Adelbert von Chamisso: Peter Schlemihl, José Corti, 2018, 176 p, 8 €.
Hanns Heinz Ewers : Les Cœurs des rois,
traduit de l’allemand par Marie-Thérèse Wackenheim
et commenté par Vincent Wackenheim,
gravures de Stefan Eggeler,
dessins de Denis Poupeville,
L’Atelier contemporain, 2022, 208 p, 25 €.
Si le premier roman fantastique est celui du Français Jacques Cazotte, Le Diable amoureux, en 1772, le romantisme allemand fit de ce genre littéraire une marque de fabrique. Ernst Theodor Hoffmann (1776-1822) en est le propagateur génial. Dès 1829 les Français le traduisirent, Gavarni l’illustra brillamment en 1849. Quoique ses œuvres complètes figurent au catalogue des éditions Phébus, à moins qu’elles soient épuisées, Dans la nuit offre une initiation bienvenue, réunissant cinq contes, entre diableries, folies et furieuses histoires emboitées. En quelque sorte dans son sillage, Adalbert von Chamisso imagina un récit emblématique à l’adresse de celui qui avait malencontreusement vendu son ombre. Le sillage du surnaturel et de la peur trouve une autre acmé avec Hanns Heinz Ewers, dont le recueil intitulé Dans l’épouvante cache un joyau soudain réédité de manière exceptionnelle : Les Cœurs des rois. Nous aimons tant l’épouvante et la folie, tant qu’elles restent de prégnantes ombres littéraires…
Il nait à Berlin un enfant à la « silhouette difforme de radis tordu ». Est-ce la faute de la vieille sage-femme ? La sorcière est brûlée, mais la silhouette du bel et trop aimable « étranger » qui séduisit toute la ville s’en élève, manipulée l’écrivain marionnettiste, Ernst Theodor Hoffman déjà au faîte de son talent. « Le diable à Berlin » fait preuve d’une efficacité redoutable, non sans morale implicite. Ce tropisme médiéval cède le pas aux fantômes et aux rêves brûlants. En effet, lorsque l’on aime une jeune fille à la mère effrayante, voire satanique, ne risque-t-on pas d’avoir épousé une vampiresse : « Maudite fille de l’enfer, tu hais la nourriture des vivants parce que tu adores celle des morts ! », s’écrie le comte. Quant à cette « maison sinistre », est-elle hantée, ou faut-il « accepter l’explication prosaïque » ? Reste qu’il faut se garder des « sortilèges amoureux » : la « reine des profondeurs » des « Mines de Falun » prendra-t-elle possession d’Elis, au dépend de sa raison et de sa fiancée ?
Voici maintenant le récit le plus emblématique de notre romantique. Quoique le « marchand de sable » soit une faribole pour les enfants durs au coucher, la chose reste obsédante pour Nathanaël qui se heurte au « vieux Coppelius », qu’il pense être le meurtrier de son père. La lunette de l’homme aux yeux lui permet de s’amouracher de sa voisine à la fenêtre, de danser en un rythme frénétique avec elle, de la séduire idéalement, même si elle ne répond que par des « Ah Ah », donc d’abandonner la douce Clara. La folie et le suicide sont au bout de l’amoureuse passion, peut-être fétichiste, pour le parfait automate. Ne s’agit-il que du « fruit de [son] imagination » ? Le récit épistolaire hésite entre « obscure puissance psychique » du moi et manifestations obsessionnelles de l’irrationnel, car jusqu’au bout Coppelius, le facteur d’yeux, le harcèle de son ironie…
Les ombres de la psyché humaine vont jusqu’à se creuser de poches de folie, comme des utérus de ténèbres qui font basculer l’individu. Ainsi, folie, amour et rêve s’entrelacent en d’infinie variations, de façon à faire s’entrechoquer les ombres et les lumières du moi, en une espérance de totalité psychique, quoiqu’aux débouchés souvent tragiques, bien caractéristiques d’un romantisme exacerbé.
D’abord juriste, puis compositeur et chef d’orchestre, Hoffmann commença une féconde carrière littéraire en 1813, avec ses Fantaisies à la manière de Callot et ses Kreisleriana. En sus des Elixirs du diable, l’on retient son roman intitulé Le Chat Murr. Bouffonnerie et mélancolie s’y marient avantageusement.
Innombrables sont les compositeurs qui s’inspirèrent d’Hoffmann. Pensons au ballet Coppélia de Léo Delibes, au Casse-Noisette de Tchaïkovski, aux Contes d’Hoffmann d’Offenbach, où la séduisante automate chante avec une grâce inégalée. Notre conteur fantastique, qui idolâtrait Mozart, a cependant écrit plusieurs opéras, dont en 1804 Les Joyeux musiciens, qui n’a rien de méprisable, au contraire.
Ernst Theodor Hoffmann écrit avec un sens du rythme, du suspense et de l’angoisse vertigineux. À son style étincelant l’on devine que le traducteur a mis tout son entrain. Cette édition est un plaisir : outre son texte et sa postface, ses illustrations stylisées tout en noirceur et blancheurs mystérieuses, à la fois enfantines et expressionnistes, par Tristan Bonnemain, sa reliure soignée, tout concourt à une aimable bibliophilie.
Enfin l’on sait qu’Hoffmann était pour Sigmund Freud « le maître inégalé de l'inquiétante étrangeté en littérature », formule devenue célèbre. Ne reste plus qu’à découvrir sa vivante biographie placée sous le signe de l’ombre par Pierre Péju : E.T.A. Hoffmann - L'ombre de soi-même[1].
Ombre encore, celle dontAdelbert von Chamisso inflige la perte à son malheureux héros. Contre l’inépuisable bourse de Fortunatus, un inconnu rencontré lors d'une réception, Peter Schlemihl ne résiste pas à cet échange : « Tope là ! marché conclu ; je vous donne mon ombre en échange de la bourse ». Mais, très vite, Peter, bien que devenu fort riche grâce à cette bourse magique qui ne cesse de déverser son or, pâtit d’être dépourvu de sa moitié, de ce qui peut apparaitre comme la preuve de son existence terrestre. Malgré sa munificence, il n’est plus qu’un malheureux paria, un proscrit, condamné à vivre à l’écart de la lumière, qui, de surcroit, ne peut envisager de se marier avec sa bien-aimée. Lorsqu’il parvient à retrouver « l'Homme Gris », un second marché lui est proposé : le diable en personne consent à lui restituer son ombre, mais contre son âme. L’imparable contrat faustien bute cependant sur la présence d’esprit du jeune homme qui refuse, et jette la bourse de Fortunatus. Alors, il peut trouver la voie de l'expiation et de la rédemption. Ce récit fantastique et philosophique, écrit en 1813, marque pour longtemps d’une pierre noire le romantisme allemand.
Que signifie cette « ombre » ? Est-ce notre inconnaissable moi, notre identité profonde encore plus incompréhensible, voire fictionnelle, ce jouet du hasard génétique et du destin, ou de Dieu et du diable qui en manipulent les dés, ou encore, dirait un psychanalyste, le poids de l’inconscient, quoiqu’en ce récit ce soit lorsque ce dernier est absent que le malheur s’abat sur nous. À moins que cette ombre perdue soit le symbole d’une différence ressentie comme inacceptable par autrui, par une société trop conformiste et qui n’aime l'ombre que si le soleil l'imprime sur le sol…
Adelbert von Chamisso: Peter Schlemihl, Grote'sche Berlag, Berlin, 1876.
Photo : T. Guinhut.
Près d’un demi-siècle après Ernst Theodor Hoffmann, apparait un surgeon tardif et notable du fantastique allemand : Hanns Heinz Ewers. L’édition française ne l’a pas ignoré, tant en 1922 que bien plus récemment avec la réédition de son recueil : Dans l’épouvante. Histoires extraordinaires[2], dans lequel figure Les Cœurs des rois.
Dès les premiers mots, il nous semble entrer dans une nouvelle historique, puisque l’action se situe en 1841. Une lettre en forme de chantage parvient au duc Ferdinand d’Orléans : ne doit-il pas acheter fort cher une collection de tableaux, ce au bénéfice des « Gens de la Montagne », douteux propagandistes genevois du régicide ? Martin Drölling est un très vieux peintre, dont on trouve au Louvre une toile (un « Intérieur de cuisine » ici reproduit). Le voilà prétendant avec une assurance impressionnante : « mes tableaux contiennent les cœurs de la maison royale de France ». En effet le « jardin » aux pendus de Louis XI et autres scènes historiques peu ragoûtantes exhibant les crimes royaux sont peints en incorporant la matière des cœurs momifiés, achetés à bas prix lors de la profanation révolutionnaire de 1793 ! « Voyez-vous, je me suis approprié l’âme de chacun de vos ancêtres […] Je suis la catin vivante des rois de France morts ». Grâce à de tels restes, la couleur, dite « brun de momies », est incomparable. Exhibant ses six chefs-d’œuvre insupportables, représentant les haut-faits criminels et macabres des ancêtres prestigieux, tels Louis XI, Henri IV ou Louis XIV, du duc Ferdinand d’Orléans, ce dernier est contraint de céder. En conséquence, le peintre damné se voit délivré de son travail expiatoire…
Audacieusement écrite en 1907, Les Cœurs des rois s’inspire d’une légende fumeuse en l’amplifiant. La dimension fantastique est encouragée par l’anachronisme : l’on sait en effet que le duc Ferdinand d’Orléans, fils ainé de Louis-Philippe, mort en 1842, n’a pu rencontrer le peintre Martin Drölling, par ailleurs bien éloigné de telles exactions picturales, puisque né en 1752, il s’éteignit en 1817. Quant aux six chefs-d’œuvre, ils n’ont que la réalité de la fiction.
L’un des mobiles de l’écriture d’une telle parfaite nouvelle est probablement la répulsion qu’inspira aux Allemands la Terreur révolutionnaire, dont, en l’occurrence, la profanation des tombes royales. La dénonciation du pouvoir absolu et de ses crimes est patente. Si l’on ajoute qu’Hanns Heinz Ewers est non seulement un amateur d’Ernst Theodor Hoffmann mais d’Allan Edgar Poe[3], l’on devine comment il s’est laissé entraîner dans une telle morbidité.
Lors d’une réédition de Die Hersen der Könige en 1922, le graveur Stefan Eggeler figure à sa manière expressionniste les six chefs-d’œuvre insupportables, entre grappes de blêmes pendus, paniers de corps, bal de nudités avariées, radeau fait de cadavres, tripes tirées par deux vautours et têtes sur des forêts de piques…
Cependant, aux bons soins de L’Atelier contemporain, il s’agit d’une publication fort soignée qui bénéficie d’une nouvelle traduction et d’illustrations étonnantes. Voici un modèle d’édition : fac-simile de l’édition allemande illustrée par Stefan Eggeler au moyen de ses gravures au noir, ses griffures plus exactement, traduction illustrée un siècle plus tard par Denis Pouppeville avec maintes hachures noires, mais ensanglantées d’oranges et de rouges. Sans oublier préface, appareil de notes profuses, bibliographies et le concours d’une nouvelle traduction : « In fine : un quatuor, mortis », soit le peintre, l’écrivain et les deux illustrateurs, selon la locution latine offerte par Vincent Wackenheim.
Romancier et dramaturge, Hanns Heinz Ewers (1871-1943) est un amant des catastrophes, par exemple dans La Mandragore, histoire d’un être animé. Il suffit de lire ses titres pour ne pas ignorer son horrifique penchant : Les Possédés, Les Chasseurs du Diable, ou L’Apprenti sorcier, Le Vampire, Chevalier dans la nuit allemande… Moins brillant, malgré son Guide de la littérature moderne et son Histoire du drame, est hélas son éloge d’un homme dont Hitler avait fait un héros : Horst Wessel, un destin allemand. Il s’agissait d’un souteneur tué dans une rixe… Mais l’on ne sera pas étonné qu’il ait traduit les Contes cruels de Villiers de l’Isle-Adam.
Issu d’une légende médiévale, peut-être s’agit-il de son roman le plus effarant : La Mandragore[4]. Car cette plante, prétendument propice aux philtres d’amour, pousse aux pieds des pendus dont la semence permet la naissance. Aussi deux compères usent d’une prostituée pour pratiquer une insémination artificielle, au moyen du sperme d'un condamné à mort qui vient d'être guillotiné. Une fille au charme androgyne s’ensuit. L’on devine que la donzelle se révélera fort maléfique, entraînant dans le trépas tous ceux qui ont le malheur de se laisser devenir amoureux d’elle, jusqu’à son tuteur : « Dès qu'il la voyait, il oubliait tout. Son regard s'élargissait, son ouïe s'aiguisait, il entendait le moindre bruissement de soie. Son nez puissant reniflait l'air, aspirait avec avidité le parfum de sa chair ; ses vieux doigts tremblaient, sa langue léchait la bave qui coulait de ses lèvres. Tous ses sens criaient vers elles, avides, lubriques, complètement fous de désirs répugnants. Mandragore le tenait par cette solide corde ». Il se pendra en effet. Mais lorsqu'elle s'éprend de Frank, le neveu de ce dernier, la belle Mandragore, habitée par une sanglante perversité, risque à son tour le pire…
Au-delà du Cœur des rois, le recueil de dix nouvelles horrifiques intitulé Dans l'épouvante apparait comme une galerie des enfers. Hanns Heinz Ewers y met également en scène une « salsa ». La cérémonie est tellement abominable que les participants, lors de leur arrestation policière, choisissent de se couper la langue plutôt que de témoigner. En écho avec les cœurs momifiés des rois, voici l'aventure vécue par une jeune Égyptienne, momifiée vivante en 2500 avant J.-C. Sauf que la chose a lieu conjointement dans notre contemporain. Plus sanglant, une autre jeune fille se voit engloutie par un flot de sang ; la cause est en la seule immolation d'un modeste pigeon blanc. La dichotomie du bien est du mal devient alors suspecte.
Et lorsque l’abjection plaide sa cause, voici ce que cela donne : « Vous comprenez, dit-il en se tournant vers le Président, la pire chose c'est : quand le criminel lui-même, le criminel le plus misérable, le plus vil, nous amène à la conviction qu'il est encore au-dessus, oh! bien au-dessus de nous, de nous, hypocrites serviteurs de la justice ; quand ce criminel nous montre, dans l'abîme de son infamie, une sublimité qui, d'un souffle, transforme en loques tout notre fatras de formules ; quand ce criminel nous arrache de la poitrine la cuirasse de fer de toutes les lois et de tous les paragraphes, pour la fondre comme par le feu, au point de nous faire ramper devant lui, dans la poussière, nus comme des vermisseaux ». Faisant l’éloge du crime, le romantisme allemand se fait romantisme noir. De là à deviner une accointance avec l’adhésion au nazisme de l’auteur, il n’y a qu’un pas qu’il n'est peut-être pas nécessaire de franchir...
Les forces du mal s’insinuent progressivement par tous les pores de ces histoires, à tel point que l’on pourrait imaginer que ce maître du fantastique soit un précurseur de Lovecraft[5]. En une aristotélicienne catharsis, nous aimons avoir peur, face à la pulsion de mort, la nécrophilie du Martin Drölling de Hanns Heinz Ewers, les ombres montantes de l’hoffmannienne folie. À condition de la sécurité de la lecture. Quant à Chamisso, peut-être a-t-il joué un rôle obscur dans le choix du titre de Friedrich Nietzsche : Le Voyageur et son ombre, dans laquelle le premier apostrophe la seconde : « Par Dieu et par toutes les choses auxquelles je ne crois pas, mon Ombre parle : je l’entends, et n’y puis croire». L’on devine qu’au-delà de cette prosopopée, elle est l’allégorie de la vanité humaine », l’indispensable « amie » de ces hommes qui sont « les disciples de la lumière[6] ».
Riva de Tures / Reind in Taufers, Pico Collalto / Hauchgall, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Thomas Mann,
magicien du roman par Colm Tóibín :
de la Mort à Venise à La Montagne magique,
jusqu’au Docteur Faustus.
Colm Tóibín : Le Magicien,
traduit de l’anglais (Irlande) par Anne Gibson,
Grasset, 2022, 608 p, 26 €.
Adieu biographies sévères et scrupuleuses ! Nous pensions à celles de Richard Ellmann à propos de Joyce[1]ou de Brian Boyd pour Nabokov[2]. Elles paraissent aujourd’hui devoir reconnaître un nouveau - et redoutable - concurrent : le biopic, ou scénario s’inspirant de la vie de quelque personnage célèbre à l’usage du cinéma. Ou encore, et à l’usage des libraires et des lecteurs, la biographie romancée. Est-ce à dire que l’auteur d’une telle entreprise fait preuve d’une faillite de l’inspiration personnelle ? Il n’en reste pas moins que pour animer - au sens propre de cette « anima » qui donne une âme - un homme de lettres à la stature considérable comme Thomas Mann (1875-1955), il faut à l’Irlandais Colm Tóibín un réel talent de mise en scène, de psychologie et d’empathie. Il y manque toutefois cette dimension de l’œuvre qui dépasse la petitesse d’une vie, des Buddenbrook au Docteur Faustus, en passant par La Mort à Venise et La Montagne magique. Tous volumes parmi lesquels découvrir les perspectives du roman philosophique.
Cadet de la famille, un jeune garçon appartient à une famille fort considérée de notables, au nord de l’Allemagne. Mais la mort du père les laisse dans une certaine déréliction : la mère, encore jeune, se voit délaissée par la haute société de Lübeck. Si le grand frère, Heinrich, parait destiné à une carrière littéraire, une telle perspective est plus controversée quant à Thomas, qui ne tient d’ailleurs pas les promesses qu’il laisse supposer quant à la succession des affaires paternelles. Elève médiocre, employé de bureau incapable, sa vocation poétique et de nouvelliste se voit cependant confirmée lorsqu’il publie dans la revue Simpliccissimus. Enfin tous les deux partent pour l’Italie.
Si tous les jeunes gens sont préoccupés par les filles, et Heinrich par les seins « volumineux », Thomas lorgne les garçons : amitié poétique, ou masturbation mutuelle varient selon les partenaires. En Italie, les tentations affleurent. A cet égard Colm Tóibín ne rate pas une occasion de relater de telles obsessions, voire de les imaginer, tant il est persuadé de la virulence irréfragable du désir de son héros.
