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22 novembre 2024 5 22 /11 /novembre /2024 16:41

 

Jardins et château de Chenonceau, Indre-et-Loire.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

L’invention des jardins de l’Antiquité à nos jours.

Suivi par Des Jardins & des livres

à la Fondation Martin Bodmer

& autres plantes, pierres et paysages.

 

 

Gilles Clément & Monique Mosser : Inventer le jardin, de l’Antiquité à nos jours,

Seuil/Bibliothèque Nationale de France, 2024, 256 p, 45 €.

 

Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages. D’Homère aux Alchimistes,

dirigé par Laure de Chantal, Les Belles Lettres, 2024, 369 p, 29,90 €.

 

Des Jardins & des livres, sous la direction de Michael Jakob,

MétisPresses / Fondation Martin Bodmer, 2018, 464 p, 65 €.

 

 

« Si hortum in bibliotheca habes, nihil deerit ». Soit, si vous avez un jardin et une bibliothèque rien ne vous manque, selon les mots de Cicéron dans une lettre à Varron[1]. Lorsqu’au contraire du français la langue espagnole différencie el jardin et el huerto, le premier d’agrément et le second potager, nous n’avons qu’un mot, au secours duquel nous allons constituer ici une bibliothèque jardinée. Ce depuis l’Antiquité, où pierres, plantes et paysages sont légion dans les Lettres d’une bibliothèque idéale. En puisant dans la parisienne Bibliothèque Nationale de France, avec Inventer le jardin, et dans celle de la genevoise Fondation Bodmer, avec Des jardins et des livres. Tous deux vont de l’Antiquité à nos jours, tous deux révèlent les plus belles et précieuses pages, manuscrites, enluminées, imprimées, chromolithographiées, au moyen d’une communicative érudition. Microcosmes jumeaux en quelque sorte sont les jardins et la bibliothèque, la porte des uns donnant sur les autres…

De chasseur-cueilleur, l’homme devient agriculteur. Le mythe, lui, préfère la conception de l’Eden. Or c’est avec ce dernier que nait le « jardin biblique », dès les premières pages du beau livre intitulé Inventer le jardin, mis en scène par une historienne de l’art, Monique Mosser, et un jardinier inventif, Gilles Clément. Explorant les collections gigantesques de la Bibliothèque nationale de France, de l’enluminure à la photographie, voire l’affiche, un jardin de livres s’ouvre aux yeux ravis du lecteur. L’ouvrage emprunte quatre vastes chapitres comme autant d’allées magistrales : le jardin est « lieu de création », espace « sous l’œil du jardinier », « terre d’expériences », puis « allées et venues ». Parties thématiques donc, quoique l’ordre chronologique n’y soit pas toujours respecté, ce qui est peut-être dommageable.

Le fantasme de la nature aimable atteint d’emblée son apogée dans le jardin d’Eden, qui n’est pas loin d’être un « hortus conclusus, symbole de la chasteté de la Vierge. Les Métamorphoses d’Ovide, compilant en vers une somme mythologique, multiplie les vues heureuses et jardinées, inondant tableaux et gravures de la Renaissance aux Lumières.

Les Persans également ont un nombril du monde, vasque et fontaine, végétaux, fruits et fleurs parmi leurs miniatures colorées. Plus loin encore, la Chine a ses empereurs jardiniers, immortalisés par un album de peintures sur soie.

Pas seulement arbres, pierres et plantes, là sont les fontaines, d’où une nécessaire maitrise de l’énergie hydraulique, tel qu’à la Villa d’Este de Tivoli près de Rome, dont Piranèse propose une veduta fouillée, tels que dans Théorie et pratique du jardinage, d’Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, en 1747. À cette époque, notre jardin devient « anglo-chinois », puis au XIX° siècle méditerranéen. Un château digne de ce nom ne va sans son jardin, alors que les topiaires, ifs et buis taillés, composent des architectures végétales, que les grottes artificielles deviennent de véritables cabinets de curiosités.

Outre Dieu le père, les jardiniers ont leur patron : Saint-Fiacre. Les « travaux et les jours » médiévaux côtoient ici les calendriers du jardinage, les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert précisent comment tailler les arbres fruitiers. De siècle en siècle, bêches et râteaux sont rejoints par de plus modernes tondeuses. Les plantes médicinales collectionnées dans un « manuel de santé médiéval » sont bientôt classifiées par les botanistes, Linné en tête. Bientôt le jardin devient « planétaire », accueillant papillons et abeilles, changeant en fonction de l’altitude au moyen d’une pyramidale iconographie au XIX° siècle, puis une métaphore de la biodiversité, de l’écologie triomphante.

