous été dans de telles circonstances ? Le modeste héros bientôt broyé, le SS vaniteux et tortionnaire, le dénonciateur anonyme et infâme ? Saurions-nous lever le petit doigt pour devenir un ou une Kangel ? À moins de penser qu’une résistance intérieure, à la Ernst Jünger[9], eût été plus judicieuse…

Songeons, selon les mots de Madame François, un personnage des Enfants Oppermann, qu’« une fois les völkisch à la barre, un mot lancé aujourd’hui à la légère pourrait vous faire perdre votre gagne-pain ». C’est déjà le cas, même si nous ne choirons pas dans la reductio ad hitlerum, avec les woke de la Cancel culture[10] aux Etats-Unis, sinon en France… Aussi faut-il interroger les accointances de l’Histoire, de notre présent, voire du futur. Les mouvements grégaires de ressentiment, que nous avons connus fascistes noirs et bruns, communistes rouges, qu’ils soient aujourd’hui anticapitalistes, verts écologistes purificateurs, ou verts religieux exerçant leur vindicte à l’encontre des mécréants, ne sont pas indemnes de toutes tentations éradicatrices.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Uwe Wittstock  fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2023

 


[3] Lion Feuchtwanger : Le Juif Süss, Belfond, 1999.

[4] Alfred Döblin : Berlin Alexanderplatz, Gallimard, 2009.

[7] Hans Fallada : Quoi de neuf petit homme ? Denoël, 2007.

[8] Hans Fallada : Les Employés, Les Belles Lettres, 2012.

Bueu, Pontevedra, Galicia. Photo : T. Guinhut.
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21 janvier 2023 6 21 /01 /janvier /2023 17:51

 

Palacio de Soñanes, Villarcarriedo, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les ombres du fantastique

dans le romantisme allemand.

E.T.A. Hoffmann : Dans la nuit,

Chamisso : Peter Schlemihl,

Ewers : Les Cœurs des rois.

 

 

E.T.A. Hoffmann : Dans la nuit,

traduit de l’allemand par Philippe Forget,

Les éditions du Typhon, 2022, 268 p, 26 €.

 

Adelbert von Chamisso : Peter Schlemihl, José Corti, 2018, 176 p, 8 €.

 

Hanns Heinz Ewers : Les Cœurs des rois,

traduit de l’allemand par Marie-Thérèse Wackenheim

et commenté par Vincent Wackenheim,

gravures de Stefan Eggeler,

dessins de Denis Poupeville,

L’Atelier contemporain, 2022, 208 p, 25 €.

 

 

 

Si le premier roman fantastique est celui du Français Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, en 1772, le romantisme allemand fit de ce genre littéraire une marque de fabrique. Ernst Theodor Hoffmann (1776-1822) en est le propagateur génial. Dès 1829 les Français le traduisirent, Gavarni l’illustra brillamment en 1849. Quoique ses œuvres complètes figurent au catalogue des éditions Phébus, à moins qu’elles soient épuisées, Dans la nuit offre une initiation bienvenue, réunissant cinq contes, entre diableries, folies et furieuses histoires emboitées. En quelque sorte dans son sillage, Adalbert von Chamisso imagina un récit emblématique à l’adresse de celui qui avait malencontreusement vendu son ombre. Le sillage du surnaturel et de la peur trouve une autre acmé avec Hanns Heinz Ewers, dont le recueil intitulé Dans l’épouvante cache un joyau soudain réédité de manière exceptionnelle : Les Cœurs des rois. Nous aimons tant l’épouvante et la folie, tant qu’elles restent de prégnantes ombres littéraires…

 

Il nait à Berlin un enfant à la « silhouette difforme de radis tordu ». Est-ce la faute de la vieille sage-femme ? La sorcière est brûlée, mais la silhouette du bel et trop aimable « étranger » qui séduisit toute la ville s’en élève, manipulée l’écrivain marionnettiste, Ernst Theodor Hoffman déjà au faîte de son talent. « Le diable à Berlin » fait preuve d’une efficacité redoutable, non sans morale implicite. Ce tropisme médiéval cède le pas aux fantômes et aux rêves brûlants. En effet, lorsque l’on aime une jeune fille à la mère effrayante, voire satanique, ne risque-t-on pas d’avoir épousé une vampiresse : « Maudite fille de l’enfer, tu hais la nourriture des vivants parce que tu adores celle des morts ! », s’écrie le comte. Quant à cette « maison sinistre », est-elle hantée, ou faut-il « accepter l’explication prosaïque » ? Reste qu’il faut se garder des « sortilèges amoureux » : la « reine des profondeurs » des « Mines de Falun » prendra-t-elle possession d’Elis, au dépend de sa raison et de sa fiancée ?
Voici maintenant le récit le plus emblématique de notre romantique. Quoique le « marchand de sable » soit une faribole pour les enfants durs au coucher, la chose reste obsédante pour Nathanaël qui se heurte au « vieux Coppelius », qu’il pense être le meurtrier de son père. La lunette de l’homme aux yeux lui permet de s’amouracher de sa voisine à la fenêtre, de danser en un rythme frénétique avec elle, de la séduire idéalement, même si elle ne répond que par des « Ah Ah », donc d’abandonner la douce Clara. La folie et le suicide sont au bout de l’amoureuse passion, peut-être fétichiste, pour le parfait automate. Ne s’agit-il que du « fruit de [son] imagination » ? Le récit épistolaire hésite entre « obscure puissance psychique » du moi et manifestations obsessionnelles de l’irrationnel, car jusqu’au bout Coppelius, le facteur d’yeux, le harcèle de son ironie…
Les ombres de la psyché humaine vont jusqu’à se creuser de poches de folie, comme des utérus de ténèbres qui font basculer l’individu. Ainsi, folie, amour et rêve s’entrelacent en d’infinie variations, de façon à faire s’entrechoquer les ombres et les lumières du moi, en une espérance de totalité psychique, quoiqu’aux débouchés souvent tragiques, bien caractéristiques d’un romantisme exacerbé.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

D’abord juriste, puis compositeur et chef d’orchestre, Hoffmann commença une féconde carrière littéraire en 1813, avec ses Fantaisies à la manière de Callot et ses Kreisleriana. En sus des Elixirs du diable, l’on retient son roman intitulé Le Chat Murr. Bouffonnerie et mélancolie s’y marient avantageusement.
Innombrables sont les compositeurs qui s’inspirèrent d’Hoffmann. Pensons au ballet Coppélia de Léo Delibes, au Casse-Noisette de Tchaïkovski, aux Contes d’Hoffmann d’Offenbach, où la séduisante automate chante avec une grâce inégalée. Notre conteur fantastique, qui idolâtrait Mozart, a cependant écrit plusieurs opéras, dont en 1804 Les Joyeux musiciens, qui n’a rien de méprisable, au contraire.
Ernst Theodor Hoffmann écrit avec un sens du rythme, du suspense et de l’angoisse vertigineux. À son style étincelant l’on devine que le traducteur a mis tout son entrain. Cette édition est un plaisir : outre son texte et sa postface, ses illustrations stylisées tout en noirceur et blancheurs mystérieuses, à la fois enfantines et expressionnistes, par Tristan Bonnemain, sa reliure soignée, tout concourt à une aimable bibliophilie.
Enfin l’on sait qu’Hoffmann était pour Sigmund Freud « le maître inégalé de l'inquiétante étrangeté en littérature », formule devenue célèbre. Ne reste plus qu’à découvrir sa vivante biographie placée sous le signe de l’ombre par Pierre Péju : E.T.A. Hoffmann - L'ombre de soi-même[1].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ombre encore, celle dont Adelbert von Chamisso inflige la perte à son malheureux héros. Contre l’inépuisable bourse de Fortunatus, un  inconnu rencontré lors d'une réception, Peter Schlemihl ne résiste pas à cet échange : « Tope là ! marché conclu ; je vous donne mon ombre en échange de la bourse ». Mais, très vite, Peter, bien que devenu fort riche grâce à cette bourse magique qui ne cesse de déverser son or, pâtit d’être dépourvu de sa moitié, de ce qui peut apparaitre comme la preuve de son existence terrestre. Malgré sa munificence, il n’est plus qu’un malheureux paria, un proscrit, condamné à vivre à l’écart de la lumière, qui, de surcroit, ne peut envisager de se marier avec sa bien-aimée. Lorsqu’il parvient à retrouver « l'Homme Gris », un second marché lui est proposé : le diable en personne consent à lui restituer son ombre, mais contre son âme. L’imparable contrat faustien bute cependant sur la présence d’esprit du jeune homme qui refuse, et jette la bourse de Fortunatus. Alors, il peut trouver la voie de l'expiation et de la rédemption. Ce récit fantastique et philosophique, écrit en 1813, marque pour longtemps d’une pierre noire le romantisme allemand.
Que signifie cette « ombre » ? Est-ce notre inconnaissable moi, notre identité profonde encore plus incompréhensible, voire fictionnelle, ce jouet du hasard génétique et du destin, ou de Dieu et du diable qui en manipulent les dés, ou encore, dirait un psychanalyste, le poids de l’inconscient, quoiqu’en ce récit ce soit lorsque ce dernier est absent que le malheur s’abat sur nous. À moins que cette ombre perdue soit le symbole d’une différence ressentie comme inacceptable par autrui, par une société trop conformiste et qui n’aime l'ombre que si le soleil l'imprime sur le sol…

 

Adelbert von Chamisso : Peter Schlemihl, Grote'sche Berlag, Berlin, 1876.

Photo : T. Guinhut.

Près d’un demi-siècle après Ernst Theodor Hoffmann, apparait un surgeon tardif et notable du fantastique allemand : Hanns Heinz Ewers. L’édition française ne l’a pas ignoré, tant en 1922 que bien plus récemment avec la réédition de son recueil : Dans l’épouvante. Histoires extraordinaires[2], dans lequel figure Les Cœurs des rois.
Dès les premiers mots, il nous semble entrer dans une nouvelle historique, puisque l’action se situe en 1841. Une lettre en forme de chantage parvient au duc Ferdinand d’Orléans : ne doit-il pas acheter fort cher une collection de tableaux, ce au bénéfice des « Gens de la Montagne », douteux propagandistes genevois du régicide ? Martin Drölling est un très vieux peintre, dont on trouve au Louvre une toile (un « Intérieur de cuisine » ici reproduit). Le voilà prétendant avec une assurance impressionnante : « mes tableaux contiennent les cœurs de la maison royale de France ». En effet le « jardin » aux pendus de Louis XI et autres scènes historiques peu ragoûtantes exhibant les crimes royaux sont peints en incorporant la matière des cœurs momifiés, achetés à bas prix lors de la profanation révolutionnaire de 1793 ! « Voyez-vous, je me suis approprié l’âme de chacun de vos ancêtres […] Je suis la catin vivante des rois de France morts ». Grâce à de tels restes, la couleur, dite « brun de momies », est incomparable. Exhibant ses six chefs-d’œuvre insupportables, représentant les haut-faits criminels et macabres des ancêtres prestigieux, tels Louis XI, Henri IV ou Louis XIV, du duc Ferdinand d’Orléans, ce dernier est contraint de céder. En conséquence, le peintre damné se voit délivré de son travail expiatoire…
Audacieusement écrite en 1907, Les Cœurs des rois s’inspire d’une légende fumeuse en l’amplifiant. La dimension fantastique est encouragée par l’anachronisme : l’on sait en effet que le duc Ferdinand d’Orléans, fils ainé de Louis-Philippe, mort en 1842, n’a pu rencontrer le peintre Martin Drölling, par ailleurs bien éloigné de telles exactions picturales, puisque né en 1752, il s’éteignit en 1817. Quant aux six chefs-d’œuvre, ils n’ont que la réalité de la fiction.
L’un des mobiles de l’écriture d’une telle parfaite nouvelle est probablement la répulsion qu’inspira aux Allemands la Terreur révolutionnaire, dont, en l’occurrence, la profanation des tombes royales. La dénonciation du pouvoir absolu et de ses crimes est patente. Si l’on ajoute qu’Hanns Heinz Ewers est non seulement un amateur d’Ernst Theodor Hoffmann mais d’Allan Edgar Poe[3], l’on devine comment il s’est laissé entraîner dans une telle morbidité.
Lors d’une réédition de Die Hersen der Könige en 1922, le graveur Stefan Eggeler figure à sa manière expressionniste les six chefs-d’œuvre insupportables, entre grappes de blêmes pendus, paniers de corps, bal de nudités avariées, radeau fait de cadavres, tripes tirées par deux vautours et têtes sur des forêts de piques…
Cependant, aux bons soins de L’Atelier contemporain, il s’agit d’une publication fort soignée qui bénéficie d’une nouvelle traduction et d’illustrations étonnantes. Voici un modèle d’édition : fac-simile de l’édition allemande illustrée par Stefan Eggeler au moyen de ses gravures au noir, ses griffures plus exactement, traduction illustrée un siècle plus tard par Denis Pouppeville avec maintes hachures noires, mais ensanglantées d’oranges et de rouges. Sans oublier préface, appareil de notes profuses, bibliographies et le concours d’une nouvelle traduction : « In fine : un quatuor, mortis », soit le peintre, l’écrivain et les deux illustrateurs, selon la locution latine offerte par Vincent Wackenheim.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Romancier et dramaturge, Hanns Heinz Ewers (1871-1943) est un amant des catastrophes, par exemple dans La Mandragore, histoire d’un être animé. Il suffit de lire ses titres pour ne pas ignorer son horrifique penchant : Les Possédés, Les Chasseurs du Diable, ou L’Apprenti sorcier, Le Vampire, Chevalier dans la nuit allemande… Moins brillant, malgré son Guide de la littérature moderne et son Histoire du drame, est hélas son éloge d’un homme dont Hitler avait fait un héros : Horst Wessel, un destin allemand. Il s’agissait d’un souteneur tué dans une rixe… Mais l’on ne sera pas étonné qu’il ait traduit les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam.
Issu d’une légende médiévale, peut-être s’agit-il de son roman le plus effarant : La Mandragore[4]. Car cette plante, prétendument propice aux philtres d’amour, pousse aux pieds des pendus dont la semence permet la naissance. Aussi deux compères usent d’une prostituée pour pratiquer une insémination artificielle, au moyen du sperme d'un condamné à mort qui vient d'être guillotiné. Une fille au charme androgyne s’ensuit. L’on devine que la donzelle se révélera fort maléfique, entraînant dans le trépas tous ceux qui ont le malheur de se laisser devenir amoureux d’elle, jusqu’à son tuteur : « Dès qu'il la voyait, il oubliait tout. Son regard s'élargissait, son ouïe s'aiguisait, il entendait le moindre bruissement de soie. Son nez puissant reniflait l'air, aspirait avec avidité le parfum de sa chair ; ses vieux doigts tremblaient, sa langue léchait la bave qui coulait de ses lèvres. Tous ses sens criaient vers elles, avides, lubriques, complètement fous de désirs répugnants. Mandragore le tenait par cette solide corde ». Il se pendra en effet. Mais lorsqu'elle s'éprend de Frank, le neveu de ce dernier, la belle Mandragore, habitée par une sanglante perversité, risque à son tour le pire…
Au-delà du Cœur des rois, le recueil de dix nouvelles horrifiques intitulé Dans l'épouvante apparait comme une galerie des enfers. Hanns Heinz Ewers y met également en scène une « salsa ». La cérémonie est tellement abominable que les participants, lors de leur arrestation policière, choisissent de se couper la langue plutôt que de témoigner. En écho avec les cœurs momifiés des rois, voici l'aventure vécue par une jeune Égyptienne, momifiée vivante en 2500 avant J.-C. Sauf que la chose a lieu conjointement dans notre contemporain. Plus sanglant, une autre jeune fille se voit engloutie par un flot de sang ; la cause est en la seule immolation d'un modeste pigeon blanc. La dichotomie du bien est du mal devient alors suspecte.
Et lorsque l’abjection plaide sa cause, voici ce que cela donne : « Vous comprenez, dit-il en se tournant vers le Président, la pire chose c'est : quand le criminel lui-même, le criminel le plus misérable, le plus vil, nous amène à la conviction qu'il est encore au-dessus, oh! bien au-dessus de nous, de nous, hypocrites serviteurs de la justice ; quand ce criminel nous montre, dans l'abîme de son infamie, une sublimité qui, d'un souffle, transforme en loques tout notre fatras de formules ; quand ce criminel nous arrache de la poitrine la cuirasse de fer de toutes les lois et de tous les paragraphes, pour la fondre comme par le feu, au point de nous faire ramper devant lui, dans la poussière, nus comme des vermisseaux ». Faisant l’éloge du crime, le romantisme allemand se fait romantisme noir. De là à deviner une accointance avec l’adhésion au nazisme de l’auteur, il n’y a qu’un pas qu’il n'est peut-être pas nécessaire de franchir...

