Parador monasterio de Corias, Asturias. Photo : T. Guinhut.
Mondialisations & féminisations
philosophiques.
Voyage dans les philosophies du monde,
Philosophicae historica,
Histoire des femmes philosophes,
La Philosophie de A à Z.
Roger-Pol Droit : Un Voyage dans les philosophies du monde,
Albin Michel, 2021, 336 p, 20,90 €.
Adam Ferner & Chris Meyns :
Philosophicae historica. La fabuleuse histoire de la philosophie en 200 textes majeurs,
Alisio, 2021, 272 p, 29,90 €.
Gilles Ménage : Histoire des femmes philosophes,
traduit du latin par Manuella Vaney, Arléa, 2021, 128 p, 8 €.
Sous la direction de Laurence Hansen-Love :
La Philosophie de A à Z, Hatier, 2020, 544 p, 13,50 €.
En 1945 Bertrand Russell publia son Histoire de la philosophie occidentale[1]. Le propos était assumé : occidentalocentré, sans toutefois donner à penser que la philosophie était d’abord européenne, non sans laisser de côté à dessein ce qui était ailleurs et dont il ne niait en rien l’existence. Il est cependant permis de philosopher au-delà du berceau grec, vers l’extinction et le nirvana de l’Inde et du bouddhisme, vers le confucianisme, jusqu’à Maïmonide et Avicenne, ce avec la rigueur de Roger Pol-Droit et de son Voyage dans les philosophies du monde. Moins rigoureux sont Adam Ferner et Chris Meyns parmi les pages de leur Philosophicae historica, chronologiquement mise en œuvre depuis les papyrus égyptiens, passant par les phares occidentaux, persans ou chinois, terminant par les féministes les plus contemporaines. Jusqu’où ces mondialisations philosophiques nécessaires révèlent-t-elles des apories de la philosophie ? Voire des dérives idéologiques ? Alors que - faut-il le rappeler ? - il n’est en rien interdit de philosopher au féminin, ce dont témoignèrent l’Antiquité et la mise au point de Gilles Ménage, il y a de cela trois siècles.
Quand révélation, superstition et fanatisme sont de l’ordre de la foi, la raison ouvre la porte de la philosophie. Outre que cette dernière peut raisonner les religions, elle est, en tant qu’elle met en œuvre une critique de la pensée humaine, une manifestation des plus nobles de l’esprit sur la plus grande part de la planète. En ce sens, au contraire d’un orgueil philosophique grec et allemand, une mondialisation philosophique permet d’ouvrir le regard et les oreilles.
Roger Pol-Droit s’est assez consacré au monde qui va de Platon à Rousseau pour avoir toute légitimité à explorer l’espace extra-européen. Son Voyage dans les philosophies du monde est structuré de manière géographique. D’abord l’Inde, ensuite la Chine, les Bouddhistes du Tibet au Japon, enfin les Juifs et les Arabo-musulmans, non sans s’interroger enfin sur les Amériques et l’Afrique. La raison étant le propre de l’espèce humaine, partout elle peut s’exercer, donc philosopher. Ce pourquoi Roge-Pol Droit utilise le terme « philosophie » pour « désigner toutes les formes, culturellement dissemblables, de réflexion logique, rigoureuse et critique portant sur des questions centrales de la connaissance et de la condition humaine ». Or le temps et la justice, l’action et le pouvoir, le langage et la mort, la meilleure façon de vivre et de gouverner sont de constants objets d’interrogation. Ce pourquoi d’ailleurs la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat agrège des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. La confiance dans les religions révélées n’empêche pas l’exercice de la raison, ce dont témoignent Saint Thomas d’Aquin et Maïmonide. Et cette distance peut se rencontrer tant dans l’indouisme que le taoïsme.
Lisons donc Zhouang Zi, père du taoïsme, Nâgârjuna, dialecticien bouddhiste, le médecin persan Avicenne ou le talmudiste Maïmonide.
