Qui l’eût cru ? Un inédit de Julien Gracq soixante ans plus tard ! Un roman qui plus est, bien qu’annoncé « récit »… Un fonds de tiroir, ou de malle, car c’est là qu’il fut délaissé par son auteur, puis retrouvé. S’il fallait en rester là, suivant la quatrième de couverture qui obéit à une prudence modeste, rien qui « bouleverse » la vision que nous pouvons avoir acquise de l’œuvre pléiadisée. Pourtant, au-delà d’un apparent ressassement de thèmes qui parcourent les œuvres à la source de sa gloire, voici un volume stupéfiant, somptueux, tant du point de vue romanesque, que politique et esthétique. La beauté stylistique en partage de tout texte gracquien résonne également dans La Maison, un autre inédit tardivement retrouvé.
Les Terres du couchant ressortissent à un topos depuis longtemps établi : l’attente, par une cité paisible et son avant-poste, de l’invasion des barbares. Avant Julien Gracq, Ernst Jünger, dans Les Falaises de marbre[1](1939), puis avec moins de hauteur, Dino Buzzati, dans Le Désert des Tartares[2] (1940), virent le compte à rebours de l’effondrement s’égrener au large de vastes espaces. Une trilogie apparemment indépassable se fermait en 1951 à l’occasion du Rivage des Syrtes, dont la prose, aussi évocatrice que polie, ranimait l’allégorie voilée de la menace totalitaire et nazie. Etait-ce suffisant ? C’est entre 1953 et 1956 que Julien Gracq entreprit son manuscrit, pour l’abandonner en faveur d’un autre récit attentif au même thème, quoique plus humblement réaliste, racontant la « drôle de guerre » de 1939-1940 : Un Balcon en forêt. Comme une même peau qu’il fallait quitter, Les Terres du couchant était-il trop chargé de l’atmosphère de son prédécesseur ? Son auteur n’avait-il pas su trouver l’acmé de sa forme définitive ? Sa prose était-elle trop riche, ou incomplète ?
N’en déplaise à celui qui le négligea, nous sommes fabuleusement conquis. Conquis par cette ville de « Bréga-Vieil » et ses odeurs de dame sénescente parmi les « peuples vieillards », par le tableau de son « Royaume » suradministré, par la perspicacité de son narrateur, par la citadelle de « Roscharta », par la montée progressive et inéluctable de l’action, tendue comme une tragédie grecque.
L’intemporalité de l’espace et de l’intrigue semble à la fois l’éloigner dans un temps mythique et la rendre irrésistiblement présente et de toujours. Seuls les accessoires chevaleresques et les fusils paraissent tenir d’un entretemps à la lisière du Moyen-âge et du siècle des Lumières. Ce qui semble aujourd’hui un de pied de nez involontaire à nos envahissantes séries médiévales de fantasy, qui n’ont pas la hauteur stylistique et intellectuelle gracquienne, malgré l’indéniable talent d’un George R. R. Martin, solidement assis dans son Trône de fer[3].
Employé par la « Chambre du Cadastre », le narrateur des Terres du couchant (qui ne prononce jamais son nom) parcours le pays. Avertis par de sombres émissaires, lui et son ami Hingaut décident de passer à la « clandestinité », de fuir « Bréga-Vieil », avec quelques compagnons : Hals, Lero et Berthold. Non vers la désertion, mais vers l’action, vers les territoires lointains où s’exerce l’infiltration barbare ; ce avec une témérité plus délibérée que celle du modeste héros du Rivage des Syrtes, dont le bateau ne fit qu’apercevoir l’ennemi. Là est l’une des originalités de notre récit face à ceux qui l’encadrèrent. D’abord établis à « Briona-Haute », dans les montagnes, nos francs-tireurs traversent les forêts avant de passer la « Crête du Sanglier », cette frontière périlleuse après la trompeuse sécurité. Nous sommes en plein roman d’aventure, non sans suspense, où alternent moments radieux et noirs cauchemars. Bientôt l’on emprunte une « route fossile » démesurée, vaste poème en prose qui permet de découvrir d’où vient le fragment « La Route », publié en 1956 parmi le recueil La Presqu’île. Ce qui laisse peut-être entrevoir pourquoi Julien Gracq oublia ces Terres du couchant : réprouvait-il cette instabilité générique entre le romanesque et la poétique topographie ?
