traduit de l'allemand par Nicole Taubes, Tristram, 214 p, 19 €.
Arno Schmidt : La République des savants,
traduit de l'allemand par Jean-Claude Riehl, Christian Bourgois, 224 p, 14,48 €.
Aussi singulier, inventif, hors normes, solitaire et tête de cochon que lui, on trouve peu. Arno Schmidt n'a pas en France la place qu'il mérite. Cet Allemand né en 1914 et mort en 1979 a connu au début des années 60 le bonheur de la traduction. Hélas, trop irrespectueux, trop novateur pour l'esprit français d'alors, Scènes de la vie d'un faune et La république des savants ne firent guère de ronds dans une eau stagnante. Est-ce aujourd'hui l'heure de le reconnaître parmi les plus grands ? Après maintes tracasseries juridiques qui bloquèrent toute initiative pendant des années, les éditions Bourgois, puis Tristram, purent enfin envisager un programme cohérent de publication avec la traduction des Enfants de Nobodaddy, triptyque dont Scènes de la vie d'un faune est le premier volet, avant Brand's Haide, puis Miroirs noirs. Il faut également compter sur les terribles et fascinantes nouvelles de Léviathan, sur un autre plus complètement antique et pourtant complètement contemporain, Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ? ; et sur un roman grotesque et sérieux : La République des savants. Tous titres dont la riche concision et l’halluciante portée politique étonnent durablement. Mais ne pas compter de suite -ou jamais- sur l’hydre de son énorme Zettel’s Traum…
La forme du roman-journal fait des Scènes de la vie d'un faune[1]une de ces « mythautobiographies » dont il vaut mieux garder le manuscrit hors de portée de tout régime totalitaire, de tout pouvoir abusif, qu'il soit nazi ou domestique, de guerre ou d'après-guerre, d’hier ou de demain, d'Est ou d'Ouest. Par courts fragments successifs, se déroule une très personnelle chronique des années de guerre, entre 1939 et 1944. Comme le romantique allemand Jean-Paul Richter qui « aimait mieux sauter que marcher », le narrateur passe avec une fantaisie débridée, une verve langagière jamais en défaut, du coq à l'âne, de ses affinités littéraires à la satire, pour notre plus grand plaisir, si l’on veut bien se laisser surprendre. « Ma vie n'est pas un continuum », dit-il. Elle n'est pas non plus unitaire. Sous le masque du fonctionnaire obscur et zélé, le narrateur louvoie habilement pour rester en lui-même indépendant malgré l'oppression des consciences assénée par le Troisième Reich. Retrouvant dans les landes de Lunebourg la hutte d'un déserteur français des temps napoléoniens, il mène une vie parallèle d'ermite, un peu comme les personnages de Jünger -dans Eumeswill et Le recours aux forêts- mais avec plus de simplicité et d'humour. Le « faune » est alors une métaphore d’une liberté innée, mi-animale, mi-humaine, irréductible, quoique prudente et discrète, insolente et heureuse…
Nous sommes après la troisième guerre mondiale, vers 1960, dans le dernier volet intitulé Miroirs noirs[3], récit de sombre anticipation. La dispersion atomique a cinq ans plus tôt éliminé toute vie humaine, hors l'observateur-écrivain dont la fonction, quoique solitaire, reste mémoire et création, y compris en postant une lettre critique à un professeur très certainement mort, à propos de son livre « Man, an autobiography » ! Explorant à vélo les restes du pays couvert de squelettes, courant après le ravitaillement rescapé, il finit par se construire une maison et recueillir livres et tableaux pour y couler des « journées magnifiques de solitude. » C'est bien sûr une « louve » qui rompra cet isolement. Mais le narrateur, qui affiche un beau scepticisme envers les qualités de l'humanité, ne pourra rejouer avec Lisa Adam et Eve repeuplant la terre. La brève illusion amoureuse s'efface sous le soupçon de l'enfer domestique et