En Inde, l’on ne soucie guère du temps, encore moins de l’Histoire : il est aussi démesuré que cyclique, à l’instar du cycle des réincarnations, y-compris animales, dont il faut se délivrer. Il n’y a ni âme individuelle, ni délivrance mystique après la mort, rien qu’une infiniment lointaine dissolution dans l’absolu. Mais cohabitent, auprès des ascètes et renonçants, des matérialistes, voire des jouisseurs. L’homme a pour buts le plaisir (y-compris érotique), la puissance, la prospérité et la fortune, l’honnêteté du savoir et enfin l’accession au salut et à la disparition de l’illusion universelle. Quitter la pensée pour le vide de la conscience cosmique est donc essentiel. L’épopée du Mahâbhârata, le poème philosophique de la Bhagavad-Gîtâ sont les livres fondateurs, illustrés par tant de peintures[2], où l’on peut agir tout pratiquant dans le non-agir. Védisme, brahmanisme et hindouisme se succèdent et s’enchevêtrent. Le chant originel de l’univers dans les Vedas est cependant plus « ritualiste » que philosophique. Il faudra que les grammairiens du sanskrit deviennent les pères des philosophes. L’irruption du bouddhisme stimule alors l’argumentation et la subtilité dialectique, sans oublier « la pugnacité des joutes, controverses et autres tournois entre adversaires aux théories opposées ». Car Bouddha n’est qu’un homme, pour qui le « Soi cosmique » n’est qu’une illusion ; d’où le duel interminable entre brahmanes qui considèrent les bouddhistes comme des nihilistes. Entre 500 et 800, l’âge d’or des philosophies indiennes s’enrichit de traités de logique et de physique, dont « le matérialisme atomiste est proche de celui de Démocrite », sans compter le yoga qui permet d’accéder à la délivrance. Le Vedânta est à lui seul un univers métaphysique. Quant à Shankara, il est l’auteur de maints ouvrages, dont Le Traité des mille enseignements, partisan du non-dualisme…
Quelque part vers le V° siècle avant notre ère, naquirent Confucius[3] et Lao-Tseu[4]. Pour le « Fils du Ciel », à Pékin, « se conformer à l’indifférence, à la variabilité et à l’immensité du Ciel, telle est la seule voie conduisant à la sagesse ». Or le sage chinois, s’il vise à effacer son individualité, il vise à intensifier la vie. Le confucéen entre cependant dans la sérénité du lâcher prise, du « non-agir », de façon à conserver les hiérarchies, la concordance entre cosmos et actions humaines, la solidarité entre les êtres vivants. Ainsi le confucianisme conforté par les Entretiens de Mencius, devient religion officielle, dès les Han, au II° siècle, de façon à favoriser la légitimité, l’emprise et la prospérité de l’Etat. Mais, aux antipodes de Mencius, Xun Zi, prétendant que la nature humaine est mauvaise, préconise un strict contrôle social, les châtiments nécessaires, tant dans le cadre de l’éducation que du gouvernement. Le confucianisme, ainsi divers, se voit ensuite contesté par le taoïsme. Lao Tseu préfère le silence, le non-agir, l’ignorance, le vide, et recherche le « Tao », soit la voie, quelque chose comme la nature originelle, de préférence à la culture… Concurremment, Sun Tzu écrit son Art de la guerre, un manuel de stratégie, où rien ne vaut « vaincre sans livrer bataille ». C’est avec pertinence que Roger-Pol Droit note, à l’occasion du taoïsme : « Il faudrait se demander dans quelle mesure, aujourd’hui encore, vouloir préférer la nature à la culture et prétendre refuser toute violence ne favorise pas un germe de totalitarisme ». Un autre taoïste, Zhouangzi, « invente un anarchisme épistémologique radical », sans compter un profond anarchisme politique : les savoirs étant de l’ordre du néant, mieux vaut cesser de penser. Nous voici bien loin des Lumières occidentales ! Seules l’extase, l’intuition, la poésie méritent d’être provisoirement sauvées… Notons que la fusion entre taoïsme et bouddhisme aboutit au « Chan », soit au Japon le Zen, dont la nudité des temples et des jardins est toute une méditation, dont les « koâns » sont des devinettes à fin d’éveil, surprenantes, déstabilisantes et loufoques.
