Leer es sexy. Librería Cervantes, Segovia, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Eloge des éditions
Monsieur Toussaint Louverture.
Esthétique du déchet par Jonathan Miles :
Tu ne désireras pas.
Suivi par Watership down, La Rivière pourquoi,
Et quelquefois j’ai comme une grande idée,
Moi ce que j'aime c'est les monstres, etc.
Jonathan Miles : Tu ne désireras pas,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Charles Khalifa,
Monsieur Toussaint Louverture, 2021, 464 p, 24,50 €.
David James Duncan : La Rivière pourquoi,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michel Lederer,
Monsieur Toussaint Louverture, « Les grands animaux », 2021, 480 p, 12 €.
S’il existait des Victoires de l’édition, comme il en existe pour la musique, en particulier classique - cela va de soit -, nous prendrions résolument le risque de les décerner à Monsieur Toussaint Louverture. Tirant son étendard du libérateur d’une île caraïbe, qui la débarrassa de l’esclavage, une maison d’édition frappe par sa fantaisie, son ambition, son soin attaché aux maquettes et aux reliures, soin trop souvent absent d’officines patentées. Il a beau publier un titre programmatique, Tu ne désireras pas, nous désirons ardemment les livres de Monsieur Toussaint Louverture, dont Et quelquefois j’ai comme une grande idée, de Ken Kesey pourrait être une autre formule de la sérendipité de son entreprise. Qu’il publie des romans monstres, scandinave ou letton, américains et déjantés, ou encore des romans graphiques, nos pupilles et papilles glissent sur les couvertures illustrées et mordorées, voire merveilleusement luxueuses, à tout le moins purement graphiques en sa collection de poches, même si certains titres peuvent paraitre plus négligeables, avec la furieuse envie de les dévorer lentement.
Non, il ne s’agit ni d’un manuel bouddhiste ni d’une leçon d’ataraxie antique. Quoique… Car le romancier américain Jonathan Miles (né en 1971) commande : Tu ne désireras pas. Ainsi serait assurée la tranquillité de l’âme, tant le désir entraîne son insatisfaction et son éternel retour lancinant. Il s’agit plutôt de savoir combien ce même désir chevillé au corps entraîne de consommation et surtout de déchets. D’où des personnages triant le gaspillage contemporain, faisant profession de récupération, et d’autres, leurs contre-miroirs, qui ne cessent d’en vouloir toujours plus, et sont donc des fauteurs de restes et d’ordures, là où sociologie du présent et archéologie future se croisent.
Investissant un appartement vide en plein New York, Micah et Talmage sont des squatteurs qui vivent d’un peu d’amour et de « déchétarisme », mode de vie entre recyclage et écologisme, le second avalant « de pleines fourchetées d’idéologie » auprès de la première, « végan stricte », qui eut une enfance autarcique à la Robinson et « un rêve d’Eden » - ce qui est l’un des plus beaux récits d’aventure et d’éducation du roman.
Autour d’eux, Elwin, linguiste et « médecin légiste des langues mortes », dépouille une biche tuée par sa voiture et en récupère la chair dont il nourrit son obésité. Il est censé contribuer à prévenir du danger d’un dépotoir nucléaire, délivrer un message destiné à résister à l’entropie jusqu’à la fin des temps ; alors que son père est délabré par la maladie d’Alzheimer. Un « garde-meuble » encombré devient le « mausolée » d’une victime du 11 septembre, sous les yeux de Sara, sa veuve, flanquée d’Alexis, une adolescente dévorée d’angoisses et obsédée par les punaises, dont le bébé risque de finir à la poubelle, à moins qu’il soit une espérance…
Par chapitres alternés, l’on passe du « squat d’apocalypse » aux vieilles créances impayées et rachetées par Dave en vue d’un bénéfice fabuleux : « des Lazare financiers que l’on faisait lever de leur tombe ». Face au site de déchets nucléaires, Elwin épilogue sur la disparition des bibliothèques de l’Antiquité : « On a juste des tombes et des tas d’ordures », tant en récitant les derniers vers d’ « Ozymandias » de Shelley : « Autour de la ruine / De ce colossal débris, sans bornes et nus / Les sables solitaires et unis s’étendent au loin[1] ».