Une fois la deuxième partie, nous sommes aux confins : une ville fortifiée s’élève au-dessus d’un lac et en vue de montagnes glacées. Ce qui nous vaut des descriptions absolument somptueuses, de la part du géographe lyrique que fut Julien Gracq, des images luxuriantes, une jubilation continue devant le beau. Sans oublier une civilisation urbaine traditionnelle et artisanale dont l’équilibre économique et éthique n’est pas sans rappeler Héliopolis d’Ernst Jünger[4] (1949). Mais également face à une plaine où campent et s’agitent en ordre les cavaleries barbares, infligeant sans état d’âme une mort brutale et primitive : car en la « tour des crânes », les guerriers « maçonnent toutes fraîches les têtes qu’on vient de couper, comme des amandes dans du nougat ».
Ainsi, l’une des originalités de ce récit face au Rivage et au Balcon reste indéniablement le tableau de la guerre, si ténu parmi ceux-là : mouvements de « l’armée angarienne », stratégie concertée, incendie de la forteresse avancée quand l’action s’exaspère inéluctablement, sortie de quelques têtes brûlées, dont le narrateur, parmi les cavaliers capables de les faucher d’un coup… Ce livre a le parfum excitant des classiques et des horizons fastueux, autant que de la tragédie et de sa catharsis.
Des moments d’exception -si nombreux au demeurant- constellent cette rencontre des Terres du couchant : le théâtre de Roscharta où « la nuit brûle », où « ce qui consomme ici va s’enflammer en présence de la mort », mise en abyme évidente du récit tout entier ; la brève idylle avec l’actrice Aega, intense explosion d’érotisme calme et de conscience sensuelle du monde aux portes de la catastrophe ; l’allusion révélatrice à la dimension épique et mythique du livre, à travers cette épiphanie : « Comme les guerriers troyens sur le rempart d’Ilion, j’ai vu un homme marcher enveloppé un moment dans son Dieu ». Tout cela conflue en ce qui peut sembler, au sein du courant de lave de cette prose méditative et chatoyante, un aphorisme : « le châtiment poignant du sursis chichement accordé qui fait exploser en vigueur, on dirait, chaque seconde de vie, se mêle étrangement à celui d’une liberté encore inconnue ».
À la différence du Balcon en forêt, mais comme dans Le Rivage des Syrtes, le narrateur-personnage est à la première personne : ainsi l’on croit deviner la plume d’un journal de trois ans. De plus, il n’est pas soldat : c’est un individualiste, un risque-tout, qui se dirige en toute conscience au-devant du combat, dont il ne mésestime pas l’issue. Si, à la fin du Rivage, « le décor avait été planté », la tragédie est jouée jusqu’à l’imminence du dénouement, dont la chute du fort d’ « Armagh » n’est que la répétition générale, métaphore suggérée par la représentation théâtrale ultime jouée à Roscharta.