Mais en contemplant une mosaïque antique, il visualise le projet de son premier roman : « Tout comme l’auteur avait imaginé un monde aquatique lavé par les nuages et la lumière se reflétant sur l’eau, il allait recréer Lübeck. Il entrerait dans l’esprit de son père, de sa mère, de sa mère et de sa tante. Il les verrait tous et tiendrait la chronique du déclin de leur fortune ». Ce seront Les Buddenbrook[3], vaste fiction réaliste de la décadence d’une famille, alchimie de mémoire et de création. Les grands marchands hanséatiques, par l'intrusion d'une épouse exotique, accouchent d'une lignée plus tentée par les émotions artistiques, par la sensibilité décadente de l’esthète, finalement délétère. Entre Johan, le fondateur, et l’ultime rejeton, Hanno le musicien, une fresque de quarante années distille une dégénérescence narrée avec finesse, psychologie et ironie. « Insulte à la ville », dit-on ; alors que sa mère en est fière et qu’à Munich, où vit Thomas, s’élèvent les éloges. Plus tard, les Nazis prétendront qu’une famille de la race aryenne ne peut ainsi déchoir, conduisant un tel roman à l’autodafé…Le succès lui permet d’épouser en 1905 Katia Pringsheim, d’une riche famille munichoise et fort douée de surcroit : voilà un gage de respectabilité. Or, « il vit qu’elle pouvait aussi bien être un garçon », note avec un rien de coquinerie Colm Tóibín. Et c’est lorsqu’il a des enfants, que ses petits tours de prestidigitation lui valent ce surnom : « le magicien ».
Sestiere San Marco, Venezia.
Photo : T. Guinhut.
À Venise, en 1911, « donner vie à Mahler » juste disparu, fut l’impulsion qui lui permit d’écrire sa précieuse nouvelle. Alors que le cinéaste Luchino Visconti fit bien du héros vieillissant un compositeur, incluant l’adagietto de la cinquième symphonie de Gustav Mahler, le nouvelliste donna vie et mort à un écrivain sage et honoré par toute l’Allemagne. Mais, dans cette Mort à Venise[4], Gustav Aschenbach se prend de passion, autant intellectuelle que sexuelle, pour un bel adolescent polonais prénommé Tadzio : « Il était d'une si grande beauté qu'Ascenbach en fut confondu ». L’on en déduit un peu rapidement que Thomas Mann éprouva le même désir passionné dans le hall d’un hôtel et sur la plage du Lido, sans compter les ruelles pestilentielles de Venise. Alors que le cauchemar dionysiaque tourmente le rêveur, au contraire de l’homme éveillé qui pensait à une apollinienne admiration, ce dans une dialectique venue de La Naissance de la tragédie de Nietzsche ; ce dont ne fait pas un instant mention Colm Tóibín. Amalgamant les faits inhérents à ce séjour vénitien et les nécessités de l’œuvre d’art, le romancier est à la fois observateur et créateur. Moins que le soupçon de l’homosexualité, les critiques y virent une « métaphore […] de l’attrait de la mort et [du] charme puissant de la beauté intemporelle ».
D’abord nationaliste au début du siècle, favorable à une guerre qui devait voir advenir « un triomphe d’énergie créatrice et de stabilité sociale », l’écrivain voit peu à peu se déliter ses idéaux. La Guerre de 14-18, ses carnages, et le désarroi qui la suit, y compris l’insurrection révolutionnaire de 1918-1919, inspirée par le bolchevisme, l’amènent à écrire Les Considérations d’un apolitique[5], dans une perspective plus humaniste et libérale.
Le même processus que celui éprouvé à Venise permet de faire de la visite de Thomas au sanatorium de Davos où se soigne Katia, le noyau de ce qui deviendra un roman d’une intensité considérable : La Montagne magique. Cette dernière apprécia d’avoir « fait d’elle un homme », soit ce cousin d’Hans Castorp, qui, bien que tentant de fuir le sanatorium, ne reviendra que pour y mourir de sa tuberculose. Certes le romancier s’empare des anecdotes, des hôtes du grand hôtel pour malades que lui fournit Katia, mais il leur donne forme, sens, dans le cadre d’un roman d’apprentissage, dont la moindre vertu n’est pas la collusion de l’amour et de la politique. Car le jeune Hans Castorp devient bien entendu amoureux de la russe Clawdia Chauchat, qui, après une longue attente, ne lui offre qu’une nuit, nuit elliptique entre les deux tomes, à l’issue de laquelle elle disparait encore plus longtemps pour revenir avec un homme impressionnant à bien des égards, Peeperkorn, jouisseur finalement vide. Stériles également sont peut-être les longues - trop longues ? - et récurrentes conversations, souvent polémiques, entre deux intellectuels, le franc-maçon Settembrini, amant de la Raison et du Progrès dans la tradition libérale des Lumières, et le jésuite d’origine juive Naphta aux propos enflammés contre la bourgeoisie, contre la science, comme le laisse entendre son nom, alors qu’il est qualifié de « terroriste » par le narrateur. Son idéologie tend de plus en plus vers le socialisme, le collectivisme, le fascisme. Cependant ces deux personnages de pédagogues ne sont pas brossés sans une dimension parodique. Avec le Docteur Krokovski, promoteur de la « dissection psychique », variante de la psychanalyse, toute une époque est reflétée dans ce roman, dont la paix morbide est brisée par le suicide de Naphta au cours d’un duel avorté ; enfin par le départ d’Hans Castorp vers la première Guerre mondiale, dont il ne reviendra probablement pas. Hélas, Colm Tóibín ne s’embarrasse pas de telles analyses, toutefois modestes sous notre clavier…
Le succès est colossal, le prix Nobel s’ensuit en 1929. Pourtant, les Nazis voient Thomas Mann comme le symbole d’une culture « bourgeoise, cosmopolite, équilibrée, dépassionnée », destinée à être détruite, dans le cadre de leur « projet d’hégémonie culturelle ».
De surcroit, se retrouver exilé de fait lors d’un séjour en Suisse en 1933 augmente ses craintes quant au destin fourvoyé de l’Allemagne, non sans s’inquiéter de ses manuscrits et autres journaux intimes, aux pensées homosexuelles, voire légèrement incestueuses, restés à Munich et finalement récupérés. Voilà qui le contraint à chercher refuge dans le sud de la France, puis aux Etats-Unis, à Princeton, alors que lors d’un séjour promotionnel en Suède l’annonce de la guerre le surprend, au risque de ne pouvoir retrouver les Etats-Unis. Tout ceci accroît sa qualité de victime du nazisme, même si pendant toute cette période, il gagne sa vie « en dollars », et conserve un réel luxe. Par des conférences, il contribue à l’effort américain contre le nazisme, quoique tenant à rester fidèle à l’esprit de l’Allemagne de Goethe. Aussi, lorsqu’il s’agit de se rendre ou non à Weimar, dans ce qui est devenu l’Allemagne de l’Est, ce que lui déconseillent fermement les autorités américaines, tient-il à garder ce lien immémorial, même si Buchenwald alors chargé de prisonniers politiques par les communistes, domine la ville de Goethe et Schiller. De retour en Allemagne, cette « conscience universelle » sera contrainte de « serrer des mains épaisses qui étaient poisseuses de sang il y a peu », selon les mots même de Thomas Mann.
Passant trop rapidement sur les romans dont il ne fouille guère l’épaisseur, Colm Tóibín cite à peine Joseph et ses frères, alors que la figure du banni aurait pu attirer son attention. En revanche le biographe sait combien son personnage devait « accueillir le mal dans un livre », combien il est conscient que « la musique, la musique romantique, en libérant toute cette émotion extrême, avait contribué à nourrir une inconscience qui s’était maintenant muée en brutalité ». C’est peut-être là ne pas assez interroger une relation de cause à effet discutable. Il traite également à la légère la façon dont le romancier s’est approprié le dodécaphonisme à l’occasion du Docteur Faustus[6], n’envisageant la chose que sous l’angle d’une éventuelle vexation subie par Schoenberg, qui se prétendit lésé, d’autant que son expressionnisme s’en trouve blâmé. Alors qu’Adorno, l’auteur de Philosophie de la nouvelle musique[7], ici oublié, fut son conseillé musical en la matière.
Dans sa villa de Pacific Palisades, à Los Angeles, Thomas Mann ourdit sa réécriture toute personnelle du mythe de Faust avec son magistral Docteur Faustus. Auprès de Serenus Zeitbloom, le narrateur et ami, en quelque sorte un alter ego de l’écrivain, le compositeur Adrian Leverkühn, représente au dépend de la musique religieuse, son contraire, celle démoniaque du « diabolus in musica ». Car pour acquérir le génie ne va-t-il pas, comme le souvenir de Nietzsche peut le suggérer, rencontrer la prostitution, donc la syphilis… Esprit profondément mélancolique, sa vie et sa carrière musicale sont narrées, tandis que Serenus Zeitbloom, lui profondément humaniste, voit monter le nazisme, se préparer, se répandre puis s’effondrer la seconde Guerre mondiale sur l’Allemagne. Le parallèle n’est pas sans sens ; sans assimiler le compositeur qui cherche une voie de trouble salut au nazisme, il s’agit néanmoins d’une association entre ce diabolus in musica et le diabolus in politica, si l’on peut s’exprimer ainsi. Le procès de la culture allemande chue dans l’inqualifiable barbarie et brutalité est ainsi fait ; ce qui n’est pas sans allusion à la captation de l’œuvre de Wagner[8] par Hitler et ses affidés. Au-delà de son concerto pour violon intitulé Chant de douleur du Dr Faustus, l’une des œuvres marquantes d’Adrian Leverkühn est son Apocalipsis cum figuris, figuration idoine de cet univers esthético-politique.
Face à ce grandiose roman philosophique, non exempt d’humanité et d’empathie lorsque meurt l’enfant préféré par Adrian, son dernier roman écrit en Suisse, hélas inachevé, Les Confessions du chevalier d’industrie Felix Krull[9], parait plus léger. Il est interprété par notre biographe comme un masque transparent de son auteur : l’escroc, l’imposteur et le rat d’hôtel ne serait finalement qu’une métaphore des doubles jeux et dissimulations du maître : pourquoi pas. Il s’agirait plutôt d’un divertissement picaresque…
Indubitable est le poids littéraire de son frère ainé, Heinrich, dont Le Professeur Unrat[10], deviendra le fameux film de Joseph von Sternberg en 1930 : L’Ange bleu, où s’illustra Marlène Dietrich. Il avertit avec fièvre du danger nazi, en particulier à l’occasion d’un essai publié en français : La Haine, en 1933[11]. L’on ne peut également comprendre Thomas Man sans envisager la constellation de ses six enfants, souvent des troublions. Ainsi, Klaus, homosexuel et adonné aux drogues, mourra d’une overdose aux Etas-Unis, non sans avoir animé avec sa sœur jumelle Erika un cabaret et publié en 1936 Méphisto. Histoire d’une carrière[12]. Golo et Erika (dont le mariage est « un désastre), sauvée d’un naufrage causé par un sous-marin allemand, deviendront également écrivains. Les provocations, les rivalités, les prises de becs ne manquent pas. Il faut alors à Thomas se réfugier dans la paix de son bureau pour patiemment tisser ses livres. Le rôle de son épouse, Katia, est primordial, aidant financièrement ses enfants, conseillant son mari, en particulier à l’occasion des décisions politiques et des voyages de promotion du Prix Nobel, au point qu’elle paraisse parfois plus présente que lui.
Trop allusif, sans mentionner le nom de l’écrivain allemand, le titre est discutable. De plus, faisant allusion à une nouvelle, Mario et le magicien[13], quoique jamais mentionnée par le biographe, il ne s’agit pas de mettre l’accent sur les œuvres phares. Et ce Magicien, s’il en est un pour les petits enfants et pour ses lecteurs, n’apparait guère en tant que tel lorsqu’en politique il se montre souvent pusillanime en son conservatisme, tardant à dénoncer vigoureusement le nazisme, mais uniquement pour protéger ceux de sa famille restés encore en Allemagne et son éditeur berlinois. Certes, l’on peut arguer d’une autre allusion, cette fois plus discrète mais à un roman fondamental : La Montagne magique, mais la métaphore de la magie n’est pas filée à cet égard.
Reste qu’à imaginer sans cesse, et dans le sillage des études queers, l’homosexualité de Thomas Mann, latente mais guère attestée dans les faits - y compris dans un entretien un brin oiseux du Monde des Livres[14]-, l’on rate passablement la trajectoire du romancier qui investit ses personnages par le désir qui est finalement le leur et pas seulement une projection de celui de l’auteur. Dès l’adolescence, le biographe aime se griser des émois poétiques de son personnage : « Quand il parlait de s’enlacer à l’âme de son amour, la silhouette qu’il voyait, l’objet de son désir, était Armin Martens ». Quelques masturbations mutuelles sont peut-être fantasmées. Mentionné dans son Journal, le beau serveur aimable du Grand hôtel de Zurich, Franzl, n’a peut-être pas été l’occasion d’une fornication folle, comme aimerait la peindre le biographe. Hans Castorp, dans La Montagne magique, s’éprend de Clawdia Chauchat et non d’un jeune homme, même si le souvenir ému d’un camarade écolier qui lui prêta son crayon, comme le fit celle-là en lui demanda de lui rendre en un tendre rendez-vous implicite, nuance la complexité du désir.
Le portrait animé par Colm Tóibín de Thomas Mann et de sa famille est un bouquet de sensibilité tant il use d’une délicate focalisation interne, mais aussi de précision tant il s’appuie sur une documentation riche d’une une trentaine d'ouvrages. Au-delà, il est impératif de le lire comme une fresque évocatrice de l'histoire agité, furieuse, de l'Allemagne et de l'Occident lors de la première moitié du XXe siècle. Toutefois, l’on a beau être intronisé « conscience morale », l’écrivain est moins un héros, un surhomme, qu’un être humain.
Un réel professionnalisme empreint la narration de Colm Tóibín. Il n’est en effet pas à son coup d’essai puisque Le Maître[15]était également un roman biographique consacré à Henry James. La chose, même si l’on a parfois l’impression qu’il prend le lecteur enfant par la main d’une façon un peu appuyée, se lit avec entrain, nous introduisant avec ferveur dans les méandres d’une personnalité qui sut garder son cap malgré les écueils familiaux et violemment politiques. Ainsi, vivement narratif, virevoltant, le roman biographique de Colm Tóibín réussit son pari : il nous rend un Thomas Man complexe et attachant, non sans assurer un suspense dramatique bienvenu à l’occasion des crises et des tensions qui ont marqué son existence. Mais à trop s’attacher à la continuité du récit, à la richesse anecdotique et essentielle, il manque un je ne sais quoi d’épaisseur : probablement parce qu’un écrivain est moins que son œuvre, parce que, à l’instar de quelques romans de son modèle, l’on attendrait un Künstlerroman, soit un roman de l’artiste. Alors qu’une biographie comme celle de Jean-Yves Tadié[16] nous narre autant le tissu de l’existence de Marcel Proust que la façon dont, au-delà d’elle, fleurit le bouquet contrasté de l’œuvre romanesque. L’on en attend encore l’équivalent pour Thomas Mann, dont nous trouverions une montagne biographique ainsi rendue véritablement magique. C’est en revanche un mérite suffisant si la vertu de l’ouvrage de Colm Tóibín permet de lire, voire relire, les intenses romans vénitiens, alpestres et faustiens, tout bonnement humains.
Jean Paul : La Lanterne magique. Florilège de pensées,
choisies et traduites de l’allemand par Charles Le Blanc,
José Corti, 2022, 176 p, 18 €.
Jean Paul : Eloge de la bêtise,
traduit de l’allemand par Nicolas Briand,
José Corti, 1993, 138 p, 80 F.
Jean Paul : Choix de rêves,
traduit de l’allemand par Albert Béguin
José Corti, 2001, 288 p, 19,06 €.
La première symphonie de Gustav Mahler, composée en 1888, trouve l’origine de son nom dans un roman oublié de Jean Paul Richter (1763-1825) : Titan. Trop méconnu en effet est celui qui comme Jean-Jacques, pour Rousseau, se fit un prénom, tant il eut du succès, tant il fut aimé de ses contemporains : les étudiants allemands d’Heidelberg l’acclamèrent comme le plus grand auteur vivant, y compris au détriment de Goethe[1]. Et à l’instar de l’auteur d’Emile ou de l’éducation, il produisit un récit pédagogique en 1807, Levana[2], se réjouissant de trouver « quelque preuve […] que l’homme est authentiquement bon ». En 1838 ses Œuvres complètes comptaient 56 volumes, quoiqu’il reste encore bien des pages complémentaires, comme ses carnets aux 40 000 pages, dont on extrait ici quelques « pensées » et autres « pierres à bâtir », sous le titre volontairement éclairant et étonnant de La Lanterne magique. Reste que cette rare actualité littéraire des éditions José Corti doit être l’occasion de vivifier la connaissance de Jean Paul Richter, au travers de son Eloge de la bêtise et d’un Choix de rêves. Voire de fouiller des volumes hélas épuisés qui révèlent ses romans prodigieux : Sibienkas, La Loge invisible, ou encore Hespérus, et bien entendu son vaste Titan, emblématique du romantisme allemand.
Les notes de La Lanterne magique sont jetées au hasard : perles esthétiques et « brimborions philosophiques ». En cet ensemble piquant, l’éthique de l’écrivain, la fantaisie, l’humour, les perspectives intellectuelles et psychologiques s’entremêlent : « La raison jette ses racines dans la fange des passions ».
Quelques réflexions sont dignes du journal d’un écrivain, qui conçut en 1798 sa Biographie conjecturale[3]. « Tout mon gribouillage est, en fait, une autobiographie intime ». Et d’une esthétique de la sensibilité, bien digne du romantisme : « La moindre odeur florale me rend poétique sur l’écritoire ». Ce qui n’empêche ni modestie, ni auto-ironie : « Si vous saviez combien peu je m’inquiète de Jean-Paul Friedrich Richter, cet avorton insignifiant qui me porte en son sein ! ». En lecteur enthousiasme d’Hegel, il avoue également son idéalisme, l’esprit étant le plus pur de soi.
En ces « fouilles corporelles », l’on va s’amuser de : « même l’urine crée un arc-en-ciel », et d’un trait de cynisme : « Son cerveau n’apporta quelque chose au monde quelorsqu’on l’a autopsié ». Ou plus métaphysique et mythologique : « Le corps est la selle de ce Pégase qu’est l’esprit ». Reste qu’il faut parfois méditer longuement pour saisir le sel d’une telle remarque : « La philosophie est le racloir de l’arbre de la Connaissance ». En revanche dans le domaine de la politique notre auteur dénonce « l’engourdissement des membres du corps de l’Etat », ce qui est loin d’avoir perdu de son actualité. De même que la critique acerbe des illusions et des utopies : « C’est déjà assez que, pendant quelques années, lors de la Révolution, un Etat idéal ait existé pour les lecteurs de journaux ».