 

Les forces du mal s’insinuent progressivement par tous les pores de ces histoires, à tel point que l’on pourrait imaginer que ce maître du fantastique soit un précurseur de Lovecraft[5]. En une aristotélicienne catharsis, nous aimons avoir peur, face à la pulsion de mort, la nécrophilie du Martin Drölling de Hanns Heinz Ewers, les ombres montantes de l’hoffmannienne folie. À condition de la sécurité de la lecture. Quant à Chamisso, peut-être a-t-il joué un rôle obscur dans le choix du titre de Friedrich Nietzsche : Le Voyageur et son ombre, dans laquelle le premier apostrophe la seconde : « Par Dieu et par toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon Ombre parle : je l’entends, et n’y puis croire». L’on devine qu’au-delà de cette prosopopée, elle est l’allégorie de la vanité humaine », l’indispensable « amie » de ces hommes qui sont « les disciples de la lumière[6] ».

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Dans la nuit fut publié dans Le Matricule des anges, novembre 2022

 


[1] Pierre Péju : E.T.A. Hoffmann - L'ombre de soi-même, Phébus, 2018.

[2] Hanns Heinz Ewers : Dans l’épouvante. Histoires extraordinaires, Christian Bourgois, 1974, Ombres, 2017.

[4] Hanns Heinz Ewers : La Mandragore, Marabout, 1980.

[6] Friedrich Nietzsche : Humain, trop humain II Le voyageur et son ombre, Œuvres II, La pléiade, Gallimard, 2019, p 473-474.

 

ETA Hoffmann : Contes et dessins, Club des Libraires de France, 1957.

Photo : T. Guinhut.

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16 octobre 2022 7 16 /10 /octobre /2022 09:08

 

Riva de Tures / Reind in Taufers, Pico Collalto / Hauchgall, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Thomas Mann,

magicien du roman par Colm Tóibín :

de la Mort à Venise à La Montagne magique,

jusqu’au Docteur Faustus.

 

 

Colm Tóibín : Le Magicien,

traduit de l’anglais (Irlande) par Anne Gibson,

Grasset, 2022, 608 p, 26 €.

 

 

 

Adieu biographies sévères et scrupuleuses ! Nous pensions à celles de Richard Ellmann à propos de Joyce[1] ou de Brian Boyd pour Nabokov[2]. Elles paraissent aujourd’hui devoir reconnaître un nouveau - et redoutable - concurrent : le biopic, ou scénario s’inspirant de la vie de quelque personnage célèbre à l’usage du cinéma. Ou encore, et à l’usage des libraires et des lecteurs, la biographie romancée. Est-ce à dire que l’auteur d’une telle entreprise fait preuve d’une faillite de l’inspiration personnelle ? Il n’en reste pas moins que pour animer - au sens propre de cette « anima » qui donne une âme - un homme de lettres à la stature considérable comme Thomas Mann (1875-1955), il faut à l’Irlandais Colm Tóibín un réel talent de mise en scène, de psychologie et d’empathie. Il y manque toutefois cette dimension de l’œuvre qui dépasse la petitesse d’une vie, des Buddenbrook au Docteur Faustus, en passant par La Mort à Venise et La Montagne magique. Tous volumes parmi lesquels découvrir les perspectives du roman philosophique.

 

Cadet de la famille, un jeune garçon appartient à une famille fort considérée de notables, au nord de l’Allemagne. Mais la mort du père les laisse dans une certaine déréliction : la mère, encore jeune, se voit délaissée par la haute société de Lübeck. Si le grand frère, Heinrich, parait destiné à une carrière littéraire, une telle perspective est plus controversée quant à Thomas, qui ne tient d’ailleurs pas les promesses qu’il laisse supposer quant à la succession des affaires paternelles. Elève médiocre, employé de bureau incapable, sa vocation poétique et de nouvelliste se voit cependant confirmée lorsqu’il publie dans la revue Simpliccissimus. Enfin tous les deux partent pour l’Italie.

Si tous les jeunes gens sont préoccupés par les filles, et Heinrich par les seins « volumineux », Thomas lorgne les garçons : amitié poétique, ou masturbation mutuelle varient selon les partenaires. En Italie, les tentations affleurent. A cet égard Colm Tóibín ne rate pas une occasion de relater de telles obsessions, voire de les imaginer, tant il est persuadé de la virulence irréfragable du désir de son héros.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais en contemplant une mosaïque antique, il visualise le projet de son premier roman : « Tout comme l’auteur avait imaginé un monde aquatique lavé par les nuages et la lumière se reflétant sur l’eau, il allait recréer Lübeck. Il entrerait dans l’esprit de son père, de sa mère, de sa mère et de sa tante. Il les verrait tous et tiendrait la chronique du déclin de leur fortune ». Ce seront Les Buddenbrook[3], vaste fiction réaliste de la décadence d’une famille, alchimie de mémoire et de création. Les grands marchands hanséatiques, par l'intrusion d'une épouse exotique, accouchent d'une lignée plus tentée par les émotions artistiquespar la sensibilité décadente de l’esthète, finalement délétèreEntre Johan, le fondateur, et l’ultime rejeton, Hanno le musicien, une fresque de quarante années distille une dégénérescence narrée avec finesse, psychologie et ironie. « Insulte à la ville », dit-on ; alors que sa mère en est fière et qu’à Munich, où vit Thomas, s’élèvent les éloges. Plus tard, les Nazis prétendront qu’une famille de la race aryenne ne peut ainsi déchoir, conduisant un tel roman à l’autodafé… Le succès lui permet d’épouser en 1905 Katia Pringsheim, d’une riche famille munichoise et fort douée de surcroit : voilà un gage de respectabilité. Or, « il vit qu’elle pouvait aussi bien être un garçon », note avec un rien de coquinerie Colm Tóibín. Et c’est lorsqu’il a des enfants, que ses petits tours de prestidigitation lui valent ce surnom : « le magicien ».

 

Sestiere San Marco, Venezia.

Photo : T. Guinhut.

 

À Venise, en 1911, « donner vie à Mahler » juste disparu, fut l’impulsion qui lui permit d’écrire sa précieuse nouvelle. Alors que le cinéaste Luchino Visconti fit bien du héros vieillissant un compositeur, incluant l’adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, le nouvelliste donna vie et mort à un écrivain sage et honoré par toute l’Allemagne. Mais, dans cette Mort à Venise[4], Gustav Aschenbach se prend de passion, autant intellectuelle que sexuelle, pour un bel adolescent polonais prénommé Tadzio : « Il était d'une si grande beauté qu'Ascenbach en fut confondu ». L’on en déduit un peu rapidement que Thomas Mann éprouva le même désir passionné dans le hall d’un hôtel et sur la plage du Lido, sans compter les ruelles pestilentielles de Venise. Alors que le cauchemar dionysiaque tourmente le rêveur, au contraire de l’homme éveillé qui pensait à une apollinienne admiration, ce dans une dialectique venue de La Naissance de la tragédie de Nietzsche ; ce dont ne fait pas un instant mention Colm Tóibín. Amalgamant les faits inhérents à ce séjour vénitien et les nécessités de l’œuvre d’art, le romancier est à la fois observateur et créateur. Moins que le soupçon de l’homosexualité, les critiques y virent une « métaphore […] de l’attrait de la mort et [du] charme puissant de la beauté intemporelle ».

D’abord nationaliste au début du siècle, favorable à une guerre qui devait voir advenir « un triomphe d’énergie créatrice et de stabilité sociale », l’écrivain voit peu à peu se déliter ses idéaux. La Guerre de 14-18, ses carnages, et le désarroi qui la suit, y compris l’insurrection révolutionnaire de 1918-1919, inspirée par le bolchevisme, l’amènent à écrire Les Considérations d’un apolitique[5], dans une perspective plus humaniste et libérale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le même processus que celui éprouvé à Venise permet de faire de la visite de Thomas au sanatorium de Davos où se soigne Katia, le noyau de ce qui deviendra un roman d’une intensité considérable : La Montagne magique. Cette dernière apprécia d’avoir « fait d’elle un homme », soit ce cousin d’Hans Castorp, qui, bien que tentant de fuir le sanatorium, ne reviendra que pour y mourir de sa tuberculose. Certes le romancier s’empare des anecdotes, des hôtes du grand hôtel pour malades que lui fournit Katia, mais il leur donne forme, sens, dans le cadre d’un roman d’apprentissage, dont la moindre vertu n’est pas la collusion de l’amour et de la politique. Car le jeune Hans Castorp devient bien entendu amoureux de la russe Clawdia Chauchat, qui, après une longue attente, ne lui offre qu’une nuit, nuit elliptique entre les deux tomes, à l’issue de laquelle elle disparait encore plus longtemps pour revenir avec un homme impressionnant à bien des égards, Peeperkorn, jouisseur finalement vide. Stériles également sont peut-être les longues - trop longues ? - et récurrentes conversations, souvent polémiques, entre deux intellectuels, le franc-maçon Settembrini, amant de la Raison et du Progrès dans la tradition libérale des Lumières, et le jésuite d’origine juive Naphta aux propos enflammés contre la bourgeoisie, contre la science, comme le laisse entendre son nom, alors qu’il est qualifié de « terroriste » par le narrateur. Son idéologie tend de plus en plus vers le socialisme, le collectivisme, le fascisme. Cependant ces deux personnages de pédagogues ne sont pas brossés sans une dimension parodique. Avec le Docteur Krokovski, promoteur de la « dissection psychique », variante de la psychanalyse, toute une époque est reflétée dans ce roman, dont la paix morbide est brisée par le suicide de Naphta au cours d’un duel avorté ; enfin par le départ d’Hans Castorp vers la première Guerre mondiale, dont il ne reviendra probablement pas. Hélas, Colm Tóibín ne s’embarrasse pas de telles analyses, toutefois modestes sous notre clavier…

Le succès est colossal, le prix Nobel s’ensuit en 1929. Pourtant, les Nazis voient Thomas Mann comme le symbole d’une culture « bourgeoise, cosmopolite, équilibrée, dépassionnée », destinée à être détruite, dans le cadre de leur « projet d’hégémonie culturelle ».

