Photo : T. Guinhut.
Les Grands Romans Américains
de New-York et des Etats-Unis
par Garth Risk Hallberg & Jonathan Franzen :
City on Fire, Les Corrections, Freedom,
Et si on arrêtait de faire semblant ?
Garth Risk Hallberg : City on Fire,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Elisabeth Peelaert, Plon, 2016, 992 p, 23,90 €.
Jonathan Franzen : Les Corrections,
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Rémy Lambrechts, L'Olivier, 2002, 720 p, 24 €.
Jonathan Franzen : Freedom,
traduit de l’anglais par Anne Wicke, L’Olivier, 2011, 720 p, 24 €.
Jonathan Franzen : Et si on arrêtait de faire semblant ?
traduit de l’anglais par Olivier Deparis, L’Olivier, 2020, 352 p, 22,50 €.
Animé par un orgueil national, ou une secrète honte et détestation, chaque écrivain américain espère d’écrire et de voir couronné son Grand Roman Américain, à l’instar de celui de Philip Roth[1] ou du plus lourd Don de Lillo, avec Outremonde[2]. À sa manière singulière, Thomas Pynchon fit de Contrejour[3] un miroir aveuglant d’une Histoire de la bannière étoilée. De nouvelles générations marchent sur leurs traces en tentant de renouveler le genre, ainsi Garth Risk Hallberg, l’auteur de City on Fire, et Jonathan Franzen, compilateur des Corrections familiales et propagandiste de Freedom. Ce dernier se voulant par ailleurs une grande conscience américaine en intimant d’arrêter « de faire semblant » dans un tonitruant recueil d’essais. Reste que la hauteur de la littérature est parfois un pari bien risqué.
Avec City on Fire, ce boutefeu de l’édition, et aux dépens de Mercer, un de ses personnages qui n’a que de trop vastes velléités d’écriture, Garth Risk Hallberg a peut-être réussi son « Grand Roman Américain ». Et à toucher un chèque gigantesque de deux millions de dollars en vendant son manuscrit à Knopf, alors que l’éditeur français, Plon, a cassé sa tirelire en acquérant les droits pour, dit-on, près de 200 000 euros. Car si New-York est le symbole de l’Amérique, il s’agit du Grand Roman Newyorkais.
Autour de la tentative d’assassinat de Samantha Cicciaro, les milieux sociaux les plus extrêmes s’acoquinent en ce roman, entre sphères richissimes de la finance au-dessus de Central Park et bas-fonds sordides du Bronx. Drogues et alcools, corruptions et manipulations, permettent à un magnifique plateau d’anti-héros de se croiser : plusieurs générations animent les chapitres aux points de vue internes et alternés, les retours en arrière, sans guère décevoir l’exigeante boulimie du lecteur.
Des histoires d’amour décevantes et parallèles s’entrelacent dans la New-York des six premiers mois de l’année 1977. Celle homosexuelle du jeune professeur noir Mercer, qui, malgré la discrétion de William, découvre, ébahi, « le cercle enchanté des Hamilton-Sweeney », d’où vient son amant, également ancien punk. Celle hétérosexuelle des lycéens Samantha et Charlie, qui s’égarent dans les défonces des concerts rock. Le monde de Charlie, traversé par « la tempête de la puberté », est celui de « la saleté, la mort, la juste colère », d’une éducation politique sectaire, contestataire et violente dans le squat des punks. William se fait artiste hors normes, mais aussi dragueur junkie « des hommes adultes dans les toilettes publiques ». Regan, mère au cœur tendre, divorcée de Keith, l’amant de passage de Samantha, apprend à gérer la tentaculaire fortune familiale des « oligarques » et financiers énergiques.