L’on devine que la dimension aphoristique y est récurrente et soignée. Ce qui vaut pour Jean Paul vaut également pour nous lecteur : « Vous m’avez tenu pour bien meilleur que je le suis et m’avez gardé comme dessert au lieu que comme potage ». Le spectre est fort large, tant il déambule de la vie ordinaire et du vin jusqu’aux « espaces infinis », en passant par les femmes et le mariage, là où le moraliste n’est pas loin. Entre « fientes érudites » et « trompette de la renommée », le romancier jette ce qui pourrait parfois ressembler à des vers pour un immense poème en gestation.
Cette lecture, à déguster par petites touches, est un régal. Il est permis de la comparer aux Grains de pollen de Novalis[4], aux aphorismes de Lichtenberg[5], aux Fragments de Friedrich Schlegel, ses contemporains.
L’humour de Jean-Paul est plus nettement satirique en son Eloge de la bêtise composé à 19 ans. Il s’échauffe en effet pendant l'hiver 1781-1782 en reprenant à sa manière le modèle d’Érasme, soit l’Eloge de la folie[6], tout en s’inspirant un brin des satiristes anglais, comme Swift.Les travers de la société humaine et de l’anatomie spirituelle sont lacérés. Car cette allégorique Bêtise, loin de se contenter de l’homme du commun, est la conseillère du Prince et du philosophe, de l’écrivain et bien entendu de tous autant que nous sommes.
Comme chez Erasme, la Bêtise parle, usant de la prosopopée donc, et modèle la langue et la conduite des puissants.Pêle-mêle, ils sont courtisans, nobles, fortunés, ils sont professeurs, et autres docteurs des universités. Tous les professionnels du langage qui font commerce et sentence de mots, sont là, ou presque : théologiens et autres ecclésiastiques, philosophes, juristes et médecins, mais aussi les bavards populaciers qui pérorent comme braient les ânes. Intellectuels, poètes et romanciers sont brocardés : « Certains écrivent par obligation de service […] d’autres parce qu’ils veulent se débarrasser par l’écriture de tous les déchets de leur âme pour que les examinateurs des excréments spirituels leur découvrent l’état de leur maladie ». Sans oublier les femmes : « Je rends l’époux habile à se plier au joug de la domination féminine ». Ce qui n’est pas sans prémonition, car il fut plus tard fort peu heureux en mariage. À tout le moins, la bêtise rend joyeux les idiots, n’est-ce pas…
Loin de n’être qu’un produit de la fin du siècle des Lumières, l’exercice garde toute son actualité morale. En voici l’Avant-propos : « Moi, la bêtise, j'emprunte tantôt telle forme respectable, tantôt telle autre pour me montrer aux hommes sous mon jour le meilleur ; mais je ne plais à chaque fois qu'à ceux qui me voient sous leur propre forme [...]. De plus, j'aide les écrivains qui écrivent de mauvais livres pour faire obstacle aux bons, et ceux qui recherchent leur renom en anéantissant celui d'autrui ». Le ton est d’emblée donné, gardant sa pétulance jusqu’au bout. Pour avouer enfin avec malice : « Mais non ! Je pense trop de bien de moi pour penser du mal des hommes ».
Alors que lui-même étudie la théologie, le jeune écrivain fait de son livre le déversoir d’une révolte qui n’y va pas avec le dos de la cuillère. Ses œuvres ultérieures quitteront cependant le chemin de la satire pour lui préférer le lyrisme.
Au-delà de l’antiphrase, l’éloge paradoxal et l’auto-ironie visent à balayer l’hypocrisie et la prétention, tout en espérant rétablir la sagesse. Car Jean Paul était un idéaliste invétéré qui par ailleurs ne se gênait guère devant ses contemporains. Ce qui lui fut pardonné tant le romantisme échevelé de ses romans séduisait.
Photo : T. Guinhut.
Même si ses romans, entre baroque et romantisme, sont chez nous épuisés ou enfouis dans les poussières des catalogues, comme Titan ou Hespérus, les éditions José Corti se sont fait un devoir, dans leur belle « Collection romantique », de faire briller son impressionnant Choix de rêves, par exemple celui du « Christ mort », originellement publié dans le roman Siebenkäs[7] en 1795, soit près d’un siècle avant la nietzschéenne mort de Dieu. Voilà qui impressionna fort en son temps, au point que Madame de Staël, dans son essai De l’Allemagne, paru en 1813, le traduisit in extenso[8]. En voici le moment crucial : « Le Christ poursuivit : « J’ai parcouru les mondes, je suis monté dans les soleils et j’ai volé avec les Voies Lactées à travers les solitudes célestes ; mais il n’y a point de Dieu ». Heureusement, de ce cauchemar, le narrateur se réveille rasséréné.
Siebenkäs est un roman passablement autobiographie, hors bien entendu la mort feinte du héros, qui compte ainsi percevoir avec son épouse l’argent de la caisse de veuvage. Justus Leibgeber tente ensuite, avec la complicité de Fike, sa femme, d’échapper aux liens du mariage. L’amitié avec divers protagonistes fera le reste. L’on devine une fois de plus l’intention satirique, et la mise en avant de la question du libre arbitre d’un personnage au carrefour de lui-même.
Pour le moins singulier, ce Choix de rêves, recueil édité et traduit par Albert Béguin en 1931 puis réédité par José Corti en 1964, donne une image sublime de Jean Paul. Pourtant fort partielle et biaisée. Albert Béguin, auteur remarquable de L’Âme romantique et le rêve[9], valorise la dimension onirique au dépend de celle satirique, dont l’ironie et le sens de la parodie ne manquent pas de sel. Le rêveur jeanpaulien s’élève aux sphères métaphysiques, entre mysticisme angélique et christianisme sucré d’une part et lisières du mouvement gothique et de son romantisme noir. L’on peut se lasser de ces extraits arrachés de leur contexte romanesque, tant bourgeonne l’accumulation des éthers luminescents et autres sublimités. Il faut cependant rendre justice à un Jean Paul qui nourrit le romantisme ultérieur, voire annonce un lus lointain surréalisme. Entre l’Eloge de la bêtise et ce recueil se dévoile l’étendue de sa palette d’écrivain, du rire grinçant aux ascensions vers les béatitudes de l’éternité.
Lisons pour exemple le rêve de Gustav, tiré de Loge invisible : « Il descendit en une prairie qui s'étendait à perte de vue sur de belles planètes bord à bord. Un arc-en-ciel fait de soleils alignés comme les perles d'un collier encadrait les planètes et tournait autour d'elles. Le cercle solaire descendait vers l'horizon pour s'y coucher, une ceinture parée de brillants était posée au bord de la vaste prairie, et ces brillants étaient mille soleils de pourpre - le ciel d'Amou avait ouvert mille yeux pleins de douceur. Des bosquets et des allées de fleurs géantes, hautes comme des arbres, couvraient la plaine de leurs diaphanes détours ; la rose, haute sur sa tige, jetait une ombre d'un or rougeoyant, la jacinthe une ombre bleue, et les ombres confondues de toutes les fleurs répandaient sur la plaine une gelée d'argent. Une magique lueur de couchant passait, comme si elle eût rougi de joie entre les rives ombreuses, entre les troncs de fleurs, sur la plaine : Gustav sentit que c'était là le soir de l'Éternité et la béatitude de l'Éternité ». Comme pour Novalis et bien d’autres romantiques, dont Gérard de Nerval, le rêve est la voix de la poésie et de la révélation.
Récit d’une enfance villageoise dans les montagnes allemandes, La Loge invisible[10]est en 1792 le premier roman de Jean Paul, émaillé de souvenirs et de rêves. Dans la tradition du Wilhelm Meister de Goethe, le roman d’éducation abandonne son héros, Gustav, au seuil de l’âge viril. Malgré les échecs et les humiliations du personnage, tour à tour officier sans goût et amoureux victime d’une coquette, une société secrète, comme celle de la Tour, chez Goethe, veille sur lui. Tous les espoirs sont donc permis au jeune homme, ainsi qu’au lecteur imaginatif. Des histoires de naissances illégitimes et de substitution d’enfants, alimentent le romanesque, alors que la petite enfance de Gustav se passe dans un « paedagogium souterrain », avec son précepteur appelé « le Génie », avant de découvrir la lumière, d’où la trajectoire de l’initiation voulue par l’ouvrage. Au sortir de la « caverne platonicienne », alternent les découvertes des beautés de l’univers et des médiocrités de la société humaine. Humour et sentimentalité tempèrent la gravité philosophique du sujet. La prose romantique est constellée d’allusions, non sans un rien de pédantisme, les idylles sont vaporeuses et cependant souvent décevantes.
C’est cependant avec Hespérus[11] qu’en 1796 la gloire enveloppa Jean Paul Richter. Son génie lyrique laisse au second plan le genre satirique pour n’en garder par contraste que ce qui lui permet de mettre en valeur ceux qu’il appelle « les hommes hauts ». C’est le seul de ses romans qui ne soit pas d’éducation, et qui lui préfère des récits liés par associations, comme des rêves, divisés en « quarante-cinq jours de la Poste au Chien », selon le sous-titre et la division en autant de chapitres. Car un chien est censé gagner chaque semaine une île déserte pour distribuer les nouvelles à ceux qui s’y sont réfugiés. S’intercalent des « feuillets extraordinaires » où fleurissent des critiques philosophiques sur l’époque. Entre fantaisie, histoires de fratries, d’amours, et « Arcadie philosophique », l’œuvre est à tout le moins étrange.
Le personnage principal hésite entre deux prénoms, Victor et Sébastien, comme pour marquer les indécisions de l’évolution humaine et son absence de limites imposées. Victor, qui pense être le fils du mystérieux Lord Horion, découvre qu’il est celui du prince, filiation et reconnaissance formant les leitmotivs du roman par ailleurs satirique à l’égard des petites cours allemandes. Une poétique idylle unit Victor et Clotilde et c’est en présence de l’ami Emmanuel qu’ils se proposent un amour éternel. Ainsi, à l’instar de la nature entière, les voilà transfigurés par une joie intérieure, caractéristique de l’éclosion de la sensibilité préromantique. L’idéal fait contrepoint avec le réel dont la satire est le révélateur.
Les élévations et les visions d’extase, comme la vision du Paradis par Emmanuel, sont les sommets d’une réalité transfigurée. Par exemple, l’extase d’Emmanuel, également présente dans le volume Choix de rêves, fait parler le « génie de la nuit », en une belle prosopopée : « Un souffle frais vient d’Eternité sur la terre ardente […] Esprits ! saisissez mon âme, elle se tourne vers vous, et attirez la à vous… » Emmanuel reprend à l’intention de son ami Victor : « Vois, mon esprit et le tien sont gelés sur ce glaçon, et, là-haut, la nuit découvre toute la série des cieux paisibles, là-haut, dans l’abîme bleu et lumineux, demeure tout ce qui est grand et qui s’est dépouillé sur la terre, tout ce qui est vrai et que nous devinons, tout ce qui est bon et que nous aimons ». La dimension mystique, voire platonicienne, proche de Swedenborg et de Novalis, est patente.
L’acmé jeanpaulienne est sans conteste son Titan, publié en quatre volumes de 1800 à 1803. Plutôt que chapitres, il se dispose en « jubilés » et « cycles », pour un total de près de mille pages. Encore une fois un roman d’éducation, il raconte l'histoire du héros Albano de Cesara, sa métamorphose progressive d'une jeunesse passionnée en un homme mûr qui accède au trône de la petite principauté de Pestitz. L’on comprend ainsi, qu’à la différence de La Loge invisible, l’ouvrage est un roman d’apprentissage au complet déploiement. D’ailleurs les premières pages, en écho à L’Emile de Rousseau, décrivent l’éducation idéale d’un prince dans le cadre des Lumières.
De l’espace étroit, voire confiné des principautés allemandes aux horizons lumineux de l’Italie, voyage Albano, un jeune noble à l'âme pure et ardente, dont les origines, le passé flottent dans le mystère. Ses qualités natives, physiques, morales et intellectuelles font de lui un creuset de l’individualisme et de l’utopie politique. Il reste cependant mesuré, intouché par l’hubris. Guidé par ses précepteurs puis par ses expériences, il apprend à distinguer le romantisme pur de celui morbide. Pour ce faire des personnages séduisants font finalement office de repoussoir, tant leur amour ou leur amitié se révèlent sujets à caution. L’évanescente et pieuse Liane est remuée par une maladive hypersensibilité qui la pousse à accueillir la mort. Son frère, comme une sorte de jumeau négatif qui fascine Albano, est la figure du tourmenté, l’incarnation du mal, personnage nouveau et emblématique dans la littérature allemande : ce Roquairol cynique, « rendu vitreux par un feu intérieur inextinguible », et qui se veut le « Mentor » de son Télémaque, finit par se suicider. Autre jeune fille, Linda parait d’abord être le double féminin d’Albano ; malgré un amour réciproque et enflammé, elle se dévoile bientôt en titanide tyrannique, dont s’échappera la liberté du héros. Shoppe enfin, le précepteur pourtant ami, à force d’ironie et de sarcasme se consume dans la folie. Tous ces titans ont été précipités par eux-mêmes dans les enfers : « La terre s’était délestée pour Albano de son poids de passé et de morts, elle s’était changée en une sphère en suspension dans l’éther et parmi les autres astres il se sentait libre, délivré de toute angoisse terrestre ».
Le seul titan qui soit digne d’une dignité positive reste Albano qui, grâce à la rencontre de la délicieuse Idoine (son prénom n’est-il pas symbolique ?), connait enfin la belle âme : « Et comme elle levait les yeux vers le ciel, et que les amants s’abandonnaient dans l’Elysée éphémère mais sacré du premier baiser, d’innombrables immortels lui apparurent dans les profondeurs de l’éternité bleutée ». L’heureux épilogue permet à notre héros de régner en prince éclairé sur ses Etats.
Toutes ses aventures trouvent leurs cadres, outre la principauté de Pestitz, parmi les jardins de Lilar, auprès du golfe de Naples, dans le forum romain, ou les Îles Borromées sur le lac Majeur. Au-dessus de tous, apparaît enfin l’aéronaute Giannozzo, contemplant depuis sa nacelle l’agitation humaine avec détachement et humour.
L’excès de lyrisme et de sentimentalité peut cependant lasser le lecteur. Les levers de soleil sont grandioses, les paysages bucoliques sont abondamment fleuris, les analyses psychologiques pullulent ; pourtant l’on ne peut refuser son admiration passionnée, intemporelle, voire hors-temps, à ce titan des lettres, aux dons débordant de péripéties et d’exaltation. Cependant le lecteur saura peut-être grâce à ce roman vibrionnant comment choisir les personnalités qui lui permettront sa réalisation…
Pour reprendre son nom germanique, Johann-Paul Richter est non seulement parvenu à vivre de sa plume, le premier dans l'histoire des Lettres allemandes, conjointement avec Lessing, mais aussi à faire le lien entre la profusion narrative, stylistique du baroque et l’ampleur de la sensibilité romantique. Philosophe avec Levana et son Cours préparatoire d’esthétique[12], il est un poète surhumain de la langue, du récit et de l’esprit, dont les secrets de la bibliothèque universelle ne peuvent se passer.
par Anita Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David, 574 p, 24 €.
Günther Anders : L’Obsolescence de l’homme,
L’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002,
traduit de l’allemand par Christophe David, 368 p, 25 €.
Günther Anders : Le Rêve des machines,
traduit de l’anglais et de l’allemand par Benoît Reverte,
Allia, 2022, 144 p, 13 €.
Même s’ils ne furent mariés que pendant huit ans, de 1929 à 1937, Günther Anders et Hannah Arendt, outre leur germanité et leur judéité, partagent un souci commun à l’égard du totalitarisme, dont ils tentent de se prémunir, armés de leurs livres. Souci, angoisse, terreur, qu’ils vont sublimer en deux catharsis complémentaires aux moyens cependant différents. L’une assistera au procès d’Eichmann à Jérusalem pour contribuer à ses œuvres fondamentales de philosophie politique. L’autre mettra de nombreuses années à parachever son étrange roman concentrationnaire, cette caverne du totalitarisme : La Catacombe de Molussie, achevé en 1938. Si ce livre est longtemps resté inédit en français, l’esprit tourmenté de Günther Anders (1902-1992) était jusque-là célèbre pour son Obsolescence de l’homme, écrit afin de de se prémunir d’une apocalypse atomique dont le résultat idéal serait une vitrification, une opalescence de l’humain changé en éternel gisant.
« Un jour la Molussie sera renversée ». C’est en vertu de ce vœu pieux que se transmettent les enseignements et les histoires dans l’aveugle catacombe. Là sont rituellement jetés, enfermés, deux hommes, l’un âgé, l’autre plus jeune. Est-ce par un reste d’humanité ou par sadisme ultime que le régime molussien les associe par paire ? De façon à rire de leur vaine transmission, ou parce qu’il sait qu’il n’est pas éternel et que sa mémoire, fût-elle abjecte, subsistera ainsi. En effet, aussi étonnant que cela puisse paraître, lors de cette tyrannie qui semble ne pas devoir s’achever, c’est aux geôliers, servants consciencieux de la terreur, que nous devons de lire ces conversations.
Quoique leurs noms précédents aient disparus, Olo est l’ancien, Yegussa le nouveau venu. Devant le désarroi du nouveau prisonnier, le premier use de la raison, mais surtout d’une foule de contes, histoires, fables et doctrines, parfois de poèmes. En une alternance de dialogues en quelque sorte platoniciens et de récits plus ou moins fantastiques, voire merveilleux, la transmission se fait exclusivement par voix orale, en une initiation entre le maître et l’élève, le sage et le candide.
