Vêtement sacerdotal, Monasterio de San Martin de Castañeda, Zamora, Castilla y León.
Photo : T. Guinhut.
Couleurs, cochenille et rayures par
Michel Pastoureau, Georges Roque
& Derek Jarman.
Michel Pastoureau : Noir. Histoire d’une couleur, Points, 2014, 288 p, 8,80 €.
Michel Pastoureau : Bleu. Histoire d’une couleur, Points, 2020, 240 p, 9,90 €.
Michel Pastoureau : Jaune. Histoire d’une couleur, Seuil, 2019, 240 p, 39 €.
Michel Pastoureau : Rouge. Histoire d’une couleur, Seuil, 2016, 216 p, 39 €.
Georges Roque :
La Cochenille, de la teinture à la peinture. Une histoire matérielle de la couleur,
Gallimard, 2021, 336 p, 24 €.
Michel Pastoureau : Rayures, Seuil, 2021, 160 p, 29 €.
Derek Jarman : Chroma. Un livre de couleurs,
traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Mellet,
L’Eclat Poche, 2019, 224 p, 8 €.
Que serait un monde incolore ? Supposons qu’il ne serait même pas blanc, sans lumière ni ombre, pas même noir, d’une fadeur innommable… Source de sensualités, d’enchantements et de mélancolies, la couleur est naturelle, puis artificielle, utilitaire, symbolique et picturale, sans compter sans usage politique. C’est ce que narre, à chaque fois de manière chronologique, Michel Pastoureau, parmi ses cinq « histoires d’une couleur », depuis Bleu, en 2000, en passant successivement par Noir, Vert, Rouge et Jaune. Comment allait-il, au-delà de ces couleurs primaires - et de leurs variations – se renouveler ? Qui aurait pensé qu’il allait ensuite se consacrer aux Rayures… Cependant, pour revenir à cet incendie des sens, le rouge, savions-nous qu’une de ses incarnations fut celle de la cochenille, fort prisée, comme nous le révèle Georges Roque. Pas le moins du monde historien, Derek Jarman, vit la disparition de ces couleurs dont il nourrit, dans Chroma, son autobiographie. Si le sens populaire peut associer à chaque couleur une émotion, l’on verra combien leurs usages et significations sont créateurs et ambivalents.
Chaque couleur s’inscrit dans le temps historique, en fonction des matériaux utilisés pour la montrer et la produire, terre, plante, minéral, animal… Mais aussi en fonction de l’apparat du pouvoir et des exigences de la spiritualité, sans oublier les dimensions symboliques qui s’attachent à leurs ostentations. Ainsi Michel Pastoureau indique sa méthode au seuil de chacun de ses essais, tant la couleur est moins un phénomène naturel qu’une « construction culturelle complexe », « un fait de société », procédure ainsi déployée de l’Antiquité à nos jours, quoiqu’en se limitant au domaine occidental, à l’instar d’Hervé Fischer[1]. Ses aspects matériels, théoriques, techniques, iconographiques, idéologiques et politiques[2] sont dépliés en un caléidoscope qui n’est pas loin d’être encyclopédique. La chimie des pigments, les codes vestimentaires, « les règlements émanant des autorités », laïques et religieuses, les créations des artistes, tout cela fait évoluer, voire exploser la présence et le sens des couleurs.