Toute une constellation de personnalités fait l’objet de la plume acérée, non sans tendresse, d’Hallberg. Chacun bénéficie d’un roman d’apprentissage, quand le coma de Samantha, « beauté enfermée dans un cercueil de verre et dont le royaume était en ruine », risque d’abattre les vices publics et privés du clan et de la « pieuvre Hamilton-Sweeney ». Ce grâce à l’enquête de Groskoph, un journaliste à « l’orgueil merdeux », au tragique destin, et de Pulaski, un inspecteur bossu. Inéluctablement, les fils épars de l’intrigue se dispersent, s’embrassent, se heurtent, se nouent…
Un vaste roman de société, et pas seulement policier, se déploie autour du portrait de New-York, condensé du continent américain, de ses rêves et cauchemars. La fresque intense s’anime sous les yeux naïfs ou avertis de ceux qui parcourent leur roman d’initiation aux plaisirs et à la brutalité de ce monde urbain. La satire exhibe les hypocrisies, les magouilles immobilières, la menace d’une gigantesque banqueroute financière, le sexe pur ou sale ; tout ce temps le plus souvent gâché, sauf pour l’écrivain au clavier vif, même si la tension, inévitablement en un tel énorme opus, baisse parfois, faute d’avoir élagué quelques plus fades épisodes. Pour rebondir avec des journaux intimes manuscrits, une lettre paternelle, des fanzines, des documents divers qui s’intercalent entre les sept chapitres fleuves.
L’écriture d’Hallberg (né en 1978) est émaillée de délicieuses surprises. Quand pour William, « l’artiste combine un besoin féroce d’être compris et l’amour le plus farouche de la solitude », Mercer découvre chez Regan « l’idée platonicienne d’une chambre de jeune fille », enseigne en offrant « des homards d’intelligence, des figues de sensibilité », et s’écrie : « Chante, Muse, les plafonds moulés et les bibliothèques pleines à craquer de volumes reliés ! » Qui sait s’il n’est pas un peu l’alter ego de son auteur…
Tirant son titre des feux d’artifice du nouvel an, du père artificier de Samantha, du « temps chaotique » plombé d’injustices et de criminalités, mais aussi d’une chanson rock des « Ex Post facto », groupe où officia William, ce roman brûle ses destins dans une « ville en décomposition », pré-apocalyptique. Cette ode à New-York, construction romanesque savante et cependant aisément lisible, suspendue par les fils électriques de l’argent et du meurtre, s’élève jusqu’au sommet du suspense lors du « black-out » de juillet 1977, quand la ville fut de longues heures plongée dans une titanesque obscurité. C’est là que les émeutiers projettent de « reprendre la ville », que farcis de ressentiment et d’illusions ils dénoncent : « Cette ville de merde n’est qu’une gigantesque usine à inégalités ». C’est là, enfin, que vont et viennent « responsabilité, culpabilité et liberté se percutant. Désastre, honte, régénération ». Ainsi, le récit prend une dimension métaphysique, voire impossiblement eschatologique : « il attendait une indication, un doigt tendu, mais Dieu est plutôt la signification du doigt tendu ».
Magnifiquement animé de bruit, de tendresse et de fureur, le roman-somme, aussi bien thriller que psychologique et sociétal, tient son lecteur en haleine jusqu’au climax longuement attendu. Bien que guère novateur, le sagement virtuose Garsk Risk Hallberg est un redoutable technicien du roman. Si nous restons dans la tradition balzacienne et dickensienne réaliste assumée, les chapitres s’achevant sur un suspense ouvert comme dans le roman-feuilleton, l’on devine qu’une adaptation de cet incendie romanesque, acheté avant que paru par les pontes d’Hollywood, mériterait de figurer en beauté parmi les meilleures série-télés. Qui sait cependant si l’avenir ne laisserait à ce bel incendie romanesque que la dimension et la rémanence perdue d’un feu de paille…
Les sept cents pages des Corrections ont été couvertes d’éloges. Il est vrai que le romancier Jonathan Franzen sait décortiquer avec un scalpel de sociologie et de psychologue une famille moyenne dans une ville moyenne, en quelque sorte la quintessence du Middle West et le symbole de l’Amérique, à la fin des années quatre-vingt-dix. Au cœur de la maison familiale des Lambert gît le vieil Alfred, le père, ingénieur ferroviaire à la retraite, psychorigide en diable, qui déraille avec Parkinson et Alzheimer dans les désarrois de la démence sénile, sans omettre les conséquences hallucinatoires et hygiéniques désastreuses. Guère plus fréquentable, la mère insupportablement tyrannique règne en sa culpabilisante qualité de victime, manipulatrice comme la plus affutée des mégères L’on imagine que les trois enfants ne sont pas forcément brillants, malgré la réussite sociale, quoiqu’inégale : l’un est un financier névrosé, l’autre une chef cuisinière qui bat de l’aile, et le dernier un intellectuel dérisoire. Autour de l’événement fondateur, Enid exigeant de réunir ses enfants pour les dernières festivités de Noël en commun, la crise se répand parmi un bouquet d’odieux personnages, comme un indémêlable sac de nœuds. On s’entre-déteste cordialement, le cynisme répand son fiel verdâtre.