Le pittoresque ne lui suffit plus : il faut un « jardin-spectacle ». Celui de l’amour courtois, au travers des gravures des Triomphes de Pétrarque et du Songe de Poliphile imaginé par Colonna. C’est avant le parc versaillais, avant les « fêtes galantes » de Watteau et de Verlaine. Plus loin encore, dans le développement de l’imaginaire, l’on rêve un « jardin des délices », un autre « d’utopie ». Plus réaliste, chaque ville a son Jardin des plantes, à la fois d’agrément et didactique. Des volumes aux formats impressionnants déplient leurs plans coloriés.

En ce sens le jardin, ses formes, son imagerie, ses avatars successifs, racontent l’histoire humaine. Les livres qui en offrent de larges vues, des détails foisonnants, ont une volonté de mimesis, mais aussi, par-delà les siècles, de pérennité, ce qui correspond bien à la vocation de la Bibliothèque Nationale.

Si les toutes dernières pages de ce volume ne sont peut-être pas les plus esthétiques, ne sont-elles pas pour le moins curieuses ? L’on y découvre en effet que le quadrilatère Richelieu de la Bibliothèque Nationale se mue en « Hortus papyrifer », où l’on s’attache à cultiver des arbres et plantes susceptibles d’être utilisés par l’imprimeur : le mûrier à papier, le palmier nain, parmi un « florilège végétal » de possibles ouvrages à feuilleter. Voilà qui fait rêver d’une étagère de bibliothèque, dont les feuilles disposent des textures, des couleurs, des senteurs insoupçonnées. Où imprimer pourquoi pas les poèmes botaniques d’Emily Dickinson…

Exactement et magnifiquement illustré, cet Inventer le jardin ne se contente pas d’être lu et contemplé, il faut le faire fleurir dans le miroir de notre esprit bien jardiné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand, du moins dans notre espace européen et proche-oriental, a-t-on inventé ce jardin, sinon dans l’Antiquité ? Le monde des Anciens est né de la terre, ressource adulée, cultivée, jardinée. L’on ne compte pas tous les auteurs qui l’ont louée. Fouillant dans l’immense corpus gréco-romain des éditions Les Belles Lettres, Laure de Chantal concocte pour nous une anthologie fournie, une Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages, un voyage chronologique d’Homère aux alchimistes d’Alexandrie.

Pour les Grecs, les jardins sont ceux des mythes : les Hespérides avec leurs pommes d’or, les jardins d’Arès recelant la Toison d’or, ou celui de la magicienne Médée s’affairant dans sa vénéneuse cueillette, tels que les décrits Apollonios de Rhodes. Ou encore ceux de Circé entretenant ses plantes magiques au service de son amour pour Ulysse. Or chez Hésiode, tout vient de la terre ». Et quoique « née d’un terreau aride », selon les mots de Thucydide, la civilisation hellénistique devient florissante. Ainsi le lien originel depuis la géologie et le cosmos permet à l’homme d’habiter la terre et de la jardiner à son profit. Quant aux « jardins suspendus de Babylone », on les trouve parmi les pages de Diodore de Sicile…

Chez les Romains, c’est le règne de l’Italie fertile, chantée par Varron, Lucrèce et Virgile, dont le poème Les Géorgiques est un manuel d’agriculture, exaltant le bonheur du cultivateur, quand Ovide rend hommage au jardin de Flore. Pline l’Ancien propose la connaissance des soins par les plantes, grâce à toutes sortes de « panacès ». Cependant Sénèque le stoïcien, ancêtre des écologistes avertisseurs et culpabilisateurs, déplore « la triste faculté de l’homme à pervertir et détruire » et accuse la cupidité destructrice, en particulier des « entrailles de la terre » afin d'en tirer l’or, pour lequel les alchimistes affabulent des recettes de fabrication.

Cette collection, Bibliothèque idéale, comptant déjà une demi-douzaine de volumes, permet d’économiser bien des recherches érudites et déballe en bon ordre à chaque fois un encyclopédique parcours thématique. D’autant plus agréable que celui qui nous occupe voit ces caractères imprimés à l’aise d’un vert pertinent et délicieux ; ce qui devrait donner à méditer à maints éditeurs, non pour céder à une mode écologiste, mais pour des raisons d’esthétique typographique.

 

Charles d'Orbigny : Atlas d'Histoire naturelle, Renard, Martinet & cie, 1849.

M. Boitard : Le Jardin des plantes, Dubochet & cie, 1845.

Abbé Magnat : Le Langage symbolique des fleurs, Touzet, 1855.