De surcroit, se retrouver exilé de fait lors d’un séjour en Suisse en 1933 augmente ses craintes quant au destin fourvoyé de l’Allemagne, non sans s’inquiéter de ses manuscrits et autres journaux intimes, aux pensées homosexuelles, voire légèrement incestueuses, restés à Munich et finalement récupérés. Voilà qui le contraint à chercher refuge dans le sud de la France, puis aux Etats-Unis, à Princeton, alors que lors d’un séjour promotionnel en Suède l’annonce de la guerre le surprend, au risque de ne pouvoir retrouver les Etats-Unis. Tout ceci accroît sa qualité de victime du nazisme, même si pendant toute cette période, il gagne sa vie « en dollars », et conserve un réel luxe. Par des conférences, il contribue à l’effort américain contre le nazisme, quoique tenant à rester fidèle à l’esprit de l’Allemagne de Goethe. Aussi, lorsqu’il s’agit de se rendre ou non à Weimar, dans ce qui est devenu l’Allemagne de l’Est, ce que lui déconseillent fermement les autorités américaines, tient-il à garder ce lien immémorial, même si Buchenwald alors chargé de prisonniers politiques par les communistes, domine la ville de Goethe et Schiller. De retour en Allemagne, cette « conscience universelle » sera contrainte de « serrer des mains épaisses qui étaient poisseuses de sang il y a peu », selon les mots même de Thomas Mann.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Passant trop rapidement sur les romans dont il ne fouille guère l’épaisseur, Colm Tóibín cite à peine Joseph et ses frères, alors que la figure du banni aurait pu attirer son attention. En revanche le biographe sait combien son personnage devait « accueillir le mal dans un livre », combien il est conscient que « la musique, la musique romantique, en libérant toute cette émotion extrême, avait contribué à nourrir une inconscience qui s’était maintenant muée en brutalité ». C’est peut-être là ne pas assez interroger une relation de cause à effet discutable. Il traite également à la légère la façon dont le romancier s’est approprié le dodécaphonisme à l’occasion du Docteur Faustus[6], n’envisageant la chose que sous l’angle d’une éventuelle vexation subie par Schoenberg, qui se prétendit lésé, d’autant que son expressionnisme s’en trouve blâmé. Alors qu’Adorno, l’auteur de Philosophie de la nouvelle musique[7], ici oublié, fut son conseillé musical en la matière.

Dans sa villa de Pacific Palisades, à Los Angeles, Thomas Mann ourdit sa réécriture toute personnelle du mythe de Faust avec son magistral Docteur Faustus. Auprès de Serenus Zeitbloom, le narrateur et ami, en quelque sorte un alter ego de l’écrivain, le compositeur Adrian Leverkühn, représente au dépend de la musique religieuse, son contraire, celle démoniaque du « diabolus in musica ». Car pour acquérir le génie ne va-t-il pas, comme le souvenir de Nietzsche peut le suggérer, rencontrer la prostitution, donc la syphilis… Esprit profondément mélancolique, sa vie et sa carrière musicale sont narrées, tandis que Serenus Zeitbloom, lui profondément humaniste, voit monter le nazisme, se préparer, se répandre puis s’effondrer la seconde Guerre mondiale sur l’Allemagne. Le parallèle n’est pas sans sens ; sans assimiler le compositeur qui cherche une voie de trouble salut au nazisme, il s’agit néanmoins d’une association entre ce diabolus in musica et le diabolus in politica, si l’on peut s’exprimer ainsi. Le procès de la culture allemande chue dans l’inqualifiable barbarie et brutalité est ainsi fait ; ce qui n’est pas sans allusion à la captation de l’œuvre de Wagner[8] par Hitler et ses affidés. Au-delà de son concerto pour violon intitulé Chant de douleur du Dr Faustus, l’une des œuvres marquantes d’Adrian Leverkühn est son Apocalipsis cum figuris, figuration idoine de cet univers esthético-politique.

Face à ce grandiose roman philosophique, non exempt d’humanité et d’empathie lorsque meurt l’enfant préféré par Adrian, son dernier roman écrit en Suisse, hélas inachevé, Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull[9], parait plus léger. Il est interprété par notre biographe comme un masque transparent de son auteur : l’escroc, l’imposteur et le rat d’hôtel ne serait finalement qu’une métaphore des doubles jeux et dissimulations du maître : pourquoi pas. Il s’agirait plutôt d’un divertissement picaresque…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Indubitable est le poids littéraire de son frère ainé, Heinrich, dont Le Professeur Unrat[10], deviendra le fameux film de Joseph von Sternberg en 1930 : L’Ange bleu, où s’illustra Marlène Dietrich. Il avertit avec fièvre du danger nazi, en particulier à l’occasion  d’un essai publié en français : La Haine, en 1933[11]. L’on ne peut également comprendre Thomas Man sans envisager la constellation de ses six enfants, souvent des troublions. Ainsi, Klaus, homosexuel et adonné aux drogues, mourra d’une overdose aux Etas-Unis, non sans avoir animé avec sa sœur jumelle Erika un cabaret et publié en 1936 Méphisto. Histoire d’une carrière[12]. Golo et Erika (dont le mariage est « un désastre), sauvée d’un naufrage causé par un sous-marin allemand, deviendront également écrivains. Les provocations, les rivalités, les prises de becs ne manquent pas. Il faut alors à Thomas se réfugier dans la paix de son bureau pour patiemment tisser ses livres. Le rôle de son épouse, Katia, est primordial, aidant financièrement ses enfants, conseillant son mari, en particulier à l’occasion des décisions politiques et des voyages de promotion du Prix Nobel, au point qu’elle paraisse parfois plus présente que lui.

Trop allusif, sans mentionner le nom de l’écrivain allemand, le titre est discutable. De plus, faisant allusion à une nouvelle, Mario et le magicien[13], quoique jamais mentionnée par le biographe, il ne s’agit pas de mettre l’accent sur les œuvres phares. Et ce Magicien, s’il en est un pour les petits enfants et pour ses lecteurs, n’apparait guère en tant que tel lorsqu’en politique il se montre souvent pusillanime en son conservatisme, tardant à dénoncer vigoureusement le nazisme, mais uniquement pour protéger ceux de sa famille restés encore en Allemagne et son éditeur berlinois. Certes, l’on peut arguer d’une autre allusion, cette fois plus discrète mais à un roman fondamental : La Montagne magique, mais la métaphore de la magie n’est pas filée à cet égard.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Reste qu’à imaginer sans cesse, et dans le sillage des études queers, l’homosexualité de Thomas Mann, latente mais guère attestée dans les faits - y compris dans un entretien un brin oiseux du Monde des Livres [14]-, l’on rate passablement la trajectoire du romancier qui investit ses personnages par le désir qui est finalement le leur et pas seulement une projection de celui de l’auteur. Dès l’adolescence, le biographe aime se griser des émois poétiques de son personnage : « Quand il parlait de s’enlacer à l’âme de son amour, la silhouette qu’il voyait, l’objet de son désir, était Armin Martens ». Quelques masturbations mutuelles sont peut-être fantasmées. Mentionné dans son Journal, le beau serveur aimable du Grand hôtel de Zurich, Franzl, n’a peut-être pas été l’occasion d’une fornication folle, comme aimerait la peindre le biographe. Hans Castorp, dans La Montagne magique, s’éprend de Clawdia Chauchat et non d’un jeune homme, même si le souvenir ému d’un camarade écolier qui lui prêta son crayon, comme le fit celle-là en lui demanda de lui rendre en un tendre rendez-vous implicite, nuance la complexité du désir.

Le portrait animé par Colm Tóibín de Thomas Mann et de sa famille est un bouquet de sensibilité tant il use d’une délicate focalisation interne, mais aussi de précision tant il s’appuie sur une  documentation riche d’une une trentaine d'ouvrages. Au-delà,  il est impératif de le lire comme une fresque évocatrice de l'histoire agité, furieuse, de l'Allemagne et de l'Occident lors de la première moitié du XXe siècle. Toutefois, l’on a beau être intronisé « conscience morale », l’écrivain est moins un héros, un surhomme, qu’un être humain.

 

Un réel professionnalisme empreint la narration de Colm Tóibín. Il n’est en effet pas à son coup d’essai puisque Le Maître[15] était également un roman biographique consacré à Henry James. La chose, même si l’on a parfois l’impression qu’il prend le lecteur enfant par la main d’une façon un peu appuyée, se lit avec entrain, nous introduisant avec ferveur dans les méandres d’une personnalité qui sut garder son cap malgré les écueils familiaux et violemment politiques. Ainsi, vivement narratif, virevoltant, le roman biographique de Colm Tóibín réussit son pari : il nous rend un Thomas Man complexe et attachant, non sans assurer un suspense dramatique bienvenu à l’occasion des crises et des tensions qui ont marqué son existence. Mais à trop s’attacher à la continuité du récit, à la richesse anecdotique et essentielle, il manque un je ne sais quoi d’épaisseur : probablement parce qu’un écrivain est moins que son œuvre, parce que, à l’instar de quelques romans de son modèle, l’on attendrait un Künstlerroman, soit un roman de l’artiste. Alors qu’une biographie comme celle de Jean-Yves Tadié[16] nous narre autant le tissu de l’existence de Marcel Proust que la façon dont, au-delà d’elle, fleurit le bouquet contrasté de l’œuvre romanesque. L’on en attend encore l’équivalent pour Thomas Mann, dont nous trouverions une montagne biographique ainsi rendue véritablement magique. C’est en revanche un mérite suffisant si la vertu de l’ouvrage de Colm Tóibín permet de lire, voire relire, les intenses romans vénitiens, alpestres et faustiens, tout bonnement humains.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Richard Ellmann : James Joyce, Gallimard, 1962.

[2] Brian Boyd : Vladimir Nabokov, Gallimard, 1999.

[3] Thomas Mann : Les Buddenbrook, Fayard, 1992.

[4] Thomas Mann : La Mort à Venise, Fayard, 1987.

[5] Thomas Mann : Les Considérations d’un apolitique, Grasset, 2002.

[6] Thomas Mann : Le Docteur Faustus, Le Livre de Poche, 2004.

[7] Adorno : Philosophie de la nouvelle musique, Tel, Gallimard, 1962.

[9] Thomas Mann : Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull, Albin Michel, 1991.

[10] Heinrich Mann : Le Professeur Unrat, Grasset, 2008.

[11] Heinrich Mann : La Haine, Gallimard, 1933. 

[12] Klaus Mann : Méphisto. Histoire d’une carrière, Grasset, 1993.

[13] Thomas Mann : Mario et le magicien, Grasset, 2002.

[14] Le Monde des livres, 3-09-2022.

[15] Colm Tóibín : Le Maître, Robert Laffont,

[16] Voir : À la recherche des illustrations et des lectures proustiennes

 

PizzoTre signori / Dreiherreenspitze, Predoi / Prettau, Südtirol.

Photo : T. Guinhut.

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6 septembre 2022 2 06 /09 /septembre /2022 06:59

 

Krimml, Salzburg, Österreich.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Jean Paul Richter,

Titan du romantisme allemand :

de l’Eloge de la bêtise aux rêves d’Hespérus.

 

 

Jean Paul : La Lanterne magique. Florilège de pensées,

choisies et traduites de l’allemand par Charles Le Blanc,

José Corti, 2022, 176 p, 18 €.

 

Jean Paul : Eloge de la bêtise,

traduit de l’allemand par Nicolas Briand,

José Corti, 1993, 138 p, 80 F.

 

Jean Paul : Choix de rêves,

traduit de l’allemand par Albert Béguin

José Corti, 2001, 288 p, 19,06 €.

 

 

La première symphonie de Gustav Mahler, composée en 1888, trouve l’origine de son nom dans un roman oublié de Jean Paul Richter (1763-1825) : Titan. Trop méconnu en effet est celui qui comme Jean-Jacques, pour Rousseau, se fit un prénom, tant il eut du succès, tant il fut aimé de ses contemporains : les étudiants allemands d’Heidelberg l’acclamèrent comme le plus grand auteur vivant, y compris au détriment de Goethe[1]. Et à l’instar de l’auteur d’Emile ou de l’éducation, il produisit un récit pédagogique en 1807, Levana[2], se réjouissant de trouver « quelque preuve […] que l’homme est authentiquement bon ». En 1838 ses Œuvres complètes comptaient 56 volumes, quoiqu’il reste encore bien des pages complémentaires, comme ses carnets aux 40 000 pages, dont on extrait ici quelques « pensées » et autres « pierres à bâtir », sous le titre volontairement éclairant et étonnant de La Lanterne magique. Reste que cette rare actualité littéraire des éditions José Corti doit être l’occasion de vivifier la connaissance de Jean Paul Richter, au travers de son Eloge de la bêtise et d’un Choix de rêves. Voire de fouiller des volumes hélas épuisés qui révèlent ses romans prodigieux : Sibienkas, La Loge invisible, ou encore Hespérus, et bien entendu son vaste Titan, emblématique du romantisme allemand.

 

Les notes de La Lanterne magique sont jetées au hasard : perles esthétiques et « brimborions philosophiques ». En cet ensemble piquant, l’éthique de l’écrivain, la fantaisie, l’humour, les perspectives intellectuelles et psychologiques s’entremêlent : « La raison jette ses racines dans la fange des passions ».

Quelques réflexions sont dignes du journal d’un écrivain, qui conçut en 1798 sa Biographie conjecturale[3]. « Tout mon gribouillage est, en fait, une autobiographie intime ». Et d’une esthétique de la sensibilité, bien digne du romantisme : « La moindre odeur florale me rend poétique sur l’écritoire ». Ce qui n’empêche ni modestie, ni auto-ironie : « Si vous saviez combien peu je m’inquiète de Jean-Paul Friedrich Richter, cet avorton insignifiant qui me porte en son sein ! ». En lecteur enthousiasme d’Hegel, il avoue également son idéalisme, l’esprit étant le plus pur de soi.

En ces « fouilles corporelles », l’on va s’amuser de : « même l’urine crée un arc-en-ciel », et d’un trait de cynisme : « Son cerveau n’apporta quelque chose au monde que lorsqu’on l’a autopsié ». Ou plus métaphysique et mythologique : « Le corps est la selle de ce Pégase qu’est l’esprit ». Reste qu’il faut parfois méditer longuement pour saisir le sel d’une telle remarque : « La philosophie est le racloir de l’arbre de la Connaissance ». En revanche dans le domaine de la politique notre auteur dénonce « l’engourdissement des membres du corps de l’Etat », ce qui est loin d’avoir perdu de son actualité. De même que la critique acerbe des illusions et des utopies : « C’est déjà assez que, pendant quelques années, lors de la  Révolution, un Etat idéal ait existé pour les lecteurs de journaux ».

L’on devine que la dimension aphoristique y est récurrente et soignée. Ce qui vaut pour Jean Paul vaut également pour nous lecteur : « Vous m’avez tenu pour bien meilleur que je le suis et m’avez gardé comme dessert au lieu que comme potage ». Le spectre est fort large, tant il déambule de la vie ordinaire et du vin jusqu’aux « espaces infinis », en passant par les femmes et le mariage, là où le moraliste n’est pas loin. Entre « fientes érudites » et « trompette de la renommée », le romancier jette ce qui pourrait parfois ressembler à des vers pour un immense poème en gestation.