Parmi les récits emboités confiés de jour en jour par Olo, une remarquable mise en abyme est « le cours aux animaux ». Les voilà libérés de leurs cages et néanmoins finalement tués, ce dans le cadre de la « capacité au mensonge ». Il y est également question d’une « famille de magiciens, les derniers représentants d’une secte jadis opposée à la religion molussienne ». Quant à Bamba et Madame Kri, ils s’illustrent an tant que rapporteurs du culte de la personnalité, résumé par un adage signifiant : « Quand l’idiot est effrayé par les méchants, il trouve refuge dans la vénération ». Ou encore ces « roues de lectures politiques » introduites par le « dictateur Burru ». Le cylindre de texte tourne devant les yeux du lecteur, provoquant un « somnambulisme mou, propice « à la réalisation des programmes, à l’esclavage et au meurtre ». « Œuvre d’art totale », cet avatar de la « roue à livres » médiévale est de toute évidence une métaphore de l’incessante propagande fasciste. Plus loin, « le soulèvement des esprits de justice » contre le prince Gey n’aboutit qu’à un « décret contre l’injustice du foehn [qui] ne respecte pas l’injustice naturelle des hommes ». La parabole n’est plus religieuse mais indéfectiblement politique ; et paradoxale.
L’enchainement narratif et didactique forme une véritable éducation politique, forcément désespérée. Pourtant toute espérance n’est pas perdue, puisque le roman est précédé par une « Epigraphe gravée sous la statue de la vérité travestie en mensonge érigée après la libération de la Molussie ». La vérité est en effet pour le moins travestie lorsqu’apparaissent deux philosophes. Mee d’abord, dans le lequel on reconnait bientôt une parodie de Nietzsche, Zarathoustra fumeux, puis d’Heidegger (quoique celui-là soit sa propre parodie), nommé Règedié, dont le credo est l’appropriation de la mort. L’on se doute que la philosophie ne sort pas indemne de ce fourvoiement de la vérité et de cette collusion avec le totalitarisme.
Le huis-clos dans le noir le plus total, cyclique et permanent, là où « il n’y a pas de pourquoi », pour reprendre le mot d’un nazi d’Auschwitz dans Si c’est un homme de Primo Levi, ne s’ouvre que grâce à la seule évasion des contes. Est-ce en cela qu’il faut penser à la caverne de Platon, dans La République ? Hors de la nuit de la répression, d’où les protagonistes ne distinguent que les ombres fournies par les récits, se trouverait l’essence de la vérité et de la liberté.
Faut-il n’y voir qu’un hasard lorsque la « Molussie » fait en français penser à un mot-valise, entre molosse et Russie ? L’Antiquité garde en effet la mémoire d’un pays appelé « Molossie », dont les habitants, les « Molosses » ont donné leur nom par antonomase à leurs chiens redoutables. De manière concomitante, « la Glorilie » est la France, « l’Ursie » la Russie, les Etats-Unis « l’Usalie ». Pour revenir à cette Molussie, c’est bien le nazisme qui est visé, tel qu’il s’installe à partie de 1933, en une vaste métaphore intemporelle. Même si le lecteur prévenu n’exceptera pas, à l’instar d’Hannah Arendt, le communisme[1], essence jumelle du totalitarisme.
Etouffant et touffu, ovni surgissant parmi la lignée de 1984 d’Orwell, la dystopie de Günther Anders est éprouvante et plus noire que la poix des cauchemars. Pourtant des lueurs en jaillissent, ce sont celles de l’espérance et de l’intellect, qui animent les contes, en ce lointain rejeton des Mille et une nuits, en ce gigantesque et polymorphe apologue. Saluons cette édition savante, nantie des « apocryphes molussiens », d’une préface, de documents et postfaces, de notes : une somme à la mesure du projet-monstre dont on ne peut qu’apprécier le degré de prescience dont fit preuve le créateur de 1938 face à ce qui n’était encore qu’un système concentrationnaire en gestation.
Outre les tenailles du fascisme, Günther Anders était violemment préoccupé par deux menaces qui lui paraissaient également terrifiantes : la bombe atomique et l’aliénation de l’individu par les machines et leurs produits. Voici venir selon son analyse le temps de « l’obsolescence de l’homme », titre de son alarmant essai de 1956, dont le sous-titre est le suivant : « « Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle ».
Fabrication, consommation, loisirs, tout pour Günther Anders aboutit à « l’homme de masse ». Aussi peut-il affirmer : la technique est notre destin ». Que dirait-il aujourd’hui au regard des technologies numériques, commerciales et communicationnelles, de surveillance, voire idéologiques ? Il n’en reste pas moins que l’analyse du philosophe est biaisée par un anticapitalisme sous-jacent, la consommation n’étant pas forcément antinomique à la liberté, mais une condition sine qua non, qu’il s’agisse de consommer des légumes, des smartphones, des livres ou des œuvres d’art, car à cet égard consommation peut être libération et assomption intellectuelle. La réprobation de l’idée d’émancipation au travers des technologies modernes a quelque chose de passéiste et de contre-productif, tant, après l’imprimerie dont usa notre essayiste, Internet peut être propice à la diffusion intellectuelle et artistique, à la création et à l’esprit critique, si bien entendu les princes des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon et caetera), de mèche avec les Etats, ne nous mangent pas.
Après ces prémisses, l’essai profus de Günther Anders se divise en deux axes majeurs. D’abord des « considérations philosophiques sur la radio et la télévision », qui nous traitent « comme des enfants et des serfs », ce qui n’est pas toujours faux, loin de là, et nous rappelle le dialogue en forme de pamphlet des libéraux Karl Popper et John Condry[2]. Ensuite « Sur la bombe et les causes de notre aveuglement face à l’apocalypse ». Car l’humanité tout entière peut être tuée, la bombe n’étant pas un moyen, mais « un absolu ». Tout cela confluant dans l’annihilation et le nihilisme, dans le cadre de « la honte prométhéenne ».
Si, un demi-siècle plus tard, le péril atomique semble s’éloigner dans les brumes de la dissuasion, la réflexion de Günther Anders n’en est pas moins valide, tant nous restons à la merci de ce matériel pléthorique et de l’hubris suicidaire de quelque dictateur. Une réelle conscience morale est encore à élaborer au service des « morts en sursis » que nous sommes. Une telle réflexion, cela va sans dire, reçut l’approbation d’Hannah Arendt, dans une lettre de janvier 1957.
Il n’y a pas d’obsolescence de Günther Anders. Si nous connaissions le massif philosophique de L’Obsolescence de l’homme et celui romanesque de La Catacombe de Molussie, voici deux lettres inédites, quoique moins modestes que le mot « lettre » pourrait le laisser prévoir. Elles sont adressées en 1960 à Francis Gary Powers, un pilote espion américain arrêté lors d’une mission en Union soviétique, en pleine guerre froide, ce qui fit craindre l’incendie guerrier ou nucléaire. Dans la première, il dénonce le couple « ignorance et omnipotence » qui conduit à l’inhumanité, comme pour le pilote d’Hiroshima à qui l’on a également caché les conséquences de son obéissance. Dans la seconde, Le Rêve des machines, plus abondante, le « décalage prométhéen » affecte « le monde des appareils » aux dépens de l’intégrité humaine : « Vous avez été doublement dégradé », ce par le travail et l’irresponsabilité. Une idéologie machinique prend la place de l’âme ; libre arbitre et conscience se sont évaporés. Ainsi « le travail sans homme » signe la fin de notre « époque adamique ». Pire : « même ceux qui sont juridiquement propriétaires du monde des instruments tomberont à leur tour sous son diktat ». Quand « le monde des machines est aujourd’hui la seule autorité », il faut recourir au jugement moral. Le texte est efficace, tranchant.
Pour Günther Anders toute consommation est complice de celle des armes, dans un système capitaliste. Ce qui est faire fi d’une telle faim meurtrière sous le joug communiste, et de la dissociation morale et libre des consommations bénéfiques et de celles néfastes. Sans compter le nécessaire : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », venu de l’historien romain Végèce.
Certes, nous pourrions également reprocher au philosophe un penchant luddiste qui ne reconnaît guère les bienfaits apportés à l’humanité par la mécanisation. Et sa peur obsessionnelle d’une guerre nucléaire qui n’a pas entraîné la nuit du monde depuis 75 ans. Toutefois, en témoignent les pulsions tyranniques, destructrices, sinon suicidaires de l'humnité, voire les ravages de l’anthropocène, les pièges d’un périssable Internet et du Métavers, la réflexion du philosophe (1902-1992) ne perd ni son acuité, ni son actualité.
Günther Anders et Hannah Arendt ont en commun d’être des penseurs d’après Auschwitz et Hiroshima. Génocide, élimination de l’humanité, dans les deux sens de ce dernier terme, conjuguent leurs périls pour alerter d’indispensables humanistes, penseurs résolus du phénomène totalitaire. Afin de pouvoir éviter la catacombe de la tyrannie de masse, ne faut-il pas, selon le titre d’Hannah Arendt[3]cultiver les lumières de la perspicacité intellectuelle ; et « la liberté d’être libre[4] »…
traduit de l’allemand et commenté par Jean Bollack,
Les Belles Lettres, 2021, 150 p, 29 €.
Rainer Maria Rilke : Les Elégies de Duino,
traduit de l’allemand par Rainer Biemel (Jean Rounault),
Allia, 2015, 80 p, 6,50 €.
Rainer Maria Rilke : Les Poésies d’amour,
choisies, traduites de l’allemand et présentées par Sybille Muller,
Circé, 2015, 144 p, 12 €.
« Qui est celui qui émeut l’abîme/ Par de si douces notes et par la cithare ornée ?[1] » Non seulement Ovide[2], dans ses Métamorphoses, mais Ange Politien, dans sa Fable d’Orphée de 1480, chantèrent le mythe du poète charmant les animaux et dieux des enfers pour y perdre l’ombre de son Eurydice. Or malgré son titre, Rainer Maria Rilke (1875-1926) n’est pas un aède mythologique, un récitant du mythe en ses Sonnets à Orphée. Si ce recueil, aux côtés des Elégies de Duino, également inspirées au-dessus des bouillonnantes eaux de l’Adriatique, est l’un des phares du poète allemand, il est le pur arbre qui cache la forêt des vers, qu’il sera permis de le lire en écharpe, grâce à une anthologie intitulée Les Poésies d’amour, choisies dans l’œuvre entière. Quoique l’esthétique rilkéenne se déprenne de la subjectivité pour accéder à une poétique essentielle.
La mythologie gréco-romaine est une constante inspiration pour le versificateur, qu’il soit venu de Ronsard et de la Pléiade, néo-classique ou parnassien. Outre l’imagerie édifiante, la dimension morale et philosophique accroit les pouvoir du dire poétique, sans devoir tomber dans la redite, dans le clinquant cliché. Rainer Maria Rilke le sait, se nourrissant également des dieux de l’Antiquité et des métamorphoses ovidiennes. Ainsi, dans « La naissance de Vénus », née de l’écume marine, « Surgit enfin dans l’aube obscure du corps / comme un vent du matin, le premier souffle[3] ». Ce souffle est à la fois érotisme et poétique. Or il n’est pas de poète sans le secours d’Orphée, qui à la fois assure la beauté persuasive de son chant, et tente de conjurer « le spectre de l’éphémère », de retenir ce qui est fugitif, en particulier l’Eurydice de l’amour. Il faut alors cristalliser ce qui est disparu ; et pour Rainer Maria Rilke, affectueusement et symboliquement, une jeune fille et danseuse, Wera Ouckama Knoop, fauchée à dix-neuf ans par la mort, telle qu’il la révèle en son avant-dernier sonnet :
« Ô viens et va ! Toi, une enfant presque, complète
pour un instant la figure de la danse,
fais-en la pure constellation de l’une de ces danses,
où, éphémères, nous l’emportons
sur l’ordonnance confuse de la nature. Car entièrement
auditive, elle ne s’est mue que lorsque Orphée chantait.
Encore toi, tu étais mue par cet autrefois,
et légèrement intriguée quand un arbre songea
longuement, avant d’aller avec toi, en suivant l’écoute.
Encore tu savais sur tes pas l’endroit où la
lyre sonna en s’élevant - le centre inouï.
Pour lui tu as tâté les pas les plus beaux
et espéré qu’une fois tu tournerai ta démarche et ta face
du côté de la fête vive de l’ami. »
Ecrits en peu de jours de février 1922, dans la tour de Muzot, où subsistait un orphique dessin daté d’environ 1500, et selon le flot soudain d’une inspiration rare et lacunaire, torrentielle, Les Sonnets à Orphée ont eu le bonheur de susciter plusieurs traductions françaises. Nous goûtions celle d’Armel Guerne, voici celle de Jean Bollack. Dès le quatrain inaugural le premier chantait ainsi : « Là s’élançait un arbre. O pur surpassement ! / Oh ! mais quel arbre dans l’oreille au chant d’Orphée ! / Et tout s’est tu. Cependant jusqu’en ce mutisme / nait un nouveau commencement, signe et métamorphose.[4] » Le second traduit de manière peut-être moins fluide et musicale, mais au plus près de la syntaxe et de la polysémie du sens originel allemand : « Un arbre s’éleva alors. Ô la pure surélévation ! / Ô Orphée qui chante ! Ô arbre haut dans l’oreille ! / Et tout était silence. Mais même dans ce silencement / Se produisit un nouveau commencement, une métamorphose. »
Accession à la parole poétique et à sa légitimité (parfois mise en doute) face à la mort, Les Sonnets à Orphée sont habités par la vie et les métamorphoses, comme celle de Daphné, changée sous l’œil chargé de désir d’Apollon en ce qui devient le laurier du poète. Sous l’œil vigilant d’Orphée, révélateur du visible et de l’au-delà, voici un bouillonnement de fruits et de jardins, de danse et de mort. L’arbre est l’allégorie de la poésie à la suite de laquelle se développe une esthétique du chant. La vie des sens et celle de l’esprit aspirent à l’harmonie. Saveurs et jouissance se heurtent autant à la valeur des mots qu’à la perspective de la mort. À la méditation sur les origines s’ajoute l’évocation des tombeaux de l’Antiquité d’où s’échappe « un essaim de papillons », le tout confronté au monde moderne, dont le machinisme est conspué.
Lors de la deuxième partie, le poète est miroir et créateur du monde :
« Vois les fleurs, elles fidèles au terrestre,
Auxquelles, du bord du destin, nous prêtons un destin, -
mais qui le sait ! Quand elles regrettent de se flétrir,
c’est à nous d’être leur regret. »
Une licorne, une anémone, une rose permettent de méditer sur l’art, sur la recherche de la connaissance et de la perfection. Encore des jardins, des fruits (« Dansez l’orange »), une fontaine romaine, « masque de marbre posé sur le visage / fluide de l’eau », tentent de résister à la caducité des choses, alors que l’affirmation ultime du poète, « Je suis », se pare d’une confiance inaltérable et apollinienne, celle du « splendide superflu / de notre être-là. »
La dimension élégiaque (au sens de la plainte au sujet d’une personne disparue) s’inscrit dans une mythopoétique, dont l’aède Orphée, tant cultivé par la littérature et la peinture symbolistes, est le passeur : « Rien que le chant, au-dessus du pays, / Qui consacre et qui célèbre. » Malgré les ménades qui l’ont tué par jalousie, « Aucune d’entre elles n’était là, pour te détruire ta tête et la lyre » ; ainsi « nous sommes à présent les écoutants, et une bouche de la nature ». L’on se doute cependant que l’allusion mythologique aspire à une métaphysique et une poétique universelles :
« Respirer, toi, le poème invisible !
Incessamment autour de l’être
propre, l’espace du monde en pur échange. Contrepoids,
où j’adviens dans l’événement rythmique.
Unique vague, dont je suis
la mer progressive ;
toi ; la plus économe de toutes les mers possibles, -
gain d’espace.
Combien de ces endroits dans les espaces étaient déjà
intimement en moi. Plusieurs des vents,
c’est comme s’ils étaient mon fils.
Toi, l’air, me reconnais-tu, rempli encore de lieux autrefois miens ?
Toi, une fois l’écorce lisse,
la rondeur et la feuille de mes mots.
Dans la forme stable, équilibrée, contrainte du sonnet, aux vers rimés et cependant inégaux, séculaire depuis au moins Pétrarque en passant par Shakespeare, Rainer Maria Rilke s’offre paradoxalement une liberté de bouleverser sa syntaxe en désarticuler les phrases au cours de vers et des quatrains, d’ordonner ses thématiques, de les faire progresser de manière dynamique, comme dans le flux des variations pianistiques, et de les juxtaposer comme dans une mosaïque romaine, orphique justement. Il renouvelle le genre littéraire et musical des tombeaux en favorisant, aux dépens de la plainte, l’éloge de la fonction poétique et de son messager : « Dans l’espace de louange seulement, la plainte peut / aller ». Au limites de la langue, le message n’est alors « dicible seulement pour qui crie dans son chant / Audible seulement par ce qui est divin ». L’inatteignable être de la langue est caressé par la formulation poétique : « Mais n’existe-t-il pas à la fin un lieu, où ce qui serait / la langue des poissons serait parlée sans eux ? »
Cette édition bilingue et soignée bénéficie, outre la traduction au plus près du lexique et de la syntaxe rilkéens par Jean Bollack - qui par ailleurs ne craignit pas la difficulté de Paul Celan[5]- de commentaires philologiques, stylistiques et thématiques éclairants, non sans dégager la lecture de ces sonnets de toute tentation théologique. En l’espèce, Jean Bollack montre comment se fait un passage entre « deux mondes langagiers », langue ordinaire et langue poétique, au cours duquel un « paysage cathartique » permet d’accéder à un monde clair, ordonné par la langue rilkéenne. L’audace démiurgique du poème est en effet également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter indéfiniment, au cours patiente et aimante d’une initiation. C’est ainsi que l’audace démiurgique du poème est également linguistique, en sa cristallinité qui reste à décrypter. D’autant que le poète parvient à créer sa propre langue, dont la riche plasticité fascine, voire effraie, tant elle est aussi pure que la « bouche d’une fontaine ».
Photo : T. Guinhut.
Le poète comparait ainsi ses deux œuvres sommitales : « la petite voile couleur de rouille des Sonnets et la gigantesque voilure blanche des Elégies ». La surprise est d’abord un brin décevante, lorsqu’ouvrant cette plaquette des Elégies de Duino fournie par les éditions Allia, l’on constate qu’elles sont devenues prose. Où sont donc les vers libres qui naquirent sous la plume de Rainer Maria Rilke ? Il est vrai que cette traduction de Rainer Biemel, de son nom réel Jean Rounault, datant de 1949, les questions de droit n’ont plus à embarrasser l’éditeur. Elle est cependant aussi fluide que possible, face aux obscurités redoutables du teste rilkéen. Et judicieusement habillée sur sa couverture par une encre impressionnante de Victor Hugo. Quoique là encore la traduction d’Armel Guerne[6] soit fort recommandable.