L'Horticulteur français, 1851.

Photo : T. Guinhut.
 

 

Théophraste, Pline l’Ancien, Virgile, nous les retrouvons dans leurs éditions les plus rares, parmi la collection de la Fondation Bodmer, qu’ils soient encyclopédistes ou poètes, célébrant les jardins, inculquant aux jardiniers en herbe, ou confirmés, les secrets du loisir et du métier :

« Je dirai comment l’art embellit les ombrages,

L’eau, les fleurs, les gazons et les rochers sauvages,

Des sites, des aspects sait choisir la beauté,

Donne aux scènes la vie et la variété ;

Enfin l’adroit ciseau, la noble architecture,

Des chefs-d’œuvre de l’art vont parer la nature.[2] »

C’est ainsi que Jacques Delille, auteur néoclassique trop oublié, malgré ses belles traductions en alexandrins de Virgile et de Milton, annonce son poétique projet dans Les Jardins, publié en 1782. Comme de juste son édition originale, sous-titrée « ou l’art d’embellir les paysages », figure parmi les fleurons de l’exposition et du somptueux catalogue Des jardins & des livres à l’initiative de la Fondation Martin Bodmer, sise à Cologny, à deux pas de Genève. Du jardin botanique du Livres des morts égyptiens au « Jardin des sentiers qui bifurquent » parmi les Fictions de Jorge Luis Borges, deux millénaires nous contemplent, grâce aux volumes précieux réunis par feu Martin Bodmer, ce prodigieux jardinier de la bibliophilie.

N’imaginons pas de ne trouver ici que des traités savants de jardinage et de botanique ; c’est toute la science et littérature mondiale, des grands mythes aux romans et aux poèmes, qui est ici représentée par de rares éditions originales, le plus souvent illustrées à foison et avec magnificence. Pas moins de deux cent cinquante livres jalonnent ce voyage temporel et géographique. Depuis l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, de la Chine au berceau allemand de l’imprimerie au XV° siècle, du Japon au jardin anglais, des manuscrits enluminés médiévaux aux gravures nourries de détails horticoles de la Renaissance à l’âge classique, jusqu’aux journaux intimes de Derek Jarman, en 1991, dans Modern nature, parmi lequel il « plante des citations » et tente de dresser son jardin « comme une pharmacopée » devant la maladie. Ils sont, en un merveilleux cosmopolitisme, de langues diverses, en latin, anglais, néerlandais, allemand, français, espagnol, arabe, persan, y compris plantés d’idéogrammes extrême-orientaux…

Les traités, manuels et planches abondent, à l’instar de l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, publié en 1697 par Jean-Baptiste de la Quintinie. Comptons avec l’indispensable volume de Carl von Linné, Species plantarum, dont la classification des plantes est un incontournable jalon de la science botanique, malgré l’apparence  pauvrette du volume publié en en Suède en 1753. L’on s’étonnera d’apprendre qu’Horace Walpole, créateur du roman gothique avec Le Château d’Otrante, a publié en 1785 un Essai sur l’art des jardins modernes. Remarquons les Plans raisonnés de toutes les espèces de jardins par Gabriel Thouin en 1828, aquarellés au moyen de verts émeraude stupéfiants, ou encore L’Art de composer et de décorer les jardins sous la binette attentive de Pierre Boitard, en 1834.

La richesse esthétique de certaines planches botaniques en couleurs est absolument hallucinante : en témoignent l’Hortus eystettensis de Basil Besler qui, en 1613, avec ses arcs en ciel de tulipes affole nos pupilles. De même pour The Temple of Flora par Robert John Thornton en 1938, ou Les Liliacées de Redouté, à partir de 1802. Mieux encore, si possible, ce sont de véritables peintures aux coloris aussi brillants qu’émouvants lorsque s’ouvrent les pages de parchemin d’un Chansonnier de Pétrarque en italien, enluminé par Bartolomeo Sanvito, vers 1500. Pour n’être qu’en noir et blanc, les gravures de Delineatio montis, une œuvre de Guernieri en 1708, sont époustouflantes, imaginant des jardins baroques et montagneux.