Cette lecture, à déguster par petites touches, est un régal. Il est permis de la comparer aux Grains de pollen de Novalis[4], aux aphorismes de Lichtenberg[5], aux Fragments de Friedrich Schlegel, ses contemporains.

L’humour de Jean-Paul est plus nettement satirique en son Eloge de la bêtise composé à 19 ans. Il s’échauffe en effet pendant l'hiver 1781-1782 en reprenant à sa manière le modèle d’Érasme, soit l’Eloge de la folie[6], tout en s’inspirant un brin des satiristes anglais, comme Swift. Les travers de la société humaine et de l’anatomie spirituelle sont lacérés. Car cette allégorique Bêtise, loin de se contenter de l’homme du commun, est la conseillère du Prince et du philosophe, de l’écrivain et bien entendu de tous autant que nous sommes.

Comme chez Erasme, la Bêtise parle, usant de la prosopopée donc, et modèle la langue et la conduite des puissants. Pêle-mêle, ils sont courtisans, nobles, fortunés, ils sont professeurs, et autres docteurs des universités. Tous les professionnels du langage qui font commerce et sentence de mots, sont là, ou presque : théologiens et autres ecclésiastiques, philosophes, juristes et médecins, mais aussi les bavards populaciers qui pérorent comme braient les ânes. Intellectuels, poètes et romanciers sont brocardés : « Certains écrivent par obligation de service […] d’autres parce qu’ils veulent se débarrasser par l’écriture de tous les déchets de leur âme pour que les examinateurs des excréments spirituels leur découvrent l’état de leur maladie ». Sans oublier les femmes : « Je rends l’époux habile à se plier au joug de la domination féminine ». Ce qui n’est pas sans prémonition, car il fut plus tard fort peu heureux en mariage. À tout le moins, la bêtise rend joyeux les idiots, n’est-ce pas…

Loin de n’être qu’un produit de la fin du siècle des Lumières, l’exercice garde toute son actualité morale. En voici l’Avant-propos : « Moi, la bêtise, j'emprunte tantôt telle forme respectable, tantôt telle autre pour me montrer aux hommes sous mon jour le meilleur ; mais je ne plais à chaque fois qu'à ceux qui me voient sous leur propre forme [...]. De plus, j'aide les écrivains qui écrivent de mauvais livres pour faire obstacle aux bons, et ceux qui recherchent leur renom en anéantissant celui d'autrui ». Le ton est d’emblée donné, gardant sa pétulance jusqu’au bout. Pour avouer enfin avec malice : « Mais non ! Je pense trop de bien de moi pour penser du mal des hommes ».

Alors que lui-même étudie la théologie, le jeune écrivain fait de son livre le déversoir d’une révolte qui n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ses œuvres ultérieures quitteront cependant le chemin de la satire pour lui préférer le lyrisme.

Au-delà de l’antiphrase, l’éloge paradoxal et l’auto-ironie visent à balayer l’hypocrisie et la prétention, tout en espérant rétablir la sagesse. Car Jean Paul était un idéaliste invétéré qui par ailleurs ne se gênait guère devant ses contemporains. Ce qui lui fut pardonné tant le romantisme échevelé de ses romans séduisait.

Photo : T. Guinhut.

 

Même si ses romans, entre baroque et romantisme, sont chez nous épuisés ou enfouis dans les poussières des catalogues, comme Titan ou Hespérus, les éditions José Corti se sont fait un devoir, dans leur belle « Collection romantique », de faire briller son impressionnant Choix de rêves, par exemple celui du « Christ mort », originellement publié dans le roman Siebenkäs[7] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne, paru en 1813, le traduisit in extenso[8]. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : « J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné.

Siebenkäs est un roman passablement autobiographie, hors bien entendu la mort feinte du héros, qui compte ainsi percevoir avec son épouse l’argent de la caisse de veuvage. Justus Leibgeber tente ensuite, avec la complicité de Fike, sa femme, d’échapper aux liens du mariage. L’amitié avec divers protagonistes fera le reste. L’on devine une fois de plus l’intention satirique, et la mise en avant de la question du libre arbitre d’un personnage au carrefour de lui-même.

Pour le moins singulier, ce Choix de rêves, recueil édité et traduit par Albert Béguin en 1931 puis réédité par José Corti en 1964, donne une image sublime de Jean Paul. Pourtant fort partielle et biaisée. Albert Béguin, auteur remarquable de L’Âme romantique et le rêve[9], valorise la dimension onirique au dépend de celle satirique, dont l’ironie et le sens de la parodie ne manquent pas de sel. Le rêveur jeanpaulien s’élève aux sphères métaphysiques, entre mysticisme angélique et christianisme sucré d’une part et lisières du mouvement gothique et de son romantisme noir. L’on peut se lasser de ces extraits arrachés de leur contexte romanesque, tant bourgeonne l’accumulation des éthers luminescents et autres sublimités. Il faut cependant rendre justice à un Jean Paul qui nourrit le romantisme ultérieur, voire annonce un lus lointain surréalisme. Entre l’Eloge de la bêtise et ce recueil se dévoile l’étendue de sa palette d’écrivain, du rire grinçant aux ascensions vers les béatitudes de l’éternité.

Lisons pour exemple le rêve de Gustav, tiré de Loge invisible : « Il descendit en une prairie qui s'étendait à perte de vue sur de belles planètes bord à bord. Un arc-en-ciel fait de soleils alignés comme les perles d'un collier encadrait les planètes et tournait autour d'elles. Le cercle solaire descendait vers l'horizon pour s'y coucher, une ceinture parée de brillants était posée au bord de la vaste prairie, et ces brillants étaient mille soleils de pourpre - le ciel d'Amou avait ouvert mille yeux pleins de douceur. Des bosquets et des allées de fleurs géantes, hautes comme des arbres, couvraient la plaine de leurs diaphanes détours ; la rose, haute sur sa tige, jetait une ombre d'un or rougeoyant, la jacinthe une ombre bleue, et les ombres confondues de toutes les fleurs répandaient sur la plaine une gelée d'argent. Une magique lueur de couchant passait, comme si elle eût rougi de joie entre les rives ombreuses, entre les troncs de fleurs, sur la plaine : Gustav sentit que c'était là le soir de l'Éternité et la béatitude de l'Éternité ». Comme pour Novalis et bien d’autres romantiques, dont Gérard de Nerval, le rêve est la voix de la poésie et de la révélation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Récit d’une enfance villageoise dans les montagnes allemandes, La Loge invisible[10] est en 1792 le premier roman de Jean Paul, émaillé de souvenirs et de rêves. Dans la tradition du Wilhelm Meister de Goethe, le roman d’éducation abandonne son héros, Gustav, au seuil de l’âge viril. Malgré les échecs et les humiliations du personnage, tour à tour officier sans goût et amoureux victime d’une coquette, une société secrète, comme celle de la Tour, chez Goethe, veille sur lui. Tous les espoirs sont donc permis au jeune homme, ainsi qu’au lecteur imaginatif. Des histoires de naissances illégitimes et de substitution d’enfants, alimentent le romanesque, alors que la petite enfance de Gustav se passe dans un « paedagogium  souterrain », avec son précepteur appelé « le Génie », avant de découvrir la lumière, d’où la trajectoire de l’initiation voulue par l’ouvrage. Au sortir de la « caverne platonicienne », alternent les découvertes des beautés de l’univers et des médiocrités de la société humaine. Humour et sentimentalité tempèrent la gravité philosophique du sujet. La prose romantique est constellée d’allusions, non sans un rien de pédantisme, les idylles sont vaporeuses et cependant souvent décevantes.

C’est cependant avec Hespérus[11] qu’en 1796 la gloire enveloppa Jean Paul Richter. Son génie lyrique laisse au second plan le genre satirique pour n’en garder par contraste que ce qui lui permet de mettre en valeur ceux qu’il appelle « les hommes hauts ». C’est le seul de ses romans qui ne soit pas d’éducation, et qui lui préfère des récits liés par associations, comme des rêves, divisés en « quarante-cinq jours de la Poste au Chien », selon le sous-titre et la division en autant de chapitres. Car un chien est censé gagner chaque semaine une île déserte pour distribuer les nouvelles à ceux qui s’y sont réfugiés. S’intercalent des « feuillets extraordinaires » où fleurissent des critiques philosophiques sur l’époque. Entre fantaisie, histoires de fratries, d’amours, et « Arcadie philosophique », l’œuvre est à tout le moins étrange.

Le personnage principal hésite entre deux prénoms, Victor et Sébastien, comme pour marquer les indécisions de l’évolution humaine et son absence de limites imposées. Victor, qui pense être le fils du mystérieux Lord Horion, découvre qu’il est celui du prince, filiation et reconnaissance formant les leitmotivs du roman par ailleurs satirique à l’égard des petites cours allemandes. Une poétique idylle unit Victor et Clotilde et c’est en présence de l’ami Emmanuel qu’ils se proposent un amour éternel. Ainsi, à l’instar de la nature entière, les voilà transfigurés par une joie intérieure, caractéristique de l’éclosion de la sensibilité préromantique. L’idéal fait contrepoint avec le réel dont la satire est le révélateur.

Les élévations et les visions d’extase, comme la vision du Paradis par Emmanuel, sont les sommets d’une réalité transfigurée. Par exemple, l’extase d’Emmanuel, également présente dans le volume Choix de rêves, fait parler le « génie de la nuit », en une belle prosopopée : « Un souffle frais vient d’Eternité sur la terre ardente […] Esprits ! saisissez mon âme, elle se tourne vers vous, et attirez la à vous… » Emmanuel reprend à l’intention de son ami Victor : « Vois, mon esprit et le tien sont gelés sur ce glaçon, et, là-haut, la nuit découvre toute la série des cieux paisibles, là-haut, dans l’abîme bleu et lumineux, demeure tout ce qui est grand et qui s’est dépouillé sur la terre, tout ce qui est vrai et que nous devinons, tout ce qui est bon et que nous aimons ». La dimension mystique, voire platonicienne, proche de Swedenborg et de Novalis, est patente.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’acmé jeanpaulienne est sans conteste son Titan, publié en quatre volumes de 1800 à 1803. Plutôt que chapitres, il se dispose en  « jubilés » et « cycles », pour un total de près de mille pages. Encore une fois un roman d’éducation, il raconte l'histoire du héros Albano de Cesara, sa métamorphose progressive d'une jeunesse passionnée en un homme mûr qui accède au trône de la petite principauté de Pestitz. L’on comprend ainsi, qu’à la différence de La Loge invisible, l’ouvrage est un roman d’apprentissage au complet déploiement. D’ailleurs les premières pages, en écho à L’Emile de Rousseau, décrivent l’éducation idéale d’un prince dans le cadre des Lumières.

De l’espace étroit, voire confiné des principautés allemandes aux horizons lumineux de l’Italie, voyage Albano, un jeune noble à l'âme pure et ardente, dont les origines, le passé flottent dans le mystère. Ses qualités natives, physiques, morales et intellectuelles font de lui un creuset de l’individualisme et de l’utopie politique. Il reste cependant mesuré, intouché par l’hubris. Guidé par ses précepteurs puis par ses expériences, il apprend à distinguer le romantisme pur de celui morbide. Pour ce faire des personnages séduisants font finalement office de repoussoir, tant leur amour ou leur amitié se révèlent sujets à caution. L’évanescente et pieuse Liane est remuée par une maladive hypersensibilité qui la pousse à accueillir la mort. Son frère, comme une sorte de jumeau négatif qui fascine Albano, est la figure du tourmenté, l’incarnation du mal, personnage nouveau et emblématique dans la littérature allemande : ce Roquairol cynique, « rendu vitreux par un feu intérieur inextinguible », et qui se veut le « Mentor » de son Télémaque, finit par se suicider. Autre jeune fille, Linda parait d’abord être le double féminin d’Albano ; malgré un amour réciproque et enflammé, elle se dévoile bientôt en titanide tyrannique, dont s’échappera la liberté du héros. Shoppe enfin, le précepteur pourtant ami, à force d’ironie et de sarcasme se consume dans la folie. Tous ces titans ont été précipités par eux-mêmes dans les enfers : « La terre s’était délestée pour Albano de son poids de passé et de morts, elle s’était changée en une sphère en suspension dans l’éther et parmi les autres astres il se sentait libre, délivré de toute angoisse terrestre ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le seul titan qui soit digne d’une dignité positive reste Albano qui, grâce à la rencontre de la délicieuse Idoine (son prénom n’est-il pas symbolique ?), connait enfin la belle âme : « Et comme elle levait les yeux vers le ciel, et que les amants s’abandonnaient dans l’Elysée éphémère mais sacré du premier baiser, d’innombrables immortels lui apparurent dans les profondeurs de l’éternité bleutée ». L’heureux épilogue permet à notre héros de régner en prince éclairé sur ses Etats.

Toutes ses aventures trouvent leurs cadres, outre la principauté de Pestitz, parmi les jardins de Lilar, auprès du golfe de Naples, dans le forum romain, ou les Îles Borromées sur le lac Majeur. Au-dessus de tous, apparaît enfin l’aéronaute Giannozzo, contemplant depuis sa nacelle l’agitation humaine avec détachement et humour.

L’excès de lyrisme et de sentimentalité peut cependant lasser le lecteur. Les levers de soleil sont grandioses, les paysages bucoliques sont abondamment fleuris, les analyses psychologiques pullulent ; pourtant l’on ne peut refuser son admiration passionnée, intemporelle, voire hors-temps, à ce titan des lettres, aux dons débordant de péripéties et d’exaltation. Cependant le lecteur saura peut-être grâce à ce roman vibrionnant comment choisir les personnalités qui lui permettront sa réalisation…

 

Pour reprendre son nom germanique, Johann-Paul Richter est non seulement  parvenu à  vivre de sa plume, le premier dans l'histoire des Lettres allemandes, conjointement avec Lessing, mais aussi à faire le lien entre la profusion narrative, stylistique du baroque et l’ampleur de la sensibilité romantique. Philosophe avec Levana et son Cours préparatoire d’esthétique[12], il est un poète surhumain de la langue, du récit et de l’esprit, dont les secrets de la bibliothèque universelle ne peuvent se passer.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur La Lanterne magique fut publiée

dans Le Matricule des anges, juillet 2022.


