Marcel Proust : Les Soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits,
Gallimard, 2021, 386 p, 21 €.
Comme un parfum dont la rémanence interroge, la mystérieuse source de La Recherche reste à identifier. Est-elle dans l’éphémère bouillon génétique et biochimique de l’homme qui l’écrivit, dans le terreau culturel du Paris de la fin du XIX° siècle, dans les figures et les amours qui croisèrent la destinée de l’écrivain ? Sans résoudre définitivement bien sûr de telles problématiques inhérentes à toute création artistique, la publication d’un bouquet d’inédits vient à propos. Le jeune Marcel Proust (1871-1922) écrivit de tragiques bluettes qu’il ne daigna pas publier dans Les Plaisirs et les jours, à moins qu’elles fussent trop révélatrices : Le Mystérieux Correspondant et autres nouvelles, aujourd’hui révélées. Si elles ne sont qu’un jeu de gammes pianistique, cependant fort troublant, du futur orchestrateur de sa cathédrale romanesque, elles voisinent avec des documents afférents aux sources de ce qui faillit s’appeler Les Intermittences du cœur pour accéder à la dignité d’À la recherche du temps perdu. Mieux encore, l’apparition des Soixante-quinze feuillets, presque miraculeuse, est une marche essentielle pour comprendre comment va s’édifier la singularité d’une cathédrale romanesque en gestation.
Comment est-ce possible ? Retrouver après plus d’un siècle des nouvelles d’un écrivain si convoité, si unanimement salué ! De plus souvent des inédits… Ces manuscrits brouillons (parfois ici photographiés), ces bribes encore mal raboutées, contemporains de l’élaboration des Plaisirs et les jours, recueil publié en 1896, viennent des archives de Bernard de Fallois, décédé en 2018, ce pourquoi elles peuvent aujourd’hui nous être livrées. Non sans peut-être un parfum de vieux scandale craint tant par l’auteur que par ses héritiers.
Car l’intimité s’y dévoile au moyen d’une homosexualité transposée, néanmoins avouée. Certes rien d’obscène, mais un questionnement psychologique, une dimension morale affleurent sans cesse. Cette homosexualité induit une souffrance psychologique, voire le sentiment d’une malédiction sociale et biblique, ce dont le futur volume titré Sodome et Gomorrhe accuse la trace. L’on est ici bien loin du Corydon de Gide, dont l’objet est un dialogue philosophique sans fard sur ce sujet. Pourtant Les Plaisirs et les jours n’évite pas complètement l’objet du délit. Si Marcel Proust n’y a pas inclus ces pages, c’est que, bourgeons malhabiles, elles n’étaient pas tout à fait des fleurs.
Publié en 1896, Les Plaisirs et les jours fut rien moins que préfacé par le célèbre Anatole France et accompagné de quatre pièces pour piano de Reynaldo Hahn. Les joies enfantines et les beautés de la nature y perdent leurs saveurs en passant par le dessèchement de la vie mondaine. Cet arasement de la sensibilité s’accompagne d’une délectation mélancolique qui brise le personnage de « Violante ou la mondanité », et condamne un dilettante dans « La mort de Baladassare Silvando, vicomte de Sylvanie ». La satire des plaisirs mondains, conspués pour leur vanité, s’efface devant des nouvelles plus nettement psychologiques, comme « Confession d’une jeune fille » et « La fin de la jalousie », où l’imagination amoureuse n’est pas sans danger mortel, ce en lien avec les thématiques abordées dans ce Mystérieux correspondant et autres nouvelles. Ces dernières rejoignent en quelque sorte, dans l’édition de la Pléiade, quatre petits « Textes non publiés par Proust », évoquant deux beaux jeunes hommes et deux jardins, répondant ainsi aux proses des « rêveries couleur du temps ».
Nous sommes avant Jean Santeuil, qui se veut « l’essence de ma vie », premier jet et immense brouillon de La Recherche, qui se dote d’un narrateur externe au récit et conte la vie et les émois de son personnage à la troisième personne, et bien avant l’invention géniale d’un narrateur interne qui efface toutes (ou presque) les traces de Marcel, dans le cadre d’un roman autobiographique, d’initiation, psychologique, de société, soit un roman-somme.