Nombre de romans font résider leur intrigue en cet enclos de verdure et de soins humains. Au XVIII° siècle chinois, à l’époque de la voltairienne conclusion de Candide, (« Mais il faut cultiver notre jardin »), Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin se déroule dans « le Parc aux Sites grandioses ». L’on n’aurait pas forcément pensé à Balzac ou Proust. Pourtant Le Lys dans la vallée, s’il est une métaphore érotique, est aussi un jardin de Touraine ; quand les scènes qui réunissent Gilberte et le narrateur de Le Recherche du temps perdu ont bien souvent leur refuge au jardin des Champs Elysées. Le jardin d’amour, qui est un topos médiéval, dans La Cité des Dames de Christine de Pisan, passe également par La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761, dont le jardin de l’héroïne est nommé « L’Elysée », et au sujet duquel il est permis, selon la sagacité de Jacques Berchtold, de faire « une lecture sexuelle ». Mais aussi par Les Affinités électives de Goethe en 1809, puis par le parc à la Watteau des Fêtes galantes de Verlaine, en 1869, avant de se muer en métaphores horticoles enchanteresses dans l’« Antiterra » d’Ada ou l’ardeur de Vladimir Nabokov, en 1969. À la française, comme à Versailles, puis à l’anglaise, pour jouer à se perdre et dissimuler de romantiques baisers, il est le reflet des cultures et de l’évolution des mœurs. Ainsi il hésite entre labyrinthe, plus ou moins symbolique, et géométrie. À moins qu’il ne devienne, entre les mains de Bouvard et Pécuchet, chez Flaubert, une « catastrophe esthétique » selon Michael Jakob, une parodie aporétique…

Les écrivains et poètes sont les habitants de leurs jardins. Horace et Pline l’Ancien dans l’Antiquité, Pétrarque, l’humaniste médiéval, font leurs délices de la paix des plantes. Comme Voltaire eut son jardin des Délices, Gabriele d’Annunzio son Vittoriale, William Butler Yeats son Coole Park. Il arrive également que leurs statues ornent ce village botanique, parmi les escaliers, les fontaines et les parterres.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si l’on vient lire au jardin, ce dernier est également un lecteur de nos mœurs et de nos livres : il nous lit l’histoire de Daphné changée en laurier dans les Métamorphoses d’Ovide, il nous plonge dans l’écoute des contes du Décaméron de Boccace, dont les narrateurs prennent place parmi une nature jardinée. Lors du siècle des lumières, si l’on trouve trace des jardins dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ils se font déjà préromantisme avec Rousseau, qui intronise la nouvelle mode des jardins irréguliers. En outre, comme le souligne Michael Jacob ; « les fleurs seront aux jardins ce que les éléments fleuris de la rhétorique ont été pour le discours, à savoir les bases d’une véritable stylistique ». Or l’espace du jardinier n’est pas toujours premier : ce sont les pages jardinées du Songe de Poliphile, éclos en 1499[3], qui ont fasciné les théoriciens et praticiens du jardin.

Parmi les pièces les plus marquantes déjà citées (mais elles le sont toutes) de cette exposition et de ce catalogue, l’on ne peut être que fasciné par le Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, fabuleuse romancière japonaise du XI° siècle, dont nous contemplons un manuscrit enluminé au XVII° siècle, aux nuances pétillantes et suaves : parmi des pavillons où fleurissent les kimonos, où les regards se cachent et s’échangent, des jardins extérieurs et intérieurs semblent courber leurs branches, voir frémir leurs feuilles, s’aimer les fleurs qui ont à cet égard plus de chance que les princes et les princesses. Sans oublier les sources, les ruisseaux qui murmurent les récits des temps éphémères…

Il faut également compter avec un recueil de poèmes en forme d’herbier publié en 1890 par les éditeurs posthumes de la poétesse américaine Emily Dickinson[4], mais aussi l’essai historique de Rudolf Borchardt Der leidenschaftliche Gârtner, qui est son manuel du « Jardinier amoureux », pourtant un modeste volume de 1951, qui ne paie guère de mine. Il est alors permis de rêver au lieu originel et magique, au repos éternel et d’utopie, avec ce jardin d’Eden, dans la Bible polyglotte d’Anvers de 1572, et celui des Hespérides dans les vers de Pontano en 1503. Il s’agit de cultiver son jardin comme un « paradis terrestre », ainsi le voulait John Parkinson en 1629…

L’on se rend compte combien ce que l’on peut habituellement voir dans les vitrines de la Fondation Martin Bodmer n’est que la mince part émergée de l’iceberg. C’est grâce à de tels dévoilements, comme à l’occasion des Routes de la traduction. Babel à Genève[5], que l’on peut soupçonner le trésor d’Histoire, de culture et de beauté amassé avec un soin et un goût infinis par le collectionneur Martin Bodmer. Le « vertige de la liste[6] », pour reprendre la formule d’Umberto Eco, nous emporte sans retour

Si ce livre catalogue est une merveille en son contenu, en sa mise page, en ses illustrations généreuses, en son abondante et claire érudition servie par une pléiade de spécialistes jamais abscons, il faut inviter un léger bémol : sa couverture est faite de deux cartonnages tranchés, posés sur un dos toilé, ce qui est aussi laid que malcommode, cette toile se courbant en creux au premier feuilletage. La première de couverture, au beau labyrinthe doré venu de New Principles of Gardening de Batty Langley (1728), est trouée de deux oculus discutables.

