Pugiliste au repos, Museo delle Terme, Palazzo Massimo, Rome.
Photo : T. Guinhut.
De la vulgarité sportive contemporaine
et de l'éthique du sport :
de Juvénal et Pline
à George Orwell et Bernard Andrieu.
Ethique du sport, sous la direction de Bernard Andrieu,
L’Âge d’homme, 816 p, 39 €.
« Mens sana in corpore sano[1] », disait Juvénal au Ier et IIème siècles de notre ère. On doute cependant que tous les sportifs et supporters aient dans leur corps sain -s’il n’est pas aviné à la bière et dopé aux stéroïdes- un esprit sain. Il s’agit alors d’un « corpus sine pectore[2] », un corps sans cœur, selon Horace. Il faut hélas déplorer que l’idéal olympique des Grecs et l'ethique du sport se soit heurtés, de tous temps, qu’il s’agisse de l’antiquité romaine, ou de notre XXIème siècle, à la vulgarité sportive, entre cirques de gladiateurs et stades multipliés par les écrans géants. De Juvénal et Pline à Georges Orwell, les esprits sains de la pensée fustigent l’abêtissement des masses footballistiques et le contrôle politique qui en découle.
Il ne s’agit pas ici de dénier à qui que ce soit le plaisir de jouer sur un stade autour d’une balle, d’exercer sa force et son habileté en des dizaines de disciplines olympiques, ni d’écarter la capacité socialisatrice de l’éducation sportive à travers l’esprit d’équipe et le fair-play, ni même de mépriser qui s’adonne au délassement qui consiste à jouir du spectacle de sportifs experts ; mais de pointer cette vulgarité qui accompagne trop souvent le sport.
Vulgarité de la foule (car vulgaire vient de vulgus, en latin, qui signifie le commun des hommes, la foule) voisine avec la vulgarité grossière des appétits et des divertissements. Ce sont en effet des phénomènes de masse qui environnent et font l’essence du sport, que l’on soit massé devant son téléviseur parmi des milliers d’autres aux visions et émotions semblables, dans une désindividualisation recherchée et dommageable, un décervelage consenti, ou que l’on soit massé dans les stades, exalté par l’unité de la « masse et puissance[3] », régi par une force panique, propice aux manifestations incontrôlées et survoltées, que n’aurait désavouée ni le Hitler de Nuremberg (on pardonnera ici l’abusive reductio ad hitlerum) ni l’essayiste Elias Canetti. À ce compte-là, vulgarité de la masse aux préoccupations semblables nivelées vers le bas et vulgarité grossières des instincts de triomphe et de revanche, sont susceptibles de glisser, si craque le nécessaire vernis de civilisation, vers l’exécution de quelques vaincus en victimes sacrificielles, au cours d’un combat rituel de rue entre factions aux couleurs locales et nationales.
Pline le Jeune : Lettres, Chez la veuve de Claude Barbin, 1702. Photo : T. Guinhut.
Gageons que s’il était permis de remettre à l’ordre du jour les sanglants combats de gladiateurs du cirque romain, il y aurait non seulement pléthore de spectateurs satisfaits et surexcités par cette catharsis grandeur nature, mais aussi abondance de candidats aux étripements mutuels sur l’arène. Souvenons-nous que bien des gladiateurs, adulés par le public, gagnaient des sommes colossales, et, même affranchis, se jetaient encore sur leurs concurrents le fer à la main, pour un surcroît de sesterces et de gloire ; non loin de nos plus célèbres sportifs qui ne décrochent que pour s’acoquiner avec le monde de la publicité, des médias et des Fédérations internationales sportives…
Rituels en effet que ces spectacles toujours semblables, à quelques lilliputiennes variantes près, où l’individu se défait d’une individualité qu’il a d’ailleurs souvent bien peu, pour aller communier, en un grégarisme moutonnier, dans une cérémonie qui remplace avec efficacité les cérémoniaux sacrés des religions, en perte de vitesse, du moins en ce qui concerne le christianisme occidental. Et sans vergogne, de retour d’un « grand match », qui « marquera l’Histoire » -n’ayons pas peur des hyperboles épiques des commentateurs sportifs et médiatiques- le spectateur aura la sensation d’avoir assisté, que dis-je, participé en propre à un événement colossal, alors qu’un autre semblable est destiné à le démoder, à l’effacer, quelques matches, quelques mois, quelques années plus tard, sans que l’histoire du monde -et c’est heureux- en soit un instant bouleversée.