La fresque sociale est certes une satire de la société de consommation, néanmoins peu manichéenne ; mais les psychologies individuelles y sont passées au scalpel, le pathétique omniprésent suscite la pitié, mais aussi le rire lors de scènes épiques et picaresques, et l’on craint de finir son existaence dans un broyeur à ordures puant. Là où chaque forme de déchet est la métaphore d’une personnalité, d’une vie, une amère philosophie morale exsude de cette somme qui va croissant en beautés : que reste-t-il de nous sinon nos épaves ?
En dépit d’un vocabulaire courant, voire vulgaire, le roman s’honore de bien des métaphores qui jaillissent dès l’incipit. Ce qui ne s’épuise guère en cours de lecture, tellement l’on croise de belles bricoles : « un lustre pendouillant du plafond en ruines tel le corps desséché d’un alpiniste étranglé par sa corde de rappel ». Que faire de ce « capharnaüm du connu et de l’inconnu », sinon un roman ?
Tu ne désireras pas fait partie de ces romans ambitieux comme savent parfois en produire les Etats Unis d’Amérique. Il a su agréger son polyèdre de récits autour d’un concept générateur, soit la relation entre le désir et le déchet, comme le firent les plus grands : William Gaddis[2] autour des « reconnaissances », et, à une plus modeste hauteur, les « corrections » d’un autre Jonathan, Franzen[3] cette fois. En un volume somptueusement vêtu par son éditeur esthète, il faut fouiller les débris dérisoires et splendides d’une civilisation, où sans nul doute, l’on trouvera, en sa plus noble expression, la littérature.
Selon l’argumentaire facétieux de l’éditeur, « Les grands animaux » est une collection de poches « qui rassure Monsieur Toussaint Louverture, dans laquelle sont publiés des livres cultes, des grands romans et des chefs-d’œuvre de façon suffisamment belle pour que vous ayez envie de les voler, mais suffisamment accessible pour que vous n’ayez pas à le faire ». Au sein de ces poches en forme de discrets bijoux, les ouvrages s’abritent sous une jaquette qui est « du Pop’Set riviera Blue de 170 grammes sur laquelle a coulé la plus limpide des dorures ». La chose est aussi joliment dite pour les papiers et la police, à chaque fois soumises à variation ; ce qui autorise de lire tous les colophons comme de véritables poèmes.
La fantaisie de Monsieur Toussaint Louverture ne lui a pas permis d’ignorer un classique de la littérature britannique, soit un roman de fantasy animalière : Watership down de Richard Adams[4]. Les lapins aussi ont droit aussi à leur Iliade et à leur Enéide. Car ces gracieux mammifères, menacés par les activités humaines, doivent fuir leur garenne natale, à la recherche d’une nouvelle Rome pour installer une colonie. C’est, à travers la campagne anglaise, le déploiement d'une aventure épique jalonnée de nombreux obstacles et péripéties, sans oublier plusieurs rencontres qui vont changer la manière de voir le monde de ces agiles quadrupèdes. Ces actives peluches - et néanmoins sauvages -, aux oreilles sensitives, ont leur langage, leur mythologie, organisent leur société et leurs mœurs, en une étonnante métaphore de l’humanité, à la fois poétique et satirique : « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », disait Jean de La Fontaine. Ce que Richard Adams n’a point oublié en son apologue passablement humoristique, et plus sérieux qu’il n’y parait.
Semblant dès son titre promettre de répondre à bien des questions existentielles, voici La Rivière pourquoi, signée David James Duncan. La chose pourrait paraître aussi anodine qu’une histoire de pêcheurs à la mouche du côté des monts de l’Oregon, quoique solidement trempée par l’humour. Or l’on n’échappera pas, et c’est heureux, aux allusions plus ou moins philosophiques qui tissent le récit : « Pêcher ? Pêcher quoi ? – Le bonheur, la consolation, la façon de comprendre la mort de quelqu’un comme Abe, le pourquoi de la Tamanawis, la beauté d’une Eddy […] la tradition éternelle qui, avec le soufi Attar[5], proclame que « Du dos du poisson à la lune, / chaque atome est témoin de son existence ».