« Qui donc, si je criais, parmi les hiérarchies des anges, m’entendrait ? » Ce premier vers lui fut dicté dans le vent de l’Adriatique, sur les rochers de Duino, après de longues années vides d’inspiration. Aussitôt la première élégie fut écrite, un jour de janvier 1912. Peu après, la seconde fut composée, suivi de quelques fragments. Il fallut, au travers d’un long silence et de quelques compositions partielles, attendre 1922, à Muzot dans le Valais suisse, pour que les dix soient accomplies, conjointement aux cinquante-cinq Sonnets à Orphée.
Au-dessus de nos modestes destinées, la vie et la mort ne s’opposent pas, là où les anges (guère au sens chrétien) sont chez eux : « Tout ange est terrible », dit la seconde élégie. Développement existentiel de l’être, accession à la douleur et à la mort, vertigineuses sont les interrogations métaphysiques brassées par ces élégies torrentielles. La fragilité humaine est sur la corde raide entre l’animal et l’ange qui serait son parfait accomplissement, tandis que les « amants » sont sa réalité privilégiée, sensible et cependant inquiète : « les amants pourraient, s’ils le comprenaient, dans l’air nocturne parler étrangement ». Ne reste, face au tragique de la condition humaine, qu’à s’élever vers la mort, vers l’éternité, comme l’enfant « dans l’intervalle qui sépare le monde et le jouet », comme les saltimbanques, dont la pyramide des corps est un pont entre la terre et le ciel. Seule est réellement positive la vie du héros, dont « l’ascension est existence ».
C’est à partir de la septième élégie que les vers s’allègent, découvrant l’allégresse face à la nature et au cosmos, s’offrant à une « vie ouverte », consentant à la force de la destinée, peut-être en un rappel de l’éternel retour nietzschéen. La dixième et ultime, au-delà d’un « morceau taillé de la douleur première », se veut transfigurer la mort : « Et nous qui pensons à la montée du bonheur, nous éprouverions ce mouvement du cœur qui nous bouleverse presque quand une chose heureuse tombe ». Ainsi la boucle se referme, en écho à la première élégie où « la beauté n’est que le premier degré du terrible ». Un lyrisme souverain et universel a trouvé son assomption.
Imperceptible est la fine membrane qui sépare érotisme et sentiments. Le poète allemand Rainer Maria Rilke en est bien conscient, lorsque ses vers oscillent entre une « cueilleuse de roses [qui] saisit le bourgeon dru du membre de vie » et « les pétales de paroles douces ». De 1896 à 1925, les mots de l’amour n’ont cessé de nourrir les vers de celui qui sut écrite les didactiques Lettres à un jeune poète. Ainsi le choix d’une soixantaine de poèmes opéré par Sybille Muller a le mérite de donner à lire une autre perspective que celle des recueils tutélaires, entre Les Elégies de Duino et les Sonnets à Orphée, ces grandes odes à l’amour métaphysique.
Qui sont, parmi ces Poésies d’amour, les aimées de Rainer Maria Rilke ? Klara Westhoff, Lulu Albert-Lazard, Baladine Klossowska, Lou-Andreas-Salomé, Marina Tsvétaïeva, dont seules ces deux dernières sont nommées ; « femmes de chair, femmes de papier », pour reprendre les mots de Sybille Muller, car elles sont également lointaines dans l’espace et le temps, comme Marina qu’il ne rencontra jamais, ou Louise Labé, Elizabeth Barrett Browning… Le poète dandy est un séducteur, un Don Juan, « un dragon qui attend endormi dans le vallon de la pudeur », alors que ses vers s’élèvent dans les sphères d’une métaphysique éthérée ; pourtant il n’y dédaigne pas un instant la sensualité. À qui dit-il : « toi seule, tu renais sans cesse » ?
Il ne s’agit guère, même ainsi chronologiquement ordonné, d’un journal amoureux. Mais des éclats de la sensibilité et de l’intellect : le substrat biographique est transmué en nécessité poétique. Etoiles, amantes, roses et fontaines émaillent le discours lyrique, comme autant d’images récurrentes et séminales. Parfois, la mythologie voile avec éclat le désir, comme avec « Léda », où « quand dans sa détresse il entra dans le cygne / le dieu s’effraya presque de le trouver si beau ».
C’est en 1915 que furent créés les « Sept poèmes », pure expression d’un éros exigeant et cependant raffiné. Le poète se fait « colonne en extase anéantie », et réclame harmonieusement son dû de bonheur partagé avec l’aimée :
« Flatte-moi, que j’aille alors vers le dôme :
pour projeter dans tes nuits douces,
avec la force de fusées aveuglant ton sein,
plus d’émotion que je ne suis moi-même. »
À l’aveu d’humilité devant la jouissance s’ajoute une projection de la parole poétique offerte à la complémentaire amante :
« Oh, nous sommes multiples, de mon corps
un nouvel arbre élève sa couronne foisonnante
et se dresse vers toi : car vois-tu, qu’est-il
sans l’été qui règne au-dedans de ton sein. »
Lors de la rencontre avec Lou Andréas-Salomé, dont la « non-présence même garde [la] chaleur », elle est une plus mûre initiatrice, l’équivalent de Diotime pour Platon, voire de Diotima pour Hölderlin ; c’est elle alors qui est le don, et qui insuffle l’apollinien don de poésie :
« Dans nos cœurs que nous gardons ouverts
passe le dieu aux pieds ailés,
c’est lui, tu le sais, qui prend les poètes. »
Cependant, crise et séparation, solitude et absence, sont aussi des leitmotivs à l’adresse de la « Bien-Aimée par avance perdue ». Peu avant sa mort, en juin 1926, une dernière « Elégie » s’adresse, comme dans une élection spirituelle, à Marina Tsvétaïeva, où il faut être « prodigues de louanges ». L’éloge s’adresse tout autant à la puissance de l’aile poétique qui emporte, comme sur les terrasses du château de Duino, l’altitude de l’inspiration.
Une traduction musicale et sensible nait sous les doigts de Sibylle Muller lorsqu’elle écrit (en cette édition nécessairement bilingue) au final d’ « Eros » :
« Soudaine est l’étreinte des divins.
une vie fut changée, un destin enfanté.
Et tout au-dedans pleure une source. »
Alors que Philippe Jaccottet, pourtant redoutable concurrent, proposait plus abruptement :
C’est une idée tout à fait judicieuse qu’ont eu là Sibylle Muller et les éditions Circé ; même si nous aurions souhaité pour ce volume une couverture moins minimaliste. Réunir une telle anthologie, comme Maria Kodama le fit, avec plus d’arrière-pensées, pour Jorge Luis Borges[8], donne à voir un parcours intimiste, sans violation aucune des ardeurs charnelles et des sentiments de Rilke. Rarement comme avec l’auteur des Elégies de Duino, le prosateur des Cahiers de Malte Lauris Bridge, l’épistolier nombreux, qui culminait avec les Lettres à un jeune poète, la poésie venue des bouillonnements de l’amour, où « ces baisers ont un jour été des mots », s’exprime avec un tel lyrisme éclairé pour enfanter tant de bourgeons de sensibilité ; et de sens orphique : « ta façon de fuir m’appartient… Est-ce qu’elle disparaîtra dans ma mort ? » Non ! Elle est pour nous dans le poème.
Maxim Leo : Là où nous sommes chez nous. L’histoire de ma famille éparpillée,
traduit de l’allemand par Olivier Mannoni,
Actes Sud, 2021, 368 p, 22,80 €.
Reinhard Kaiser-Mühlecker : Lilas rouge,
traduit de l’allemand (Autriche) par Olivier Le Lay,
Verdier, 2021, 704 p, 30,50 €.
Le temps roule en cascade au travers de l’Histoire, qu’elle soit des peuples ou plus modestement familiale. Ancêtres, pères et mères, descendances enfin, ils vivent et meurent en Allemagne et en Autriche, et animent les fresques d'écrivains, qui se font historiens de l’humaine condition. D’une famille berlinoise, il ne reste que quatre personnes, du moins dans la ville de Berlin, car les autres, depuis les tourmentes des années trente, ont essaimé au loin : c’est « L’histoire de ma famille éparpillée » contée par Maxim Leo. Au contraire, ils sont tous restés, ces spectres autrichiens du nazisme, ces vivants se succédant tour à tour, plantés par Reinhard Kaiser-Mühlecker entre leurs montagnes nourricières. Chroniqueur et romancier, ils radiographient les familles et l'Histoire du XX° siècle. C’est alors que la fonction de la littérature, chronique ou roman méticuleux, est celle de faire vivre, évoluer tout un monde, avec ses ombres brunes et ses lumières, non sans l’interpréter.
Un arbre généalogique préside à la lecture de Là où nous sommes chez nous de Maxim Leo. Or il est autant géographique que chronologique, car les branches originaires de Berlin se séparent vers Vienne, Londres et jusqu’à Haïfa, en Israël. L’auteur est avec Marion, Nina et Clara, l’un des seuls résidents de la capitale allemande au moment où il écrit. Autobiographique, le récit ne semble en rien entreprendre quelque chose de romancé.
Pour reconstituer, en une enquête à la fois mémorielle et d’un nouveau présent, les branches familiales éloignées, il faut à Maxim Leo voyager sur trois continents. En quelque sorte les trois grands-tantes sont les symboles de potentialités contraintes et offertes par l’époque : Hilde devient à Londres une actrice fêtée et richissime ; Irmgard étudie le droit pour en conclure qu’il lui faut se convertir au Judaïsme et aller participer à l’expansion d’Israël en fondant un kibboutz ; Ilse, enfin, a dû se cacher en France pour survivre et rejoindre ensuite Vienne en Autriche. Ainsi chaque personnage se voit avec soin portraituré, suivi dans son aventure au cours des différents chapitres, comme lorsqu’un puzzle se met en place. L’on découvre à travers eux « les bûchers de livres sur la Place de l’Opéra », un accouchement caché dans la France de Pétain, un tableau de Kandinsky conservé en dépit des circonstances tragiques, un voyage avec Walter Benjamin pour tenter de franchir les Pyrénées, une cachette dans la forêt française, « en mangeant des champignons et des baies sauvages et en buvant l’eau des torrents ». Ou l’immense capacité de rebondir de l’entreprenante Hilde, qui au moyen de son Leica photographie les enfants des écoles londoniennes pour contribuer au moral des soldats. Gagnant ainsi bien de l’argent, elle investit dans un immobilier déprécié en temps de guerre et fait ensuite fortune. Entre dimension sociale et dimension psychologique, au récit s’ajoutent des réflexions sur la judaïté, sur la nécessité de cacher ou de révéler les souffrances des persécutés. L’on notera quelques coups de griffes politiques, dénonçant avec pertinence « la loi d’airain de la communauté » des kibboutz où « certains sont plus égaux que d’autres »…
Si certains conservent leur appartenance durement conquise à la « terre promise », la plupart des descendants de ces personnages fondateurs cultivent cependant une nostalgie qui les pousse à revisiter, voire à s’installer à nouveau dans le nid berlinois : « L’histoire de ma famille ressemble à la lente course d’un pendule revenant à son point de départ ».
Le tableau est également celui d’une société diverse, entre Juifs qui croyaient ne rien devoir à leur judaïté, un fondateur du parti communiste allemand expulsé, et bien des figures auxquelles l’Histoire n’a pas toujours rendu justice. Ce « musée Grévin peuplé de personnages historiques », mais aussi de quelques photographies en noir et blanc, est cependant chaleureux, ponctué de péripéties, de drames, d’angoisses et de fins heureuses, parmi le chaos des tragédies de l’Europe. Même si l’on peut regretter que la qualité de l’écriture n’aille guère au de-là de celle d’une chronique, le récit aux multiples bras est riches d’enseignements. Il se termine sur une sorte de morale : « Lors de ce voyage familial, j’ai perdu quelques illusions, et en particulier celle que je suis le seul à décider de mon existence ».
Après avoir publié son Histoire d’un Allemand de l’Est[1], le journaliste au Berliner Zeitung Maxim Leo, né en 1970, tisse un récit à la fois personnel, intime, et une variation sur la quête des origines, sur les déchirures causées par le nazisme au travers d’un pays et d’une lignée, qui eut cependant l’à-propos et la chance de fuir dans les années trente pour construire leurs foyers sous d’autres cieux, plus cléments. Comme quoi l’Histoire, avec « sa grande hache », comme disait Georges Pérec, dans W ou le souvenir d’enfance[2], ne peut trouver sa rédemption qu’avec la littérature.
Qui est ce personnage à l’uniforme encore nazi qui doit troquer un vaste domaine pour un bien plus modeste, abandonné ? Quel lourd secret le hante ? La guerre tonne toujours autour de l’ancien forestier Goldberger et de la grande Allemagne. Alors que son fils Ferdinand est sur le front. C’est sur ces lourdes interrogations que s’enclenche le fil romanesque de Lilas rouge, tramé par Reinhard Kaiser-Mühlecker.
L’on comprend peu à peu que le trouble bonhomme est l’antenne locale du parti nazi, et qu’il avait « dénoncé les gens de son propre village ». Le Gauleiter l’a tiré de cette « affaire délicate, au fond désespérée », où il faillit laisser sa peau, en l’envoyant au « plat pays », cependant dans une montagneuse région. De longtemps l’on n’en sait guère plus sur ce crime contre l’humanité, alors que de de récurrentes visions, voire hallucinations, viennent troubler l’homme : « le précipice c’était lui ».
La guerre finie, il est pour lui question de se changer en agriculteur, d’épouser une veuve. Sauf si ses crimes le rattrapent. Car des inconnus viennent le rosser sévèrement. Une vie nouvelle semble s’amorcer avec le retour du fils, « Ferdinand junior ». Qui cependant s’approprie le domaine du père en l’évinçant. C’est sa fille, Martha, qui aime le lilas du titre : « elle tenait le bouquet comme on tient un cierge ». Cette fleur récurrente est la métaphore d’un bonheur impossible à rattraper. Car traumatisée par cet exil, il ne lui reste que ce souvenir, alors qu’elle se racornit dans les travaux et la solitude. Pourtant le cours de la vie reprend : elle se marie avec un marchand de bestiaux, tandis que Ferdinand épouse une brune qui ressemble à sa sœur. Martha finit sa vie mutique, répondant peut-être au silence où gît la faute originelle. Tous sont plus ou moins des butors, quoique matois, au point que Goldberger puisse amasser une fortune en achetant une carrière avec un sens des affaires pour le moins perfide, puis en la revendant. Quant au fils, il mène sa ferme avec succès.
Le roman familial, animé par un narrateur omniscient, par le temps cyclique des saisons et des générations, va de personnage en personnage, surtout lors de la troisième partie, après la mort du vieux Goldberger. S’agit-il d’un alter ego lorsque survient, venu du patriarche, un héritier impromptu, également nommé Ferdinand ? Est-il celui par qui le scandale arrive, ou celui qui assure la continuité… Un chevreuil à « la robe intégralement noire » en est peut-être la métaphore.
Le personnage fondateur, son fils, voire la plupart des autres, n’attirent guère la sympathie du lecteur. Ce dernier y cherche la « banalité du mal », pour reprendre la célèbre formule d’Hannah Arendt[3]. Sans pitié, le romancier fouille la personnalité de chacun des protagonistes : le « métal lourd du passé » pèse sur toute la famille à des degrés divers. Comme le dieu vengeur de l’Ancien testament, dont la « malédiction vous frappe jusqu’à la septième génération ». Une sourde atmosphère entache les destinées, malgré la prospérité familiale. Il n’est cependant pas impossible que le temps efface cette vieille histoire pour permettre une lumineuse sérénité rurale, ce qui serait la morale de ce roman.
Patient, méticuleux, ce tableau d’une société traditionnelle, qui se modernise au cours de la seconde moitié du XX° siècle, prend lentement le lecteur dans ses filets, l’emmenant dans l’illusion de toucher par tous ses sens cet espace, ce temps, ces personnages rustiques. L’on y trouve par instants des descriptions paysagères à la Stifter[4], l’immense romantique autrichien, mais sans son lyrisme. L’opus de Reinhard Kaiser-Mühlecker, né en 1982, est cependant plus marqué par l’Histoire que son devancier. Il faut aimer les écritures lentes, l’attention aux détails et le mystère des âmes pour goûter ce rude roman aux intensités peu à peu révélées. En cette fresque réaliste où couvent les démons de l’Autriche, faut-il lire un roman psychologique, un roman historique, voire métaphysique ? Tout le talent de l’auteur est de faire affleurer parmi des personnages simples, voire frustres, toutes ces dimensions. Il ne manque plus qu’un autre romancier autrichien, Thomas Bernhardt[5], pour renverser le jeu de quilles et dénoncer avec virulence la pesanteur et les compromissions populaires…
Ce duo contrasté d’une chronique et d’un roman se rattache à la tradition allemande des romans d’une famille, dont le plus marquant fut peut-être, en 1901, Les Buddenbrook de Thomas Mann[6], dont le sous-titre révélateur est « Décadence d’une famille ». En effet cette lignée bourgeoise de Lubeck subit une lente déperdition de ses forces, en suscitant parmi ses derniers rejetons un univers artistique, poétique et sentimental, rendant leur vie intérieure plus riche et raffinée, Tout en minant leur volonté créatrice et leur capacité d’action pratique, jusqu’aux déliquescences morbides. La complicité avec l’art suppose un changement de civilisation, mais au risque de sa prospérité.
Thierry Guinhut
La partie sur Lilas rouge a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2021
traduit de l’allemand par Maurice Boucher, 1941, Aubier Montaigne, 208 et 214 p.
Stefan George :Effigies,Maximin,
traduits de l’allemand par Eryck de Rubercy et Dominique Le Buhan,
Fata Morgana, 2006, 104 et 112 pages, 14,25 € chaque.
Walter Benjamin : Sonnets, traduit de l’allemand par Michel Métayer,
Walden n / Les Presses du réel, 2021, 208 p, 15 €.
Au-delà de la mort, y-a-t-il une pure éternité par la poésie ? Se regarder soi-même dans le miroir de l’autre semble être le dessein du poème de l’hommage, tels que ceux impubliés, celés, et cependant précieusement confiés à un ami, ces Sonnets de Walter Benjamin (1892-1940), qui ressurgissent enfin. Non comme une œuvre mineure, car il accordait bien plus d’importance à ses traductions de Charles Baudelaire, en particulier des « Tableaux parisiens ». Trop modeste à l’évidence, l’auteur de Paris capitale du XIX° siècle[1], consacra, entre 1914 et 1924, rien moins que soixante-treize sonnets à un ami défunt. S’ils sont bien assez solides et beaux pour honorer la bibliographie de notre philosophe, désormais poète à part entière, il serait aventureux de les lire sans considérer un moment la poésie de son contemporain du point de vue historique et prédécesseur du point de vue esthétique : Stefan George.