Gautama aurait vécu dans le nord de l’Inde vers le V° siècle avant notre ère. Prince choyé par son rang, il découvre soudain la souffrance, la maladie et la mort. Chassant le désir et l’attachement, il devient le « Bouddha », l’éveillé, qui refuse tant le luxe que l’austérité, choisissant « la Voie du Milieu ». Si cette illumination n’est pas encore une philosophie, elle instaure « un égalitarisme spirituel », rompant avec le système des castes favorisant les brahmanes, chacun pouvant se délivrer de la chaîne des réincarnations et accéder au nirvâna, à la suprême extinction. Deux écoles s’opposent : le détachement de toute pensée et l’exercice du savoir scrutant le monde. Les adeptes du « Petit Véhicule » préfèrent œuvrer au salut personnel, quand ceux du Grand Véhicule travaillent au salut du monde, dans une démarche prosélyte. Le bouddhisme se pare d’un « panthéon peuplé de figures magiques », d’enfers et de démons qui sont autant d’illusions[5]. Là encore, Roger-Pol Droit peut être critique, se demandant si cette délivrance est « l’enfermement dans une forme de nihilisme absolu ». Le bouddhisme reste vivace au nord de l’Inde, tandis que, persécuté au IX° siècle, il disparut à peu près de Chine…
Ces philosophies asiatiques, bien que multiples et contrastées, aiment toutes à dissiper des erreurs, et non acquérir des savoirs, au contraire de la philosophie occidentale.
Plus proche de nous, le Judaïsme est « ouverture du sens, de l’interprétation, de la discussion », donc apte à lutter contre le dogmatisme et l’idolâtrie. L’on sait qu’il s’appuie sur la Torah (les cinq premiers livres de la Bible), dont l’étude s’appelle le Talmud. Sachant qu’un « lien profond unit noms et choses, lettres et monde, langue et réel », nous devinons qu’au-delà d’une religion, la dimension philosophique est indubitable, d’autant qu’elle n’est rien sans l’Histoire du peuple juif. Le monde se construisant sous les doigts de Dieu et ceux de l’homme, la conscience éthique est primordiale. Au premier siècle, se détache Philon d’Alexandrie, qui travaille à une « hellénisation de la pensée juive ». Sa démarche herméneutique consiste à chercher sous les faits, l’histoire, les personnages, un sens, une allégorie. Tandis que transcendance, dimension inconnaissable de Dieu, essence impénétrable de l’homme, occupent la quête du philosophe, le lien avec le divin se cristallise grâce aux prophètes bibliques. Plus tard, au X° siècle, Saadia Gaon, écrit en arabe son Livre des croyances et des opinions, tentant de « concilier l’héritage juif avec celui de Platon et d’Aristote ». Tout ceci n’empêche en rien que l’homme doive s’attacher à se connaître et à connaître le monde, « pour que Dieu lui soit favorable ». L’ampleur et la hauteur de vue font de Maïmonide, au XI° siècle, le philosophe juif de référence. Scientifique et cependant commentateur de la Torah, il se singularise grâce à son Guide des perplexes[6], où il confronte l’éternité grecque des mondes et la création divine de la Genèse, épurant le judaïsme de ses superstitions. Pour lui, « philosopher est un commandement de la Torah », que ce soit sur le mal et la providence, et « l’amour-connaissance » la seule voie qui vaille. D’une certaine manière en découle la chrétienne Somme théologique de Saint-Thomas d’Aquin, cherchant à concilier foi et raison, révélation et philosophie. Explorant les relations entre lettres hébraïques, nombres et structure du monde, la Kabbale oscille entre spéculations occultes et invention intellectuelle. L’on ne saurait faire le tour - une gageure - de la pensée juive sans évoquer Maharal de Prague, venu du XV° siècle, lecteur de Copernic et de son héliocentrisme, commentateur de la coïncidence entre l’avancée des sciences et le divin, et à la source de la légende du Golem. Sans compter le scandale de la Shoah[7], qui laisse perplexe…