Né d’un paternel, pêcheur à la mouche impénitent et écrivain volontiers ampoulé, surnommé « H20 », et d’une mère « cow girl » de la pêche au ver, simplement appelée « Ma », Gus Orviston, héritant des qualités et travers de ses deux parents, nous raconte sa vie qui, à peu de choses près, se résume à son irréfragable passion pour la pêche. Parmi des torrents bouillonnants, des gorges sauvages, des rapides et des cascades, le gugusse est à la recherche d’un graal, la rivière parfaite qui répondrait à ses désirs et rédimerait ses alternances de désespoir et d’euphorie.
Que Gus Orviston, prodige de la pêche s’il en est, rencontre « adorable pêcheuse », perchée dans un arbre au-dessus de l’eau, un cadavre ou un chien philosophe nommé « Descartes », il mêle registre épique et burlesque. Oscillant entre désespoir et euphorie, enchainant prise de truite de mer ou de torrent, saumon aux couleurs rosées, il satisfait autant les inconditionnels de l’ichtyologie que les amateurs de récit enlevé, poudré de satire et d’enthousiasme, non sans autodérision. Car le saumon est ici un Moby Dick au petit pied. Au-delà des aventures aquatiques, La Rivière pourquoi se veut un hymne lyrique à la beauté de l’existence et à la liberté dans le cadre d’une nature sauvage. Le roman d’apprentissage associe le souci de l’écologie et un mysticisme un tant soit peu allumé : « Alors, j’ai su que la ligne de lumière ne menait pas à un royaume mais à un être, que la lumière et l’hameçon étaient à lui et qu’ils n’étaient faits que d’amour ».
Né en 1952 à Portland, dans l’Oregon, David James Duncan s’est fait un nom avec ses deux romans à succès The River Why (1983), d’abord traduit sous le titre La vie selon Gus Orviston en 1999, et The Brothers K [6] en 1992, qui ne sont pourtant guère kafkaïens. Les bottes de pêche aux pieds, la canne à la main, il n’en pas moins l’esprit affuté par la lecture d’écrivains et philosophes spiritualistes, d’Hermann Hesse à Gandhi. L’on se doute qu’il a bien des affinités avec le « nature writing » américain, de Thoreau[7] à Gary Snyder et Jim Harrisson, quoiqu’il ne dédaigne pas Ken Kensey.
Visiblement « la grande idée » de son roman pansu a rencontré ces lecteurs, au point qu’il bénéficie chez notre Monsieur Toussaint Louverture d’un triptyque éditorial : sa première édition, courante et bleutée, soignée à l’habitude, son poche et son luxueux écrin orné d’un cœur arbustif et doré (soit l’ « édition Wakonda », déjà épuisée). Les huit cents pages buissonnantes du deuxième roman de L'Américain Ken Kesey (1935-2001) se parent d’un titre à la fois modeste et hyperbolique, qui pourrait être chez notre éditeur une devise : Et quelquefois j'ai comme une grande idée.
C’est un drôle de loustic psychédélique que ce Ken Kesey, pratiquant l’écriture excitée par diverses substances hallucinogènes. Son premier roman, Vol au-dessus d'un nid de coucou[8], avait été remarqué pour son traitement psychiatrique halluciné, avant de se payer un trouble succès, dopé qu’il fut par le film de Milos Forman qui s’ensuivit et dans lequel l’acteur Jack Nicholson est joliment horrifique.