Les stratégies narratives de ces proses sont à chaque fois différentes, comme si l’écrivain encore en herbe s’essayait sur plusieurs cordes d’un instrument encore immature. Le statut du narrateur ici est varié, homme, femme, il dit parfois « je », comme celui qui raconte sa visite à « Pauline de S » bientôt mourante. Cependant le « souvenir » du capitaine qui nous offre en une nouvelle épistolaire le récit à la première personne de son émoi pour un brigadier, nanti « d’exquis yeux calmes », quoiqu’il reste dans l’ignorance de la nature de son penchant, peut être lu comme l’émanation d’une sorte d’alter ego de l’écrivain.
C’est de la main d’un « mystérieux correspondant » que Françoise reçoit une lettre en forme de déclaration d’amour. Cependant l’intérêt se déplace vers son amie Christiane qui, possédée par un « douloureux secret », meurt d’une « maladie de langueur », en fait son amour passionné pour Françoise, sans que son confesseur lui accorde le droit de contenter son amie, ce qui pourtant est conseillé par le médecin, qui croit à un amour hétérosexuel. Le lecteur perspicace, et bouleversé, devine que ce « mystérieux correspondant » n’est autre que Christiane : qui d’autre en effet aurait pu laisser messages et réponses ? La transposition est une pudeur, mais aussi un exorcisme.
Le désespoir amoureux trouve une consolation lorsque son allégorie, sous forme de « bel écureuil-chat blanc », apparait près d’un homme. Ce beau poème en prose, titré « La conscience de l’aimer », est une rare occurrence du fantastique dans l’œuvre de Proust, non loin du « Corbeau » d’Edgar Allan Poe. Une telle souffrance fait également partie du « Don des fées », outre la fatalité d’être « perpétuellement méconnu », et de ne pouvoir aller aux « Champs Elysées où tu joueras avec une petite fille », comme plus tard l’une des « jeunes filles en fleurs », Gilberte. Une fée supplémentaire le console : « la maladie a sa grâce dont tu jouiras profondément ». Ne devine-ton pas là cette capacité de perception du monde qui permettra la longue création d’une œuvre d’art…
En effet, plus loin, nous espérons en la « Grâce ». Elle se déploie « Après la 8° symphonie de Beethoven » : « C’est l’âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l’âme à travers les sons, c’est la musique ». Les derniers quatuors du même, et les œuvres de Vinteuil, sonate et septuor, sauront plus tard amplifier cette réflexion.
« Aux Enfers » appartient au genre du dialogue des morts, là un peu scolaire, dans la tradition grecque et classique de Fénelon et de Fontenelle, qui ne saurait effacer la perspective de l’enfer chrétien. Mais n’en retrouve-t-on pas un écho, lorsqu’Albertine devra écrire une consolation de Sophocle à Racine à l’occasion de l’insuccès d’Athalie ?
Ce n’est plus la charmante mélancolie fin de siècle des Plaisirs et les jours ; aussi Proust a bien eu conscience qu’il risquait de déséquilibrer le recueil en y intégrant ces nouvelles parfois mortuaires, parfois morcelées, dont l’écriture encore inassurée trahit le manuscrit en chantier, sans compter le parfum trop insistant des amours maudites.
Marcel Proust : À la Recherche du temps perdu,
illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.
Photo : T. Guinhut.
Jean-Yves Tadié, maître d’œuvre de l’édition d’À la Recherche du temps perdu en Pléiade, et perspicace auteur de Proust et le roman[1], pointe « l’intérêt littéraire bien faible » de ces nouvelles abandonnées en leur chantier, et de surcroit un auteur « mou et sentimental[2] ». Certes ce n’est que rétrospectivement que l’on peut se pencher avec un réel intérêt sur les gammes avortées de celui qui n’est pas un enfant prodige, comme le fut Rimbaud, mais qui dut atteindre la maturité pour déployer son génie. Cependant elles ne sont ni sans grâce, ni sans puissance séminale.