Le panorama s’achève en entrant « dans les têtes des philosophes arabo-musulmans ». S’il y a philosophie, c’est celle de l’indéfectible unité de Dieu et de la vérité, à la recherche de laquelle il faut aller. Cependant, sous les Abbassides, entre 750 et 1258, la traduction des textes grecs abonde et, outre les traités scientifiques, l’on consulte Aristote, voire Platon. Philosophia devient « falsafa ». Mais Roger-Pol Droit rappelle que l’expression « Islam des lumières » n’a rien à voir avec celles du siècle de Voltaire, s’agissant uniquement de la raison au service de la compréhension de Dieu ; à moins qu’il s’agisse de Sohrawardi (crucifié en à Bagdad en 922) qui oppose lumière et ténèbre dans une perspective à la fois zoroastrienne et néoplatonicienne, mais en postulant « une articulation entre le monde intelligible et le monde sensible ». Al-Kindî, au IX° siècle, est une sorte d’encyclopédiste, dont une faible part des œuvres nous est parvenue. Al-Fârâbî forge après Aristote le concept d’« intellect-agent » et contribue à la question du bon gouvernement de la cité. Le Persan Avicenne est autant encyclopédiste que philosophe. Hélas le soufi Al-Ghazâlî est un « anti-philosophe », ordonnant le retour à la pure religion. Quand à Averroès, il commente Aristote au point qu’il sera traduit de l’arabe au latin, mais également au point d’être rejeté par ses coreligionnaires, quoiqu’il ne fût guère ouvert aux hétérodoxes qu’en tant que juge de la charia il condamnait (ce que ne dit pas notre essayiste). Usage de la raison autant qu’extase mystique sont bien trop suspects aux yeux des adeptes du Coran. Mais avec la chute des Abbassides, les portes de l’interprétation se referment, laissant pour longtemps à l’écart du monde islamique aussi bien la philosophie que la science[8]. Depuis, l’islam n’est guère philosophique, sauf à la marge…
Y-a-t-il de réels philosophes en Afrique ? S’ils n’ont pas franchi le portail d’une réputation internationale fracassante, ils sont postfreudiens ou postmarxistes, lisent Derrida et Foucault, proposent des perspectives de qualité, selon le témoignage de notre essayiste. Mais, le croiriez-vous, il existe une « philosophie bantoue » de la force vitale. C’est faute de sources écrites anciennes que l’on ne peut guère aller plus loin ; de même pour les Amérindiens.
Proposant modestement, « une boussole, pas une encyclopédie », Roger Pol-Droit fait œuvre utile et amicale, synthétique et documentée, aussi bien pour tant de vieux philosophes dispersés par-delà le monde et l’Histoire, mais aussi pour ses toujours jeunes lecteurs, ceux animés par le plaisir de la découverte, et qui seront ici, sans rien d’abscons, comblés, en toute clarté, d’accessibles connaissances, même si elles aboutissent souvent à des apories de la philosophie, soit l’extinction du nirvana ou la révélation divine.
Mais au-delà du logos grec, la pensée tant rationnelle qu’irrationnelle des sagesses indiennes ou chinoise n’est-elle qu’une part de la philosophie, au détriment de l’esprit critique et de la liberté ? Autrement dit ne confond-on pas philosophie et sagesse ?
Nous avouerons - est-ce notre indécrottable occidentalocentrisme ? - que ces philosophies asiatiques ne sont guère notre tasse de thé. Il y a quelque chose d’une démission devant la vie pour préférer les arrière-mondes (si nous reprenons le concept nietzschéen) du dépassement des illusions, du nirvana, du vide et de l’extinction. Certes la concomitance de l’agir et du non agir n’empêche pas les Asiatiques d’être des entrepreneurs, de travailler, de créer, de concourir à la prospérité de l’humanité. Certes nous sommes reconnaissants à l’Inde de ses vastes épopées poétiques telles que le Mahâbhârata, de son éthique érotique et de ses Apsaras sculptées sur les temples, à la Chine et au Japon d’une peinture du vide et du plein parmi ses représentations paysagères, sans oublier la poésie et le haïku qui n’est pas loin du zen. Revenons à notre scepticisme pour observer que le confucianisme politique n’a pas grand-chose d’individualiste, et il n’est pas innocent à cet égard que la Chine ait accueilli le communisme avec les succès totalitaires que l’on sait.
Manuscrit bouddhiste, écriture devanagari, Inde du nord, vers 1880 ;
Dictionnaire des philosophes, PUF, 1984.
Photo : T. Guinhut.