L’on peut dire qu’en France André Le Nôtre est parmi les grands jardiniers l’arbre qui cache la forêt. Ce « dessinateur des jardins du Roi », fut, à partir de 1643 et à la suite de son père André, au service de Louis XIV et des parcs de Versailles, Fontainebleau, Vaux-le-Vicomte, Chantilly, Sceaux et de leurs jeux d’eaux. C’est en deux volumes élégants et généreux, que, sous sa direction éclairée, Jean Racine présente les Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au XXI° siècle[7]. Quelques centaines d’artiste-jardiniers y sont l’objet d’un rigoureux éloge. Du « moine-médecin-jardinier Bernard Palissy » à Gilles Clément, « ingénieur paysagiste », en passant par Olivier de Serres « orfèvre de la terre », ils invitent à la promenade et à la contemplation.  Ils sont également fontainiers, évidemment cartographes, ingénieurs et botanistes. L’iconographie, entre photographies, plans et gravures, rend justice à cette longue amitié de l’homme et de la nature, avec laquelle les hérésies d’une agriculture industrielle, certes capable d’éradiquer les famines, feraient bien feraient bien de renouer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Finalement, dans notre imaginaire et dans nombres de livres, hors ceux pratiques et didactiques, c’est paradoxalement le jardin d’agrément qui l’emporte sur celui nourricier et potager. Quoique les arbres fruitiers et leurs espaliers puissent concilier les deux, en toute beauté. Qu’ils soient géométriquement ordonnés, soit à la française, ou plus fourmillants et labyrinthiques, soit à l’anglaise, nos jardins de plaisirs ont de surcroit l’avantage de promenades galantes pour les premiers, voire plus érotiques, car bénéficiant de recoins cachés, où cueillir de brûlantes fleurs pour les seconds…

Continuons alors, non sans une puérile prétention, à joindre aux deux cent cinquante volumes rares et précieux à cueillir parmi Des jardins et des livres quelques trouvailles : en 1951, André Grangeon offrit une « Petite histoire naturelle à l’usage des petits et des grands racontée et imagée », intitulée Mon Jardin Monde enchanté[8]. Aux massifs soignés et aux recoins arbustifs, il préfère traquer avec un respect infini maintes bêtes, de la scolopendre à la chouette effraie. Filant la métaphore, Léonard Rosenthal  quant à lui publia en 1924 Au jardin des gemmes[9], un volume somptueusement illustré par Léon Carré. Comme en pays de botanique, la terre nourrit des pierres précieuses que l’on se doit de cultiver. Si elles sont de merveilleuses vanités pour l’œil, les éditions précieuses de la Bibliothèque Nationale de France et de la Fondation Martin Bodmer, mais aussi de nos plus lilliputiennes bibliothèques ,sont à la fois ce que l’on cultive et ce qui nous cultive. Car de surcroit toutes ces promenades jardinées montrent à la perfection comment on est progressivement passé de l’âge mythique à celui scientifique, de la métamorphose d’un être en arbre et fleur par une volonté divine à la justesse objective de la botanique, sans publier ses applications thérapeutiques salutaires.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Cicéron : Ad Familiares IX, 4, « À Varro ».

[2] Jacques Delille : Les Jardins, Giguet et Michaud, 1808, p 2.

[6] Umberto Eco : Le Vertige de la liste, Flammarion, 2009.

[7] Jean Racine : Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au début du XIX° siècleet du début du XIX° siècle au XXI° siècle, Actes sud, 2001, 2002.

[8] André Grangeon : Mon Jardin Monde enchanté, IAC, 1951.

[9] Léonard Rosenthal : Au jardin des gemmes, Piazza, 1924.

 

Charles Latham : The Gardens of Italy, 1905.

L'Horticulteur français, 1851.

Photo : T. Guinhut.

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15 novembre 2024 5 15 /11 /novembre /2024 16:47

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Bibliothèque monde et auteur mondial

par William Marx & Gisèle Sapiro.

Avec le concours de Kaïdara

d’Amadou Hampâte Bâ

aux éditions Diane de Selliers.

 

 

 

William Marx : Vivre dans la bibliothèque du monde,

Collège de France, 2024, 80 p, 12 €.

 

Gisèle Sapiro : Qu’est-ce qu’un auteur mondial ?