Nous sommes encore une fois dans l'Oregon, sur la côte pacifique des Etats-Unis, mais à « Wakonda », où pullulent et jaillissent des sapins géants, nous dédaignant du haut de leur cent mètres. Il faut bien en abattre pour vivre, mais les bûcherons se mettent en grève, avec le secours de leur syndicat dirigé par Jonathan Bailey Draeger. Sauf que dans le clan des Stamper, une famille un peu tête de cochon, l’on préfère braver le syndicat, suspendre un bras arraché devant sa maison en guise de déclaration de guerre, augmenter l’abattage et la production de grumes qui descendent la rivière en direction des scieries. Pérennisant le mythe du colon américain, le trentenaire et « illettré » Hank Stamper use de sa force physique à l’envie lorsqu’il lui vient l’idée d’appeler à la rescousse son demi-frère, Leland ou Lee, qui à vingt-quatre ans, revient de New York où il vivait avec sa mère. Ce dernier est à l’antithèse de Hank, car étudiant chétif, de surcroit nourri de rancune : n’aurait-il pas en tête quelque plan vengeur ? La confrontation aura lieu sous les yeux du patriarche octogénaire déclinant, Henry, focalisant le conflit des bûcherons sur ces deux acteurs bien opposés. Le duel entre la brute et le subtil jeunot ne sera pas aussi manichéen qu’on pourrait l’imaginer. Le premier est un franc gros bras, le second plus pervers qu’il n’y parait. Le suspense se double du trouble comportement de Viv, l’épouse de Hank, jolie à souhait. L’on n’oubliera pas maints personnages secondaires gravés avec autant d’acuité, alors que les retours au passé familial construisent le soubassement de la fresque, que s’échangent les voix au moyen de dialogues entrecroisés et animés, sans compter les italiques du monologue intérieur, en une polyphonie qui double la narration, comme si nous étions sur la scène d’un théâtre antique, alors que les rugissements des eaux et des vents jouent le rôle du chœur. Le combat final est un morceau d’anthologie : « mon frère et moi sommes finalement, totalement, éperdument tombés dans les bras l’un de l’autre pour notre première, dernière et si longuement attendue danse de la Haine, de la Peine et de l’Amour ». Le conflit familial et social est devenu un chant épique, parmi une nature plus puissante que l’humanité : « Tout est vanité et poursuite du vent »…
Photo : T. Guinhut.
Sans vouloir ni pouvoir être exhaustifs, rendons justice à quelque titres phares de Monsieur Toussaint Louverture, que nous avons d’ailleurs déjà chroniqués dans les pages du Matricule des anges et sur celles de ce blog. Par exemple, Mariam Petrosyan avec La Maison dans laquelle, Jan Kjaerstad avec Le Séducteur, ou encore Vilnius poker, de Ricardas Gavelis, quoique nous omettions ici, Personne ne gagne, de Jack Black[9], ou Kairo de Steve Tesich[10]. Et tous ceux que notre appétit de lecture n’a pas eu la force de dévorer…
Où se trouve cette « Maison », dont Mariam Petrosyan ne précise pas « laquelle » ? Mystère. L’on sait bientôt qu’à dix-huit ans il faut la quitter, toujours à son plus grand regret. Mais au lecteur il faudra une patiente persévérance, au long cours de quelques centaines de pages, pour comprendre qu’il s’agit d’un « internat pour enfants handicapés », ou bien inadaptés, rejetés, parmi lesquels on distingue les « Roulants » et les autres. Elle est parfois surnommée la « Maison Grise » des « enfants-chiendents ». L’on pourrait croire que cette prison délicieusement consentie n’est que masculine, ignorante du sexe opposé, alors que les filles ne sont que des ombres de la bibliothèque, habitant un autre étage, plus lointain que la stratosphère ; quand, au milieu du livre, « la Nouvelle Loi » permet soudain de visiter les uns, les unes et les autres, de découvrir « Rousse », « Sirène », « Chimère », « Aiguille »...