Venue des mains conjointes d’Adam Ferner et Chris Meyns, il s’agit bien d’une histoire de la philosophie, sous le titre joliment latin de Philosophicae historica, quand en anglais l’on avait choisi plus simplement The Philosophers’ Library. Magnifiquement illustré de manuscrits, peintures et couvertures, l’ouvrage, immédiatement attrayant, se propose une vocation encyclopédique, en balayant les histoires de la et des philosophies, cette fois de manière passablement chronologique. Cette histoire mondiale de la pensée met en avant la variété, l’engagement des grands écrits philosophiques à travers les siècles et les continents. D’une part dans le but de comprendre le monde, d’autre part de le questionner et le transformer, qu’il s’agisse de la puissance des religions, des avancées de la science, de l’enseignement de l’histoire, de la vertu du politique…
L’on commence avec les maximes de Ptah-Hotep rédigées en 2500 avant Jésus-Christ en Basse-Égypte, en passant par les Instructions pour les appartements intérieurs de l’impératrice Xu et jusqu’aux Origines du totalitarisme d’Hannah Arendt et à L’Histoire de la sexualité de Michel Foucault.
« Laissez-vous conter la fabuleuse et transgressive histoire de la philosophie », annonce la quatrième de couverture. Sauf qu’il s’agit plutôt d’une histoire culturelle, tant la navigation est fluctuante du côté des littératures, de l’Histoire et de la politique, faute d’une définition de cette « philosophie » ; avec des rapprochements qui donnent le mal de mer, tant on glisse d’un continent à l’autre au détour d’un paragraphe, contemporanéité n’étant ni corrélation ni causalité. De surcroit, et c’est plus gênant, les dérives idéologiques sont monnaie courante, tant il est question de présupposés anticolonialistes, antiracistes (car seule l’Europe est là coupable, bien entendu), antipatriarcaux, à la mode de la culture woke[9]. Dans une récurrente obsession à l’égard de ce que l’on appelle « l’appropriation culturelle », l’on ne manque pas de signaler combien tel ou tel chercheur s’est « approprié » tel papyrus égyptien, alors que faute d’archéologie et de musées occidentaux de tels artefacts eussent été ignorés, effacés par le temps. Sans compter la démagogie et le propagandisme éhontés, lorsque l’on gratifie la trop jeune activiste climatique Greta Thunberg d’une photographie et d’une couverture de livre, soit autant que Kant ou Nietzsche !
Autre réserve d’importance, des erreurs parsèment le volume. Dès l’introduction, au-sujet des autodafés, il est fait mention de l’armée romaine de Jules César détruisant la bibliothèque d’Alexandrie, alors que c’est accidentellement que le feu est passé des voiles d’un navire à un seul entrepôt, la bibliothèque ayant souffert de plusieurs déprédations chrétiennes puis islamiques et surtout du progressif abandon, erreur plusieurs fois martelée par la suite. Plus loin, l’islam est « tolérant » : c’est méconnaître l’Histoire et le Coran, ses objurgations à éradiquer Chrétiens et Juifs, et également le principe de l’abrogation, selon lequel les versets plus tolérants de La Mecque sont de facto abrogés par ceux, ultérieurs, plus vindicatifs, de Médine.
Ces avertissements consentis, l’on peut néanmoins voyager avec profit dans cette Philosophicae historica, selon un plan qui voyage des « Limites naturelles » (2500 - 300 avant Jésus Christ), « Par-delà les frontières » (en allant vers l’an 200), « L’assimilation », « Les régimes de vérités » (de 600 à 1000), « Etats d’équilibre », « Frontières ouvertes » (de 1450 à 1850), jusqu’aux « Récits d’envergure », sans oublier au-delà de l’an 2000 des « perspectives d’avenir », courant forcément le risque d’être démenties.