Révélateur -ô combien !- est ce phénomène des fan-zones, où, au moyen d’écrans géants sur des Champs de Mars démesurés, on remplace le spectacle du dieu de la guerre, par celui des dieux du stade. Tout ceci à l’adresse des fans, ces dépendants du fanatisme sportif, du spectacle de masse, d’une équipe, d’un pays. Quoique l’on connaisse par ailleurs des dangers du fanatisme politique et religieux[4], il faut se consoler si le premier ne fait que simuler le second en une inoffensive explosion de suspense, de joie ou de déception.
Sans le moindre discernement, les médias, reflets démagogiques obligés de la masse de leurs publics, relaient l’éloge funèbre bien plus d’un sportif, bien plus d’un Cassius Clay, boxeur de crânes frappés de traumatismes cérébraux, se fût-il converti à un Islam anti-blanc sous le nom révélateur de Mohammed Ali, que d’un compositeur comme Henri Dutilleux, dont les pages symphoniques exaltent Baudelaire en son Tout un monde lointain. Monde bien loin de la vulgarité…
Il est cependant tout à fait loisible d’apprécier en connaisseur les qualités d’un joueur, quoique passablement monomaniaque, d’une équipe, qu’il s’agisse de saut à la perche ou de rugby, mais avons-nous observé le ridicule de centaines de têtes qui tournent, en un exaspérant et comique tic-tac, d’un côté sur l’autre du court, lors d’une compétition de tennis ? Qui se livre à cette observation plutôt que de suivre le jeu, en suiveur passif et dans le sens vulgaire du courant de la foule, se fait figure de dissident, d’individualiste pour le moins… Remarquons cependant qu’il est rarissime que tels spectacles de balle et de raquette en socquettes blanches et polos Lacoste donnent lieu aux débordements grossiers du hooliganisme, sociologie du public oblige…
Persii, Juvenalis et Sulpiciae : Satyrarum, Barbou, 1776 ;
Juvénal et Perse : Oeuvres, Garnier, sans date. Photo : T. Guinhut.
On ne dira rien ici de la corruption titanesque qui affecte le monde du football jusqu’au sommet de ses organisations internationales, ni du dopage qui transforme les concurrents en pompes à stéroïdes anabolisants, ni des salaires astronomiques des joueurs, qui, curieusement, choquent moins que ceux des grands patrons de l’économie pourtant plus au service du développement des richesses de l’humanité, ni de la part de nos impôts indûment consacrés aux cirques des anti-dieux du stade alors que leur business ne devrait que se financer par lui-même et par ceux qui y consentent en payant leurs places de match et en achetant divers maillots criards et autres produits dérivés du panurgisme, ni de la vulgarité affichée de stars du foot qui vont aux putes de luxe et crachent leur vocabulaire pour le moins réduit à la face empostillonée des médias.
Pline le Jeune (au Ier et IIème siècles) ne trouvait aux spectacles du cirque « rien de nouveau, rien de varié, rien qu’il ne suffise d’avoir vu une seule fois. C’est ce qui redouble l’étonnement où je suis, que tant de milliers d’hommes aient la puérile passion de revoir de temps en temps des chevaux qui courent, et des hommes qui conduisent des chariots. Encore s’ils prenaient plaisir à la vitesse des chevaux ou à l’adresse des hommes, il y aurait quelque raison. Mais on ne s’attache aujourd’hui qu’à la couleur des habits de ceux qui combattent. On ne regarde, on n’aime que cette couleur. Si dans le milieu de la course et du combat, on faisait passer la même couleur qui est de l’autre, on verrait dans le moment leur inclination et leurs vœux suivre cette même couleur, et abandonner les hommes et les chevaux qu’ils connaissent de loin, qu’ils appelaient par leurs noms, tant une vile casaque fait d’impression, je ne dis pas sur le petit peuple, plus vil encore que ces casaques, je dis même sur de fort honnêtes gens. Quand je songe qu’ils ne se lassent point de revoir avec tant de goût et d’assiduité des choses si vaines, si froides et qui reviennent si souvent ; je trouve un plaisir secret à n’être point sensible à ces bagatelles, et j’emploie volontiers aux belles lettres, un loisir que les autres perdent dans de si frivoles amusements[5] ».