EHESS Gallimard Seuil, 2024, 448 p, 25 €.

 

Rāmāyana de Valmiki,

traduit du sanskrit sous la direction de Madeleine Biardeau et Marie-Claude Porcher,

Diane de Selliers, 2024, 448 p, 68 €.

 

Amadou Hampâte Bâ : Kaïdara, Diane de Selliers, 2024, 288 p, 230 €.

 

 

 

Si l’on imagine, en sus des ouvrages les plus vénérables et les plus récents, d’orner une bibliothèque digne de ce nom, il y faut de nobles bustes, et au premier chef ceux d’Homère et de Platon, pour la poésie et la philosophie. L’ascendance grecque est en effet fondatrice. Cependant hors de ce champ traditionnellement occidental qui embrassa les lettres françaises, allemandes, anglaises, espagnoles, ne peut-on considérer qu’ailleurs également soit le terreau de la « bibliothèque du monde », pour reprendre le titre de William Marx, qu’ailleurs puisse émerger l’« auteur mondial », selon l’interrogation de Gisèle Sapiro ? Un détour par les magistrales éditions Diane de Selliers nous permettra de rencontrer quelques-unes des grandes œuvres représentatives des civilisations universelles, tel le Rāmāyana de Valmiki, ou encore un texte plus que curieux venu du peuple Peul, apparemment si peu central, sis quelque part dans le golfe de Guinée, qui permettrait d’abriter, en la personne de l’auteur de Kaïdara, un nouvel Homère…

Conjointement avec les bonheurs de la paix, de la libre entreprise et de l’éros, décidons de « vivre dans la bibliothèque du monde », en la compagnie de William Marx, là où le bonheur est peut-être le plus assuré. Cependant, l’essayiste et critique littéraire renommé vécut très tôt « le déchirement des études littéraires », c’est-à-dire la distinction entre la lecture épistémologique et celle esthétique, autrement dit entre « la séduction et la dissection ». De surcroît, une inatteignable utopie nous menace, lorsque se lève l’ambition de la totalité, venue en ce domaine du philosophe italien Benedetto Croce.

Le sonnet de 1869, « Les Conquérants », tiré des Trophées de José Maria de Heredia, est le déclencheur de cette leçon inaugurale du Collège de France. Hommage aux découvreurs espagnols des Caraïbes et de l’Amérique, il devient l’allégorie de l’expansion du regard occidental vers des « étoiles nouvelles », en fait bien des lointains culturels appelés à devenir eux aussi patrimoines de l’humanité. Soit dans la démarche d’une « chaire des littératures comparées », hors de toute barrière géographique, linguistique, culturelle, hors de tout « système clos », donc en toute liberté d’écoute et de soin, lorsque « nulle littérature n’est une île »…

Il faut alors délimiter les corpus et les canons, de surcroît apprendre à choisir parmi des sphères et des archipels multiples. Car ne considérer qu’une seule littérature, n’est-ce pas « se condamner à en faire un point aveugle » ? Il s’agit bien de nous « inviter à une conversion non seulement esthétique, mais proprement existentielle et morale » ; si possible au-delà des achoppements de la traduction. En effet, même lorsque qu’une musique de la poésie se perd en passant d’une langue à l’autre, faut-il lire le russe pour comprendre Dostoïveski ?

William Marx, que nous connaissions pour son interrogative, inquiète, Haine de la littérature[1], ajoute à la liste impressionnante (près de 300) des Leçons inaugurales du Collège de France, son brillant opuscule : Vivre dans la bibliothèque du monde est en effet un essai stimulant sur les pouvoirs étendus et humanistes de la littérature et du livre. Non content d’être un essai théorique bienvenu, il s’appuie sur des références heureuses : outre Heredia, ce sont Kant et Lucain, la tragédie grecque et le Bardo Thödol tibétain,  Marx et Keats, quoique la reprise de la trop fameuse formule de Roland Barthes, selon laquelle « la langue est fasciste[2] », manque pour le moins de recul critique. Et si nous sommes en droit de nous sentir lilliputiens face à la myriade des textes de valeurs dont nous ne connaîtrons qu’une infime partie, reste l’éblouissement d’une connaissance toujours en mouvement au moyeu de ce « concept opératoire » : la bibliothèque du monde, macrocosme dont notre propre bibliothèque n’est que l’exaltant microcosme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous serons à la fois comptable de beaucoup d’éloge et d’un soupçon de blâme à l’égard de ce volumineux essai de Gisèle Sapiro. Elle pose une question plus que pertinente : Qu’est-ce qu’un auteur mondial ? Dans la mesure où le concept de « Weltliteratur », créé par Goethe au début du XIX° siècle, n’était pensé que pour les œuvres allemandes ou à la rigueur françaises, il est impératif lui donner une ambition plus internationale, cosmopolite. Il faut alors que les traducteurs puissent œuvrer en connaissance de cause et avec la complicité de l’édition.