En ancienne Egypte, en Mésopotamie, l’on rédigeait des théodicées, selon le concept plus tard forgé par Leibniz, dans lesquelles les dieux sont défendus de l’accusation qui leur est faite de tolérer les injustices, ce en cohérence avec le pouvoir royal. Il est ensuite question d’« équilibre cosmique » des Védas au Yijing et à Confucius, soit de l’Inde à la Chine. Certes il s’agit toujours de justifier un pouvoir. Les Grecs, d’Anaximandre à Plutarque et Plotin, font une traversée légitime, quoiqu’ils soient souvent taxés de « sexisme et de misogynie », que la justification de l’esclavage par Aristote soit bien dénoncée, ce qui, en dépit de notre accord éthique, fait peu de cas de la contextualisation historique ; et de la noblesse philosophique en ce qui se targue d’une dimension tribunalesque continue et fatigante. Une telle morale est par ailleurs bien sélective : l’on ne dit pas combien La République de Platon est proche du communisme, ainsi que l’analysait Karl Popper dans La société ouverte et ses ennemis[10]…
Il est néanmoins heureux de voir figurer Zoroastre le Perse, le jaïnisme indien. Et bien entendu les Romains, de Cicéron à Marc Aurèle, puis les Chrétiens, comme Saint-Augustin, à l’occasion duquel il est fort anachronique de parler de « littérature africaine ». Les penseurs arabo-musulmans côtoient ceux juifs. Tout cela en miroir avec l’exposé de Roger-Pol Droit. Quant au Japon, il est un peu abusif d’associer les auteures délicieuses et grandissimes Sei Shonagon et Muraski Shikibu à une démarche philosophique, mais en cet ouvrage le quota féministe fait loi, même si les manuscrits peints reproduits valent plus que le détour. Reste à savoir, dans le cadre de la tension entre révélation et raison, si l’on est philosophe autant que mystique avec Hildegarde de Bingen et Julienne de Norwich ; ou scientifique avec la première, Herrade de Landsberg ou poétique avec Christine de Pizan[11], toutes dames médiévales inspirées. Le tournant de la Renaissance est celui de l’imprimerie, de Luther et du protestantisme, tout ce qui permet la diffusion de la lecture et de la pensée. Cependant mentionner les philosophies du Nouveau monde, au gré d’une « métaphysique aztèque », de son « concept de teotl, une force cosmique omniprésente » reste aussi lacunaire que les documents qui subsistent. Parmi les incessants aller et retours entre Orient et Occident, vient le temps de « la raison libérée, d’Erasme à Thomas More, de Montaigne à Descartes, de Francis Bacon à Margaret Cavendish dont Le Monde glorieux oscille entre utopie et dialogue philosophique. Passons sur les nombreuses approximations, pour rester courtois, de ce volume toujours brillamment illustré, pour découvrir le prêtre éthiopien qui rédigea en 1510 et en ge’ez le Livre des sages philosophes. Quant à Hume et Kant, ils ne sont guère vus que sous le prisme de la « pensée suprémaciste blanche latente », ce qui, du point de vue de la hiérarchie des races n’est pas faux, mais souffre d’une lecture par le petit bout de la lorgnette. Le libéralisme politique et économique n’est heureusement pas absent, quoique trop rapidement évoqué, de Locke (quoiqu’il lui soit reproché d’ignorer « les droits de propriété des peuples nomades » !), en passant par John Stuart Mill plaidant la cause de la liberté et celle des femmes, jusqu’à l’Américaine Ayn Rand[12]. Un peu mieux servi, Rousseau se voit cependant tancé car sa « critique de la vie moderne et du colonialisme n’est pas irréprochable », ô péremptoire autorité !), alors qu’en une telle doxa, l’on se garde bien d’être critique envers les philosophies venues d’Orient et de l’aire arabe ; cette dernière n’ayant sur sa pratique de l’esclavage[13] droit qu’à : « À défaut d’être progressiste, cette position ne considère pas l’esclavage comme naturel et offre une possibilité d’affranchissement religieux, puisque les convertis à l’islam doivent être libérés ». Nous sommes en extase devant une telle libéralité ! D’autant que ne manquent pas les références aux ouvrages abolitionnistes s’il s’agit d’Europe et d’Amériques, que l’anticolonisation marxiste de Franz Fanon se taille la part du lion… Notons que des éclairs de prudence surgissent lorsque l’on note : « après la colonisation, les penseurs autochtones risquent de confondre philosophie et ethnographie ». Autre raisonnable prudence, s’il s’agit de s’inquiéter de dérives épistémiques telles que la revalorisation de la magie et de la sorcellerie par Sophie Bosèdé[14], aux dépens d’une démarche scientifique.