Longtemps ni le noir ni le blanc n’eurent les honneurs du paradis du nuancier. Ténèbres, deuil et enfer recouvrent le premier, qui est à la fois anti-couleur et son absence puisque antérieur à la création, au moment où le dieu biblique sépare les ténèbres de la lumière. Non loin de là, les Grecs connaissent Nyx, déesse de la Nuit et fille du Chaos. Quand seule l’Egypte pense au noir fertile du limon et des lourds nuages, la vision de cette obscure entité ne retrouve à l’ère médiévale une faveur paradoxale, car associée à la salissure, qu’auprès des laboureurs et artisans ainsi vêtus, alors que les guerriers ont le rouge, les prêtres le blanc divin. Pourtant certains ordres monastiques se couvrent de noir par humilité. S’il existe un noir brillant à côté de celui terne et repoussant, il se trouve dans les profondeurs de l’Enfer, de Satan, du péché et de la mort, alors que le blanc est céleste, aux côtés de la sagesse et de la vertu. Reste l’énigme du chevalier noir qui cache son identité tout en étant positif, sa couleur symbolisant sa force. À la « palette du diable », succède une mode nouvelle, du XIV° au XVI° siècle, à l’occasion de laquelle le noir est austère et digne. La figuration de la peau noire - jusque-là horrifiante - pour la reine de Saba ou le roi mage Balthazar participant de cette accession à la grâce. Est-ce après la grande peste de 1346-1350 qu’apparut un « noir moral et rédempteur » ? Bientôt les juristes et gens de robe l’affectionnent, puis les plus grands personnages. Aux siècles suivants, la mode et en noir et blanc, voire jusqu’à la guerre faite aux couleurs, ce que notre historien appelle un « chromoclasme », ce qui correspond à l’essor de l’encre d’imprimerie, qui a remplacé l’enluminure, et à la morale protestante. L’austérité du XVII° siècle réprouve l’ostentation colorée, attitude cependant bien adoucie par un siècle des Lumières qui est « une sorte d’oasis colorée », alors que les peintres n’ont cédé que rarement à une omniprésente noirceur, qui sera en revanche celle du romantisme noir, celui de ses romanciers et de ses peintres. Le XIX°, « temps du charbon et des usines », voit coexister noir ouvrier et noir élégant du bourgeois, imposant une orthodoxie et préparant celui qui se change en une « couleur moderne », malgré la dangerosité à venir des blousons noirs, du rock et du punk. Au cours du précédent siècle, il est la soutane et le curé, les « chemises noires » fascistes et des SS nazis, il est rebelle et anarchiste, il est de longtemps la norme de la photographie et du cinéma, il est transgressif jusque dans l’érotisme du sous-vêtement féminin, il est le nouveau chic : le voici en fait de plus en plus plurivoque, à n’y plus retrouver ses codes…
Une démarche semblable est mise en œuvre à l’occasion de Bleu. Rare dans l’Antiquité grecque et romaine, il est bien plus prisé par les Germains et les Celtes qui pour ce faire exploitent une plante : « la guède ». L’indigo oriental, fort cher, le lapis, l’azurite sont peu utilisés, voire dépréciés, comme lorsqu’à Rome les yeux bleus passent pour disgracieux ! Après un long purgatoire médiéval, il se fait soudain précieux, dans la cadre d’une théologie des lumières initiée au XII° siècle par l’abbé Suger, et malgré les cisterciens « chromophobes », lorsqu’il est attribué au manteau de la Vierge. Une mutation culturelle considérable en somme. À partir de là une fortune considérable lui échoit, entre bleu royal et azur des armoiries, parures avivées par le pastel. Il est du XV° au XVII° siècle « une couleur morale ». Mieux il acquiert le rang de « couleur préférée » jusqu’à nos jours, au pastel s’ajoutant l’indigo puis le bleu de Prusse. En témoignent l’habit bleu du Werther de Goethe, la romantique « fleur bleue » de Novalis, le drapeau tricolore, le rythme du « blues », l’universalisation du jean… Symbole de paix - pensons aux « casques bleus » -, de ciel de beau temps et de vacances maritimes, bien que froid, le bleu a quelque chose de populaire autant que de magique.
Une ambivalence étonnante échoit au jaune. Positif, brillant, il est or, blé et blondeur, donc pouvoir et joie. Négatif, il est souffre diabolique et bile amère, mais aussi avarice et folie. Son rapport avec la richesse agricole et avec le métal doré des monnaies en fait depuis les origines une couleur bénéfique. Pommes d’or du jardin des Hespérides ou toison d’or de Jason, or du Rhin, cultes solaires, en particulier d’Apollon, et peintures pompéiennes suffisent à signifier combien la mythologie s’empare de la fascination véhiculée par les pigments dorés et citronnés, tirés de la gaude, du genêt et du safran. Chez les Romains, c’est la couleur des femmes. Jusqu’à la fin de l’ère médiévale il est fort estimé, pour être ensuite déprécié, surtout s’il tire au verdâtre maladif ; alors que s’il s’éclaire d’une nuance orangé, le voilà fruité, bienfaisant. Son « histoire tourmentée » est peut-être la plus curieuse.