Car en soi, malgré leur finesse, ces nouvelles n’auraient qu’un intérêt modeste, si elles ne contenaient pas in nucleo quelques-unes des intuitions de La Recherche. En n’abusant pas un instant de la critique biographique à la Sainte-Beuve, ni de la trop facile interprétation oraculaire, l’on préférera voir comment le romancier y prépare des filigranes qui veinent La Recherche ; où la transposition est encore plus vaste, puisque le narrateur, seul à ne pas être affecté par le virus, découvre peu à peu l’homosexualité de bien des personnages, de Charlus à Saint-Loup, sans oublier Albertine. La culpabilité au sens catholique du terme sera rejetée dans les limbes au profit d’une sorte de religion de l’art, même si l’on peut considérer que les figures luxurieuses de Charlus et de Saint-Loup s’exaspèrent en contrepoint de la Première guerre mondiale. De plus l’écoute consolatrice de la « 8° symphonie de Beethoven » préfigure le rôle dévolu aux œuvres de Vinteuil, « hymne national » de l’amour de Swann et Odette, comme le rôle de passeur de Botticelli qui auréole la perception du beau militaire aimé préfigure Swann aimant Odette la cocotte par l’entremise de l’art du peintre, seule réalité essentielle, lorsque « la vraie vie c’est la littérature ». Les moments emblématiques exploités par les nouvelles se multiplieront pour devenir un vaste roman d’apprentissage, depuis l’enfant qui attend le baiser de sa mère jusqu’à l’homme qui voit vieillir tous les protagonistes de son univers qu’il faudra d’urgence se résoudre à cristalliser en beauté dans Le Temps retrouvé de l’œuvre. Le microcosme social mondain dans lequel évoluent ces quelques personnages deviendra une véritable galaxie romanesque, incluant satire et vanité, médecins et militaires, écrivains, peintres et musiciens… Enfin le travail du capitaine repassant son souvenir peut être considéré comme un embryon de celui de la mémoire volontaire secourue par celle involontaire. Quoiqu’au rebours de tout cela, nous l’avons dit, il faille concéder que le narrateur que nous attendons est loin d’être ici conçu.
Les motifs précoces proliférants, qui ne trouveront leur pleine expression que dans sa future somme romanesque, attestent que le jeune Proust est loin d’être un mondain superficiel, mais déjà un écrivain à part entière, qui joue avec presque sûreté des genres qu’il abandonnera cependant ensuite : le dialogue des morts, le récit à suspense ou fantastique. Seul le portrait psychologique est au travail. D’autant que la subtile et profonde phrase proustienne est déjà là par éclats : « Les méditations sur la vie et sur l’âme, les profondeurs d’émotion où nous nous sentons descendre au cœur même de notre être, la bonté, le pardon, la pitié, la charité, le repentir au premier plan, seuls réels ». Ou encore : « La face de nos âmes change aussi souvent que la face du ciel. Nos pauvres vies flottent désemparées entre les courants de la volupté où elles n’osent pas rester et le port de la vertu qu’elles n’ont pas la force d’attendre ».
Marcel Proust : À la Recherche du temps perdu,
illustré par Van Dongen, Gallimard, 1947.
Photo : T. Guinhut.
En fin de volume, Luc Fraisse nous offre quelques clefs afin d’accéder « Aux sources de la Recherche du temps perdu ». L’œuvre serait-elle moins grande avec les béquilles de ces éléments documentaires ? Certes non, mais s’interroger sur l’alchimie de la création n’a rien de vain. La géographie de Balbec, les « jeunes filles en fleurs[3] » ne sont pas nées ex nihilo.
L’on sait maintenant que les essais du sociologue Gabriel Tarde, Les Lois de l’imitation et La Logique sociale (1890 et 1895) ont contribué à la conception de l’évolution du noyau Verdurin vers une influence considérable dans le Faubourg Saint-Germain, que celui de Joseph Baruzzi, La Volonté de la métamorphose (1909), qui montre que la création artistique est essentiellement un effort individuel et qui préfigure la proustienne mémoire involontaire ont été des leviers pour l’écrivain. Il n’en reste pas moins que la transmutation intellectuelle qui conduisit à l’ampleur romanesque n’appartient qu’à Proust.