Capital (pour jouer sur le mot), Karl Marx s’arroge trois pages, sans mention aucune de la nature totalitaire du marxisme et du léninisme. Sauf par euphémisme qui vaut son pesant de contre-vérité : « Malheureusement l’URSS n’allait pas se montrer à la hauteur de ces ambitions philosophiques et politiques » ! Plus loin Che Guevara est un « théoricien subtil » ! Nous le connaissons plutôt comme un guérilléro communiste meurtrier. Heureusement le maoïsme est remis à sa place. Quant à lui, Nietzsche est traité avec une agréable objectivité, de même le positivisme logique antimétaphysique de Carnap et Wittgenstein, de même Heidegger et sa métaphysique « étroitement liée à son nationalisme et à son antisémitisme ». Bertrand Russell voit son Histoire de la philosophie occidentale examinée sous l’angle d’une pensée allemande conduisant au fascisme, ce qui, avouons-le, est un peu excessif de la part de ce dernier, moins cependant que penser la guerre comme « guerre de Nietzsche ». Hannah Arendt est expédiée en deux lignes et deux photographies. Simone de Beauvoir n’est pas remise en question dans son credo du Deuxième sexe, dont une des discutables postérités trouve voix avec Trouble dans le genre, de Judith Butler[15]. Arguons cependant de la gageure qu’impose un volume multipliant les allusions, forcément trop rapides à maints auteurs, punaisés en plein vol, comme Foucault…
Bien qu’un tel ouvrage ne puisse être exhaustif, il faudrait ici regretter des absences, étonnamment celle d’Olympe de Gouges, scandaleusement celle de Montesquieu, de Diderot et des Lumières, ou, celle de notre contemporain, l’auteur de Colère et temps, de la trilogie des Sphères : Peter Sloterdijk[16]. Considérons cette Philosophicae historica pour ce qu’elle est : une riche initiation cependant biaisée, profitable à un lecteur averti, passablement délétère pour le naïf…
Seule occurrence dans l’essai de Roger-Pol Droit, les femmes sont parmi les Esséniens, groupes d’ascètes que Philon d’Alexandrie considérait comme des philosophes. Quant à notre Philosophicae historica, tout en faisant bien abusivement de la poétesse Sappho une philosophe, elle n’oublie ni Hypathie d’Alexandrie parmi l’Antiquité, ni Hildegarde de Bingen ou Roswitha von Gandersheim au Moyen-Âge, ni Ban Zhao, historienne des Han, qui défend l’éducation des femmes, ni Mary Wollsntonecraft et sa Défense des droits de la femme en 1792 ; sans compter une foule de femmes savantes qui démentiraient l’ironie de Molière. C’est un des aspects méritoires de cet encyclopédique essai que d’ouvrir le spectre des identités philosophiques, malgré - encore une fois - ses torsions idéologiques à la mode.
Occidentalocentrée elle est, alors combien est-elle phallocentrée ! L’histoire de la philosophie comptant pourtant nettement peu plus de femmes qu’attendu. Faut-il cependant rappeler que l’Antiquité et le Moyen-Âge n’étaient pas le bouge du patriarcat, mais une ère où ces dames pouvaient penser. C’est au XVII° siècle, soit en 1690, que l’humaniste Gilles Ménage écrit en latin son Histoire des femmes philosophes, précieux recueil d’ailleurs dédiée à Madame Dacier, éminente traductrice d’Homère. Songeons qu’Aspasie de Milet, « maîtresse d’éloquence », « enseigna la rhétorique à Périclès et à Socrate, et à ce dernier la philosophie », rien de moins ! Elle avait de plus une « habile connaissance de la politique » selon Plutarque. Que Diotime est l’inspiratrice de Socrate dans Le Banquet. Que Sainte Catherine d’Alexandrie était « savante dans les lettres sacrées et profanes ». Il y eut des « platoniciennes », dont Hypathie d’Alexandrie qui « succéda à Plotin » et fut assassinée par la jalousie de chrétiens ; elle écrivit un Commentaire sur Diophante, des « règles d’astronomie et un traité sur les Coniques d’Apollon ». Mais aussi des « académiciennes », des « dialecticiennes », des « stoïciennes », des « cyniques », des « pythagoriciennes », comme Théone, qui embrasa d’amour Pythagore lui-même ! Hélas l’on sait la philosophie orale et la mortalité des papyrus ne nous permirent guère de conserver tous les talents de ces dames.