Ainsi, qu’importe que tel ou tel footeux soit Suédois, Algérien, ou Allemand, s’il combat le ballon au pied sous les couleurs de Madrid ou de la France, il soulève un enthousiasme de clocher et de cocarde pour le moins irrationnel. De surcroit révélateur de ce culte des idoles que l’on croyait enfoui aux tréfonds du « veau d’or » de l’Ancien testament.
« Panem et circenses[6]», disait encore Juvénal. Il déplorait que sous l’empire d’Auguste l’on délaissât « faisceaux, les légions, tous les honneurs enfin », pour languir « dans un honteux repos », avec du pain et des jeux. Ainsi, plutôt que de s’armer de courage et d’esprit d’entreprise pour dynamiser l’économie et défendre les libertés contre les exactions extrême gauchistes et islamistes, l’on préfère aujourd’hui amuser un peuple, qui a la même préférence, avec le pain Mac-Do et la bière, avec ces jeux du cirques footballistiques, en ces enceintes de stade qui ont opportunément la forme d’une cuvette de Water-Closet. S’il ne manque plus en ces Colisées modernes que les gladiateurs qui s’entretuent pour leur bonheur et celui surexcité des spectateurs, ces derniers, hooligans, supporters et autres nationalistes, s’en chargent dans les tribunes, les rues avoisinantes, les centre-villes, en se jetant toutes armes improvisées, canettes de bières, chaises de terrasses à la tête, laissant derrière eux un pavé ordurier, jonché de blessés, voire de morts…
Le sport comme avatar du nationalisme pourrait être bon enfant, ersatz inoffensif des guerres, s’il ne recyclait l’auto-valorisation imméritée de son coin de commune, de pays, la haine instinctive de l’autre, la xénophobie la plus crasse.
Que font nos maires, nos députés et Présidents à trôner comme des Auguste au petit pied au-dessus de l’agitation convulsive des pieds des joueurs autour d’une enfantine boule de cuir et des trépignements convulsifs des pieds des spectateurs agglutinés sur leurs gradins ? Sinon se coller à la sueur collective par démagogie électoraliste, par apparente proximité avec le peuple, par défense et orgueil d’une patrie qu’on ne défend plus beaucoup, tant le concept est suspect d’extrême-droitisme.
Faut-il, devant ce visqueux déferlement de vulgarité, en appeler à l’éthique ? Avant de s’aventurer auprès de ce mot souvent galvaudé, mieux vaut se pencher sur un studieux pavé, une somme, titrée Ethique du sport. Il s’agit d’un livre collectif dirigé par Bernard Andrieu, qui n’est rien moins que philosophe et professeur à la Faculté du sport de Nancy. Loin d’être un pensum moralisateur et enthousiaste à peu de frais, on y trouve plus que matière à réflexion, bien que l’introduction, certes honorable, de Mike Mcnamee, ne soit qu’en anglais.
Les « codes d’honneur, sur le modèle chevaleresque », sont à l’origine de l’idéal olympique et citoyen que doit prodiguer le sport, à travers des valeurs universelles : « le fair-play, le respect et la dignité des personnes, l’antiracisme, le droit à l’image, la conscience de la règle, le self control, l’amateurisme et le plaisir de jouer ». Tous concepts que l’on peut associer à un « modèle capitaliste de la compétition et du rendement » (on y verra un éloge ou un blâme, selon son penchant). Il est alors évident que « l’éthique puritaine du marathonien » et la « culture corporelle » s’opposent au spectacle, à « l’exploitation de la badauderie humaine ». Ce phénomène de masse, à dimension mondiale, se substitue-t-il dangereusement à un projet de société ? Le caractère civilisateur du sport et sa fonction de catharsis achoppent sur le dopage, la corruption, le grégarisme, le culte du barbare sportif. Ainsi tout ou presque est envisagé en cet ouvrage, le sport féminin, noir ou gay, des handicapés, la « médicalisation des performances », le harcèlement sexuel de l’entraîneur, le « dopage d’Etat » dans les pays communistes, ce dès la préface de Bernard Andrieu, nantie d’une impressionnante bibliographie.