L’on vit par dortoirs, par confréries, d’où l’on exclut l’un, où l’on accueille les autres. Là règnent des conventions, des rituels, des interdits, des conflits et des complicités. Les clans se surveillent, s’affrontent, chapeautés par des mâles dominants. Même si l’on n’y est jamais seul, en un chaud collectivisme, en une lourde et menaçante promiscuité, chacun peut se ménager des moments d’intériorité, sous ses couvertures, dans un coin de la cour, voire dans la punition de la « Cage ». Pour ses habitants, la « Maison » est l’espace d’une « enfance sauvage et libre », où ils peignent les murs, font de la musique, écrivent des poèmes, participent, en l’apothéose de la dernière nuit, à une « Nuit des Contes »[11]…
Le Norvégien Jan Kjaerstad saute allègrement par-dessus la convention de la chronologie, écrivant en son Séducteur. À la manière d’une constellation, l’histoire de Jonas tourne autour de son point nodal : la mort de son épouse. Que l’on se rassure, il ne s’agit pas d’un énième policier, gonflant dangereusement les rayons d’un genre avide de clichés ; de plus la fin nous laissera au même plan cinématographique, non résolu. Outre le cadavre sanglant de l’épouse, c’est leur rencontre, lorsqu’enfants, leurs bicyclettes se heurtent, qui fait le « moyeu du récit », le lien entre école et maturité, et de la roue de l’existence. Le tableau familial est le biais par lequel passe une satire de la Norvège toute entière, aux nouveaux riches incultes et péremptoires, clinquants et affreusement conventionnels. Heureusement, l’enfance et l’adolescence du héros, racontées par facettes au moyen d’un narrateur omniscient, parfois critique, toujours mystérieux, sont entourées par divers initiateurs. Sa sœur dont l’exposé didactique exhibe son sexe à sa vue, son ami Gabriel aux bavardages infinis à bord d’un bateau qui faillit heurter un ferry, sa complice Néfertiti grâce à laquelle Jonas joue Duke Ellington à l’harmonica et « se transforma psychologiquement en homme du grenier ». De plus, autour de Jonas, de multiples figures de l’artiste éclairent sa mémoire et son espace : Ole Bull, le musicien virtuose du XIX° siècle, voyageant jusqu’au sommet des pyramides, le sculpteur Gustav Vigeland dont l’imagination gothique est « débridée », ou la peintre Dagny M., étrange et fascinante[12]...
Venu des tréfonds de l’Europe, voici un opus sombre, inquiétant, monstrueux. En un mot : fascinant : Vilnius poker, de Ricardas Gavelis. Il émane d’ « au-delà des barbelés » du goulag, ravivant le passé de la Lituanie, entre chape de plomb soviétique et indépendance rêvée. En autant de parties, quatre voix effectuent cette descente aux Enfers littéraire, se débattent à la recherche d’une liberté impossible : Vytautas, l’ex-prisonnier, au sexe de « bête couvert de cicatrices », Martynas, auteur d’un « Extrait des marmoires », la blonde Stefania, enfin la « Vox canina » d’un étrange chien philosophe.
Vytautas Vargalys, qui est peut-être le double de son auteur, n’est-il qu’un narrateur paranoïaque ? Dans un immense et labyrinthique monologue intérieur, seulement parfois coupé de dialogues, il exhibe sa personnalité trouble, ses errances dans Vilnius, la capitale lituanienne, sa brève passion pour une « Circé des carrefours ». Epié, pense-t-il, par une « organisation fantomatique », il se fait embaucher par la bibliothèque, parmi les « informaticiens sans ordinateurs », chargés d’un catalogue absurde et inaccessible, mais pour « mener [son] enquête clandestine ». Qui sont-ils ? Tous ceux qui, au cours de l’Histoire, ont incendié des livres. Ils ont pour « but de kanuk’er les gens, de les priver de leur cerveau et de leur résolution ». À moins qu’ils soient l’allégorie du communisme qui vampirise la Lituanie, « des suppôts de Satan -tous ces Staline, Hitler, Pol Pot »… Au cours de cette quête des entités malfaisantes menacent la raison de Vytautas, seule la jeune, séduisante - et presque nabokovienne - Lolita parait lumineuse (il aime « le jazz de ses paroles »), si elle n’est pas un leurre dangereux. Elle participe à la tension érotique, parfois obscène, en aimant ceux qui sont marqués « par les glyphes du malheur ». En effet, l’anti-héros ne poursuivra son errance que jusqu’à son arrestation, sa disparition, probablement dans les « caves du KGB [13]».
Emil Ferris : Moi ce que j'aime c'est les monstres.