Walter Benjamin connaissait fort bien la poésie de Stefan George. La preuve, cette recension d’une étude de K. A. Stempflinger, intitulée Retour sur Stefan George. Pour notre philosophe, « le symbolisme de cette œuvre est ce qu’elle a de plus caduc», de la part d’un auteur qui avait cependant « la prescience de la catastrophe », soit la Première guerre mondiale. « Idole biologique [et] idole cosmique […] la figure de l’accomplissement mystique, Maximin », certes splendide, est ramenée à celle d’une « momie ». Car « la génération à laquelle les poèmes les plus épurées et les plus achevés de George ont donné asile était prédestinée à la mort[2] ». Le jugement est sévère. Il n’empêche que les sonnets de Walter Benjamin se glissent dans la filiation des poèmes de Stefan George, ne serait-ce qu’à cause de la complicité thématique. Le premier consacrant à son personnage de Maximin tout un recueil et à ce même jeune homme mort son Etoile de l’alliance, le second élevant ses soixante-treize sonnets à la mémoire de son ami Heinle disparu au moment de la déclaration de guerre.
Photo : T. Guinhut.
Balayé par la modernité et l’humilité d’un Rainer Maria Rilke, Stefan George (1868-1933) est un poète un peu oublié, quoiqu’il sût reléguer le sentimentalisme de la poésie allemande au grenier des souvenirs. Grand connaisseur, outre de Goethe, de la culture française, traducteur des Fleurs du mal de Baudelaire (hors les « Tableaux parisiens »), il écrit dans le cadre de l’esthétique symboliste et surtout de la tradition aristocratique et parnassienne de l’art pour l’art. Les Effigies sont splendides, mais comme leur titre l’indique elles sont un peu figées. Ce sont autant d’ « éloges » de Mallarmé, Verlaine, Jean-Paul Richter, Goethe, Hölderlin, Nietzsche et Dante, autrement dit une soumission hautaine aux plus grands artistes de la langue et de la pensée, mais aussi une poésie soignée, ciselée, tournée vers le passé, ou plus exactement vers l’éternité. Il chante l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra, sa « voix sévère et tourmentée », lui qui ne « créa des dieux que pour les renverser », à l’encontre de « la faune qui le souille de son éloge ». Le prophétisme de Stefan George, qui écrit dans les premières années du XXe siècle, est une nostalgie de la beauté, de l’hellénisme et des héros poétiques, dans un monde moderne qui ne les reconnaît plus. Le poète voyant édifie le rêve d’un monde de culture et de paix. Hélas « la roue du temps dévale / Que nulle main désormais n’empêchera plus d’aller au vide. » L’idéal héroïque et mystique de George fut « saisi par l’avilissement / De la cité et de l’Etat ravagés par de faux guides ». Son attente du héros allait être dévoyée par un « guide » allemand de sinistre mémoire…
« L’union sacrée » avec la culture grecque génère le mythe d’un enfant divin, à partir de Maximilian Kronberger, qui l’avait fasciné par sa beauté et ses précoces dons poétiques. Il devint « Maximin », donnant son titre au recueil publié en 1905. La mort à 16 ans du bel « éphèbe germano-grec » est l’occasion d’un chant de ferveur et de deuil, non sans un érotisme discret, mais porté au rang de mythe spirituel par le maître : « Je vois en toi le Dieu / Que frémissant j’ai connu / À qui va ma dévotion ». Etonnamment, ce culte du demi-dieu fut perpétué par des jeunes gens qui emmenèrent les recueils du maître sur les fronts de 1914. Quoique ce fût un malentendu : il ne s’agissait guère de sanctifier un brutal guerrier. Certes, il célébra l’idéal du poète-guide dans Le Nouveau Règne (1928), mais aussi l’Allemagne, selon lui seule héritière légitime de la Grèce.
Esthète austère et antimoderne, hostile à la guerre de 1914, autant qu’ensuite à Hitler, Stefan George refusa la proposition de Goebbels de présider une nouvelle Académie allemande, fuit la participation à la célébration pompeusement mise en scène pour son 65e anniversaire. Malgré les honneurs offerts, il s'installa en Suisse, pour mourir à Locarno en 1933. Saluons le soin des éditions Fata Morgana à nous révéler ces vers hautains et néanmoins émouvants, des textes rares, dans leurs vêtures élégantes.
Peut-être est-ce de L’Etoile de l’alliance[3] que Walter Benjamin fut le plus proche, moins l’idéalisme absolu de Stefan George. Car Maximin, l’ami vivant, puis mort, y est encore célébré tel le dieu de la jeunesse et de la beauté, gladiateur parfait et sage poète, messie et modèle : « Plus beau que nulle image, réel comme aucun rêve / Dans l’éclatante nudité d’un dieu, tu vins à nous », ce dans le premier sonnet, dans un recueil qui abandonne assez vite cette forme, pour plus de liberté et de concision. Il est homme et emblème platonicien : « Tu nous délivré du tourment des brisures / Nous donna l’Unité faite chair l’Autre et l’Un / Dans le même ». Jusqu’à la qualité d’homme d’Etat, « Ayant précisé lois, langages, étalons », quoiqu’élitiste au point de mépriser le peuple : « Je ne poserai pas mes regards sur ce peuple… / Infirme est son esprit ! Et morts en sont les actes ! » Publié en 1913, le recueil put paraître prophétique : « Des milliers sont voués à la sainte démence / Des milliers périront par une fièvre sainte / Des milliers par la sainte guerre ». Une éthique élevée et cependant inquiète s’allie à une irréprochable esthétique.
Prenant toutes ses distances avec cette ardeur passablement grandiloquente de Stefan George, et n’en conservant pas moins un certain goût du symbolisme et « le nom sacré comme un amen infini », Walter Benjamin retranscrit dans l’hommage ému et fidèlement entretenu de ses sonnets autant l’image du disparu que le visage de son esthétique. Car selon l’épigraphe, « Fritz Heinle était poète, et le seul de tous avec qui je n’eus pas de rencontre « dans la vie », mais dans sa poésie ». Entre le suicide de l’aimé, avec son amie Rika Seligson, en 1914, par désespoir intime ou face à la Grande guerre, et l’écriture qui s’étira sur vingt ans, comme s’il fallait faire parler par procuration la vocation poétique du défunt, le poète joue sur deux temps : un présent ravivé, une nostalgie tragique. Bien que le deuil soit rédimé par l’intemporel, la parole poétique est considérablement plus humaine que celle adressée à Maximin. Une amicale aura, ou un amour plus érotique (« Dans ton corps mon amour est sculpté »), empreignent les vers inspirés, en écho peut-être avec les Sonnets de Shakespeare[4] :
« Que cherches-tu toujours mon âme le bel ami ?
Depuis longtemps il est mort et le monde qui roule
A suivi sa course que pas un ne mesure le héros
Que cherches-tu mon âme toujours le bel ami ?
Pourquoi m'éveilles- tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?
Ah je cherchais le sommeil et de plaintes est défiguré
Mon abandon dont tu es l'abandonné compagnon
Pourquoi m'éveilles-tu Seigneur avec pleurs et soupirs ?
Une nuit donc je tins dialogue en mon cœur
Et m'arrêtai honteux décidé à me taire
A ne plus montrer mon chagrin à mon âme
A ne plus l'éveiller pour me consoler dans ma douleur
Mais vois de la bouche endormie elle laissait couler aussi
Nombre de chants tristes Leurs larmes s'allumaient comme bougies. »
L’âme et le chant restent pour Walter Benjamin des concepts vivants. En effet, « À l’heure où glissait ton habit de corps […] Il était écrit que plus jamais ne prendrait son envol / Ma bouche si d’elle ne s’élevait son chant ». Si la raison semble innerver le déroulé des sonnets, le poète a néanmoins conscience de sa déraison : « Le timide chant l’amour très délaissé / Déversé doucement de la bouche des fous ». La fiction assumée vole au secours de la douleur : « Des anges le ravirent vers de lointains confins ». L’inactuel lyrisme hérité des troubadours s’associe aux souvenirs de la culture grecque (d’Orphée à Eros et Olympos) et de l’eschatologie chrétienne : « Il voit la balance du jugement sans vaciller ». Et pourtant « N’est point de baume hors de ce chant », par exemple lors du sonnet 12 :
« Un jour du souvenir et de l'oubli
Rien ne restera qu'un chant à son berceau
Qui ne trahirait rien et qui ne tairait rien
Un chant sans mot que les mots ne mesurent
Un chant qui monterait des tréfonds de l'âme
Tels de la terre liserons et cressons
Telles les voix dans les orgues des messes
En ce chant se blottirait notre espoir
N'est point de baume hors de ce chant
Point de tristesse loin de ce chant
En lui sont comme tissés l'étoile et l'animal
Et mort et amis sans différence
En ce chant vit toute chose
Tandis que le pas du plus beau en lui marchait ».
Le lyrisme est particulièrement poignant dans le sonnet 30 : « Si ta main une dernière fois remontait /De la tombe et se penchait sur mes mots / Vois fleurirait alors ce qui est déjà sec / Mes chants et pleurs briseraient leur coupe ». Pourtant il a parfois quelque chose de mallarméen : « Par son art s’éveille le grand cygne ». Voire de shakespearien, lorsqu’en écho à la dame brune « Là était le corps d’une sublime femme / Et sculptée dans le marbre noir », allégorie funèbre et mélancolique.
Par-delà « noble nom, raide linceul », en dépliant son élégie, de loin en loin, au cours de dix années, Walter Benjamin file les métaphores du sommeil et de la renaissance imaginaire, pour sans cesse raviver la nécessité et la beauté de la création poétique : « Sa parole changea ma poitrine en un luth ». Au point qu’au-delà du secret de ces poèmes, l’auteur leur imagine un vaste destin : « Le transmettre au monde entier par les rimes ».
Le traducteur, Michel Métayer, n’ose guère infléchir le sens des rimes originelles en se forçant à la rime française, usant cependant parfois de l’alexandrin : « Ton regard m’arracha le souffle de ma bouche ». Cependant sa réflexion sur la traduction s’appuie en sa postface sur celle que fit notre poète des « tableaux parisiens » de ce Baudelaire longtemps poursuivi[5], tandis que la préfacière, Antonia Birnbaum analyse La Tâche du traducteur, cet essai pertinent que commit en 1923 Walter Benjamin.
Bien loin désormais de Stefan George, Walter Benjamin présente son art poétique, en marchant côte à côte avec le déroulement du sonnet rimé, sans ponctuation :
« Sobre est la mesure des plaintes amassées
Inflexible le sonnet qui me lie
Comment l’âme vers lui chemine
Je veux de tout cela donner l’image
Les deux strophes qui m’emportent
Sont cette marche serpentant sur la roche
Où la quête d’Orphée s’aveugle peu à peu
C’est la clairière où séjourne Hadès
Avec quelle instance il demandait Eurydice
L’avertissant bien Pluton la lui confia
De cela ne rend compte le court sentier
Mais ces tercets en sont en secret les témoins
Reste la manière dont elle suivait invisible
Avant que son regard la dissipe rime de fin.
Ainsi, dans une démarche orphique, Walter Benjamin opère un subtil dialogue avec Rainer Maria Rilke, dont les Sonnets à Orphée parurent en 1922, et qu’il ne connaissait probablement pas au moment de l’écriture, alors qu’il s’agit pour l’auteur des Elégies du Duino de rendre hommage à une jeune danseuse disparue. Soudain, grâce à cette découverte, le magnifique recueil des Sonnets de Walter Benjamin, poésie philosophique de celui qui avait une conscience morale de la littérature[6], et dont nous remue la beauté aussi poignante qu’intelligente, s’inscrit dans une filiation qui va de Pétrarque à Shakespeare, de Baudelaire à Rilke, où il ne déparait pas le moins du monde.
Thierry Guinhut
La partie sur Effigies et Maximin a été publiée dans Le Matricule des anges, avril 2005
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 416 p, 220, 23 €.
Daniel Kehlmann : Les Arpenteurs du monde,
traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Actes Sud, 2007, 304 p, 21 €.
Rire et pleurer avec Tyll Ulespiegle, s'instruire avec les savants arpenteurs du monde, ainsi le romancier jongle avec les mythes et les sciences de l’Histoire allemande. Quand les guerres hélas récurrentes et les avancées des sciences sont le terrain de jeu d’une humanité régressive ou en avance sur son temps, elles sont également des terrains de jeux privilégiés pour l’écrivain. En une démarche résolument postmoderne, le romancier allemand Daniel Kehlmann revisite des icônes du passé, qu’il soit historique ou littéraire, au moyen d’ironiques et inventives réécritures. C’est au siècle de la guerre de Trente ans, soit le XVII°, qu’il emprunte le théâtre de son Roman de Tyll Ulespiegle, alors que celui des Lumières et de sa continuité au XIX° sert de matériau à l’intrigue des Arpenteurs du monde.
L’antonomase, cette figure de rhétorique qui fait d’un nom propre un nom commun, s’applique parfaitement au mot « espiègle ». À l’origine, quoique l’on n’en soit pas tout à fait sûr, Tyll Ulespiegle nait en 1515 à Strasbourg, où il est imprimé pour la première fois, écrit en haut-allemand par un cordelier, Thomas Murner. Car cet auteur, à qui l’on attribuait la chose sans guère de preuve, ne faisait que reprendre une légende relatée dans un recueil en bas-allemand vers 1483. Probablement un tel personnage aurait vécu dans le Schleswig-Holstein, paysan de beaucoup d’esprit, d’humour, dont les plaisanteries raillaient bourgeois et citadins. La puérilité et les bêtises de Tyll lui valurent d’être chassé de la maison paternelle. Qu’à cela ne tienne, la ville est propice à ses tours facétieux, voire obscènes, à ses farces, comme lorsqu’il passe au travers d’une vitrine en la brisant, fait sonner la monnaie sous la table au lieu de payer le rôti, ou vend à un cordonnier « des excréments gelés pour du suif[1] ». Bientôt les multiples éditions contribuent à doter le drôle de visées anticléricales à l’encontre de prêtres bêtas et roulés.
Le succès de cette histoire picaresque et comique entraîna bien des réécritures. Johann Fischart en 1572 en fit une moralisatrice version en vers. C’est en français que Charles de Coster, en 1867, reprit ce qui devenait un mythe, dans sa Légende de Ulenspiegel et de Lamme Goedzack au pays des Flandres et d’ailleurs, où le personnage devient le populaire champion de la justice et de la liberté, dans le cadre de la révolte des Pays-Bas contre la tyrannie espagnole de Philippe II. L’épopée nationaliste se fait héroïcomique, mais aussi sentimentale, puisque Till est amoureux de la belle Nele. Si l’on excepte un poème satirique de Gerhart Hauptmann en 1918 et le fameux poème symphonique de Richard Strauss en 1895, notre espiègle attendit notre siècle pour revivre d’une manière brillante avec Daniel Kehlmann.
Plutôt que de narrer l’origine de son personnage, depuis l’enfance, conformément à son modèle, notre auteur commence son roman in media res. Une charrette amène au village Tyll et ses deux compagnes. Une tente rouge, une toile bleue pour la mer, une tragédie d’amour à la façon de Roméo et Juliette, puis une comédie, des facéties au sujet du « roi d’Espagne à la lèvre inférieure charnue, lui qui croyait dominer le monde alors qu’il était fauché comme les blés ». Il provoque les villageois à jeter leur chaussure dans la foule et l’on devine qu’il s’en suivra plaies et bosses, avant de terminer en dansant sur une corde. Ainsi commence la série des aventures du saltimbanque, dans une Allemagne ravagée par la guerre de Trente ans. Mais jusque-là rien que d’assez fidèle à l’original, quoique narré avec vivacité.
Le père de Tyll est plus curieux. Claus a volé des livres qu’il consulte avec passion, préoccupé par ses « réflexions sur la nature du monde, sur l’origine des pierres et des mouches », qu’il rêve d’enseigner à son fils. L’un d’entre eux, sauvé des flammes, énorme, est en illisible latin. Ces volumes étranges sont le pont qui va relier Tyll aux érudits qu’il rencontrent, d’abord des Jésuites, parlant et écrivant en allemand, français et latin, dont le plus marquant est certainement Athanasius Kircher. Ce dernier n’a rien d’une fiction. Né en 1602 et mort en 1680, il est le plus étonnant savant de l’ère baroque, compilant les savoirs de son temps sur la minéralogie et les profondeurs de la terre, sur la tour de Babel et les mondes exotiques, de la Chine à l’Amérique, sur les machines magnétiques et optiques[2]. Il va jusqu’à s’imaginer pouvoir déchiffrer les hiéroglyphes : « un mur jaune argile et, dessus, des bonshommes à têtes de chien, des lions ailés, des haches, des épées, des lances, toutes sortes de lignes ondulées. Personne ne les comprend ». Quoique vaquant dans un univers où la magie et l’alchimie ont encore droit de cité, son itinéraire de recherche s’éloigne des superstitions qui régentent le monde du populaire pour emprunter le chemin d’une prolixe aventure scientifique en gestation.
Fort de son bon allemand, Kircher accompagne le Docteur Tesimond qui rend la justice, exorcise les démons, fait torturer les sorcières et procéder au « supplice capital ». Hanna Krell, sorcière, et le meunier Claus Ulespiègle, qui possédait un livre interdit, sont les deux accusés à ce procès auquel assiste Tyll. Après son dernier et somptueux repas, son père sera pendu.
Suite à ce retour en arrière, l’on retrouve Tyll et sa complice Nele, saltimbanques itinérants avec le chanteur Gottfried, au « talent pitoyable », puis avec un plus talentueux comparse irascible dont on aura raison au moyen de champignons vénéneux. Sa réputation grandit au point que « Sa Majesté » envoie Martin von Wolkenstein à la recherche du « célèbre farceur ». Le bouffon de la cour auprès d’une reine en pleine déconfiture et devenue misérable, quoiqu’elle ait eu l’occasion de parler avec Shakespeare. En un lacis baroque, le récit explore le passé de nombre de protagonistes pris dans les tourmentes de l’Histoire et les champs de bataille empuantis de cadavres protestants et catholiques, suédois et espagnols, revient à Tyll. Le risque est alors de perdre trop souvent de vue le héros éponyme.
