Discours politiques sur la I. Décade de Tite-Live, Henry Desbordes, 1701.
Photo : T. Guinhut.
Actualités de Machiavel :
Le Prince d'un nouveau monde politique.
Machiavel : Le Prince,
traduit de l’italien par Jacqueline Risset, présenté par Patrick Boucheron,
illustrations choisies et commentées par Antonelle Fenech Kroke,
Nouveau Monde éditions, 224 p, 49 €.
Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini : Machiavel. Une vie en guerre,
Passés / composés, 2020, 616 p, 27 €.
Machiavélique… Machiavel a le trouble honneur d’être le seul philosophe politique de bénéficier, par antonomase, d’un adjectif d’emploi courant qui pourtant travestit sa pensée. Il n’est évidemment pas une sorte de sadique retors dans l’art du pire gouvernement. La parution d’une nouvelle et splendide édition de son œuvre maîtresse, Le Prince, vient à point nommé pour examiner l’actualité de son temps, son balancement entre tyrannie et liberté, mais aussi pour avoir l’indécence de s’interroger : y-a-t-il aujourd’hui une actualité de Machiavel ? Car ce Prince d'un nouveau monde politique nous parle, pour peu que l'on veuille bien le lire.
A l’aube du XVI° siècle, en 1513, naquit ce traité, à l’intention de Laurent le Magnifique. Répondant à l’universelle interrogation du politicien : comment parvenir au pouvoir, et surtout comment le conserver ? Parmi les convulsions de l’Italie, de ses principautés, entre les intrigues du pouvoir papal et les tentatives hégémoniques françaises ou germaniques, la cité de Florence compta un secrétaire et diplomate fort actif et cependant peu récompensé, puisqu’à l’occasion de la victoire des Français qui rétablirent les Médicis aux dépens de la florentina libertas, il fut emprisonné et torturé : Nicolo Machiavelli (1469-1527). Son œuvre emblématique (il écrivit également un Art de la guerre[1]), explosive pour la morale, mise à l’index par la Papauté en 1559, a été mille fois rééditée, traduite, mais rarement comme par les Editions du Nouveau monde. C’est grâce à une somptueuse iconographie, convoquant toutes les ressources de la peinture (Titien, Bronzino, Léonard de Vinci…), de l’allégorie et des antiques, de la sculpture et de la bibliophilie que l’on découvre les acteurs de la Renaissance italienne ; mais aussi avec le concours d’une introduction circonstanciée, qui nous éclaire sur les réceptions ultérieures du Florentin, et de têtes de chapitres aussi claires que pédagogiques.
De ses activités de négociateur au cœur de l’action politique, Machiavel tira une philosophie toute nouvelle, s’appuyant à la fois sur les ambitions et les guerres de son temps et sur la lecture des historiens romains, dans la tradition humaniste. Il serait alors vain de lire Le Prince sans le secours des Discours sur la première décade de Tite Live[2]. En ce sens, la philosophie politique ne siège pas dans les nuages, entre universaux moraux et utopies, mais sur le terrain de la réalité contemporaine, autant que dans les réservoirs de témoignages de l’Histoire : « il m’a paru convenable d’aller tout droit à la vérité effective de la chose plutôt qu’à l’imagination qu’on s’en fait », prévient-il au seuil du fameux chapitre XV. Voilà qui pose « le primat de l’observation sur l’éthique[3] ». Voyant l’Histoire s’agiter avec bruit et fureur autour de lui, cherchant moins une solution à l’établissement de l’autorité du Prince que son maintien en faveur de la prospérité de l’état et des libertés civiles, il fait de son manuel une machine de guerre : « Aussi est-il nécessaire à un prince, s’il veut se maintenir, d’apprendre à pouvoir ne pas être bon, et d’en user et de n’en pas user selon la nécessité » (…) « car tout bien considéré, il pourra trouver une chose qui parait une vertu, et la suivre serait sa ruine ; et une autre qui parait un vice, et, s’il la suit, il en naitra son bien et sa sécurité » (chap XV).
Quoique jusqu’à lui si peu avouée en tant que principe politique légitime, la soumission des moyens, légaux, moraux ou non, aux fins est une caractéristique bien connue. Notons cependant que les fins, ne pouvant être connues, « il ne saurait exister pour lui de modèles préétablis orientant les conduites humaines » (pour reprendre le préfacier). Machiavel n’est pas platonicien, il s’agit seulement pour lui d’accorder la vertu et la fortune… On connait également les nécessités de ne plus compter sur les mercenaires payés, mais sur les propres armées de l’état, et d’être craint plutôt qu’aimé. Ce pourquoi ce penseur choqua et mérita d’être caricaturé par l’adjectif qui se repaît de l’accuser.