À ce conte philosophique somptueux, nous n’oserons opposer que de modestes réserves : la place démesurée accordée à la « Route », ainsi qu’un maladroit retour en arrière à son égard, donc un léger déséquilibre des proportions, une ou deux phrases qui sentent encore la sécheresse du diariste, sans compter l’ultime paragraphe, splendide au demeurant, filant la métaphore théâtrale, imaginant de « fermer la scène », qui n’était peut-être pas celui dont se serait satisfait son auteur, ô combien perfectionniste. Il est également permis de s’irriter de l’abus des italiques comminatoires. Quoiqu’aucune de ces broutilles ne permette un instant de bouder sa volupté…
L’analyse politique fait moins de Gracq un romancier qu’un psychologue des nations, qu’un philosophe de l’Histoire. Les « dignitaires » du « Royaume » euphémisent la barbarie des envahisseurs à l’affut : « L’idée que « cela n’arriverait pas » -que le danger viendrait mourir de lui-même sur ce glacis épaissement cuirassé par le refus de penser et de prévoir- était tellement avérée dans les esprits par la paresse à envisager le pire qu’elle mettait à l’aise pour refuser même de discuter les vues que ceux que le langage officiel appelait encore bénignement -en attendant peut-être des formes de censure plus brutales- les agités ». Assis sur ses traditions, ses certitudes, « liasses croûtées d’un limon de siècles », le pays refuse d’ouvrir les yeux sur son déliquescence interne, en pensant l’adversaire « raisonnable ». S’il faut lire en cet apologue une figuration de l’imprévoyance devant la montée du nazisme, ne faut-il pas y distinguer la conduite à ne pas tenir, veule soumission, devant des menaces déjà là ou à venir ? Soixante ans après, au travers de l’apparence du mythe, Julien Gracq confie une morale pour notre temps…
D’un bref récitd’à peine trente pages, Julien Gracq ne sut que faire : La Maison. Ecrit entre 1946 et 1950, trop long, trop narratif, pour intégrer le recueil Liberté grande, pouvait-il devenir le noyau, le déclencheur, d’un roman ? Au contraire d’Au Château d’Argol, purement fictionnel et romanesque, lui paru en 1938, il est aussi réaliste qu’autobiographique, bien que labile à cet égard, ressortissant finalement tant au récit qu’au poème en prose.
Dans la brume pluvieuse et le froid, au travers du car parcourant une campagne anonyme pendant l’Occupation allemande, une « maison » fait signe, étrange. Le narrateur décide enfin de marcher vers l’objet de sa curiosité. Pourtant modeste en terme de distance, c’est une « équipée » sur un chemin puis au travers des fourrés boueux. Malgré un rayon de soleil, ce n’est qu’une ruine, « macabrement vieillie ». Mais démentant cette désagréable impression, l’arrière-cour révèle un « déjeuner sur l’herbe » tout frais, et « la voix d’une femme qui chantait »
Si la prose de La Maison peut paraître lourde, c’est d’une splendide et riche lourdeur, comme une tapisserie ornée, à même de transmettre une atmosphère angoissante, étouffante, relevant à la fois de l’étrangeté du lieu et de la pesanteur ambiante de l’Histoire, tant l’Occupation allemande pèse sur la France, sur les esprits. Au point que sous l’averse, il se sente « une statue glaiseuse et enfondue de l’écœureument ». L’on comprend dès lors, par la déréliction hivernale, par ce cheminement trouble, jusqu’à la révélation de cette « voix nue », qu’une dimension initiatique, un « éveil », de plus érotique, s’élèvent à destination du voyageur et voyeur lyrique, dont le symbole est cette « longue chevelure blonde »…
Les fac simile des manuscrits successifs nous apprennent que le titre fut d’abord « La Maison du taillis », avant d’opter pour celui plus laconique, quoique moins mystérieux. Le second état de ce manuscrit d'ailleurs nous permet de corriger une coquille, p 27 : « Je demeurai, il me semble, plusieurs minutes parfaitement immobiles », alors qu'il faut lire ce dernier adjectif au singulier[5]. Cependant un inédit de Julien Gracq n’est jamais anodin, et certainement cette Maison d’une beauté bouleversante, malgré la couverture d'un vert acide, ne peut manquer à l’amateur de proses postromantiques. Si cette demeure fantomatique est « pareille à un visage qui se fût recouvert de poussière comme un meuble », cet inédit jailli de la poussière du temps, brille de l’éclat mat de toute sa gracquienne lumière.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.