[2] Jean Paul : Levana, L’Âge d’homme, 1983.

[3] Jean Paul : Biographie conjecturale, Aubier Montaigne, 1981.

[4] Novalis : Grains de pollen, Œuvres ouvertes, 2018.

[5] Georg Christoph Lichtenberg : Le Miroir de l’âme, José Corti, 2012.

[7] Jean Paul Richter : Siebenkäs, Aubier Montaigne, 1963.

[8] Madame de Staël : De l’Allemagne, Garnier, 1874, p 369-371.

[9] Albert Béguin : L’Âme romantique et le rêve, Le Livre de Poche, 1993.

[10] Jean Paul Richter : La Loge invisible, José Corti, 1965.

[11] Jean Paul Richter : Hespérus, Stock, 1930.

[12] Jean Paul : Cours préparatoire d’esthétique, L’Âge d’homme, 1990.

 

Sillianerhütte, Sillian, Tyrol, Österreich.

Photo : T. Guinhut.

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16 novembre 2021 2 16 /11 /novembre /2021 17:36

 

Monasterio de San Millan de la Cogolla, La Rioja.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

L'inquiétude de Günther Anders :

 

de La Catacombe de Molussie

 

à L'Obsolescence de l'homme.

 

 

 

 

Günther Anders : La Catacombe de Molussie,

L’Echappée, 2021, traduit de l’allemand

par Anita Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, 574 p, 24 €.

 

Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme,

L’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002,

traduit de l’allemand par Christophe David, 368 p, 25 €.

 

Günther Anders : Le Rêve des machines,

traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoît Reverte,

Allia, 2022, 144 p, 13 €.

 

 

Même s’ils ne furent mariés que pendant huit ans, de 1929 à 1937, Günther Anders et Hannah Arendt, outre leur germanité et leur judéité, partagent un souci commun à l’égard du totalitarisme, dont ils tentent de se prémunir, armés de leurs livres. Souci, angoisse, terreur, qu’ils vont sublimer en deux catharsis complémentaires aux moyens cependant différents. L’une assistera au procès d’Eichmann à Jérusalem pour contribuer à ses œuvres fondamentales de philosophie politique. L’autre mettra de nombreuses années à parachever son étrange roman concentrationnaire, cette caverne du totalitarisme : La Catacombe de Molussie, achevé en 1938. Si ce livre est longtemps resté inédit en français, l’esprit tourmenté de Günther Anders (1902-1992) était jusque-là célèbre pour son Obsolescence de l’homme, écrit afin de de se prémunir d’une apocalypse atomique dont le résultat idéal serait une vitrification, une opalescence de l’humain changé en éternel gisant.

 

« Un jour la Molussie sera renversée ». C’est en vertu de ce vœu pieux que se transmettent les enseignements et les histoires dans l’aveugle catacombe. Là sont rituellement jetés, enfermés, deux hommes, l’un âgé, l’autre plus jeune. Est-ce par un reste d’humanité ou par sadisme ultime que le régime molussien les associe par paire ? De façon à rire de leur vaine transmission, ou parce qu’il sait qu’il n’est pas éternel et que sa mémoire, fût-elle abjecte, subsistera ainsi. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, lors de cette tyrannie qui semble ne pas devoir s’achever, c’est aux geôliers,  servants consciencieux de la terreur, que nous devons de lire ces conversations.

 

Quoique leurs noms précédents aient disparus, Olo est l’ancien, Yegussa le nouveau venu. Devant le désarroi du nouveau prisonnier, le premier use de la raison, mais surtout d’une foule de contes, histoires, fables et doctrines, parfois de poèmes. En une alternance de dialogues en quelque sorte platoniciens et de récits plus ou moins fantastiques, voire merveilleux, la transmission se fait exclusivement par voix orale, en une initiation entre le maître et l’élève, le sage et le candide.

Parmi les récits emboités confiés de jour en jour par Olo, une remarquable mise en abyme est « le cours aux animaux ». Les voilà libérés de leurs cages et néanmoins finalement tués, ce dans le cadre de la « capacité au mensonge ». Il y est également question d’une « famille de magiciens, les derniers représentants d’une secte jadis opposée à la religion molussienne ». Quant à Bamba et Madame Kri, ils s’illustrent an tant que rapporteurs du culte de la personnalité, résumé par un adage signifiant : « Quand l’idiot est effrayé par les méchants, il trouve refuge dans la vénération ». Ou encore ces « roues de lectures politiques » introduites par le « dictateur Burru ». Le cylindre de texte tourne devant les yeux du lecteur, provoquant un « somnambulisme mou, propice « à la réalisation des programmes, à l’esclavage et au meurtre ». « Œuvre d’art totale », cet avatar de la « roue à livres » médiévale est de toute évidence une métaphore de l’incessante propagande fasciste. Plus loin, « le soulèvement des esprits de justice » contre le prince Gey n’aboutit qu’à un « décret contre l’injustice du foehn [qui] ne respecte pas l’injustice naturelle des hommes ». La parabole n’est plus religieuse mais indéfectiblement politique ; et paradoxale.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’enchainement narratif et didactique forme une véritable éducation politique, forcément désespérée. Pourtant toute espérance n’est pas perdue, puisque le roman est précédé par une « Epigraphe gravée sous la statue de la vérité travestie en mensonge érigée après la libération de la Molussie ». La vérité est en effet pour le moins travestie lorsqu’apparaissent deux philosophes. Mee d’abord, dans le lequel on reconnait bientôt une parodie de Nietzsche, Zarathoustra fumeux, puis d’Heidegger (quoique celui-là soit sa propre parodie), nommé Règedié, dont le credo est l’appropriation de la mort. L’on se doute que la philosophie ne sort pas indemne de ce fourvoiement de la vérité et de cette collusion avec le totalitarisme.

Le huis-clos dans le noir le plus total, cyclique et permanent, là où « il n’y a pas de pourquoi », pour reprendre le mot d’un nazi d’Auschwitz dans Si c’est un homme de Primo Levi, ne s’ouvre que grâce à la seule évasion des contes. Est-ce en cela qu’il faut penser à la caverne de Platon, dans La République ? Hors de la nuit de la répression, d’où les protagonistes ne distinguent que les ombres fournies par les récits, se trouverait l’essence de la vérité et de la liberté.

Faut-il n’y voir qu’un hasard lorsque la « Molussie » fait en français penser à un mot-valise, entre molosse et Russie ? L’Antiquité garde en effet la mémoire d’un pays appelé « Molossie », dont les habitants, les « Molosses » ont donné leur nom  par antonomase à leurs chiens redoutables. De manière concomitante, « la Glorilie » est la France, « l’Ursie » la Russie, les Etats-Unis « l’Usalie ». Pour revenir à cette Molussie, c’est bien le nazisme qui est visé, tel qu’il s’installe à partie de 1933, en une vaste métaphore intemporelle. Même si le lecteur prévenu n’exceptera pas, à l’instar d’Hannah Arendt, le communisme[1], essence jumelle du totalitarisme.

Etouffant et touffu, ovni surgissant parmi la lignée de 1984 d’Orwell, la dystopie de Günther Anders est éprouvante et plus noire que la poix des cauchemars. Pourtant des lueurs en jaillissent, ce sont celles de l’espérance et de l’intellect, qui animent les contes, en ce lointain rejeton des Mille et une nuits, en ce gigantesque et polymorphe apologue. Saluons cette édition savante, nantie des « apocryphes molussiens », d’une préface, de documents et postfaces, de notes : une somme à la mesure du projet-monstre dont on ne peut qu’apprécier le degré de prescience dont fit preuve le créateur de 1938 face à ce qui n’était encore qu’un système concentrationnaire en gestation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Outre les tenailles du fascisme, Günther Anders était violemment préoccupé par deux menaces qui lui paraissaient également terrifiantes : la bombe atomique et l’aliénation de l’individu par les machines et leurs produits. Voici venir selon son analyse le temps de « l’obsolescence de l’homme », titre de son alarmant essai de 1956, dont le sous-titre est le suivant : « « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».

Fabrication, consommation, loisirs, tout pour Günther Anders aboutit à « l’homme de masse ». Aussi peut-il affirmer : la technique est notre destin ». Que dirait-il aujourd’hui au regard des technologies numériques, commerciales et communicationnelles, de surveillance, voire idéologiques ? Il n’en reste pas moins que l’analyse du philosophe est biaisée par un anticapitalisme sous-jacent, la consommation n’étant pas forcément antinomique à la liberté, mais une condition sine qua non, qu’il s’agisse de consommer des légumes, des smartphones, des livres ou des œuvres d’art, car à cet égard consommation peut être libération et assomption intellectuelle. La réprobation de l’idée d’émancipation au travers des technologies modernes a quelque chose de passéiste et de contre-productif, tant, après l’imprimerie dont usa notre essayiste, Internet peut être propice à la diffusion intellectuelle et artistique, à la création et à l’esprit critique, si bien entendu les princes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et caetera), de mèche avec les Etats, ne nous mangent pas.

Après ces prémisses, l’essai profus de Günther Anders se divise en deux axes majeurs. D’abord des « considérations philosophiques sur la radio et la télévision », qui nous traitent « comme des enfants et des serfs », ce qui n’est pas toujours faux, loin de là, et nous rappelle le dialogue en forme de pamphlet des libéraux Karl Popper et John Condry[2]. Ensuite « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Car l’humanité tout entière peut être tuée, la bombe n’étant pas un moyen, mais « un absolu ». Tout cela confluant dans l’annihilation et le nihilisme, dans le cadre de « la honte prométhéenne ».

Si, un demi-siècle plus tard, le péril atomique semble s’éloigner dans les brumes de la dissuasion, la réflexion de Günther Anders n’en est pas moins valide, tant nous restons à la merci de ce matériel pléthorique et de l’hubris suicidaire de quelque dictateur. Une réelle conscience morale est encore à élaborer au service des « morts en sursis » que nous sommes. Une telle réflexion, cela va sans dire, reçut l’approbation d’Hannah Arendt, dans une lettre de janvier 1957.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il n’y a pas d’obsolescence de Günther Anders. Si nous connaissions le massif philosophique de L’Obsolescence de l’homme et celui romanesque de La Catacombe de Molussie, voici deux lettres inédites, quoique moins modestes que le mot « lettre » pourrait le laisser prévoir. Elles sont adressées en 1960 à Francis Gary Powers, un pilote espion américain arrêté lors d’une mission en Union soviétique, en pleine guerre froide, ce qui fit craindre l’incendie guerrier ou nucléaire. Dans la première, il dénonce le couple « ignorance et omnipotence » qui conduit à l’inhumanité, comme pour le pilote d’Hiroshima à qui l’on a également caché les conséquences de son obéissance. Dans la seconde, Le Rêve des machines, plus abondante, le « décalage prométhéen » affecte « le monde des appareils » aux dépens de l’intégrité humaine : « Vous avez été doublement dégradé », ce par le travail et l’irresponsabilité. Une idéologie machinique prend la place de l’âme ; libre arbitre et conscience se sont évaporés. Ainsi « le travail sans homme » signe la fin de notre « époque adamique ». Pire : « même ceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat ». Quand « le monde des machines est aujourd’hui la seule autorité », il faut recourir au jugement moral. Le texte est efficace, tranchant.

Pour Günther Anders toute consommation est complice de celle des armes, dans un système capitaliste. Ce qui est faire fi d’une telle faim meurtrière sous le joug communiste, et de la dissociation morale et libre des consommations bénéfiques et de celles néfastes. Sans compter le nécessaire : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », venu de l’historien romain Végèce.

Certes, nous pourrions également reprocher au philosophe un penchant luddiste qui ne reconnaît guère les bienfaits apportés à l’humanité par la mécanisation. Et sa peur obsessionnelle d’une guerre nucléaire qui n’a pas entraîné la nuit du monde depuis 75 ans. Toutefois, en témoignent les pulsions tyranniques, destructrices, sinon suicidaires de l'humnité, voire les ravages de l’anthropocène, les pièges d’un périssable Internet et du Métavers, la réflexion du philosophe (1902-1992) ne perd ni son acuité, ni son actualité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Günther Anders et Hannah Arendt ont en commun d’être des penseurs d’après Auschwitz et Hiroshima. Génocide, élimination de l’humanité, dans les deux sens de ce dernier terme, conjuguent leurs périls pour alerter d’indispensables humanistes, penseurs résolus du phénomène totalitaire. Afin de pouvoir éviter la catacombe de la tyrannie de masse, ne faut-il pas, selon le titre d’Hannah Arendt[3] cultiver les lumières de la perspicacité intellectuelle ; et « la liberté d’être libre[4] »…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Le Rêve des machines fut publiée dans Le Matricule des anges, mai 2022

 

[2] Karl Popper & John Condry : La Télévision. Un danger pour la démocratie, Anatolia, 1995.

[4] Hannah Arendt : La Liberté d’être libre, Payot, 2019.

 

La Ronze, Celles-sur-Belle, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

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29 mai 2021 6 29 /05 /mai /2021 17:35

Valdovino, Galicia. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Pour l’amour des Sonnets à Orphée

& de Rainer Maria Rilke.

 

 

Rainer Maria Rilke : Les Sonnets à Orphée,

traduit de l’allemand et commenté par Jean Bollack,

Les Belles Lettres, 2021, 150 p, 29 €.

 

Rainer Maria Rilke : Les Elégies de Duino,

traduit de l’allemand par Rainer Biemel (Jean Rounault),

Allia, 2015, 80 p, 6,50 €.

 

Rainer Maria Rilke : Les Poésies d’amour,

choisies, traduites de l’allemand et présentées par Sybille Muller,

Circé, 2015, 144 p, 12 €.