Le Prince, quoique parfois erratique, certainement complexe au regard de notre modestie, n’est pas un texte désorganisé : il pense d’abord les types de principats, ensuite les exigences militaires, puis les vertus princières utiles à l’état, enfin le plaidoyer pour l’Italie menacée par ses voisins… Ses préceptes raisonnables et polémiques en vingt-six chapitres sont au service de tout apprenti et professionnel du pouvoir…
Est-ce à dire qu’il serait le théoricien exclusif de la tyrannie, comme le préjugé commun pourrait l’imaginer, et comme la lecture de ces principes policiers semble l’indiquer ? A moins que cette machiavélienne main tyrannique n’ait pour but que la liberté des citoyens : « celui qui devient prince grâce à la faveur doit conserver son amitié. Ce qui lui sera facile, puisque tout ce que le peuple demande est de ne pas être opprimé » (chap IX).
Cet attachement du Florentin à la liberté a bien été entendu par les penseurs libéraux : « Le fondement de la morale est immoral ; le fondement de la légitimité est l’illégitimité ou la révolution ; le fondement de la liberté est la tyrannie[4] », ainsi Léo Strauss synthétise-t-il la pensée de ce maître de l’art politique qui eut pour descendant Hobbes, fondateur de la souveraineté de l’état Léviathan, mais aussi un Rousseau peut-être trop enthousiaste, en son aura de sectateur de la volonté générale : « en feignant de donner des leçons aux Rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des Républicains.[5] » De plus, nous rappelle le préfacier Patrick Boucheron, non sans pertinence, « Machiavel a écrit un livre intitulé De Principatibus, et qui portait avant tout sur les états de ce temps » ; donc portant pas seulement sur la destinée du détenteur du pouvoir, mais sur celle de l’Etat. Cet art du gouvernement n’est évidemment pas au service d’un monde d’anges roses, mais confronté aux pires conditions de l’humanité méchante. Ainsi, le jeu vidéo Assassin’s Creed propose aujourd’hui un Machiavel virtuel et cynique dont la mission est de veiller à la préservation du libre-arbitre de l’humanité, noble mission s’il en est. Laissons penser Raymond Aron : « Il est clair que Machiavel ne recommande pas les tyrannies et fait l’éloge de la liberté romaine. Mais il reconnait la nécessité des législateurs, des dictateurs, voire des princes absolus, lorsque les peuples corrompus sont indignes et incapables de liberté[6] ». Concluons sur ce point avec Machiavel lui-même (chap XXVI), citant Pétrarque : « Vertu contre fureur prendra les armes ».
Certes, l’usage de ce manuel, qui n’est pas l’apanage des enfants de chœur de l’abbaye des oiseaux, peut être lu et utilisé par de moins sages mains, ce dont témoigne, en 1924, la préface qu’en donna Mussolini, en une ode au fascisme (mais aussi Berlusconi en 1992 !). Le lirons-nous comme le manuel de la main de fer du pouvoir ? Il y bien des préceptes qui permettent l’établissement solide d’une tyrannie. Nombreux sont ceux qui ont associé Machiavel aux procédés infects qui ont permis l’accession au pouvoir et à l’hégémonie meurtrière, traîtresse, des totalitarismes, aux mains de Lénine, d’Hitler, et bien d’autres… Raymond Aron s’interrogea par exemple sur une familiarité de Machiavel avec Marx lorsqu’il imagina le concept du « parti-Prince collectif[7] », non seulement immoral mais machiavélique au sens courant du terme. Il suffit alors de penser aux procès de Moscou…
Non ; à celui qui préférait, dans ses Discours, les républiques aux monarchies, il faut réserver une lecture des libertés. Ce prince n’est pas l’homme providentiel, mais celui qui, envers et contre tout, devra et saura maintenir les rênes d’une démocratie des libertés. Difficile fil du rasoir, me direz-vous, si une constitution manque à cet égard de prudence. Que souhaiter alors à la postérité de Machiavel ? Que les moyens tyranniques du Prince, au-delà des fachocommunismes et des démocraties corrompues, soient, seulement s’il est hélas absolument nécessaire, au service d’Etats garants des libertés économiques et intellectuelles des citoyens.