sous l'urgence de la quête de Lisa : trouver d'autres hommes... Alors qu'Arno Schmidt, en solitaire intempestif, plutôt que d'écrire « pour d'autres hommes », « par devoir militant ou moral » se suffit bien d'écrire pour le seul plaisir du dernier homme. Voilà, en ces Miroirs noirs, en leur centaine de pages, une post-apocalypse tout aussi puissante et autrement stimulante intellectuellement que nombre de romans exploitant à l’envie ce topos, voire ce cliché ; que, par exemple, ce monde d’errance parmi les cendres, La Route4]de Cormac Mc Carthy, certes impressionnant, mais où l’encéphalogramme du lecteur reste plat. Pas comme avec l’humour d’Arno Schmidt, lorsque en son univers désolant, son narrateur offre un de ses paragraphes à la structure légendaire :
« Un piano : je me ramassai une poignée de fausses notes et de bourdonnements achéroniens, no use. Orphée demandé d’urgence. Celui-là avec sa lyre il aurait pu me procurer bois & charbon. Ou une baignoire. Je poussai un bref juron et refis un tour au premier. »
L'on retrouve ce thème obsessionnel de l’opposition aux systèmes dans les trois récits de Léviathan[5]. Malgré la chape de plomb des totalitarismes antiques aussi bien que nazi, reste toujours une liberté intérieure, une échappatoire par la souplesse et l’ironie de la pensée et de l'imaginaire. Qu'on soit, dans « Gadir », prisonnier des Carthaginois, qu'on tente, dans « Enthymésis », de prouver en Egypte la platitude infinie de la terre pour contrer Eratosthène, ou qu'on périsse, dans « Léviathan ou Le meilleur des mondes », sous l'apocalypse des bombardements alliés en Silésie, le texte survivra à son narrateur, exaltant la connaissance, scientifique ou mystique, y compris erronée, soulevant le rêve jusqu'à l'envol. Ainsi la figure de l'homme changé en « gigantesque oiseau » et l'écriture témoin et création toujours conservée restent les signes de l'irrépressible liberté. Il s’agit par exemple de lutter contre celui « qui règne en tyran sur la vie intellectuelle d’Alexandrie »… Ce triangle de récits, contes philosophiques et historiques, aux accents et aux thématiques parfois borgésiens, animé par une enfiévrée dynamique narrative, est d’une beauté marmoréenne ; mais de ces marbres menacés par les failles et les lierres de la ruine. Des mondes s’écroulent, des hommes meurent sous la tyrannie. Pourtant la stature étatique du Léviathan de Hobbes se voit privée de son éternité : « Sa puissance est gigantesque, mais limitée. » Qu’elle soit antique ou nazie, elle est ici à la fois splendide et effrayante, épicée avec ce parfum d’anti-utopie que cimentent les empires. Seuls les rebelles d’Arno Schmidt se réalisent dans les désastres de l’Histoire et dans des poétiques farouchement individualistes. Reste « donc la possibilité d’opposer la volonté individuelle à la monstrueuse volonté universelle de Léviathan ».
Pour soulever les masques des totalitarismes, Arno Schmidt, convoque de nouveau l’antiquité dans Alexandre ouQu’est-ce que la vérité ?[6] Un élève d’Aristote file sur l’Euphrate avec des comédiens. Peu à peu, grâce aux révélations et argumentations qui ponctuent le voyage, sa passion pour le conquérant Alexandre se délite. Le bref roman d’apprentissage (il découvre une autre passion avec une belle danseuse) se double d’un réquisitoire politique conte le tyran sanguinaire, atteint de « folie des grandeurs » : « fou depuis des années (…) avant tout au sens moral. Ainsi que le devient forcément tout grand tyran ». Le chef macédonien voit sa vie s’achever avec le poison. Aristote l’a-t-il assassiné ? Comme dans tout apologue, l’écrivain qui, adolescent, s’enthousiasma pour le grand héros, emprunte le passé pour mieux lire le contemporain : celui des Allemands et de leur adhésion massive à un autre conquérant de plus sinistre mémoire.