L’on devine sans peine que Gary, Chip et Denise, ayant atteint la quarantaine, ont décampé d’un doux foyer où l’harmonie et l’amour sont aux abonnés radicalement absents. Cependant ils ne sont guère plus remarquable en ce qui concerne leur capacité au bonheur. Chip, professeur d'université médiocre s’est fait jeter dehors après avoir filé une aventure trop puquante avec une de ses étudiantes, et ne trouve rien de mieux que de s'embarquer pour la Lituanie et des aventures aussi « magouillantes » que peu reluisantes (est-ce un abcès inutile au roman ?). Comment un tel homme, écrivain raté, endetté auprès de sa sœur, peut-il en arriver à cacher un saumon dans son slip, ce que l’on trouvera désopilant ou pitoyable. Vu de l’extérieur, Gary, vice-président de la CenTrust Bank de Philadelphie, passablement sensé, aurait été un modèle de réussite, si la peur irrationnelle de la dépression ne le conduisait à la paranoïa ; il faut dire que sa femme ne ménage guère sa tyrannique attitude à son égard en usant de leurs trois enfants. La plus jeune, Denise, talentueuse cuisinière d’un restaurant gastronomique, ne peut se résoudre à se définir une identité qu’elle poursuit en vain tant ses amours tournent au désastre. De point de vue en point de vue, la narration s’étoile, et il n’est pas certain que l’on gagne toujours à lire le compte-rendu du même événement par différents narrateurs.
Une entraînante ironie règle son compte à la luxueuse croisière qu’entreprennent Enid et Alfred, en compagnie de Scandinaves aussi aisés que leurs préjugés antiaméricains. L’humour oscille entre le sucré et le salé, voire le vitriol. Le vocabulaire use d’un luxe de précision parfois utile, parfois un brin exaspérant. Le réalisme embrasse autant les détails sordides du quotidien que le sort du capitalisme américain, écorné comme il se doit par le malheureux Chip, loser qui prétend devoir le haïr. Hypocrisie, mensonge, arnaque, dettes, chantage affectif, lâcheté, tyrannie, rarement un geste d’amour, un pardon bienvenu mais éphémère, soif avaricieuse de l’argent, banalité poisseuse, tout se coagule en un paquet de ficelles gluantes et monstrueuses. Le lecteur ne sait s’il doit compatir ou jeter par-dessus bord de tels insupportables parents, rejetons et comparses, sans compter la description initiale du désordre en la maison, les fiches biographiques assignées aux personnages de rencontre, les digressions sur la situation politique lituanienne, voire y jeter avec le livre aux velléités anthropologiques…
La formule magique du bonheur n’a pas été trouvée, nous le savons, d’autant que finalement les personnages n’ont pas d’idéal, sinon sociologiquement consensuel, conservateur au sens le plus vermoulu du terme, médiocre, finalement étriqué. Qu’il s’agisse de transcendance ou d’art, la chose ne les effleure guère. L’Amérique moyenne a des prix, mais des valeurs au sens noble du terme pas l’ombre d’une, ce qui est peut-être de la part du romancier un jugement sommaire et peu indulgent, voire supérieur, sinon méprisant. Offrir un miroir à la société est une chose, mais y distiller ses haines et ses généralisations en est une autre.
En cette saga domestique aux grands airs de concert et la pâte un peu lourde, l’espérance de corriger les erreurs parentales est vouée à l’échec. La présomption se révèle fatale. À l’optimisme d’une société qui s’affinerait et se régénèrerait, l’écrivain préfère la reproduction des générations et des comportements, le fatalisme d’une tragédie, non pas grecque, mais américaine, à laquelle ne correspond guère une catharsis.