 

 

« Qui est celui qui émeut l’abîme/ Par de si douces notes et par la cithare ornée ?[1] » Non seulement Ovide[2], dans ses Métamorphoses, mais Ange Politien, dans sa Fable d’Orphée de 1480, chantèrent le mythe du poète charmant les animaux et dieux des enfers pour y perdre l’ombre de son Eurydice. Or malgré son titre, Rainer Maria Rilke (1875-1926) n’est pas un aède mythologique, un récitant du mythe en ses Sonnets à Orphée. Si ce recueil, aux côtés des Elégies de Duino, également inspirées au-dessus des bouillonnantes eaux de l’Adriatique, est l’un des phares du poète allemand, il est le pur arbre qui cache la forêt des vers, qu’il sera permis de le lire en écharpe, grâce à une anthologie intitulée Les Poésies d’amour, choisies dans l’œuvre entière. Quoique l’esthétique rilkéenne se déprenne de la subjectivité pour accéder à une poétique essentielle.

 

La mythologie gréco-romaine est une constante inspiration pour le versificateur, qu’il soit venu de Ronsard et de la Pléiade, néo-classique ou parnassien. Outre l’imagerie édifiante, la dimension morale et philosophique accroit les pouvoir du dire poétique, sans devoir tomber dans la redite, dans le clinquant cliché. Rainer Maria Rilke le sait, se nourrissant également des dieux de l’Antiquité et des métamorphoses ovidiennes. Ainsi, dans « La naissance de Vénus », née de l’écume marine, « Surgit enfin dans l’aube obscure du corps / comme un vent du matin, le premier souffle[3] ». Ce souffle est à la fois érotisme et poétique. Or il n’est pas de poète sans le secours d’Orphée, qui à la fois assure la beauté persuasive de son chant, et tente de conjurer « le spectre de l’éphémère », de retenir ce qui est fugitif, en particulier l’Eurydice de l’amour. Il faut alors cristalliser ce qui est disparu ; et pour Rainer Maria Rilke, affectueusement et symboliquement, une jeune fille et danseuse, Wera Ouckama Knoop, fauchée à dix-neuf ans par la mort, telle qu’il la révèle en son avant-dernier sonnet :

« Ô viens et va ! Toi, une enfant presque, complète

pour un instant la figure de la danse,

fais-en la pure constellation de l’une de ces danses,

où, éphémères, nous l’emportons

 

sur l’ordonnance confuse de la nature. Car entièrement

auditive, elle ne s’est mue que lorsque Orphée chantait.

Encore toi, tu étais mue par cet autrefois,

et légèrement intriguée quand un arbre songea

 

longuement, avant d’aller avec toi, en suivant l’écoute.

Encore tu savais sur tes pas l’endroit où la

lyre sonna en s’élevant - le centre inouï.

 

Pour lui tu as tâté les pas les plus beaux

et espéré qu’une fois tu tournerai ta démarche et ta face

du côté de la fête vive de l’ami. »

Ecrits en peu de jours de février 1922, dans la tour de Muzot, où subsistait un orphique dessin daté d’environ 1500, et selon le flot soudain d’une inspiration rare et lacunaire, torrentielle, Les Sonnets à Orphée ont eu le bonheur de susciter plusieurs traductions françaises. Nous goûtions celle d’Armel Guerne, voici celle de Jean Bollack. Dès le quatrain inaugural le premier chantait ainsi : « Là s’élançait un arbre. O pur surpassement ! / Oh ! mais quel arbre dans l’oreille au chant d’Orphée ! / Et tout s’est tu. Cependant jusqu’en ce mutisme / nait un nouveau commencement, signe et métamorphose.[4] » Le second traduit de manière peut-être moins fluide et musicale, mais au plus près de la syntaxe et de la polysémie du sens originel allemand : « Un arbre s’éleva alors. Ô la pure surélévation ! / Ô Orphée qui chante ! Ô arbre haut dans l’oreille ! / Et tout était silence. Mais même dans ce silencement / Se produisit un nouveau commencement, une métamorphose. »

Accession à la parole poétique et à sa légitimité (parfois mise en doute) face à la mort, Les Sonnets à Orphée sont habités par la vie et les métamorphoses, comme celle de Daphné, changée sous l’œil chargé de désir d’Apollon en ce qui devient le laurier du poète. Sous l’œil vigilant d’Orphée, révélateur du visible et de l’au-delà, voici un bouillonnement de fruits et de jardins, de danse et de mort. L’arbre est l’allégorie de la poésie à la suite de laquelle se développe une esthétique du chant. La vie des sens et celle de l’esprit aspirent à l’harmonie. Saveurs et jouissance se heurtent autant à la valeur des mots qu’à la perspective de la mort. À la méditation sur les origines s’ajoute l’évocation des tombeaux de l’Antiquité d’où s’échappe « un essaim de papillons », le tout confronté au monde moderne, dont le machinisme est conspué.

Lors de la deuxième partie, le poète est miroir et créateur du monde :

 

« Vois les fleurs, elles fidèles au terrestre,

Auxquelles, du bord du destin, nous prêtons un destin, -

mais qui le sait ! Quand elles regrettent de se flétrir,

c’est à nous d’être leur regret. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Une licorne, une anémone, une rose permettent de méditer sur l’art, sur la recherche de la connaissance et de la perfection. Encore des jardins, des fruits (« Dansez l’orange »), une fontaine romaine, « masque de marbre posé sur le visage / fluide de l’eau », tentent de résister à la caducité des choses, alors que l’affirmation ultime du poète, « Je suis », se pare d’une confiance inaltérable et apollinienne, celle du « splendide superflu / de notre être-là. »

La dimension élégiaque (au sens de la plainte au sujet d’une personne disparue) s’inscrit dans une mythopoétique, dont l’aède Orphée, tant cultivé par la littérature et la peinture symbolistes, est le passeur : « Rien que le chant, au-dessus du pays, / Qui consacre et qui célèbre. » Malgré les ménades qui l’ont tué par jalousie, « Aucune d’entre elles n’était là, pour te détruire ta tête et la lyre » ; ainsi « nous sommes à présent les écoutants, et une bouche de la nature ». L’on se doute cependant que l’allusion mythologique aspire à une métaphysique et une poétique universelles :

« Respirer, toi, le poème invisible !

Incessamment autour de l’être

propre, l’espace du monde en pur échange. Contrepoids,

où j’adviens dans l’événement rythmique.

 

Unique vague, dont je suis

la mer progressive ;

toi ; la plus économe de toutes les mers possibles, -

gain d’espace.

 

Combien de ces endroits dans les espaces étaient déjà

intimement en moi. Plusieurs des vents,

c’est comme s’ils étaient mon fils.

 

Toi, l’air, me reconnais-tu, rempli encore de lieux autrefois miens ?

Toi, une fois l’écorce lisse,

la rondeur et la feuille de mes mots.

Dans la forme stable, équilibrée, contrainte du sonnet, aux vers rimés et cependant inégaux, séculaire depuis au moins Pétrarque en passant par Shakespeare, Rainer Maria Rilke s’offre paradoxalement une liberté de bouleverser sa syntaxe en désarticuler les phrases au cours de vers et des quatrains, d’ordonner ses thématiques, de les faire progresser de manière dynamique, comme dans le flux des variations pianistiques, et de les juxtaposer comme dans une mosaïque romaine, orphique justement. Il renouvelle le genre littéraire et musical des tombeaux en favorisant, aux dépens de la plainte, l’éloge de la fonction poétique et de son messager : « Dans l’espace de louange seulement, la plainte peut / aller ». Au limites de la langue, le message n’est alors « dicible seulement pour qui crie dans son chant / Audible seulement par ce qui est divin ». L’inatteignable être de la langue est caressé par la formulation poétique : « Mais n’existe-t-il pas à la fin un lieu, où ce qui serait / la langue des poissons serait parlée sans eux ? »

Cette édition bilingue et soignée bénéficie, outre la traduction au plus près du lexique et de la syntaxe rilkéens par Jean Bollack - qui par ailleurs ne craignit pas la difficulté de Paul Celan[5] - de commentaires philologiques, stylistiques et thématiques éclairants, non sans dégager la lecture de ces sonnets de toute tentation théologique. En l’espèce, Jean Bollack montre comment se fait un passage entre « deux mondes langagiers », langue ordinaire et langue poétique, au cours duquel un « paysage cathartique » permet d’accéder à un monde clair, ordonné par la langue rilkéenne. L’audace démiurgique du poème est en effet également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter indéfiniment, au cours patiente et aimante d’une initiation. C’est ainsi que l’audace démiurgique du poème est également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter. D’autant que le poète parvient à créer sa propre langue, dont la riche plasticité fascine, voire effraie, tant elle est aussi pure que la « bouche d’une fontaine ».

 

Photo : T. Guinhut.

 

Le poète comparait ainsi ses deux œuvres sommitales : « la petite voile couleur de rouille des Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Elégies ». La surprise est d’abord un brin décevante, lorsqu’ouvrant cette plaquette des Elégies de Duino fournie par les éditions Allia, l’on constate qu’elles sont devenues prose. Où sont donc les vers libres qui naquirent sous la plume de Rainer Maria Rilke ? Il est vrai que cette traduction de Rainer Biemel, de son nom réel Jean Rounault, datant de 1949, les questions de droit n’ont plus à embarrasser l’éditeur. Elle est cependant aussi fluide que possible, face  aux obscurités redoutables du teste rilkéen. Et judicieusement habillée sur sa couverture par une encre impressionnante de Victor Hugo. Quoique là encore la traduction d’Armel Guerne[6] soit fort recommandable.

« Qui donc, si je criais, parmi les hiérarchies des anges, m’entendrait ? » Ce premier vers lui fut dicté dans le vent de l’Adriatique, sur les rochers de Duino, après de longues années vides d’inspiration. Aussitôt la première élégie fut écrite, un jour de janvier 1912. Peu après, la seconde fut composée, suivi de quelques fragments. Il fallut, au travers d’un long silence et de quelques compositions partielles, attendre 1922, à Muzot dans le Valais suisse, pour que les dix soient accomplies, conjointement aux cinquante-cinq Sonnets à Orphée.

Au-dessus de nos modestes destinées, la vie et la mort ne s’opposent pas, là où les anges (guère au sens chrétien) sont chez eux : « Tout ange est terrible », dit la seconde élégie. Développement existentiel de l’être, accession à la douleur et à la mort, vertigineuses sont les interrogations métaphysiques brassées par ces élégies torrentielles. La fragilité humaine est sur la corde raide entre l’animal et l’ange qui serait son parfait accomplissement, tandis que les « amants » sont sa réalité privilégiée, sensible et cependant inquiète : « les amants pourraient, s’ils le comprenaient, dans l’air nocturne parler étrangement ». Ne reste, face au tragique de la condition humaine, qu’à s’élever vers la mort, vers l’éternité, comme l’enfant « dans l’intervalle qui sépare le monde et le jouet », comme les saltimbanques, dont la pyramide des corps est un pont entre la terre et le ciel. Seule est réellement positive la vie du héros, dont « l’ascension est existence ».

 C’est à partir de la septième élégie que les vers s’allègent, découvrant l’allégresse face à la nature et au cosmos, s’offrant à une « vie ouverte », consentant à la force de la destinée, peut-être en un rappel de l’éternel retour nietzschéen. La dixième et ultime, au-delà d’un « morceau taillé de la douleur première », se veut transfigurer la mort : « Et nous qui pensons à la montée du bonheur, nous éprouverions ce mouvement du cœur qui nous bouleverse presque quand une chose heureuse tombe ». Ainsi la boucle se referme, en écho à la première élégie où « la beauté n’est que le premier degré du terrible ». Un lyrisme souverain et universel a trouvé son assomption.

Imperceptible est la fine membrane qui sépare érotisme et sentiments. Le poète allemand Rainer Maria Rilke en est bien conscient, lorsque ses vers oscillent entre une « cueilleuse de roses [qui] saisit le bourgeon dru du membre de vie » et « les pétales de paroles douces ». De 1896 à 1925, les mots de l’amour n’ont cessé de nourrir les vers de celui qui sut écrite les didactiques Lettres à un jeune poète. Ainsi le choix d’une soixantaine de poèmes opéré par Sybille Muller a le mérite de donner à lire une autre perspective que celle des recueils tutélaires, entre Les Elégies de Duino et les Sonnets à Orphée, ces grandes odes à l’amour métaphysique.

Qui sont, parmi ces Poésies d’amour, les aimées de Rainer Maria Rilke ? Klara Westhoff, Lulu Albert-Lazard, Baladine Klossowska, Lou-Andreas-Salomé, Marina Tsvétaïeva, dont seules ces deux dernières sont nommées ; « femmes de chair, femmes de papier », pour reprendre les mots de Sybille Muller, car elles sont également lointaines dans l’espace et le temps, comme Marina qu’il ne rencontra jamais, ou Louise Labé, Elizabeth Barrett Browning… Le poète dandy est un séducteur, un Don Juan, « un dragon qui attend endormi dans le vallon de la pudeur », alors que ses vers s’élèvent dans les sphères d’une métaphysique éthérée ; pourtant il n’y dédaigne pas un instant la sensualité. À qui dit-il : « toi seule, tu renais sans cesse » ?

Il ne s’agit guère, même ainsi chronologiquement ordonné, d’un journal amoureux. Mais des éclats de la sensibilité et de l’intellect : le substrat biographique est transmué en nécessité poétique. Etoiles, amantes, roses et fontaines émaillent le discours lyrique, comme autant d’images récurrentes et séminales. Parfois, la mythologie voile avec éclat le désir, comme avec « Léda », où « quand dans sa détresse il entra dans le cygne / le dieu s’effraya presque de le trouver si beau ».