Hélas, dans la Bible, le mythe du veau d’or, symbole d’idolâtrie, concourt à placer le jaune aux côtés des richesses trop terrestres. L’or est bien entendu divin, quand le jaune est sa dégradation. Cependant, lors de la période médiévale, ces deux nuances sont synonymes en héraldique et prolifèrent sur les blasons. Le « prestige des cheveux blonds » enchante les portraits et la poésie de Pétrarque, dont Laure est un modèle de blondeur. De l’autre côté du corps, la bile et l’urine, examinée par les médecins, répondent à la symbolique qui attribue au jaune l’envie, le mensonge et la trahison. Là est peut-être l’origine de l’étoile imposée aux Juifs, le jaune étant l’attribut de Judas et de la synagogue. À partir de la Renaissance, cette couleur devient « mal aimée », même si elle reste indispensable en peinture, jusqu’au « petit pan de mur jaune », chez Vermeer, tel qu’il devint un emblème de la quête de l’écrivain et de l’artiste chez Marcel Proust. Les soleils couchants embrasent ainsi Le Lorrain et Turner. Mais le jaune ne peut échapper au nuancier de l’histoire naturelle et des natures mortes, alors qu’il devient, conjointement avec le rouge, signal de prostitution. La complexe ambivalence continue aujourd’hui si l’on songe au maillot jaune du vainqueur du Tour de France, à la poste et aux taxis, à la révolte des « gilets jaunes », à ce lieu emblématique de la civilisation des loisirs : la plage.
Photo : T. Guinhut.
Mais à tout seigneur tout honneur : rouge ! Couleur « première, contestée, préférée, dangereuse », elle excite, fascine, elle est la rutilance et l’orgueil, la colère et l’éros, la peur et la beauté. Sur les parois des grottes préhistoriques l’animal est ocre. Alors que Prométhée vole le feu, le sang des taureaux de Mithra est répandu en sacrifice. Dionysos, dieu du vin en goûte l’écarlate. La céramique grecque et la peinture romaine en usent avec autorité et splendeur, la pourpre revêtant et signifiant le pouvoir. L’époque médiévale aime « la rose, fleur d’amour et de beauté », tout en abreuvant de rouge les martyrs et le sang vénéré du Christ, sans oublier la gueule du diable et les feux de l’enfer, alors que Judas, outre sa robe jaune, a les cheveux roux. Pouvoir encore, le rouge est papal, impérial, royal ; sur les blasons il est de « gueules ». Qui ne connait en peinture les somptueux rouges de Titien ? Partout fourmillent les allusions et les symboles autour de ces variantes de l’écarlate et du vermillon, comme les « talons rouges de l’aristocratie », l’uniforme militaire sous l’ancien régime, ou, parmi les contes, « Le petit chaperon rouge » de Charles Perrault. S’il est le fard féminin et son gage de séduction, il se fait repaire de prostitution. Mais il devient avec la Révolution, puis le marxisme, une couleur éminemment politique, coléreuse, revendicatrice, sanglante, le drapeau clignant de l’œil vers le petit livre de Mao Zedong. Aujourd’hui l’interdit l’utilise dans la cadre de la circulation routière, et la viande rouge a cessé d’être positive, chassée par le vert végétarien, peut-être provisoirement. Et à l’autre bout du spectre du bonheur, c’est le Père Noël qui s’en gargarise. Sans oublier que le bibliophile a tendance à préférer et choyer les reliures grenat…
Toujours passionnante, intrigante, cette série de l’historien Michel Pastoureau (dont nous passons sous silence Vert, notre bibliothèque n’étant pas à cet égard complète) est un tour de force, qui jamais ne frôle la lourdeur. Littérature, enluminure, peinture, archéologie, étymologie, chimie, tout est miel pour l’écrivain. Son érudition est une joie, les illustrations choisies un musée d’art et un cabinet de curiosités, le tout consacré à ces divinités polymorphes que sont les couleurs.
L’on ne pense pas assez que du pinceau au tableau, en passant par la palette, les couleurs ne tombent pas du ciel. Il faut en découvrir la source, puis les fabriquer. Sur leurs parois, les hommes de la Préhistoire usaient de terres ocrées ou rougeâtres, de noir charbon de bois. Pline l’Ancien témoigne que depuis l’Antiquité l’on broyait des minéraux, des plantes, des mollusques, en particulier le murex, un coquillage qui permit la diffusion de l’impériale pourpre de Tyr, fort chère et prestigieuse. Mais à l’aube de la Renaissance un minuscule insecte a su révolutionner l’histoire de l’Art, au service de la peinture : la cochenille, à laquelle Georges Roque consacre un essai à la solide pertinence.
Un autre rouge allait concurrencer celui du gastéropode, à la suite de la rencontre de l’Amérique. Car dès l’époque précolombienne, les Aztèques connaissaient le pouvoir de ces grappes d’insectes fixées sur les feuilles du « nopal », ou figuier de Barbarie. Quoique mesurant moins de deux millimètres, la cochenille a un fort « taux d’acide carminique » permettant de nombreux usages textiles (car elle ne se délave pas) comme sur des codex ; mais au prix de 140 000 insectes séchés pour produire un kilo !