Non sans longueurs, la fresque relève d’un classicisme sans audace. Si les personnages, sans compter comme il se doit tout un tas de seconds rôles satellites, sont intensément fouillés, permettant au lecteur indulgent une nécessaire empathie, la dimension satirique ne dépasse guère celle du roman de moeurs. Imaginant de corriger un modèle familial déficient, ces « Corrections » font un roman de la famille américaine qui ne s’élève pas ; n’est pas Balzac qui veut, pour bâtir une Comédie humaine et user de splendeur stylistique.
Comment expliquer un succès d’un million d’exemplaires ? Au moins une explosion de génie, sinon une parfaite adéquation avec l’horizon d’attente du lecteur américain, ce qui n’est pas forcément un compliment. Les deux ne coïncidant que fort rarement, il est à craindre que ce soit la seconde hypothèse qui prévale. Ainsi, après le triomphe des Corrections, celui de Freedom vaut au romancier Jonathan Franzen (né en 1959), les honneurs de la couverture du Times, rien de moins. Pourrait-on alors imaginer qu’à l’instar de Tolstoï il ait produit son Guerre et paix ? Son Grand Roman sociologique Américain ?
Abordant le prologue, intitulé « De bons voisins », le lecteur a la maigre surprise d’un flot tranquille sans vie ni métaphore. Car nous avons la faiblesse d’attendre que la littérature soit au moins originalité ou concentré de vie. Rien de tout cela ici. Sortant de cette quarantaine de pages, l’indifférence prévaut : pourquoi cette famille, ce voisinage plutôt que d’autres ? La petite histoire du couple des Berglund, de leurs deux enfants, de leur maison retapée, bonheurs, conflits de génération et querelles de quartier n’a rien de saillant. C’est tout juste si une pointe d’intérêt sociologique vient s’immiscer : il faut croire que cette famille et leur environnement sont parfaitement représentatifs de la classe moyenne américaine et, par contrecoup, occidentale. Si ceci a valeur générale, c’est assez décevant pour l’humanité. Ces gens-là auraient pu tout aussi bien ne pas exister, ils n’apportent rien de plus à la science, à l’art, à la pensée, à la planète…
Sauf des clichés peut-être. Ainsi, plus loin, la conversation écologico-industrielle au cours de laquelle Walter Berglund expose sa volonté de sauver un oiseau rare (la « paruline azurée ») et son habitat tout en permettant une exploitation concertée de montagnes explosées et réhabilitées, reste un brin pesante, quoique sérieusement ancrée dans les débats politiques, économiques et environnementaux les plus contemporains. Et comme il n’y a pas de bon roman américain sans rocker - ou joueur de base-ball - ni trio sentimental, autrement dit sans clichés, voilà Madame Patty Berglund hésitant de nouveau entre son bien sage mari et Richard Katz, meilleur ami de ce dernier et « bad boy » un peu has been qui eut son heure de gloire avec un tube : « Nameless Lake ». Ceci raconté dans son « autobiographie » thérapeutique à la troisième personne, où « des erreurs furent commises »…
Franzen a au moins le talent insigne de la clarté, de l’adéquation au monde qui l’entoure, qu’il soit politique ou existentiel, du moins au seul niveau de la série Desperate housewives. Ainsi Patty Berglund se veut être « une femme au foyer et une mère exceptionnelle », et incarner, comme « le gagnant de la famille », son mari Walter « miraculeusement bon », quoique nanti du physique de « Kadhafi », l’Amérique idéale. Cependant, au cours de son roman d’éducation étudiant puis conjugal, elle fait acte de liberté en quittant Eliza la droguée, en faisant une escapade trash puis une autre sexuelle avec Richard, en s’alcoolisant… Mais déprimée, mère abusive, minée par un adultère sans joie, aigrie par la passion de la belle et jeune indienne Lalitha pour Walter, elle n’est qu’une liberté entravée plus par elle-même que par les autres. Qu’il s’agisse de Walter, dévoué à sa femme jusqu’à l’obstination d’un idéalisme impossible, de Patty accrochée au rocker ou prédatrice affective de son fils Joey, lui-même prisonnier de sa Connie qui n’a d’autre volonté que de l’aimer, l’amour n’est guère ici liberté.