C’est en 1915 que furent créés les « Sept poèmes », pure expression d’un éros exigeant et cependant raffiné. Le poète se fait « colonne en extase anéantie », et réclame harmonieusement son dû de bonheur partagé avec l’aimée :

 

« Flatte-moi, que j’aille alors vers le dôme :

pour projeter dans tes nuits douces,

avec la force de fusées aveuglant ton sein,

plus d’émotion que je ne suis moi-même. »

 

À l’aveu d’humilité devant la jouissance s’ajoute une projection de la parole poétique offerte à la complémentaire amante :

 

« Oh, nous sommes multiples, de mon corps

un nouvel arbre élève sa couronne foisonnante

et se dresse vers toi : car vois-tu, qu’est-il

sans l’été qui règne au-dedans de ton sein. »

 

Lors de la rencontre avec Lou Andréas-Salomé, dont la « non-présence même garde [la] chaleur », elle est une plus mûre initiatrice, l’équivalent de Diotime pour Platon, voire de Diotima pour Hölderlin ; c’est elle alors qui est le don, et qui insuffle l’apollinien don de poésie :

 

« Dans nos cœurs que nous gardons ouverts

passe le dieu aux pieds ailés,

c’est lui, tu le sais, qui prend les poètes. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cependant, crise et séparation, solitude et absence, sont aussi des leitmotivs à l’adresse de la « Bien-Aimée par avance perdue ». Peu avant sa mort, en juin 1926, une dernière « Elégie » s’adresse, comme dans une élection spirituelle, à Marina Tsvétaïeva, où il faut être « prodigues de louanges ». L’éloge s’adresse tout autant à la puissance de l’aile poétique qui emporte, comme sur les terrasses du château de Duino, l’altitude de l’inspiration.

Une traduction musicale et sensible nait sous les doigts de Sibylle Muller lorsqu’elle écrit (en cette édition nécessairement bilingue) au final d’ « Eros » :

 

« Soudaine est l’étreinte des divins.

une vie fut changée, un destin enfanté.

Et tout au-dedans pleure une source. »

 

Alors que Philippe Jaccottet, pourtant redoutable concurrent, proposait plus abruptement :

« L’étreinte divine est prompte.

vie convulsée, destin conçu.

Une source dedans sanglote.[7] »

C’est une idée tout à fait judicieuse qu’ont eu là Sibylle Muller et les éditions Circé ; même si nous aurions souhaité pour ce volume une couverture moins minimaliste. Réunir une telle anthologie, comme Maria Kodama le fit, avec plus d’arrière-pensées, pour Jorge Luis Borges[8], donne à voir un parcours intimiste, sans violation aucune des ardeurs charnelles et des sentiments de Rilke. Rarement comme avec l’auteur des Elégies de Duino, le prosateur des Cahiers de Malte Lauris Bridge, l’épistolier nombreux, qui culminait avec les Lettres à un jeune poète, la poésie venue des bouillonnements de l’amour, où « ces baisers ont un jour été des mots », s’exprime avec un tel lyrisme éclairé pour enfanter tant de bourgeons de sensibilité ; et de sens orphique : « ta façon de fuir m’appartient… Est-ce qu’elle disparaîtra dans ma mort ? » Non ! Elle est pour nous dans le poème.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Ange Politien : Fable d’Orphée, Les Belles Lettres, 2006, p 68.

[3] Rainer Maria Rilke : Œuvres II, Seuil, 1972, p 223.

[4] Rainer Maria Rilke : Les Sonnets à Orphée, Œuvres II, Seuil, 1972, p 379 et suivantes.

[6] Rainer Maria Rilke : Les Elégies de Duino, Œuvres II, Seuil, 1972, p 315 et suivantes.

[7] Rainer Maria Rilke : Œuvre II, Poésie, Seuil, 1972, p 443.

 

Photo : T. Guinhut.

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1 mai 2021 6 01 /05 /mai /2021 08:25

 

Krimmler wasserfälle, Salzburg, Österreich.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Familles et descendances

d’Allemagne et d’Autriche,

par Maxim Leo & Reinhard Kaiser-Mühlecker.

Là où nous sommes chez nous,

Lilas rouge.

 

 

Maxim Leo : Là où nous sommes chez nous. L’histoire de ma famille éparpillée,

traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,

Actes Sud, 2021, 368 p, 22,80 €.

 

Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge,

traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay,

Verdier, 2021, 704 p, 30,50 €.

 

 

 

Le temps roule en cascade au travers de l’Histoire, qu’elle soit des peuples ou plus modestement familiale. Ancêtres, pères et mères, descendances enfin, ils vivent et meurent en Allemagne et en Autriche, et animent les fresques d'écrivains, qui se font historiens de l’humaine condition. D’une famille berlinoise, il ne reste que quatre personnes, du moins dans la ville de Berlin, car les autres, depuis les tourmentes des années trente, ont essaimé au loin : c’est « L’histoire de ma famille éparpillée » contée par Maxim Leo. Au contraire, ils sont tous restés, ces spectres autrichiens du nazisme, ces vivants se succédant tour à tour,  plantés par Reinhard Kaiser-Mühlecker entre leurs montagnes nourricières. Chroniqueur et romancier, ils radiographient les familles et l'Histoire du XX° siècle. C’est alors que la fonction de la littérature, chronique ou roman méticuleux, est celle de faire vivre, évoluer tout un monde, avec ses ombres brunes et ses lumières, non sans l’interpréter.

Un arbre généalogique préside à la lecture de Là où nous sommes chez nous de Maxim Leo. Or il est autant géographique que chronologique, car les branches originaires de Berlin se séparent vers Vienne, Londres et jusqu’à Haïfa, en Israël. L’auteur est avec Marion, Nina et Clara, l’un des seuls résidents de la capitale allemande au moment où il écrit. Autobiographique, le récit ne semble en rien entreprendre quelque chose de romancé.

Pour reconstituer, en une enquête à la fois mémorielle et d’un nouveau présent, les branches familiales éloignées, il faut à Maxim Leo voyager sur trois continents. En quelque sorte les trois grands-tantes sont les symboles de potentialités contraintes et offertes par l’époque : Hilde devient à Londres une actrice fêtée et richissime ; Irmgard étudie le droit pour en conclure qu’il lui faut se convertir au Judaïsme et aller participer à l’expansion d’Israël en fondant un kibboutz ; Ilse, enfin, a dû se cacher en France pour survivre et rejoindre ensuite Vienne en Autriche. Ainsi chaque personnage se voit avec soin portraituré, suivi dans son aventure au cours des différents chapitres, comme lorsqu’un puzzle se met en place. L’on découvre à travers eux « les bûchers de livres sur la Place de l’Opéra », un accouchement caché dans la France de Pétain, un tableau de Kandinsky conservé en dépit des circonstances tragiques, un voyage avec Walter Benjamin pour tenter de franchir les Pyrénées, une cachette dans la forêt française, « en mangeant des champignons et des baies sauvages et en buvant l’eau des torrents ». Ou l’immense capacité de rebondir de l’entreprenante Hilde, qui au moyen de son Leica photographie les enfants des écoles londoniennes pour contribuer au moral des soldats. Gagnant ainsi bien de l’argent, elle investit dans un immobilier déprécié en temps de guerre et fait ensuite fortune. Entre dimension sociale et dimension psychologique, au récit s’ajoutent des réflexions sur la judaïté, sur la nécessité de cacher ou de révéler les souffrances  des persécutés. L’on notera quelques coups de griffes politiques, dénonçant avec pertinence « la loi d’airain de la communauté » des kibboutz où « certains sont plus égaux que d’autres »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si certains conservent leur appartenance durement conquise à la « terre promise », la plupart des descendants de ces personnages fondateurs cultivent cependant une nostalgie qui les pousse à revisiter, voire à s’installer à nouveau dans le nid berlinois : « L’histoire de ma famille ressemble à la lente course d’un pendule revenant à son point de départ ».

Le tableau est également celui d’une société diverse, entre Juifs qui croyaient ne rien devoir à leur judaïté, un fondateur du parti communiste allemand expulsé, et bien des figures auxquelles l’Histoire n’a pas toujours rendu justice. Ce « musée Grévin peuplé de personnages historiques », mais aussi de quelques photographies en noir et blanc, est cependant chaleureux, ponctué de péripéties, de drames, d’angoisses et de fins heureuses, parmi le chaos des tragédies de l’Europe. Même si l’on peut regretter que la qualité de l’écriture n’aille guère au de-là de celle d’une chronique, le récit aux multiples bras est riches d’enseignements. Il se termine sur une sorte de morale : « Lors de ce voyage familial, j’ai perdu quelques illusions, et en particulier celle que je suis le seul à décider de mon existence ».

Après avoir publié son Histoire d’un Allemand de l’Est[1], le journaliste au Berliner Zeitung Maxim Leo, né en 1970, tisse un récit à la fois personnel, intime, et une variation sur la quête des origines, sur les déchirures causées par le nazisme au travers d’un pays et d’une lignée, qui eut cependant l’à-propos et la chance de fuir dans les années trente pour construire leurs foyers sous d’autres cieux, plus cléments. Comme quoi l’Histoire, avec « sa grande hache », comme disait Georges Pérec, dans W ou le souvenir d’enfance[2], ne peut trouver sa rédemption qu’avec la littérature.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qui est ce personnage à l’uniforme encore nazi qui doit troquer un vaste domaine pour un bien plus modeste, abandonné ? Quel lourd secret le hante ? La guerre tonne toujours autour de l’ancien forestier Goldberger et de la grande Allemagne. Alors que son fils Ferdinand est sur le front. C’est sur ces lourdes interrogations que s’enclenche le fil romanesque de Lilas rouge, tramé par Reinhard Kaiser-Mühlecker.

L’on comprend peu à peu que le trouble bonhomme est l’antenne locale du parti nazi, et qu’il avait « dénoncé les gens de son propre village ». Le Gauleiter l’a tiré de cette « affaire délicate, au fond désespérée », où il faillit laisser sa peau, en l’envoyant au « plat pays », cependant dans une montagneuse région. De longtemps l’on n’en sait guère plus sur ce crime contre l’humanité, alors que de de récurrentes visions, voire hallucinations, viennent troubler l’homme : « le précipice c’était lui ».

La guerre finie, il est pour lui question de se changer en agriculteur, d’épouser une veuve. Sauf si ses crimes le rattrapent. Car des inconnus viennent le rosser sévèrement. Une vie nouvelle semble s’amorcer avec le retour du fils, « Ferdinand junior ». Qui cependant s’approprie le domaine du père en l’évinçant. C’est sa fille, Martha, qui aime le lilas du titre : « elle tenait le bouquet comme on tient un cierge ». Cette fleur récurrente est la métaphore d’un bonheur impossible à rattraper. Car traumatisée par cet exil, il ne lui reste que ce souvenir, alors qu’elle se racornit dans les travaux et la solitude. Pourtant le cours de la vie reprend : elle se marie avec un marchand de bestiaux, tandis que Ferdinand épouse une brune qui ressemble à sa sœur. Martha finit sa vie mutique, répondant peut-être au silence où gît la faute originelle. Tous sont plus ou moins des butors, quoique matois, au point que Goldberger puisse amasser une fortune en achetant une carrière avec un sens des affaires pour le moins perfide, puis en la revendant. Quant au fils, il mène sa ferme avec succès.

Le roman familial, animé par un narrateur omniscient, par le temps cyclique des saisons et des générations, va de personnage en personnage, surtout lors de la troisième partie, après la mort du vieux Goldberger. S’agit-il d’un alter ego lorsque survient, venu du patriarche, un héritier impromptu, également nommé Ferdinand ? Est-il celui par qui le scandale arrive, ou celui qui assure la continuité… Un chevreuil à « la robe intégralement noire » en est peut-être la métaphore.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le personnage fondateur, son fils, voire la plupart des autres, n’attirent guère la sympathie du lecteur. Ce dernier y cherche la « banalité du mal », pour reprendre la célèbre formule d’Hannah Arendt[3]. Sans pitié, le romancier fouille la personnalité de chacun des protagonistes : le « métal lourd du passé » pèse sur toute la famille à des degrés divers. Comme le dieu vengeur de l’Ancien testament, dont la « malédiction vous frappe jusqu’à la septième génération ». Une sourde atmosphère entache les destinées, malgré la prospérité familiale. Il n’est cependant pas impossible que le temps efface cette vieille histoire pour permettre une lumineuse sérénité rurale, ce qui serait la morale de ce roman.

Patient, méticuleux, ce tableau d’une société traditionnelle, qui se modernise au cours de la seconde moitié du XX° siècle, prend lentement le lecteur dans ses filets, l’emmenant dans l’illusion de toucher par tous ses sens cet espace, ce temps, ces personnages rustiques. L’on y trouve par instants des descriptions paysagères à la Stifter[4], l’immense romantique autrichien, mais sans son lyrisme. L’opus de Reinhard Kaiser-Mühlecker, né en 1982, est cependant plus marqué par l’Histoire que son devancier. Il faut aimer les écritures lentes, l’attention aux détails et le mystère des âmes pour goûter ce rude roman aux intensités peu à peu révélées. En cette fresque réaliste où couvent les démons de l’Autriche, faut-il lire un roman psychologique, un roman historique, voire métaphysique ? Tout le talent de l’auteur est de faire affleurer parmi des personnages simples, voire frustres, toutes ces dimensions. Il ne manque plus qu’un autre romancier autrichien, Thomas Bernhardt[5], pour renverser le jeu de quilles et dénoncer avec virulence la pesanteur et les compromissions populaires…

Ce duo contrasté d’une chronique et d’un roman se rattache à la tradition allemande des romans d’une famille, dont le plus marquant fut peut-être, en 1901, Les Buddenbrook de Thomas Mann[6], dont le sous-titre révélateur est « Décadence d’une famille ». En effet cette lignée bourgeoise de Lubeck subit une lente déperdition de ses forces, en suscitant parmi ses derniers rejetons un univers artistique, poétique et sentimental, rendant leur vie intérieure plus riche et raffinée, Tout en minant leur volonté créatrice et leur capacité d’action pratique, jusqu’aux déliquescences morbides. La complicité avec l’art suppose un changement de civilisation, mais au risque de sa prospérité.