Ses « qualités tinctoriales » furent très vite reconnues par les Espagnols : ce pigment d’origine mexicaine et péruvienne allait faire le tour du monde, irriguer tout un marché, entre Séville, Venise, Florence et Amsterdam, jusqu’en Chine. Au-delà des utilisations textiles par les teinturiers et des laques pour le mobilier, et supplantant le kermès et la garance, cette « marchandise égale à l’or et l’argent », dont le secret était bien gardé, fut une aubaine financière pour la couronne espagnole.
L’esthétique chromatique en fut bouleversée. La symbolique des couleurs, qui attribuait le bleu outremer à la Vierge Marie à l’époque médiévale, offrit à ce nouveau rouge une autorité brillante et flatteuse. Mieux encore, la cochenille écarlate allait vivifier en conséquence l’inspiration des plus grands peintres, du XVI° au XIX° siècle, entre Titien, le premier à en tirer un profit visuel somptueux à Venise (il fit d’ailleurs le portrait d’un marchand de couleurs), Véronèse et Le Tintoret, qui profitèrent d’une vaste gamme de coloris disponibles, alors que Florence fut plus timorée. Anvers et Amsterdam permirent à Bruegel le Jeune et Rubens d’enflammer leurs toiles. Bien entendu, en Espagne, ce furent Vélasquez, Le Greco, Zurbaran et Murillo, qui donnèrent ses ibériques lettres de noblesse à notre insecte aux rouges saveurs. La France, d’abord timide, ne fut pas en reste, à l’occasion des tapisseries des Gobelins, mais aussi de Nicolas Poussin et Georges de la Tour. L’un des éléments remarquables étant l’incroyable capacité des peintres de rendre la splendeur irisée de tissus eux-mêmes teints à l’aide de la cochenille. L’on s’en doute, la sculpture polychrome fut également rehaussée au moyen de cette « couleur du pouvoir » et du sacré.
Malgré le puritanisme du XIX° siècle, ce sont les romantiques qui tireront un fier parti de la cochenille, en particulier Delacroix, puis un symboliste flamboyant : Gustave Moreau. Jusqu’aux impressionnistes Renoir et Van Gogh qui virent leurs toiles rougir de plaisir.
Philip Ball avait livré une passionnante Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments[3]. Georges Roque affine considérablement le propos en glissant la loupe de son investigation sur une créature lilliputienne dont les conséquences furent gigantesques. Loin de n’être qu’un traité sévère et spécialisé, cet essai original, illustré avec justesse, balaie l’Histoire et la géographie, exotique et européenne, balise les dimensions économiques, scientifiques, sémiotiques et sociologiques, et surtout fait une lecture de l’histoire de l’art inattendue, dans laquelle la matériau coloré modifie l’esthétique et suscite la créativité nouvelle des artistes.
Ayant épuisé toutes les couleurs les plus franches et primaires et leurs acolytes nuancés, Michel Pastoureau se heurte à une difficulté : quel mélange, plutôt que de se répéter, serait assez parlant et signifiant ? L’idée est alors originale, sans risquer de brouiller sa palette où d’en décliner l’infini des nuances : se tourner vers les Rayures. En ce sens le projet, qui connut plusieurs éditions à chaque fois enrichies, est encore plus original.
Du bouffon au bourreau, du chevalier félon à l’étoffe du diable, tous, ou presque, sont des personnages négatifs, que les rayures stigmatisent, car trop ambivalentes. Il y a transgression vestimentaire, sociale et morale, scandale et « manteau d’infamie » à arborer un tel défi aux bons usages, particulièrement sensible à « l’œil médiéval », lorsque serfs, bourreaux, lépreux et condamnés sont pour ainsi dire rayés de la carte, lorsque bêtes sauvages et diable arborent peaux et fourrures tachetées et rayées. En sont pourvus, en particulier parmi les enluminures, Caïn, Dalila, Salomé, Judas encore une fois, mais aussi la folie. Néanmoins la Renaissance découvre de « bonnes rayures », les utilisant au gré du décor intérieur, toujours verticales, en bichromie et polychromie. Elles accèdent à la dignité aristocratique, se font festives, exotiques, élégantes. Quant au costume d’Arlequin, notre historien le lit comme « une forme superlative de la rayure ». La politique ne les écarte pas, le drapeau américain étant celui de la liberté, les révolutionnaires français en usant en en abusant. Romantiques sont les robes et les tentures, plus précisément blanches et bleues. Plus tard, le gilet du domestique, la cravate du dandy sont du dernier chic, alors qu’Obélix arbore des braies ainsi sympathiques. Et même si elles marquent les déportés des camps de la mort, elles ornent jusqu’à aujourd’hui les uniformes, les marins et les champs de courses, les tenues de loisir, la mode. Elles intriguent les photographes, qui en tirent des effets curieux, et paraissent rendre plus rapides les chaussures rayées sur le terrain de sport. Une fois de plus, derrière ces rayures, « se posent souvent des questions de société ». Et derrière les rayures uniformes et démesurément monotones de Buren, faut-il deviner les barreaux d’une prison de l’art contemporain ?