Reste-t-il une actualité de Machiavel qui soit loisible aujourd’hui ? Il faut se pencher avec humilité sur les tares de notre temps. Quand les grands ne sont plus détenteurs de la vertu, quand ils ne sont pas ni Churchill, ni De Gaulle, ni Margaret Thatcher, ni Angela Merkel, quand le peuple leur réclame plus de corporatisme protégé, de prodigalité dépensière en creusant la dette des générations, où gît la vertu politique sinon dans les décombres de l’avenir ? Faut-il appeler un nouveau Machiavel pour descendre des nuages conceptuels du socialisme, pour prendre effet de l’état du pays et de sa tyrannie socialiste corrompue et restaurer avec vigueur une juste et avare gestion, une démocratie réellement libérale… Il faut bien une Dame de fer pour se délier des fers socialistes. Il est sûr alors que le Prince sera plus craint qu’aimé, en particulier de ceux, syndicats, assistés, hauts et bas fonctionnaires et affidés des médias, qui devront céder de leurs avantages indus, de leur ponction fiscale et législative permanente aux dépens des libertés et prospérités des citoyens… Relisons le chapitre XVI, sur la prodigalité et l’avarice, « De libéralité et parcimonie » et méditons le au regard de nos princes français, présents et des trois dernières décennies (tout entendant le mot « libéral » au sens premier de généreux) : « il y a plus de sagesse à garder le nom de ladre, qui engendre une infamie sans haine, qu’à se mettre dans la nécessité, pour vouloir le renom de prince libéral, d’encourir le nom de rapace, qui engendre une infamie accompagnée de haine ». Et que penser d’un prince républicain qui croit user d’un hypocrite art de la guerre extérieure pour raviver une popularité exsangue…
Comme le montre la biographie fouillée de Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini, Machiavel ne peut se concevoir sans son actualité, celle du XVI° siècle. Une Italie en guerre perpétuelle l’entoure, le menace. L’Espagne et la France tentent de tailler en pièces l’Italie et se partagent des zones d’influence, jusqu’à ce que la bataille de Pavie se révèle en 1725 une belle catastrophe pour les Français, et jusqu’à l’impensable : le « sac de Rome », pardes troupes espagnoles, italiennes et des lansquenets luthériens au service de l'empereur Charles Quint, commandées par Charles III de Bourbon, le 6 mai 1527, soit deux mois avant la mort de l’auteur du Prince. Les conflits deviennent en ce siècle de plus en plus rapides, brutaux et meurtriers, ce qui exige de les repenser, d’où L’Art de la guerre de notre observateur avisé, qui s’élève contre la pratique de la soldatesque payée par telle ou telle faction. Notre philosophe républicain est aux premières loges : légat florentin en France, puis auprès de César Borgia, de l’empereur d’Allemagne, ses missions sont souvent décevantes, sauf auprès des Médicis qui l’engagent à écrire « les annales et chroniques florentines ». Ce qui lui vaut de mériter le titre de « Citoyen & secrétaire de Florence ». Avoir été révoqué, condamné, emprisonné, ensuite honoré, et une certaine amertume devant les aléas de l’Histoire ne l’empêchèrent en rien d’atteindre cette hauteur intellectuelle qui le conduisit à écrire Le Prince, qui tient beaucoup moins de la théorie d’une politique idéale que d’un réel et nécessaire pragmatisme. Ainsi le voici pratiquant « l’écriture comme combat », relisant, réinterprétant l’Histoire romaine « révélatrice de l’histoire florentine », tout en sachant pertinemment qu’« aimer la paix et savoir faire la guerre » est la seule alternative qui vaille. Sans oublier que Machiavel est également poète et dramaturge, que son rire est aussi politique que carnavalesque, animant sa comédie La Mandragore.
Cette biographie, prodigieusement informée, puisant à de nombreuses sources, y compris la correspondance peu connue, et nonobstant la complexité stratégique et diplomatique du temps, se lit comme un roman d’aventure aux péripéties, complots, renversements de situations nombreux, celui d’un « combattant pour la liberté de l’Italie ».
Décidément les traductions précises et élégantes de Jacqueline Risset, ici respectant la vivacité d’un Prince parfois elliptique et fait de ruptures, lapidaire et rapide, ont l’insigne honneur de figurer en de beaux livres d’art. Songeons que sa lecture de La Divine comédie[8] de Dante eut le bonheur d’être illustrée par les hallucinantes aquarelles de Miquel Barcelo[9]. Souhaitons qu’aux plus beaux frontons des œuvres emblématiques de la pensée italienne elle ait de nouveau l’occasion de s’illustrer tout en étant bellement illustrée. L’union de l’art et de la pensée politique ne doit-elle pas nous protéger de la tyrannie et de la barbarie…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.