 

Thierry Guinhut

La partie sur Lilas rouge a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2021

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Maxim Leo : Histoire d’un Allemand de l’Est, Actes Sud, 2010.

[2] Georges Pérec : W ou le souvenir d’enfance, Denoël, 1975.

[6] Thomas Mann : Les Buddenbrook, Fayard, 1932.

 

Krimmler wasserfälle, Salzburg, Österreich.

Photo : T. Guinhut.

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24 avril 2021 6 24 /04 /avril /2021 09:42

 

Notre-Dame-la-Grande, Poitiers, Vienne.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

De Stefan George à Walter Benjamin :

les soixante-treize Sonnets,

hommage à l’ami défunt.

 

 

Stefan George : Choix de poèmes,

traduit de l’allemand par Maurice Boucher, 1941, Aubier Montaigne, 208 et 214 p.

 

Stefan George : Effigies, Maximin,

traduits de l’allemand par Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan,

Fata Morgana, 2006, 104 et 112 pages, 14,25 € chaque.

 

Walter Benjamin : Sonnets, traduit de l’allemand par Michel Métayer,

Walden n / Les Presses du réel, 2021, 208 p, 15 €.

 

 

 

Au-delà de la mort, y-a-t-il une pure éternité par la poésie ? Se regarder soi-même dans le miroir de l’autre semble être le dessein du poème de l’hommage, tels que ceux impubliés, celés, et cependant précieusement confiés à un ami, ces Sonnets de Walter Benjamin (1892-1940), qui ressurgissent enfin. Non comme une œuvre mineure, car il accordait bien plus d’importance à ses traductions de Charles Baudelaire, en particulier des « Tableaux parisiens ». Trop modeste à l’évidence, l’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[1], consacra, entre 1914 et 1924, rien moins que soixante-treize sonnets à un ami défunt. S’ils sont bien assez solides et beaux pour honorer la bibliographie de notre philosophe, désormais poète à part entière, il serait aventureux de les lire sans considérer un moment la poésie de son contemporain du point de vue historique et prédécesseur du point de vue esthétique : Stefan George.

 

Walter Benjamin connaissait fort bien la poésie de Stefan George. La preuve, cette recension d’une étude de K. A. Stempflinger, intitulée Retour sur Stefan George. Pour notre philosophe, « le symbolisme de cette œuvre est ce qu’elle a de plus caduc», de la part d’un auteur qui avait cependant « la prescience de la catastrophe », soit la Première guerre mondiale. « Idole biologique [et]  idole cosmique […] la figure de l’accomplissement mystique, Maximin », certes splendide, est ramenée à celle d’une « momie ». Car « la génération à laquelle les poèmes les plus épurées et les plus achevés de George ont donné asile était prédestinée à la mort[2] ». Le jugement est sévère. Il n’empêche que les sonnets de Walter Benjamin se glissent dans la filiation des poèmes de Stefan George, ne serait-ce qu’à cause de la complicité thématique. Le premier consacrant à son personnage de Maximin tout un recueil et à ce même jeune homme mort son Etoile de l’alliance, le second élevant ses soixante-treize sonnets à la mémoire de son ami Heinle disparu au moment de la déclaration de guerre.

Photo : T. Guinhut.

 

Balayé par la modernité et l’humilité d’un Rainer Maria Rilke, Stefan George (1868-1933) est un poète un peu oublié, quoiqu’il sût reléguer le sentimentalisme de la poésie allemande au grenier des souvenirs. Grand connaisseur, outre de Goethe, de la culture française, traducteur des Fleurs du mal de Baudelaire (hors les « Tableaux parisiens »), il écrit dans le cadre de l’esthétique symboliste et surtout de la tradition aristocratique et parnassienne de l’art pour l’art. Les Effigies sont splendides, mais comme leur titre l’indique elles sont un peu figées. Ce sont autant d’ « éloges » de Mallarmé, Verlaine, Jean-Paul Richter, Goethe, Hölderlin, Nietzsche et Dante, autrement dit une soumission hautaine aux plus grands artistes de la langue et de la pensée, mais aussi une poésie soignée, ciselée, tournée vers le passé, ou plus exactement vers l’éternité. Il chante l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, sa « voix sévère et tourmentée », lui qui ne « créa des dieux que pour les renverser », à l’encontre de « la faune qui le souille de son éloge ». Le prophétisme de Stefan George, qui écrit dans les premières années du XXe siècle, est une nostalgie de la beauté, de l’hellénisme et des héros poétiques, dans un monde moderne qui ne les reconnaît plus. Le poète voyant édifie le rêve d’un monde de culture et de paix. Hélas « la roue du temps dévale / Que nulle main désormais n’empêchera plus d’aller au vide. » L’idéal héroïque et mystique de George fut « saisi par l’avilissement / De la cité et de l’Etat ravagés par de faux guides ». Son attente du héros allait être dévoyée par un « guide » allemand de sinistre mémoire…

« L’union sacrée » avec la culture grecque génère le mythe d’un enfant divin, à partir de Maximilian Kronberger, qui l’avait fasciné par sa beauté et ses précoces dons poétiques. Il devint « Maximin », donnant son titre au recueil publié en 1905. La mort à 16 ans du bel « éphèbe germano-grec » est l’occasion d’un chant de ferveur et de deuil, non sans un érotisme discret, mais porté au rang de mythe spirituel par le maître : « Je vois en toi le Dieu / Que frémissant j’ai connu / À qui va ma dévotion ». Etonnamment, ce culte du demi-dieu fut perpétué par des jeunes gens qui emmenèrent les recueils du maître sur les fronts de 1914. Quoique ce fût un malentendu : il ne s’agissait guère de sanctifier un brutal guerrier. Certes, il célébra l’idéal du poète-guide dans Le Nouveau Règne (1928), mais aussi l’Allemagne, selon lui seule héritière légitime de la Grèce.

Esthète austère et antimoderne, hostile à la guerre de 1914, autant qu’ensuite à Hitler, Stefan George refusa la proposition de Goebbels de présider une nouvelle Académie allemande, fuit la participation à la célébration pompeusement mise en scène pour son 65e anniversaire. Malgré les honneurs offerts, il s'installa en Suisse, pour mourir à Locarno en 1933. Saluons le soin des éditions Fata Morgana à nous révéler ces vers hautains et néanmoins émouvants, des textes rares, dans leurs vêtures élégantes.

Peut-être est-ce de L’Etoile de l’alliance[3] que Walter Benjamin fut le plus proche, moins l’idéalisme absolu de Stefan George. Car Maximin, l’ami vivant, puis mort, y est encore célébré tel le dieu de la jeunesse et de la beauté, gladiateur parfait et sage poète, messie et modèle : « Plus beau que nulle image, réel comme aucun rêve / Dans l’éclatante nudité d’un dieu, tu vins à nous », ce dans le premier sonnet, dans un recueil qui abandonne assez vite cette forme, pour plus de liberté et de concision. Il est homme et emblème platonicien : « Tu nous délivré du tourment des brisures / Nous donna l’Unité faite chair l’Autre et l’Un / Dans le même ». Jusqu’à la qualité d’homme d’Etat, « Ayant précisé lois, langages, étalons », quoiqu’élitiste au point de mépriser le peuple : « Je ne poserai pas mes regards sur ce peuple… / Infirme est son esprit ! Et morts en sont les actes ! » Publié en 1913, le recueil put paraître prophétique : « Des milliers sont voués à la sainte démence / Des milliers périront par une fièvre sainte / Des milliers par la sainte guerre ». Une éthique élevée et cependant inquiète s’allie à une irréprochable esthétique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prenant toutes ses distances avec cette ardeur passablement grandiloquente de Stefan George, et n’en conservant pas moins un certain goût du symbolisme et « le nom sacré comme un amen infini », Walter Benjamin retranscrit dans l’hommage ému et fidèlement entretenu de ses sonnets autant l’image du disparu que le visage de son esthétique. Car selon l’épigraphe, « Fritz Heinle était poète, et le seul de tous avec qui je n’eus pas de rencontre « dans la vie », mais dans sa poésie ». Entre le suicide de l’aimé, avec son amie Rika Seligson, en 1914, par désespoir intime ou face à la Grande guerre, et l’écriture qui s’étira sur vingt ans, comme s’il fallait faire parler par procuration la vocation poétique du défunt, le poète joue sur deux temps : un présent ravivé, une nostalgie tragique. Bien que le deuil soit rédimé par l’intemporel, la parole poétique est considérablement plus humaine que celle adressée à Maximin. Une amicale aura, ou un amour plus érotique (« Dans ton corps mon amour est sculpté »), empreignent les vers inspirés, en écho peut-être avec les Sonnets de Shakespeare[4] :

« Que cherches-tu toujours mon âme le bel ami ?

Depuis longtemps il est mort et le monde qui roule

A suivi sa course que pas un ne mesure le héros

Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami ?

 

Pourquoi m'éveilles- tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?

Ah je cherchais le sommeil et de plaintes est défiguré

Mon abandon dont tu es l'abandonné compagnon

Pourquoi m'éveilles-tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?

 

Une nuit donc je tins dialogue en mon cœur

Et m'arrêtai honteux décidé à me taire

A ne plus montrer mon chagrin à mon âme

 

A ne plus l'éveiller pour me consoler dans ma douleur

Mais vois de la bouche endormie elle laissait couler aussi

Nombre de chants tristes Leurs larmes s'allumaient comme bougies. »

 

L’âme et le chant restent pour Walter Benjamin des concepts vivants. En effet, « À l’heure où glissait ton habit de corps […] Il était écrit que plus jamais ne prendrait son envol / Ma bouche si d’elle ne s’élevait son chant ». Si la raison semble innerver le déroulé des sonnets, le poète a néanmoins conscience de sa déraison : « Le timide chant  l’amour très délaissé / Déversé doucement de la bouche des fous ». La fiction assumée vole au secours de la douleur : « Des anges le ravirent vers de lointains confins ». L’inactuel lyrisme hérité des troubadours s’associe aux souvenirs de la culture grecque (d’Orphée à Eros et Olympos) et de l’eschatologie chrétienne : « Il voit la balance du jugement  sans vaciller ». Et pourtant « N’est point de baume hors de ce chant », par exemple  lors du sonnet 12 :

 

« Un jour du souvenir et de l'oubli

Rien ne restera qu'un chant à son berceau

Qui ne trahirait rien et qui ne tairait rien

Un chant sans mot  que les mots ne mesurent

 

Un chant qui monterait des tréfonds de l'âme

Tels de la terre liserons et cressons

Telles les voix dans les orgues des messes

En ce chant se blottirait notre espoir

 

N'est point de baume hors de ce chant

Point de tristesse loin de ce chant

En lui sont comme tissés l'étoile et l'animal

 

Et mort et amis sans différence

En ce chant vit toute chose

Tandis que le pas du plus beau en lui marchait ».

 

Le lyrisme est particulièrement poignant dans le sonnet 30 : « Si ta main une dernière fois remontait /De la tombe et se penchait sur mes mots / Vois  fleurirait alors ce qui est déjà sec / Mes chants et pleurs briseraient leur coupe ». Pourtant il a parfois quelque chose de mallarméen : « Par son art s’éveille le grand cygne ». Voire de shakespearien, lorsqu’en écho à la dame brune « Là était le corps d’une sublime femme / Et sculptée dans le marbre noir », allégorie funèbre et mélancolique.

Par-delà « noble nom, raide linceul », en dépliant son élégie, de loin en loin, au cours de dix années, Walter Benjamin file les métaphores du sommeil et de la renaissance imaginaire, pour sans cesse raviver la nécessité et la beauté de la création poétique : « Sa parole changea ma poitrine en un luth ». Au point qu’au-delà du secret de ces poèmes, l’auteur leur imagine un vaste destin : « Le transmettre au monde entier par les rimes ».

Le traducteur, Michel Métayer, n’ose guère infléchir le sens des rimes originelles en se forçant à la rime française, usant cependant parfois de l’alexandrin : « Ton regard m’arracha le souffle de ma bouche ». Cependant sa réflexion sur la traduction s’appuie en sa postface sur celle que fit notre poète des « tableaux parisiens » de ce Baudelaire longtemps poursuivi[5], tandis que la préfacière, Antonia Birnbaum analyse La Tâche du traducteur, cet essai pertinent que commit en 1923 Walter Benjamin.

Bien loin désormais de Stefan George, Walter Benjamin présente son art poétique, en marchant côte à côte avec le déroulement du sonnet rimé, sans ponctuation :

« Sobre est la mesure des plaintes amassées

Inflexible le sonnet qui me lie

Comment l’âme vers lui chemine

Je veux de tout cela donner l’image

 

Les deux strophes qui m’emportent

Sont cette marche serpentant sur la roche

Où la quête d’Orphée s’aveugle peu à peu

C’est la clairière où séjourne Hadès

 

Avec quelle instance il demandait Eurydice

L’avertissant bien Pluton la lui confia

De cela ne rend compte le court sentier

 

Mais ces tercets en sont en secret les témoins

Reste la manière dont elle suivait invisible

Avant que son regard la dissipe rime de fin.

 

Ainsi, dans une démarche orphique, Walter Benjamin opère un subtil dialogue avec Rainer Maria Rilke, dont les Sonnets à Orphée parurent en 1922, et qu’il ne connaissait probablement pas au moment de l’écriture, alors qu’il s’agit pour l’auteur des Elégies du Duino de rendre hommage à une jeune danseuse disparue. Soudain, grâce à cette découverte, le magnifique recueil des Sonnets de Walter Benjamin, poésie philosophique de celui qui avait une conscience morale de la littérature[6], et dont nous remue la beauté aussi poignante qu’intelligente, s’inscrit dans une filiation qui va de Pétrarque à Shakespeare, de Baudelaire à Rilke, où il ne déparait pas le moins du monde.

Thierry Guinhut

La partie sur Effigies et Maximin a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2005

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Walter Benjamin : Critiques et recensions, Klincksieck2018, t I, p 421-428. 

[3] Stefan George : Choix de poèmes, Aubier Montaigne, 1941, T II, p 113-163.

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