De nouveaux Gilles Ménage ne ménageront pas leur peine pour ériger une nouvelle et plus contemporaine Histoire des femmes philosophes. Qui ferait la part belle à Simone Weil, la philosophe de L’Enracinement et de l’Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, dans laquelle « l’univers mental de l’homme » est habité par l’« exigence d’un bien absolu ». Il faut méditer cette judicieuse pensée : « Parmi les inégalités de fait, le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous[17] ».
Si l’époque contemporaine a peu de femmes philosophes d’immense envergure, hors la sommitale Hannah Arendt, s’engage une course à la prétention d’être femme et philosophe, alors qu’il suffit d’être simplement humain, prétention qui ne manque pas de moyens entre Rosi Braidotti et son The Posthuman[18], ou L’Âge du capitalisme de surveillance sous le clavier de Shoshana Zuboff[19]. Prenons garde cependant que les préoccupations du temps, voire ses conjugaisons opportunistes, démagogiques et idéologiques, comme le féminisme, le décolonialisme, ou ce que l’on appelle la crise climatique, ne donne lieu à des livres que le recul du temps décapera de leur actualité pour laisser voir que le roi philosophique est parfois nu…
Ce mouvement de mondialisation et de féminisation philosophiques est patent sous la direction de Laurence Hansen-Love : La Philosophie de A à Z. C’est avec intelligence et clarté que ce manuel met en œuvre l’ouverture de la liste officielle des auteurs pouvant figurer au baccalauréat. Ainsi, parmi les incontournables, Platon et Marx, Descartes et Nietzsche, l’on agrège ici des penseurs chinois, indiens, arabes et juifs. S’y côtoient modestement Averroès et Avicenne, Maimonide, Nagarjuna et Zhuangzi, maître du Tao. En outre ces dames sont loin d’être oubliées : Arendt et Beauvoir bien entendu, Butler ou encore Weil et Wollstonecraft. Et si elles s’appellent Hannah, Simone, Judith, Simone encore et Mary, elles n’ont pas besoin de prénom pour se faire un nom.
Au mieux de la qualité informative, ce volume laisse libre l’élève et le curieux, voire le chercheur, de tracer ses sentiers philosophiques. En témoignent des centaines de portes vers autant de notions que de personnalités pensantes. Parfois d’une rare pertinence, lorsqu’à l’occasion de Karl Popper est rappelé son « paradoxe de la tolérance », qui souligne la nécessité de ne pas tolérer ce qui a pour vocation d’éradiquer la tolérance. En témoignent les entrées consacrées au libéralisme et à Karl Marx (quoique l’on y oublie toujours les 10 mesures liberticides et totalitaires préconisées par la fin du Manifeste communiste et réalisées avec les meurtres de masse que l’on sait[20]), entrées qui ont pour vocation de présenter sans a priori ni prosélytisme tous systèmes et pensées.
Mondialisation des philosophies, et non pas uniformisation, où elles sont accessibles de par le monde, grâce aux traductions, certes. Mais elles ne se mélangent guère ; et c’est peut-être bienvenu, au sens où l’on assisterait à un fouillis dépourvu de sens, à un effacement des contradictions et des diversités. Reste que l’arbre humain élance ses branches vers des directions philosophiques plurielles, et il serait plus que dommageable que par des mouvements de direction idéologique, religieuse, voire de censure, il soit réduit à une branche unique. Préférons la dilection de l’intellect.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Bertrand Russell : Histoire de la philosophie occidentale, Les Belles Lettres, 2011.
[2] La Bhagavad-Gîtâ illustrée par la peinture indienne, Diane de Selliers, 2016.
[3] Les Entretiens de Confucius, Les Belles Lettres, 2018.
[4] Le Livre de Lao-Tseu, Les Belles Lettres, 2018.
[6] Moïse Maïmonide : Guide des égarés, Verdier, 2012.
[10] Karl Popper : La société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979.
[14] Sophie Bosèdé : Witchcraft, Reincarnation and the God Head, Excel Publishers, 1992.
[15] Judith Butler Trouble dans le genre, La Découverte, 2006.
[17] Simone Weil : Etude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, Folio Sagesse, 2021, p 82.
[18] Rosi Braidotti : The Posthuman, Polity, 2013.
[19] Shoshana Zuboff. : L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma, 2021.
[20] Voir : "Hommage à la culture communiste"
Templo budista de Panillo, Huesca, Aragon. Photo : T. Guinhut.