Anti-utopie encore que La République des savants[7], superbe et parodique lieu de communauté des artistes et des savants parqués en 2009 par les maîtres du monde, pour une problématique survie, sur une île artificielle. Les gouvernements soviétique et américain ne s’affrontent plus que sur le terrain grotesque de la rivalité culturelle, de la mégalomanie, au point que « l’érection d’un monument nécessite l’accord des deux moitiés (…) les têtes sont démontables ; on peut les remplacer à volonté ». Pire, les livres arrivent en abondance, jusqu’à ce que lieu devienne « dépotoir ». Les Russes estiment « vraiment qu’une œuvre d’art peut-être produite collectivement ». Bientôt, désaxée, l’île, truffée d’agents secrets et de fonctionnaires culturels, se met à tourner sur elle-même, devenue folle. Le narrateur, arrivé en ce sanctuaire après la traversée d’un no man’s land atomisé, et grâce au concours d’une ravissante « centauresse », redevient jubilatoire, lorsque « l’appareil vertical tend ses moignons de réacteurs », et finit par s’élever « au-dessus de l’île en délire », en un gigantesque pied de nez : « Une seule journée, j’aurais vécu l’égal des Dieux », lance le pilote, citant Hölderlin. Le pamphlet est aussi sombre qu’hilarant, peut-être prémonitoire…
Mais tout ce que le critique saura dire ne restera en fait que le malheureux synopsis du texte originel et faunesquement original. Aussi ludique que profondément grave, il saura nous faire divaguer, nous désarçonner, nous enchanter, par sa technique en paragraphes-flashs, sa marelle de sensations, sa mosaïque heurtée d'images, de réflexions et aphorismes. Dans Roses et poireau[8], suite à des scènes d'après-guerre qui n'ont d'indulgence pour aucun Allemand, apparaissent les pages intitulées « Calculs », où l’écrivain, que l’on sait être également un photographe curieux, attentif et onirique, nous fait pénétrer dans son laboratoire d'écriture avec notes sur l'éclatement de la prose et autres tableaux thématiques et formels... On a dit d’Arno Schmidt qu'il était le Joyce allemand. Avec plus de légèreté et d'allant sûrement.
Quoique Zettel's Traum[9], tapuscrit magnifique comptant neuf kilos probablement intraduisibles, 1334 pages en un format immodeste, monstre éléphantesque et cumulonimbus de rêves, dépasse Joyce et son Finnegans wake lui-même en folie. Pourtant, si l’on s’aventure parmi les vingt-cinq heures d’une nébuleuse de personnages qui s’agitent autour d’un projet de traduction des œuvres d’Edgar Poe, on discerne un narrateur, Daniel, dont les humeurs et les pensées, biographiques, géographiques et cosmiques, balaient un espace labyrinthique et multilingue… Sans compter les ajouts photographiques, les lettres, additions diverses sur plusieurs colonnes et pavés, encarts et graphismes divers. Comme si l'écriture avait absorbé le monde et le moi du double cerveau de ses pages ouvertes, de ses innervations, notes en marges, ratures, tyrannies et libertés, poésie et anti-utopies, surcharges et constellations scripturales ad infinitum…
Bonjour, <br />
Dans ces différentes éditions, lesquelles comportent des notes (de l'éditeur ou du traducteur) ? J'aime beaucoup l'auteur mais je trouve les notes assez nécessaires à la compréhension !<br />
Merci pour votre belle critique.
Ah oui, pardonnez-moi, j'avais omis de préciser que chez Tristram il y a des notes, au contraire des éditions françaises plus anciennes...
A
Alex
12/10/2024 22:25
Ah cela m'étonne car mes exemplaires de Scènes de la vie d'un faune (chez Tristram) et Alexandre (également chez Tristram) en contiennent (et elles sont fort utiles). En êtes-vous certain ? Je voulais notamment savoir pour Roses et poireau ainsi que La Republique des savants, qui m'intéressent beaucoup !
T
Thierry Guinhut
12/10/2024 12:02
Merci de votre aimable lecture. Hélas aucune de ces éditions d'Arno Schmift ne comporte de notes...
F
Fabrice Descamps
26/05/2013 16:13
Ah, Arno Schmidt, quel régal (que je lis en allemand, na!).<br />
Amitiés,<br />
Fabrice
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.