Les personnages trouvent aussi leurs sources. La reprise de passages de lettres à Reynaldo Hahn trouve sa pleine expression dans la jalousie de Swann à l’égard d’Odette. Gilberte était probablement un garçon aux Champs Elysées, et emprunte plus tard des traits au chauffeur de Proust, Agostinelli : elle révèle au narrateur l’étonnante proximité des côtés de chez Swann et de Combray, quand celui-là connaissait si bien les routes d’Illiers et de Cabourg, devenus Combray et Balbec. À Cabourg, ce furent des « jeunes gens en fleurs » qui donnèrent l’occasion d’esquisser une « ode » à des « golfeurs », dont un certain Marcel Plantevignes, qui, en 1966, publia un recueil de souvenirs sur l’écrivain. L’on n’en déduira évidemment pas que tous les personnages féminins ont une source masculine. L’on sait, par exemple, qu’il y a beaucoup de Madeleine Lemaire, peintre de roses, dans Madame Verdurin, de Marie Bénardaky dans Gilberte, que la bicyclette d’Albertine est celle de Marie Nordlinger, que la duchesse de Guermantes est un condensé des comtesse Greffulhe, de Chevigné, et caetera. Reste qu’au-delà du matériau autobiographique et social seul le moi profond de l’artiste anime la création : « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices[4] », affirme l'auteur de La Recherche dans son Contre Sainte-Beuve. Seule la cristallisation dans la fiction donne leur pleine dimension, au-delà de modèles épars et partiels agrégés, aux personnages qui animent l’œuvre d’art.
Présenté avec soin et sagacité par Luc Fraisse, ce mince recueil n’est en rien indigne d’être glissé auprès des volumes de la Pléiade sacralisant À la Recherche du temps perdu. Une intense mélancolie sans affèterie transporte ses textes injustement oubliés, ourdis qu’ils sont par les fils rouges de la mort, des amours impossibles et de l’homosexualité, qui chacun à leurs façons seront transcendés dans le fleuve romanesque à plusieurs bras, qui nous affirme que ni Proust, ni son art, ni nous-même, n’avons vécus en vain. Et même les dissertations du jeune Marcel, au lycée Condorcet, n’auront pas été écrites en vain : outre leur utilité formatrice, elles seront bientôt publiées avec diverses pages de jeunesse en compagnie d’un carnet de citations composé par maman Jeanne Proust. C’est en miroir de La Recherche que l’on peut lire également la Correspondance avec sa mère[5], dans laquelle cent-cinquante-neuf lettres, de 1897 à 1905, se croisent entre deux êtres qui s’aimaient d’amour tendre : elle aussi était bien inquiète de ce baiser retardé au début de Combray…
Baiser cependant soigneusement et longtemps préparé par l’écrivain. Car le voici parmi Les Soixante-quinze feuillets, exhumés là encore des « archives Fallois », cette fois-ci préfacés avec enthousiasme par Jean-Yves Tadié, quoique soigneusement édités par Nathalie Mauriac Dyer et nantis d’un impressionnant appareil critique. Le baiser de Combray est déjà fondateur, mais l’on ne sait pas encore de quoi, même s’il est déjà bellement développé : « et qu’enfin ce baiser précieux, unique, car on ne me laissait pas l’embrasser plusieurs fois, trouvant que c’était ridicule, je puisse bien en garder le souvenir entier, mieux la présence prolongée en mon esprit, de façon à pouvoir dans ma chambre, quand je commencerais à haleter de me sentir seul et séparé d’elle, en ouvrir le souvenir intact et gardé par mon intelligence à sa portée comme une hostie où je trouverais sa chair et son sang »…
Depuis l’impasse de Jean Santeuil, le futur maître du temps avait abandonné en 1899 le genre romanesque. C’est à la fin de 1908 et au début de 1909 qu’il rédige ces Soixante-quinze feuillets. Comme les blocs errants des soubassements préromans de sa future cathédrale gothique, sinon baroque, le compositeur en herbe de La Recherche ne sait pas encore où il s’engage, convoquant et pétrissant les matériaux bruts de l’autobiographie et de la chronique sociale. Car la grand-mère s’appelle toujours Adèle, sa mère Jeanne, lui-même Marcel et l’imaginaire et synthétique Balbec se cache sous un « C » qui est celui de Cabourg ; de plus la fameuse madeleine n’est qu’une inoffensive biscotte. Pas encore d’intrigue pour relier ces fragments dans une dimension romanesque, pas encore le phénomène dynamique et démiurgique de la mémoire involontaire, mais des brouillons thématiques et générateurs, tels « Une soirée à la campagne », « Séjour au bord de la mer », « Jeunes filles », « Noms nobles », « Venise » enfin. Si les lieux iconiques de l’opus proustien sont présents in nucleo, Combray, Balbec, Venise, « Le côté de Villebon et le côté de Meséglise » n’ont pas encore revêtu la magie des noms, qui seront ceux de Swann et de Guermantes.