Une cinquante d’articles (de presqu’autant de contributeurs) émaille cet opus. Si l’on ne peut tout citer, il faut retenir « L’olympisme cosmopolite à l’épreuve de la fièvre nationaliste », « prévenir la violence dans le sport », quand ce dernier est ici confronté à « la morale chrétienne » et à « la laïcité » (on attend ici en vain l’Islam et ses burkinis pour nageuses !), la question de la biomédecine appliquée, voire du transhumanisme. Ou encore des prises de positions fort polémiques et non dénuées de fondements, comme : « le sport comme école cachée de l’hétérosexualité ou les fonctions éducatives de l’homophobie » !
On retiendra le bel oxymore : « de l’éthique des hooligans ». Ils se présentent en effet comme « de jeunes aventuriers modernes attirés par le frisson de l’émeute », attachés à défendre leurs valeurs nationales et tribales. Mais les terribles guérillas ici rapportées dévoilent leur nature de brutes -voire de skinheads post-nazis- avinées et assoiffées d’en découdre, jusqu’à s’accomplir dans la mort de policiers ou de supporters adverses. Ce ne sont ni plus ni moins que des « rituels guerriers ». Il s’agit à cet égard de plaider pour des « mesures sécuritaires », sans relâchement aucun aux alentours élargis des stades…
Visiblement, le bouquet d’auteurs informés de cette Ethique du sport tient à s’élever au-dessus de la vulgarité sportive, sans néanmoins se résoudre à fermer les yeux sur ses surabondantes, sudoripares et abjectes manifestations…
Si près de nous, George Orwell, dans 1984, parlait sans aménité, au nom du « Parti » gouvernemental, des « prolétaires » : « les films, le football, la bière et, surtout, le jeu, formaient tout leur horizon et comblaient leurs esprits. Les garder sans contrôle n’était pas difficile. Quelques agents de la Police de la pensée circulaient constamment parmi eux, répandaient de fausses rumeurs, notaient et éliminaient les quelques individus qui étaient susceptibles de devenir dangereux ». Certes, il y avait bien de la criminalité ; « mais comme cela se passait entre prolétaires, cela n’avait aucune importance.[7] » Foot, bière, films et jeux vidéo font encore florès parmi les plus vulgaires d’entre nous ; mais sans que cela ne se confine à une classe résiduelle de prolétaires. Cela vaut toujours comme divertissement de diversion pour une classe politique qui espère naïvement que l’Euro de football détournera les esprits des lois en cours et des préoccupations anti-terroristes et anti-islamistes. Hélas pour cette dernière, dont la médiatique police de la pensée n’est que médiocrement efficace, la délinquance et la criminalité en marge des compétitions sportives, à peu près confinées au football d’ailleurs, apparaissent plutôt comme une impéritie, une incapacité de contrôle, une incompétence scandaleuse à pacifier le territoire, à l’heure pourtant ou « l’Etat d’urgence » est censé protéger le citoyen.
Puisque la vulgarité sportive peut tout autant s’assaisonner d’alcool et d’hooliganisme, l’avertissement d’Henry-Pathé restait en 1934 incomplet : « Mais si le sport est l’ennemi tout ensemble de l’alcoolisme et du bellicisme, il comporte lui-même des dangers s’il est pratiqué avec excès ; dans ce cas il incite à donner la suprématie à notre corps, et risque de faire choir certains dans l’idolâtrie du muscle, donc dans l’abrutissement ; veillons à sauvegarder les droits de l’esprit.[8] » Hélas, il n’y a qu’un pas de la suprématie du corps à celle de la guérilla et de la guerre. Que ce soit la lecture des Anciens ou des modernes, de Juvénal à Georges Orwell, veillons à garder le recul élevé de l’esprit, pour lequel nous savons toujours devoir garder la modestie des connaissances à toujours réactualiser et affiner, plutôt que de se complaire dans la bassesse de la vulgarité. Le jour où l’on verra un emmailloté de foot de l’Euro ou du Mondial, lire quelques pages de Montaigne ou de George Orwell sur un banc de touche, et qu’une caméra se penchera sur lui avec attendrissement, peut-être l’humanité ne sera-t-elle plus tout à fait à désespérer…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.