Les personnages picaresques, ces gueux aux aventures pittoresques et misérables, abondent. Outre Tyll, ce sont un bourreau à qui l’on ne doit pas parler, un abbé qui porte un cilice cruel, des paysans abrutis, sans oublier un roi sans royaume qui dégringole jusque dans la fange. Le roman est léger de fantaisie, lourd de sorcellerie imaginaire et de condamnations à mort, brutal de tableaux de guerres, de famines et de pillages. Daniel Kelhmann sait écrire autant en noir et gris qu’en couleurs bigarrées. Ainsi s’éloigne-t-il de son modèle.
Au-dessus d’un monde en guerre perpétuelle, au-dessus des charniers, que reste-t-il à notre espiègle, sinon le théâtre et le rire ? Héros populaire allemand, saltimbanque appelé à divertir et berner autant le peuple que les rois, il échappe étonnement aux balles et au fil de l’épée. Mais à cet archétype, Daniel Kehlmann a su ajouter d’effrayantes fresques guerrières, qui témoignent d’une humanité brutale et pourrie de toutes parts, esprits et corps ; mais aussi la rencontre étonnante avec d’étranges savants baroques d’envergure européenne, comme Athanasius Kircher, qui sont, dans la carrière du romancier, un écho de ceux de L’Arpenteur du monde.
L’un est le « Prince des mathématiques » et astronome, découvreur de la courbe de Gauss, l’autre un explorateur et naturaliste. Le premier s’appelle Carl Friedrich Gauss et vécut entre 1775 et 1855 ; le second, Alexander von Humboldt, poursuivit sa carrière entre 1769 et 1859. Quoique l’un soit affreusement casanier, l’autre parvient à le contraindre de quitter son cabinet pour le rejoindre à Berlin. Tous les deux cependant sont des Arpenteurs du monde, calculant l’orbite de la planète Cérès, ou marchant au travers des forêts vierges et sur les pentes des volcans.
Le vieux ronchon, qui « voit derrière chaque événement la finesse infinie de la trame causale », est accueilli avec joie par le grand explorateur, au point qu’il fasse fixer la rencontre par l’appareil de Daguerre. Las, la scène se passant en 1828, et la photographie ayant été inventée en 1839[3], Daniel Kehlmann commet un anachronisme dommageable ; à moins que son propos soit moins scientifique que fantasmatique.
Au moyen de la technique éprouvée du retour en arrière - ou analepse, pour employer un terme rhétorique - le romancier nous raconte l’enfance et l’adolescence d’Humboldt, soit un roman d’apprentissage, dans lequel le jeune homme devient inspecteur des Mines, pratique aux dépens de son propre corps des expériences sur l’électricité. Devenu adulte et libre, nanti de toutes sortes de baromètres et autres sextants, il traverse l’Espagne et obtint de pouvoir naviguer vers les Amériques. Infatigable, il gravit le volcan du Teide, tandis que souffre Bonpland, son assistant et botaniste, guère enthousiaste.
Alternant les chapitres, le narrateur fait de même avec la biographie romancée de Gauss, quoiqu’il soit fort différent, antithétique. Né dans un pauvre et inculte milieu, il apprend à lire seul et s’aperçoit que les êtres humains « ne voulaient pas penser ». Calculateur prodige, il est tôt remarqué pour avoir « démontré à lui tout seul la loi de Bode sur les distances des planètes par rapport au soleil ». Bientôt l’insolent gamin s’élève en ballon avec Pilâtre de Roziers. Sauf qu’il préfère s’élever avec ses recherches, au point de publier, alors qu’il ne dépasse qu’à peine l’âge de vingt ans, ses Disquisitiones arithméticae.
Club des Libraires de France, 1961. Photo : T. Guinhut.
À la recherche de la confluence de l’Orénoque et de l’Amazone, Humboldt étudie le curare ; au Mexique il assiste aux fouilles d’un temple aztèque, descend dans le cratère du Popocatépetl et découvre que les pyramides de Teotihuacan obéissent au soleil du solstice : « la ville entière était un calendrier ». Au Pérou, c’est l’immense volcan du Chimbarozo qui fait l’objet d’une ascension à la limite de l’asphyxie. Là il confirme sa théorie de l’isothermie. Avec constance, il collecte plantes, roches et animaux, jusqu’à des squelettes humains recueillis dans une paroi rocheuse, pour les envoyer en Europe où ils alimenteront collections et muséums. Il est reçu aux Etats-Unis par le Président Jefferson, en Russie par le tsar. Dans une grotte de la Nouvelle Andalousie, Humboldt s’écrie : « La lumière, ce n’est pas la clarté, mais le savoir ! » Les Lumières allemandes continuent en effet à se propager à la fin du XVIII° siècle et en ce début du XIX° siècle qui ont pour vocation d’explorer le monde[4]. Dangereuses et curieuses, les pérégrinations de Humboldt aboutiront à une publication en trente-quatre volumes, avec cartes et planches : Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, fait en 1799-1804.Quant au dernier voyage, en Russie, il est ridiculisé par les réceptions officielles, l’itinéraire contraint, les interdits, loin de toute exploration réelle. La gloire n’est pas une sinécure…
Pendant ce temps, Gauss se fait arpenteur en Allemagne pour gagner son pain, se marie deux fois, sans parvenir à transmettre son génie mathématique à son fils Eugène, qui a le malheur de se faire arrêter par la police prussienne pour une réunion d’étudiants. S’isolant dans des cabanes idoines, il étudie le magnétisme terrestre dans des conditions parfois burlesques. Même vieillissant, perclus, toujours bourru, il continue d’exercer sa pensée : « trop de gens tenaient leurs habitudes pour des principes de base de l’univers ».
C’est au cours de la conversation entretenue par les deux géants du savoir, qu’Humboldt lance une vindicte contre « les romans qui se perdaient en fabulations mensongères parce que leur auteur associait ses idées saugrenues aux noms de personnages historiques ». L’exercice d’auto-ironie de la part du romancier est savoureux !
Mené avec entrain et humour, le roman arpente autant le monde que les personnalités et l’Histoire des sciences. Si l’hommage tend à faire des deux savants présentés en un miroir déformant une paire de bonshommes parfois grotesques, c’est pour mieux les humaniser. Les péripéties intellectuelles et aventureuses nourrissent sans cesse le récit de manière palpitante et colorée, pour aboutir un éloge piquant des scientifiques et des sciences. La façon contrapuntique dont les sciences se dispersent et se rencontrent, au travers du globe et de l’Allemagne de Kant et de Goethe, est menée de main de maître, avec intelligence et ironie, formant là le plus cohérent et étincelant des romans de Daniel Kelhmann.
Outre son intérêt virtuose et amusé pour l’Histoire littéraire et scientifique allemande, Daniel Kehlmann est un Janus romanesque. Son second visage est celui du roman psychologique et familial. Dans Les Friedland[5], il conserve sa tendresse autant que son ironie envers ses personnages pour les plonger simultanément dans la crise économique de 2008 et un krach intime. Deux jumeaux, Iwan et Eric, associés à Martin, leur demi-frère, parcourent les crises d’une fraternité mise à mal à coup de mensonges, de drogues et d’angoisses.
Mieux, dans Gloire[6], le roman se multiplie en neuf histoires, par allusion peut-être aux neuf Muses de l’écrivain. Car il s’agit là souvent d’artistes, comme un écrivain richissime qui, après avoir prodigué ses livres de sagesse, renie tout ce qu’il a professé : « Miguel Auristo Blancos, l'écrivain vénéré par la moitié de la planète et vaguement méprisé par l'autre, auteur d'ouvrages sur la sérénité, la grâce intérieure et la quête du sens de la vie ».Retournements de situations, antithèses comiques abondent. Ainsi un quidam reçoit une foule d’appels destinés à une célébrité, au point de se prendre au jeu ; alors qu’un acteur de cinéma ne reçoit plus le moindre appel et doute de la validité de sa carrière. Notre romancier à n’en pas douter joue avec lui-même, avec sa célébrité, au moyen d’une ironie consommée. En effet, une femme décidée à mourir, se révolte contre l’écrivain qui l’a imaginée ; un écrivain de romans policiers se perd en Asie centrale où son portable ne fonctionne plus ; un cadre supérieur gagne, grâce à son portable, le pouvoir de ne plus se trouver là où on l’imagine. Ainsi le roman n’est pas fait du fil d’un discours unique, mais d’une mosaïque de récits dont les fils et les échos se répondent et s’entrecroisent, subvertissant les vanités de la renommée et les technologies de communications qui remplacent le réel. Comme dans la nouvelle intitulée « Contribution au débat », dans laquelle un informaticien, usager prolixe des forums, côtoie dans un séminaire Leo Richter, un célèbre romancier. Le narrateur usant de cette syntaxe brouillonne et pauvre qui peut pulluler sur le web, la langue saccagée devient vite fort pénible pour le malheureux lecteur. Hors cet écart, l'ensemble est le plus souvent divertissant, mené avec vivacité, derrière lequel le titre, un brin satirique en un apologue où deviner la morale, laisse entendre la mise en abyme de l’auteur lui-même, qui s’agace, se réjouit et se départit de sa propre « gloire ». Qui sait s’il est caché sous les traits de ce romancier qui est le passeur de ce bouquet de récit : « Leo Richter, l'auteur de nouvelles embrouillées regorgeant d'effets de miroir et de retournements inattendus d'une virtuosité vaine »…
Né en 1975 à Munich, Daniel Kelhmann, amateur de Jorge Luis Borges[7] et de Vladimir Nabokov[8], a publié son premier roman à 22 ans, La Nuit de l’illusionniste[9], dans lequel un magicien au sommet de son art voit sa vie bouleversée par cet art même. Illusions et réalité surprenante sont au cœur de Moi et Kaminski[10], curieuse rencontre entre un critique d’art ambitieux et médiocre, en quête d’une biographie qui assiérait sa renommée, et l’artiste autrefois couvert de gloire, aujourd’hui retiré du monde dans un village de Bavière, quasi-aveugle, dominé par sa fille, qui refuse tout entretien avec son père et s’impose comme seul porte-voix. Sebastian Zöllner devra conduire un rocambolesque enlèvement pour ramener le peintre à ses anciennes amours, en un voyage erratique et bourré de surprises. N’en doutons pas, les tours d’illusionniste romanesque de Daniel Kehlmann, interrogateur malicieux des destinées de l’artiste et des identités humaines, qui a plus d’un tour dans son sac à malices, ne manqueront pas à l’avenir de la littérature.
traduit de l’allemand (Autriche) par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon,
Actes Sud, 1985, 286 p, 19 €.
Marlen Haushofer : Dans la Mansarde,
traduit par Miguel Couffon, Babel, 2019, 224 p, 7,80 €.
Marlen Haushofer : Une Poignée de vies,
traduit par Jacqueline Chambon, Chambon, 2020, 192 p, 19 €.
Comme l’arbre qui cache la forêt, Le Mur invisible, paru en 1968, est le roman qui éclipse tous les autres écrits par l’Autrichienne Marlen Haushofer (1920-1970). Ce récit d’une femme isolée par un incompréhensible phénomène dans sa ferme de montagne est d’une intensité fantastique et poétique troublante. Cependant une autre femme relit Dans la mansarde les pages de son journal, et sa claustration est également la métaphore d’une farouche indépendance, cette fois désirée. Sur une autre gamme, c’est ce que l’on retrouve dans un roman, publié en 1955, qui attendit jusqu’à cette année pour être traduit comme son titre originel le veut : Une Poignée de vies. Reste que, même s’il ne fut pas son dernier, il est permis de considérer Le Mur invisible comme son livre testamentaire, étrangement métaphysique.
Il ne se passe presque rien face au « Mur invisible ». Un seul évènement suffit à ouvrir le livre mené de main de maître : l’inexplicable fermeture de la vallée devenue inaccessible. Une seule action suffit à le clore : l’arrivée d’un homme sur l’alpage, qui tue « Taureau » et le chien « Lynx », à coups de hache, avant d’être tué à son tour par le fusil de la narratrice traumatisée : « Le souvenir, le deuil et la peur existeront tant que je vivrai et aussi le dur labeur ». Le reste forme le récit lui-même, son écriture, « les travaux et les jours », pour reprendre le titre antique d’Hésiode. Qui sait si, après la mort de la modeste héroïne qui est inévitable, si viendra un œil capable de lire ce récit, ce pourquoi le lecteur est placé dans une situation paradoxale, de voyeur insolite, ou d’outre-tombe.
Jamais sa cousine et son époux fortuné ne reviendront dans ce chalet où les attend notre personnage, une femme déjà mûre. En l’espace d’un jour, puis pendant les deux années que franchit le récit, le monde de la société et de la civilisation n’est plus qu’un souvenir. Le chien cognant sa gueule contre l’invisible, la narratrice se cognant la tête « sur la vitre », là commence la réclusion et la constatation qu’au-delà route et paysage restent déserts. Depuis la montagne, et à l’aide des jumelles, elle ne distingue que quelques personnes figées bientôt envahies par les hautes herbes. La radio ne fait que grésiller. Explorer les hauteurs d’une autre vallée, n’aboutit qu’au même résultat et à un constat radical : « Puisqu’il n’y a personne pour prononcer mon nom, il n’existe plus ».
L’arrivée d’une vache à traire est un événement considérable, puis d’une chatte qui aura des chatons. L’instinct de conservation oblige à planter et récolter des pommes de terre, des haricots, chasser les chevreuils, couper du foin, du bois et les entreposer avant l’hiver. L’on devine qu’il faut en cette implacable solitude remuer ses pensées ou les faire taire dans la rudesse du travail. Elles concernent le monde d’avant, son mari, sa famille, ses amis, les Noëls, un monde qui n’est plus, sacrifié peut-être sur l’autel de la littérature. Mais aussi le rythme des saisons, forcément contrastées en montagne, la compagnie animale, la cueillette des framboises et des airelles. Il faut penser ses gestes pour vivre pleinement, là où « la main est un outil merveilleux ». Depuis les hauteurs des pâturages, la contemplation des paysages alpestres prend une tonalité lyrique et élégiaque, qui n’est pas sans faire penser au compatriote de Marlen Haushofer, le romancier romantique Adalbert Stifter[1].
Indubitablement, l’ossature - et le succès - de ce récit, plutôt que « roman » car il n’est qu’à une seule voix, repose sur la peur : de la mort, de la fin du monde, en une acmé de l’angoisse apocalyptique. Notre narratrice est probablement la dernière femme, comme le postulait Mary Shelley dans son ultime roman, Le Dernier homme[2]. À la différence que dans ce dernier, l’on savait la cause de la disparition de l’humanité, une peste épidémique. Chez Marlen Hausofer, tout est mystère, la matière transparente du mur, sa cause, et le pourquoi du vide de la campagne au-delà, où la nature reprend ses droits, sans la moindre intervention humaine visible…
En cette lecture fluide et sans complaisance, en ce réalisme saisissant, le plaisir de la robinsonnade est loin d’être exclu, sauf qu’à la différence du Robinson Crusoé de Daniel Defoe aucune allusion divine ne vient offrir la moindre transcendance. Le chalet, isolé parmi les montagnes et les forêts de l’Autriche profonde, est nanti des vivres et des objets de première nécessité, accompagné de quelques animaux, d’où l’organisation méticuleuse et laborieuse d’une vie solitaire attachée à survivre au mieux, à cultiver son jardin, bien plus qu’au sens voltairien, envers et seul équivalent d’un impossible jardin d’Eden ; ce qui permettrait de rattacher avec prudence cette œuvre à ce que d’aucuns appellent l’ « écoféminisme ». Ainsi, malgré la situation catastrophique et plus qu’angoissante, l’œuvre n’est pas sans dégager une certaine sérénité, en particulier grâce à l’amitié avec la nature et les quotidiens travaux afférents à la survie. Aussi c’est là un livre essentiel, recentré sur la rudesse de la nature et l’opiniâtreté de la survie, sans guère de romantisme, sur la nécessité de satisfaire les besoins premiers de l’homme, se nourrir, dormir au chaud, mais également ceux affectifs, ici grâce aux animaux. Si la littérature et l’art ont disparu en ce rustique chalet, ils trouvent à la fois leur nécessité et leur triomphe dans ce magnifique et touchant récit dont seules les souris se nourriront.
Être une épouse bourgeoise, être de surcroit mère de deux enfants, ne doit en rien empêcher de retrouver son quant à soi. Le récit Dans la Mansarde se déroulant en huit jours, entre deux dimanches, les tâches ménagères, courses et cuisine, alternent avec un délicieux loisir : dans sa pièce mansardée elle dessine oiseaux, batraciens et insectes : « chacun d’entre eux est entouré d’une aura d’étrangeté. C’est ma propre étrangeté, naturellement ».
La « mansarde » du titre est en effet un refuge, à mi-chemin de la maison et de l’évasion dans le ciel, où lire son courrier. Quoi de plus banal si ce dernier n’était pas insolite ? Périodiquement sa boîte aux lettres déborde d’une enveloppe jaune, où se réveillent les pages du journal qu’elle tenait lors de sa surdité, quinze ans plus tôt. D’où viennent-elles ? Qui les lui envoie ? À moins qu’elle se dédouble…
Pendant quelques mois, une cabane de garde-chasse sise en la forêt autrichienne était la cellule de sa claustration, loin de son mari et de son jeune fils. Les pages descriptives, les arbres, le lac, les sommets, sont d’une belle ampleur lyrique, sans la moindre grandiloquence cependant, à l’instar de celles du Mur invisible : « Aujourd’hui je suis allée en forêt. Silence glacé et beauté. Rien ne me distrait, ni un craquement d’arbre ni le crissement de mes chaussures qui s’enfoncent dans la neige. Je me rappelle très distinctement ce frottement sec. Le silence me donne un sentiment d’irréel, j’ai l’impression d’être un fantôme qui vient hanter la forêt enneigée ». Aux paysages correspondent des notations psychologiques : « J’aimerais bien être une montagne mais je n’en suis pas une, je ne suis toujours que la courtilière qu’on humilie et qui s’étonne ».