Autant l’esthète pouvait pardonner l’abstraite sobriété des couvertures des volumes rouges et vert et tutti quanti, et celui plus austère à l’occasion des rééditions en collection de poche[4] publiées sans illustrations, autant la combinaison d’un Mondrian et d’un Buren rend celle de Rayures minimaliste jusqu’à l’insultante maigreur. Le manque d’imagination est flagrant, alors qu’il y avait tant à choisir parmi les pages intérieures, comme cette tunique d’un joueur de cartes peint par Théodore Rombouts en 1630…
L’aveugle n’a pas connaissance d’un monde coloré : imaginez si sa vue s’ouvre ! Au contraire, Derek Jarman perd chaque matin un peu plus la vue. En conséquence, ce cinéaste et peintre, cet écrivain et jardinier anglais (1942-1994), doit-il recomposer, à la veille de sa mort du sida, son autobiographie sous forme de kaléidoscope. S’il ne lui reste que le langage, les mots, ils sont encore pourvus de la polychromie des souvenirs. Un peu à la manière du peintre Richard Texier, dans son Codex[5], il égrène les couleurs de chapitre en chapitre : du blanc jusqu’à l’or et argent, en passant par le rouge, le gris, le vert et cætera. Dédiant son livre « à Arlequin », il mêle habilement les teintes de ses vêtements, de la campagne anglaise, de la peinture, aux citations livresques, entre Pline l’ancien et son Histoire naturelle, Goethe et son Traité des couleurs, sans méconnaître ni le néoplatonicien Marcile Ficin, ni Les remarques sur la couleur de Wittgenstein.
Enfant, il collectionnait « les petites pastilles d’aquarelle », à l’époque où l’on « se débarrassait de la patine de suie du dix-neuvième siècle ». Sa formation de peintre l’amène à abandonner l’impressionnisme pour se précipiter dans le cubisme, le surréalisme, « jusqu’au tachisme et à l’action painting ». Le blanc des fleurs, des falaises de Douvres, s’oppose à ce « virus qui détruit [ses] globules blancs ». L’on peut également voir plus loin une réponse à cet effacement : « Iris, l’arc-en-ciel, a donné naissance à Eros, le cœur du sujet. L’amour, comme le cœur, est rouge. Non pas comme la viande rouge, mais le pur écarlate des fleurs ». Lui succèdent « la romance de la rose », la « Main Verte », qui va de l’Eden aux jardins en passant par le vert de chrome. Il accorde toute son attention au brun tout en prévenant des « périls du jaune ». Hélas il ne peut oublier son état d’ « homme-lesbien », son « âme noire », qui l’ont mené là où il en est, en un ressassement tragique, quand « l’horloge de la mort branle ».
Cette vaste énumération poétique se clôt sur un poème en vers libres : « Et lorsqu’elle disparaît / Je trinque à la santé de mon fantôme / Avec l’eau de vie / Présence lumineuse / Ici, puis est partie »…
Pathétique, mais sans auto-apitoiement, le récit est à la fois intime et plus largement culturel. Il jongle allègrement à la lisière de l’essai, de l’anthologie, du carnet de notes et du journal, puisant aux meilleurs auteurs, et du poème tant en prose qu’en vers, entretenant, sujet oblige, de subtiles correspondances avec les livres de l’historien Michel Pastoureau. Elégiaque, c’est un adieu aux couleurs, qui, une fois de plus aurait mérité (quoiqu’il s’agisse là du graphisme de la collection « L’éclat/poche ») une couverture plus éloquemment colorée, comme celle humoristique d’une édition anglaise. Pour nous qui bénéficions encore de la vue, la couleur doit être une ode à la joie.
Thierry Guinhut
La partie sur La Cochenille a été publiée dans Le Matricule des anges, juillet 2021.
[2] Voir : Couleurs des monstres politiques : gilets jaunes, drapeaux rouges et noirs, religions vertes
[3] Philip Ball : Histoire vivante des couleurs : 5000 ans de peinture racontée par les pigments, Hazan, 2010.
[4] Aux éditions Points.