Bien que construisant son univers avec une méticulosité impressionnante, le réalisme finalement morne de Franzen aplatit des personnages qui auraient pu être attachants. La neutralité de la narration gêne la montée de l’empathie du lecteur pour ces personnages. Le didactisme permanent, y compris au moyen de fins tableaux psychologiques, étouffe tout lyrisme, toute épopée. Une pesanteur désenchantée plombe cette Amérique sans grandeur ni passion, qu’elles soient humaine ou transcendantale…
Pourtant, avec le recul, ce volumineux roman finit par prendre une autre dimension. Une réelle problématique américaine s’est faite jour : qu’a-t-on fait des valeurs américaines, des libertés inscrites dans le droit naturel ou la constitution ? Hélas, la réflexion de Franzen ne va pas jusqu’à ces dimensions philosophiques. De même, l’argumentation politique est passablement faible, y compris lorsque Walter se lance dans sa vulgate pour « sauver la planète », qu’il s’agisse de la déforestation ou de la surpopulation, moulins à vent d’un donquichottisme pathétique, voire ridicule, battu en brèche par le cynisme peut-être nécessaire des forces économiques. Quand chaque personnage se débat entre ses limites étroites et ses pauvres libertés personnelles, le pays croit encore à sa mission de héraut des libertés, y compris en Afghanistan et en Irak, ce qui n’est abordé que d’une manière incidente, par le biais de Joey, le fils républicain de Walter, qui négocie un contrat juteux mais foireux de pièces de camions pour l’Irak. Si ce dernier est tendance néoconservatrice et Bush, son père est farouchement libéral (au sens américain) tendance Al Gore, d’où la stupide guerre mentale intrafamiliale. Et l’on sent alors un peu trop poindre le roman à thèse, quoique avec une conviction minée par les déceptions, et par une remarque aussi immonde que péremptoire : « les intégrismes siamois de Bush et Ben Laden ».
L’on craint ainsi que Jonathan Franzen, malgré l’ampleur et la précision indiscutable de son travail, n’ait pas atteint cette magie que ressent Patty (sa seule lueur intellectuelle) devant les pages de Tolstoï : « leur pertinence fut quasiment psychédélique ». Lui n’a que si peu d’images intéressantes, comme « un petit clitoris bien ferme de discernement et de sensibilité », ou « la conscience éthique d’une éponge de mer » ou encore « l’impérialisme romantique de son entichement pour quelqu’un de jeune venant d’Asie ». Son modèle avoué ne lui a laissé qu’une guerre trop lointaine, qu’une paix morose, que de petites guérillas fétides de couples et de générations. Ce qui, à tout prendre, n’est en rien indigne d’une ambition d’écrivain et ce en quoi consiste finalement sa vraie réussite, à laquelle cependant il ne faut pas craindre d’infliger une correction.
Les Corrections était en effet le titre du premier roman de Jonathan Franzen. Il a cependant la présomption de vouloir corriger le monde tel qu’il l’entoure et tel qu’il va mal, dans un inégal bouquet d’essais : Et si on arrêtait de faire semblant ? Il n’est pas sûr d’ailleurs que le titre comminatoire soit bien choisi, alors qu’il ne s’agit que de celui de la dizaine de pages qui conclue ce volume. Car nous sommes menacés rien moins que par « l’apocalypse climatique » ! Nous laisserons à Jonathan Franzen collapsologue la responsabilité de son écologisme brûlant - que nous avons déjà tenté de réfuter[4] - de sa rhétorique de la peur parmi ses pages de manière récurrente, pour préférer les essais divers qui ponctuent plus intelligemment son ouvrage. Essais qui sont des conférences plus ou moins pertinentes ou qui flirtent largement avec le récit, pour notre plaisir. Plutôt qu’une critique discutable du plaisir à « être amoureux de son smartphone », nous le préférons « amoureux des oiseaux ».