Si soucieux de qualité graphique, un tel éditeur ne pouvait omettre le roman graphique. En effet, « Moi ce que j’aime, c’est les monstres »[14], en plus, cela va sans dire, des livres de Monsieur Toussaint Louverture. Roman familial et maelström de hachures et de couleurs, les monstres d’Emil Ferris envahissent la psyché d’une petite fille tourmentée. L’abondance du noir et blanc griffé, des bleuâtres, des rouges sanglants et du violacé, intrigue, inquiète. Les prestiges dangereux, dépressifs, du fantastique et de la peur saisissent l’imagination du lecteur, vigoureusement sollicitée. Car le cocktail détonnant Chicago, vampires, Allemagne nazie, déferle sur l’existence de la petite Karen Reyes, qui n’a que dix ans. La vulnérable héroïne, affublée d’un imperméable de détective, se rêve en loup garou pour transcender la violence familiale et urbaine. Sa belle voisine, Anka Silverberg, prétendument suicidée d’une balle dans le cœur, se révèle une revenante des camps nazis, ce qui donne lieu aux plages d’un récit emboité. Un monstruit pandémonium s'abat alors sur Chicago, prête à courir à feu et à sang, à l’occasion du meurtre de Martin Luther King, autant que dans le psychisme torturé du miroir déformant de la jeune narratrice. Elle lit des magazines d’horreur, dessine sans cesse, entre dans les tableaux de l’Art Institute, enquête au sujet d’Anka, côtoie le cancer de sa mère, rencontre des « filles-serrures »… Sous ses canines protubérantes imaginaires elle pense achever la « vie de non-morts » des vampires. En ce combat entre le bien et le mal qui l’assaille, sa quête lui permet-elle, au travers des peintres du musée, de trouver Victor, son frère monstrueux perdu ?
L’ouvrage, prétendant être en partie autobiographique, est sans nul doute fantastique, car menacé par le pire de notre monde et du surnaturel, magnifié par des crayons virtuoses. Les allusions à des œuvres d’art, à la littérature, fourmillent, sans compter la religion, le satanisme, Dracula et Frankenstein… Onirique et cauchemardesque, caricatural, parodique, souvent tendre, morbide et psychologique, voire psychanalytique, le baroque opus, que l’on se concentre sur les textes ou sur les images, inséparables, n’ennuie pas un instant, nous emportant dans un maelstrom visuel et intellectuel proliférant. Lors, nous pensons à l’expressionnisme allemand, à M le Maudit de Fritz Lang, par exemple. Art Spiegelman, l’auteur de Maus[15] (cette bande dessinée où des chats nazis persécutent des souris juives) ne tarit pas d’éloges sur les monstres trop humains qui sont les excroissances vénéneuses du cerveau d’Emil Ferris. La romancière et graphiste, née à Chicago en 1962, fut mère célibataire, longuement handicapée par un virus, consacra cinq années à son œuvre, sans se préoccuper des standards de la bande dessinée, bousculant l’espace des pages. Tel est l’univers unique de ce surgeon du romantisme noir et du gothique anglais surgi du stylo-bille de Dame Emil Ferris.
Nous n’aurons pas ici exploré tout le catalogue, encore en ébullition, de Monsieur Toussaint Louverture, seulement jeté des coups de sonde, aux hasards concertés de nos lectures. Ce qui gisait, oublié au tréfonds d’autres maisons d’éditions françaises, ignorés parmi les champs de pépites des éditeurs étrangers, méconnus et lointains, brille là d’un éclat noir et d’un pétillement d’arc-en-ciel vigoureusement esthétique. Certes l’esprit chagrin regretterait qu’un tel éditeur ne prenne guère le risque de découvrir des inédits, des auteurs imberbes ou chenus que l’édition traditionnelle ne sait que dédaigner, mais qui saurait lui tenir rigueur de ne pas y risquer sa chemise ?
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La partie sur Jonathan Miles a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2021
[1] Percy Bysshe Shelley : « Ozymandias », Poèmes, p 147, Imprimerie Nationale, 2007.
[4] Richard Adams : Watership down, Monsieur Toussaint Louverture, 2016.
[6] David James Duncan : Les Frères K, Monsieur Toussaint Louverture, 2018.
[8] Ken Kesey : Vol au-dessus d'un nid de coucou, Stock, 2013.
[11] Voir la suite de cette critique : La maison
[12] Voir la suite de cette critique : Jan Kjaerstad : Le Séducteur, Aléa
[13] Voir la suite de cette critique : Ricardas Gavelis : Vilnius poker
[14] Emil Ferris : Moi ce que j’aime, c’est les monstres, Monsieur Toussaint Louverture, 2017.
[15] Art Spiegelman : Maus, Flammarion, 2019.
Ken Kesey : Et quelquefois j'ai comme une grande idée, édition Wakonda.
Photo : T. Guinhut.