Parfaites briques de l’édifice à venir, elles ne sont cependant pas le moins du moins du monde ouvragées comme les pierres de Venise[6], pour reprendre le titre de John Ruskin que Marcel Proust goûtait fort et auquel il a consacré un article. Car ces feuillets ont indubitablement des phrases, mais pas encore la phrase, où à peine, par éclats soudains. Cette phrase proustienne soyeuse et enveloppante qui se déploie par métaphores filées et envolées vers les dimensions cosmiques du temps et de l’art, comparant par exemple les joues d’Albertine à des figures de Michel-Ange. Prenons par exemple le début de « Jeunes filles » : Un jour, comme deux oiseaux de mer marchant sur le sable et prêts à s’envoler, j’aperçus sur la plage deux fillettes, plus tout à fait des petites filles, pas encore des jeunes filles, dont l’aspect inconnu, l’aspect étrange pour moi, me les firent prendre pour des étrangères de passage et que je ne reverrai pas ». Retrouvons-les dans la seconde partie d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs : « presque encore à l’extrémité de la digne où elles faisaient mouvoir une tache singulière, je vis s’avancer cinq ou six fillettes, aussi différentes, par l’aspect et par les façons, de toutes les personnes auxquelles on était accoutumé à Balbec, qu’aurait pu l’être, débarquée on ne sait d’où, une bande de mouettes qui exécute à pas comptés sur la plage - les retardataires rattrapant les autres en voletant - une promenade dont le but semble aussi obscur aux baigneurs qu’elles ne paraissent pas voir , que clairement déterminée pour leur esprit d’oiseau ». L’on découvre ainsi combien le romancier a gagné non seulement en ampleur, mais en lissé poétique, en projection vers le sens indispensable de la beauté. Ces fillettes sont cependant un peu plus loin, comparées à « des statues exposées au soleil sur un rivage de la Grèce[7] ».
Nouvelles intimes, trop intimes, moments de confessions, tous ces feuillets jusque-là inédits ne métamorphosent pas le bonheur que nous avons à lire La Recherche. Encore englués dans la terre nourricière de l’autobiographie, sans prendre leur envol vers la puissance et la grâce romanesque, ils en sont cependant les émouvantes prémices, avec l’immense utilité de montrer comment un homme peut devenir l’artiste qui est enclos en lui, à condition de travailler longuement le marbre de la langue et de la vaste forme, comme Michel-Ange fit éclore du marbre brut la vie de ses statues. Songeons que Françoise, allait au marché choisir sa viande comme Michel-Ange choisissait ses marbres, et qu’elle opère, dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, une plus modeste, et pourtant signifiante transsubstantiation : « Le bœuf froid aux carottes fit son apparition, couché par le Michel-Ange de notre cuisine sur d'énormes cristaux de gelée pareils à des blocs de quartz transparent[8] ».
Magnifique éclairage de ces "feuillets" que je n'ai pas encore vraiment abordés, craignant un peu qu'ils ne me gâchent l'oeuvre vive et son écriture superbement aboutie. J'ai pris un chemin de traverse en parcourant les articles du Cahier Marcel Proust récemment publié par l'Herne mais c'était une impasse à cet égard. Alors, merci de votre article passionnant !
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.