Aussi voyage-t-il à travers le monde pour l’amour des volatiles, trop souvent menacés, il faut bien l’admettre. Sur « l’île de la solitude », « Masafuera » au large du Chili, il campe dans un brouillard de pluie, non sans autodérision, et relit avec pertinence Robinson Crusoe, « roman de l’individualisme », dans un refuge précaire, il se tapit et se perche parmi des crêtes vertigineuses à la recherche du rare « Synallaxe » qu’il ne verra pas. Sa quête lui permet cependant de comprendre combien la solitude ne lui convient guère. Et de disperser quelques cendres de son ami l’écrivain suicidaire David Forster Wallace[5]. C’est à Chypre, halte migratoire de maints oiseaux, que l’ « horrible Méditerranée », révèle son industrie de la chasse à la glue. Avec deux compères, il tente de délivrer les volatiles et de saccager les pièges, en butte aux habitants, qui, s’ils doivent bien se nourrir de la chasse (argument non retenu), font d’un tel massacre une tradition et un sport national. Nous ne sommes pas étonnés que l’écrivain, passé par Malte, achève ce voyage, en se recueillant sur le site du « sermon aux oiseaux » de Saint-François d’Assise, en Ombrie. Hélas, en Chine, les quelques passionnés d’ornithologie voient les réserves naturelles fondre devant l’insolence de l’activité économique, devant le « marché aux oiseaux de Nankin ». De l’Egypte au Costa Rica, en passant par l’Albanie et l’Antarctique, la « cause aviaire » reste essentielle. Et malgré des nouvelles alarmantes, l’espoir n’est pas perdu : en témoigne l’interdiction des « filets maillants » par de nombreux Etats américains a permis à la population de guillemots de remonter en flèche.
Dans un recueil aux pages plus qu’inégales, voire vaines parfois, ne se détachent guère un « Entretien avec l’Etat de New York », un hommage à la nouvelliste canadienne Alice Munro, « pourvoyeuse discrètes d’expériences intimes intensément savoureuses ». Alors que c’est avec raison que Jonathan Franzen déplore « l’extinction de l’essai » dans les magazines en faveur du « microrécit personnel et subjectif », il nous propose un essai autobiographique au sujet de l’addiction au tabac et de l’écriture d’un texte à ce sujet pour le New Yorker. L’on devine qu’il se fait modeste, lorsqu’il admet que « nul n’a jamais écrit un récit plus autobiographique que La Métamorphose ». Ainsi l’intérêt du lecteur rebondit. Utilement, il nous confie la manière de « façonner un récit », triant les « matériaux par catégories », ce qui permet à l’écrivain de considérer avec une inattendue pertinence l’élection de Donald Trump[6], due à une Hillary Clinton « négligente dans son usage de sa messagerie électronique » et à un « nationalisme anti-immigration ». Sa déception ne trouve à se consoler qu’avec les oiseaux du Ghana et des Etats-Unis.
Si l’on peut avoir le sentiment que ce recueil eût mérité une sélection nettement plus drastique, si l’on peut se gausser du « progressisme » et de l’anticapitalisme de l’auteur, travers bien connus qui raviront les lecteurs entendus, il est cependant digne d’être conseillé. Reste, face à la haine qui est « un divertissement », la possibilité que la littérature puisse « sauver votre âme »…
Ne doutons pas que le Grand Roman New-yorkais ou Américain soit une melvillienne baleine blanche à sans cesse poursuivre, au risque de n’en être qu’un capitaine Achab finalement broyé, englouti dans les mers de l’oubli littéraire. Ce qui laisse pourtant, au-delà de Philip Roth, de Thomas Pynchon, de Garth Risk Hallberg et de Jonathan Franzen, un champ infini aux découvertes de nouveaux espaces, de nouvelles esthétiques romanesques brûlantes. Par exemple, n’y aurait-il pas dans l’ère Donald Trump la matière d’un Grand Roman Américain ? Nul doute que bien des manieurs de mots, de préjugés et de perspectives visionnaires, tiendront à se lancer, non sans risque de productions plus que discutables que n’auront pas ennobli le sens de l’épopée, de l’Histoire en action, des personnages vivants, éclairants et éclairés, le don de l’ironie, et les moyens de la philosophie politique. À vos claviers, jeunes gens !
[1] Philip Roth : Le Grand roman américain, Gallimard, 1980.
[2] Don de Lillo : Outremonde, Actes Sud, 1999.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La partie sur Hallberg a été publiée dans Le Matricule des anges, mars 2016
Photo : T. Guinhut