Au-delà d’un « universalisme androcentrique et européocentré », notre essayiste s’attache à des ouvertures remarquables. Le prix Nobel sut couronner la Suédoise Selma Lagerlof, le Japonais Yasunari Kawabata, la poète juive Nelly Sachs, Toni Morrison aux Etats-Unis, et cette année la Coréenne Han Kang. Comme si les jurés de Stockholm veillaient à corriger un tropisme vieillot, ou, qui sait, à sacrifier à un politiquement correct nouveau genre.

Des cas remarquables de décentrement du phénomène de l’auteur mondial sont ici étudiés. Le romancier William Faulkner, auquel Gallimard offrit un réel renom, grâce à l’activité de Maurice-Edgar Coindreau, « médiateur de la littérature américaine », fut un phare de cette collection, toujours brillante, intitulée « Du monde entier ». Ensuite, fut révélé l’Argentin Jorge Luis Borges, dont le même éditeur permis de surcroit la collection « La Croix du Sud » de révéler chez nous bien des auteurs talentueux, relevant du « boom » sud-américain et du réalisme magique, tels le Colombien Gabriel Garcia Marquez ou le Péruvien Mario Vargas Llosa.

Remarquables sont également, les « Œuvres  représentatives » de l’Unesco, en particulier la collection « Connaissance de l’Orient », qui, chez Gallimard, joua un rôle éminent dans la visibilité des poètes et romanciers chinois, japonais…

Ainsi un « Proust oriental », tel que l’on qualifia David Shahar, dont Le Palais des vases brisés [3] – vaste cycle montrant comment les communautés religieuses se brisent les unes contre les autres – se vit couronné par un prix israélien, peut, de toute éventualité, voir le jour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

N’oublions pas les enjeux politiques, lorsqu’apparait un Soljenitsyne, révélant la réalité immense du goulag communiste ; ou encore les écrivains de la « négritude », puis, moins pertinents, les forcenés du décolonialisme, de façon à tenter pour le moins maladroitement une omniprésente littéraire occidentale.

Mais au regard de la domination des auteurs anglo-américains, faut-il craindre une « mort de la littérature française » ? Les vedettes, comme Bret Easton Elis, romanciers controversé d’American Psycho, à l’occasion du Festival America, ou encore Margaret Atwood, fameuse pour sa dystopie féministe, La Servante écarlate, peuvent éclipser le maigre Michel Houellebecq. La diversification, « en termes de genre et d’ethnicité », ne masque pas une hégémonie des grandes capitales culturelles occidentales. Faut-il pour autant plaider une illusoire égalité, alors que la qualité littéraire peut-être imprévisible, et inaccessible à l’instar du mirage de la justice littéraire…

Nourri de références, d’encadrés et de tableaux documentés, sur les ventes, les traductions, etc, le colossal ouvrage de Gisèle Sapiro est une mine. Entre libéralisation des échanges et concentrations éditoriales nourries de moyens de communications considérables qui sont « instances de consécration », comme le peuvent être des politiques « (inter)étatiques », la place de petits éditeurs, solitaires, émergeants, parait condamnée ; et pourtant, qui sait, tenable.

À vouloir à juste raison réhabiliter les auteurs féminins, en quête de « l’écrivaine mondiale », Gisèle Sapiro ne manque cependant pas de sombrer dans le ridicule, lorsqu’elle use et abuse des néologismes prétendument « inclusifs », comme « les médiateurices et traducteurices » ! Ne sait-elle pas que bien des mots sont grammaticalement neutres, qu’être médiateur n’a rien à voir avec le sexe ? Nous lui ferons le procès – de mauvais goût bien entendu – de s’ingénier à vouloir ajouter une disgracieuse queue aux mots… Si le verbiage est parfois agaçant, il ne faudrait pas méjuger l’intérêt considérable de l’essai de Gisèle Sapiro, dont la quête de l’auteur mondial reste ouverte, bien après avoir refermé son livre. In fine, un auteur mondial n’est-il que celui dont les best-sellers, les machineries éditoriales et culturelles, voire les clichés et les doxas à la mode, font la promotion ? À moins qu’il reste une possibilité pour que de réels éclats solitaires de l’esprit en soient les garants…