En contrepoint cette femme vit en ses pensées, où passe son mari, dont elle s’éloigne discrètement de plus en plus, en une réserve où alternent chamailleries, apparences courtoises et respect des convenances : « Mes extravagances hors des règles d’une vie bourgeoise se limiteraient à passer la soirée dans la mansarde ». Là, même ses enfants, dont elle prend cependant soin, ont quelque chose d’étranger. L’indulgent examen psychologique n’est pas sans une touche de satire : « C’est un homme tempérant, légèrement enclin à la pédanterie. Pourquoi ne vieillirait-il pas ? » C’est, parmi bien d’autres, une de ses « pensées de mansarde ».
Avec un parfait doigté, en son monologue intérieur qui fait toute l’épaisseur de son personnage, l’auteure explore l’hypocrisie et les non-dits des relations humaines, y compris maternelles et conjugales. Certes la société autrichienne d’après-guerre n’est guère propice à la libération de la femme, mais elle y creuse une faille où se lève la réalisation de soi et la créativité, comme en un surgeon original d’Une Chambre à soi de Virginia Woolf.
Une dame d’âge mûr revient dans sa maison familiale pour la racheter, en laissant les précédents propriétaires, qui ne la reconnaissent pas, en jouir encore. C’est en toute discrétion que lors de de ses quarante-cinq ans Betty apparait. Ne pense-t-on pas Elisabeth morte ? C’est en feuilletant des lettres et des photographies oubliées dans un tiroir que le passé d’Une Poignée de vies reprend ses droits. Remonte à la surface une petite fille qui libère les crabes et tombe amoureuse d’une boite à bijoux, dans une chambre où règne une « amitié dorée ». Mais aussi une Elisabeth adolescente, pleine d’inquiétudes, de fantasmagories et de sagesse précoce et révoltée, dans un internat religieux parmi les années 1920.
Être assaillie par deux jeunes filles amoureuses n’a rien de confortable, au point de penser que l’on a peut-être « le mal » en soi, surtout lorsque l’on est convoquée par « un collège de juges » pour se voir reprocher de ne s’attacher à aucune amie. Mais à son tour elle succombe au charme grec et sévère de sa professeure Elvira, quoique de manière éphémère. Plus tard, elle rompt ses fiançailles avec Günther, pour garder sa liberté, sa vérité. Son mariage avec Anton, qu’elle appelle Toni, même s’ils ont un enfant, même s’il incarne parfois « la tendresse gaie », n’a pas à ses yeux une importance fondamentale. Son escapade adultère avec Lenart, « grand animal triste », n’est qu’une rencontre récurrente, à la longue angoissante, avec un homme doué d’« un sentiment de domination », et avec ce qui, bien que paisible, n’est pas de l’amour, mais « l’emprise d’une violence qui avait fait d’elle son objet ». La sujétion consentie est étonnante, au point que l’on se demande si l’auteure ne laisse pas discrètement le lecteur qualifier cette satire de la condition féminine comme la marque d’une servitude volontaire…
La chronique de cette femme à laquelle l’on fait trop la cour, en quelque sorte victime de sa beauté, étouffée par la société qui l’entoure, qui « ne pouvait pas supporter d’être la possession d’une autre personne » et qui est « privée de ce minimum de solitude qui pour elle était vital », est poignante. Parcourue par « une soif d’inatteignable », elle est une image de la condition humaine, contrainte par des conventions sociales, voire une énigme existentielle : « Elle se vivait comme une parcelle infime du grand tourment de millions de vivants, de morts et de pas-encore-nés jusqu’à en oublier qu’elle était Elisabeth, une personne persuadée jusqu’à présent de son unicité ». Faut-il lire ce roman comme le ferait un psychiatre, devant un cas d’angoisse, ou comme un apologue sur la contrainte et la liberté ?
Au moyen d’un narrateur omniscient, l’écrivaine use de mille finesses pour raconter cet intense drame psychologique. L’écriture, douée de sensualité et d’acuité, est aussi exacte psychologiquement qu’intense poétiquement. Une vie fatiguée par le monde ambiant et sa « poignée de vies » adjacentes n’ont pas de peine à se cristalliser dans l’esprit du lecteur, et ce d’une manière durable. Alors que Le Mur invisible était en 1963 une pure fiction fantastique (précédent subtil du plus lourd Dôme de Stephen King en 2009), et puisque Marlen Hausofer a fréquenté le pensionnat des Ursulines de Linz, il n’est pas impossible d’imaginer qu’il s’agisse là d’un roman autobiographique.
En cette sorte de trilogie, les narratrices sont souvent seules, ou restent à distance, parfois seulement intérieure, de la société et de la vie conjugale. Leur tour à tour paisible et tourmentée tranche de vie se nourrit du réalisme de l’observation et de la notation, mais aussi d’une poésie intimiste un rien rugueuse. Décidément, l’Autriche accouche de romanciers qui se mettent en retrait par leur insolence, comme Thomas Bernhard[3], ou par leur inquiète discrétion, comme Ingeborg Bachmann[4], pour la poésie, et Marlen Hausofer pour son écart volontaire vis-à-vis du monde, d’une société germanique qui enfanta du monstre impardonnable du nazisme. Une certaine stature de rebelle sociale et métaphysique s’élève de la plume affutée de l’écrivaine. Faut-il lire ce splendide Mur invisible, par définition conçu à huis-clos, comme une ode à la solitude montagnarde ou comme une métaphore de l’isolement intérieur ? Si un « mur invisible », mieux que Le Mur de Sartre, nous sépare d’autrui, la vertu de l’art, ici romanesque, permet de le franchir, de faire cause commune avec un personnage diffracté en alter ego de tout lecteur un tant soit peu sensible. Aussi, au-delà de l’irrécusable prospection féministe de cette écriture, et de la facilité à s’identifier au personnage, que l’on soit homme ou femme, mieux vaut il y voir une dimension métaphysique propre à l’humain en son entier.
Speicher Durlaßboden, Gerlos, Tyrol, Österreich. Photo : T. Guinhut.
Les paysages romantiques de l’âme.
Adalbert Stifter : L'Arrière-saison,
Dans la forêt de Bavière, Le Cachet,
Descendances.
Adalbert Stifter : L’Arrière-saison,
traduit de l’allemand (Autriche) par Martine Keyser, Gallimard, 2000, 658 p, 26 €.
Adalbert Stifter : Dans la forêt de Bavière,
traduit par Yves Wattenberg, Premières Pierres, 2010, 72 p, 11,50 €.
Adalbert Stifter : Le Cachet, traduit par Sybille Muller, Circé, 2012, 120 p, 10 €.
Adalbert Stifter : Descendances,
traduit par Jean-Yves Masson, Cambourakis, 2018, 220 p, 10 €.
Qu’il s’agisse de topographie ou de psychologie, de randonnée ou d’aventure amoureuse, il faut s’attendre chez Stifter à une écriture lente, méticuleuse. La description des paysages est indubitablement un des points forts de ce romancier autrichien (1805-1868) admiré par Nietzsche, lecteur fort exigeant, qui le sacrait « plus grand prosateur de la langue allemande du XIX° siècle ». Au crépuscule du romantisme allemand, il fut également un peintre de nature, dans la continuité de Caspar-David Friedrich. L’Arrière-saison est son plus vaste roman d’apprentissage, à la poursuite d’un idéal intellectuel, esthétique, moral et amoureux, enfin atteint. De plus brefs romans et nouvelles se partagent entre le genre très allemand du roman d’apprentissage, à la suite de Goethe, et de l’hommage à la peinture.
La recherche d’un « bonheur supérieur » est la philosophie de L’Arrière-saison, dont le titre, Nachsommer serait plutôt L’Eté de la Saint-Martin, soit une maturité heureuse. Rarement une lecture sait-elle dégager un tel sentiment de sérénité et de justesse. À juste titre, il fut en 1857 salué comme le roman d’apprentissage autrichien digne du Wilhelm Meister de Goethe, certes plus inquiet. C’est à la première personne qu’un narrateur qui ne se nomme pas raconte sa famille et son enfance choyées. Et plus précisément son éducation au milieu des précepteurs, des objets d’art paternels, sa gestion du patrimoine. Peu à peu, selon un programme judicieux, il se fait autodidacte, dans les sciences surtout. Non sans explorer le monde qui l’entoure, observer les travaux des artisans, des industriels, des paysans, selon un programme encyclopédique. La nature, la botanique, les paysages montagneux sont également parcourus avec attention et ferveur : « le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime ». Au point qu’il lui faille rendre compte de toute cette richesse, de toute cette beauté par le dessin et la peinture qui permettent d’exalter « les formes plastique de la terre ».
Où sont donc les péripéties, les rencontres, l’amour, en ce roman où il ne se passe presque rien ? C’est lors d’un orage que notre personnage, auquel il est plaisant de s’identifier - ce qui permet de s’élever -, trouve refuge dans une maison étonnante. Vaste et splendide, entourée d’un jardin de roses, elle est la demeure parfaite, conçue comme une œuvre d’art, dans laquelle son propriétaire, le baron de Risach, fait preuve d’une vaste culture. Invité à y séjourner, à revenir, après un hiver chez lui et un intermède opératique à Vienne, notre héros côtoie non seulement une vieille dame adorable, Mathilde, mais aussi sa fille Nathalie, dont le visage ressemble à une figure gravée sur une pierre ancienne. L’on devine que l’amour nait entre nos deux jeunes gens : il est conté d’une manière aussi élégante qu’émouvante. S’ensuit un vaste récit emboité, dans lequel Risach raconte son amour contrarié pour Mathilde, sa pauvreté initiale, ses études universitaires et son ascension aux plus hauts postes de l’Etat impérial. De longues années plus tard, après le veuvage de Mathilde, une intense amitié les a réunis. Le consentement donné aux tourtereaux peut éclairer encore plus leur bonheur.
L’intrigue semble extrêmement simple en ce roman à la beauté envoûtante. Mais, si les personnages peuvent sembler trop parfaits, tout est dans l’atmosphère de culture, de beauté, de vertu, sans la moindre niaiserie. Les descriptions paysagères, lors des voyages à pied (le wanderung allemand), la contemplation des lacs et des glaciers, la récolte des spécimens botaniques et géologiques (comme les marbres collectionnés), les conversations didactiques sur l’art des jardins, sur l’agriculture, sur la restauration des œuvres d’art, en particulier la sculpture antique, sont de nature pédagogique (Stifter fut inspecteur des écoles), sont lentes et méticuleuses. La vie sociale est aristocratique et harmonieuse, mais avec des liens courtois avec les petites gens, pétris de respect, de sens du devoir et de distinction paysanne. L’on visite des demeures aux riches collections, où les meubles sont « conçus selon des pensées fort belles ». Il s’agit avant tout d’ériger un idéal, dans le cadre d’un romantisme qui n’est pas celui de la passion dévastatrice, mais d’une éducation poétique et philosophique à la vie bonne. Où l’on mesure combien le romantisme allemand est dans la continuité de la philosophie des Lumières.
Ce court récit autobiographique, intitulé Dans la forêt de Bavière, est celui d’un isolement au cœur d’une zone montagneuse et boisée de la lisière de l’Allemagne et de la Bohême. Pour imprimer sur la rétine de son lecteur une vision aussi exacte qu’exaltante des lieux, Stifter a un talent rare. Le plus vaste panorama, ainsi que les détails les plus précis, sont mis à contribution, avec un lyrisme parfois mesuré, parfois exalté, toujours efficace : « Si d’une vue alpestre magnifique, on dit qu’elle est un poème lyrique plein de feu, la simplicité de cette forêt en fait un poème épique tempéré». Mais une tempête de neige violente et tenace l’emprisonne dans sa maison forestière, alors qu’il reste inquiet de l’état de santé de son épouse à Linz. Plusieurs jours d’ « effroyable blancheur », de « vision teintée d’épouvante et de sublime grandeur», l’emmurent sans pouvoir quitter cette apocalypse neigeuse. Le voyage de retour, entre traîneau et raquettes, malgré de serviables paysans, sera éprouvant. Il s’en suivra « un ébranlement nerveux », avant qu’il puisse écrire ce récit, dernier parmi ses proses publiées. Ce malaise était-il un présage de sa maladie, de son suicide, deux ans plus tard ? Finalement l’idylle montagnarde qui se change en drame n’est pas sans cacher de secrètes et lourdes angoisses intérieures.
Ce bel hommage à la puissance inquiétante de la nature et à la pureté dangereuse de la neige est publié chez un éditeur décidément cohérent qui pose ses « premières pierres ». Tous ses livres inventorient avec poésie le pittoresque naturel, dans le cadre d’une esthétique environnementaliste à la fois romantique et parfaitement d’aujourd’hui. Ce dont témoigne le Voyage à l’île de Rügen. Sur les traces de C. D. Friedrich, par le peintre et écrivain romantique allemand Carl Gustav Carus[1](1789-1869). Dans lequel l’on découvre, outre « l’étrange impression d’une nature primordiale intacte » et le « complet abandon à ses pensées et ses sentiments », les « abruptes falaises crayeuses » au-dessus de la mer Baltique, qui furent magnifiées par le pinceau de Friedrich.
À peine moins bref, et cependant si intense est Le Cachet. Descendu des montagnes paternelles, un jeune homme blond descend à Vienne. Pour y parfaire son éducation, en particulier militaire, en attente du soulèvement européen contre la tyrannie napoléonienne. Guidé par ses principes de droiture hérités de son père, il mène une existence solitaire, hors quelque camarade. Lorsqu’un jeune visage, « à travers les amples plis noirs », parait lui faire « connaître la quintessence de toute chose ». Une série de rendez-vous pudiques à heures fixes dans la maison parmi les tilleuls lui révèle la justesse de l’amour. Mais pourquoi livre-t-elle si peu de sa vie ? Pourquoi cette maison parait-elle si peu authentique ? Il doute, omet de revenir quelques jours, avant que la maison soit mystérieusement vidée, avant qu’il parte enfin pour réaliser son idéal de souveraineté nationale en faisant campagne contre les armées françaises. Plusieurs années plus tard, l’épilogue nous apprendra le secret de celle qui avait été mariée à un vieux brutal, qui attendait de pouvoir réaliser son rêve. Nous ne révélerons pas au lecteur comment réagit le toujours amoureux fidèle à la devise du cachet paternel qui prône le respect absolu de l’honneur : « Servandus tantummodo honos ». Est-il possible de trop obéir à l’honneur et à la vertu ?
Ce récit, pudique, profondément émouvant, est lui aussi caractéristique de l’art de Stitfer. Une nostalgie des sentiments purs taraude les personnages, en un romantisme sensible et déchirant. Peut-être le jeune homme blond est-il un alter ego tardif de la Princesse de Clèves. Peut-être la jeune femme est-elle la véritable héroïne, en une sorte de féminisme précoce, plaidant pour la vérité de la passion tendre contre le fer injuste des conventions. La métaphore du flocon de neige qui devient avalanche est alors signifiante. Il y a bien une sorte de connivence entre les splendides paysages montagnards et les cœurs des personnages…
« Ainsi donc, me voici devenu, de manière imprévue, peintre de paysage. C’est épouvantable ». Ainsi commence Descendances. Après une terrible, assassine, critique de la banalisation de la peinture de paysage, autrement dit son kitsch, le narrateur (Stifter lui-même ?) forme l’ambition de « peindre de telle façon qu’on ne puisse plus faire la différence entre le Daschtein en peinture et le vrai ». Le Daschtein étant évidemment une chaîne calcaire du nord de l’Autriche. La quête est acharnée autant qu’impossible, autant technique qu’esthétique et métaphysique. Notre homme aux pinceaux passionnés veut également rendre hommage à un marais avant son assèchement, sa disparition. Comme un Monet avant l’heure, il tient à peindre son modèle à chacune des lumières de la journée. Probablement est-ce là un reflet de la boulimie visuelle et créatrice du romancier qui fut un excellent peintre avant de devenir écrivain. Mais le motif pictural ne saurait épuiser la richesse de ce roman.
Friedrich Roderer rencontre alors son homonyme, peut-être son double ; cependant il s’agit de l’assécheur de marais. Ce dernier, le vieux et riche Roderer, fut autrefois un amoureux de la poésie. Les mystères des « descendances », pour reprendre le titre, entre les différents Roderer, fascinent Friedrich qui ne peut que tomber amoureux de la fille de son ainé, histoire d’amour soudain du plus fulgurant romantisme. Mais l’obstination, le destin étrange de l’artiste permettent-ils que l’on épouse son amoureuse, que l’on coule une vie sans folie dans le confort Biedermeier ? Ou faut-il écarter et décevoir l’art, se ranger, pour accomplir quelque chose qui « ne sera ni petit, ni bas, ni insignifiant » ? Accomplir quoi, finalement ? Ce beau roman ne le dit pas, laissant l’expectative, voire la réponse, à qui voudra bien. Même si le mariage et une grande joie, ce renoncement n’est sans mélancolie dans la bouche du lecteur.
Dans Le Condor[2], première nouvelle publiée par Stifter, le peintre choisit la carrière risquée de l’artiste plutôt que l’amour. Pourtant l’héroïne trouve le courage de s’élever au-dessus des Alpes matinales en ballon. Courage cependant insuffisant puisqu’elle s’évanouit en altitude. Comme si le sexe féminin n’avait pas encore, en 1841, le droit de monter aussi haut que les hommes, y compris dans la quête de l’idéal. La vigueur, la couleur de tels récits étonnent et charment, non sans qu’ils permettent de figurer les plus hautes aspirations humaines, y compris contrariées.
Les paysages de Stifter sont aussi ceux de l’âme (car bien romantique est la croyance en celle-ci) , comme lorsque, dans Les Cartons de mon arrière-grand-père[3], il décrit successivement les saisons, dont un somptueux hiver autrichien, dans le cadre d’un roman de formation, entre ascèse de l’écriture et amour perdu, cependant retrouvé. De même, dans Cristal de roche[4], des enfants passent la nuit de Noël dans une grotte de glace aux lumières sidérales ; ce qui n’est pas sans faire penser au roman, un siècle plus tard, de Tarjei Vesaas : Palais de glace[5]. La fascination de la blancheur irrigue le romancier d’une manière à la fois naturelle, mystique et sépulcrale. Bien que raisonnablement séduit par les convenances et le confort bourgeois, Adalbert Stifter était un romantique impénitent qu’une nature solaire et sauvage transportait de bonheur et d’inquiétude métaphysique. En se tranchant la gorge avec son rasoir en 1868, il rendit en effet son âme aux paysages qu’il aimait tant. Et dont il nous a rendu l’essence dans L’Arrière-saison, son roman parfait roman d’éducation philosophique et de paix esthétique, en ce sens à la croisée du classicisme et du romantisme.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.