Nous n’en aurons preuve que par le corpus magnifiquement illustré des éditions Diane de Selliers, formé – excusez du peu – par L’Odyssée d’Homère, le Dit du Genji de la japonaise Murasaki Shukibu, Leyli et Mâjnun  du Persan Jâmi, L’Epopée de Gilgamesh, entre autres joyaux universels. Ce sont, par-dessus tout, des grandes œuvres représentatives de l’humanité, des forces du mythe et de la littérature. En témoigne le Rāmāyana de Valmiki, venu de l’hindouisme, rédigé entre le III° siècle avant notre ère et notre III° siècle, et opportunément réédité en « Petite collection », en un volume anthologique, au lieu des sept volumes originaux, somptueux certes, mais onéreux, épuisés. L’épopée védique sacrée aux sept chants et 48 000 vers se fait le devoir de raconter la vie exemplaire du prince Rama, un avatar du dieu Visnu, prônant courage, loyauté, amour, toutes valeurs consubstantielles à l’hindouisme. Croyant ne poursuivre qu’une vie ascétique avec son épouse Sita et son frère Laksmana, il se heurte à maintes péripéties, lorsque Sita est enlevée par le roi des démons. Fort heureusement, son armée, enrichie de singes et d’ours, lui permet de vaincre les terribles raksasas et de restaurer l’équilibre cosmique. Les exploits, facéties et singeries des alliés de Rama sont d’ailleurs parmi les pages les plus intensément curieuses et palpitantes de l’ouvrage incarnat la lutte atavique entre le bien et le mal.

 Enrichie de deux-cent-vingt miniatures, souvent étonnamment inédites, ce prodige iconographique, ce festival de motif, de couleurs, en particulier un rouge soyeux, un safran rayonnant, des verts fruités, magnifie une nature luxuriante, des personnages d’une suprême élégance. En particulier grâce au concours d’un somptueux manuscrit moghol de 1588.

Quant au dernier né de Diane de Selliers, Kaïdara, il répond de manière judicieuse à notre problématique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Amadou Hampâte Bâ est-il un auteur mondial ? Nous le connaissions comme ethnologue et écrivain malien (1901-1991), dont les mémoires, Amkoullel l’enfant peul[4] restent un témoignage autant qu’une recréation par la vertu du roman autobiographique.

S’inscrivant dans un tropisme mythique universel, le récit initiatique intitulé Kaïdara, d’abord paru en 1969, se présente comme un poème allégorique en vers libres, construit et ciselé, dont la source est la tradition orale peule. Avec ferveur, il conte la quête de trois héros guidés par une omnisciente voix. Ils s’appellent Hammadi, Hamtoudo et Dembourou. Lors de la découverte du pays souterrain des génies-nains, le chemin chargé de symboles est bien celui de la réalisation de soi et du monde. Quant au dieu Kaïdara, horizon du voyage, émanation du dieu créateur Guéno, il apparait souverainement comme un cosmos métaphorique, à la fois or et connaissance.

Au fil de multiples aventures à la fois féeriques et fantastiques, le combat entre le bien et le mal anime une fois de plus le mythe et l’épopée jusqu’à la restitution des « trois bœufs chargés d’or » ; qui sont en fait « trois sciences ». Ainsi s’enrichit le récit initiatique, qui n’est pas sans entretenir une secrète connivence avec La Cantique des oiseaux du poète persan soufi Farid od-dîn ‘Attar[5]. Connivence qui est en fait celle des invariants anthropologiques.

Au cours de l’aventure chargée de prodiges et d’épreuves, d’étranges créatures, animales, végétales et autres entités polymorphes font leur apparition comme autant de pierres savantes disposées au cours de la déambulation. Les plus notables étant peut-être un scorpion géant, « émissaire maléfique » et « dard de vengeance », un coq se métamorphosant en bélier, une outarde miraculeuse qui se révèle « oiseau polygame », un lézard trapu… Mais aussi un vieillard « couvert de haillons sales », dont la sagesse se révèle proverbiale, car « noyé de songes ». Ces onze figures allégoriques prononcent à l’intention des héros d’énigmatiques discours, non sans qu’une sorte de refrain balise la déambulation :

« Je suis le symbole du pays des génies-nains

et mon secret appartient à Kaïdara

le lointain, le bien proche Kaïdara…

Quant à toi, fils d’Adam, va ton chemin ».

Bien entendu, le plus considérable de ces personnages est Kaïdara, siégeant sur un trône d’or, animant ses douze bras en sus de ses sept têtes et de ses trente pieds, changeant « de forme à volonté et dont chaque forme est unique ». Sans nul doute, il est « termitière de sagesse ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout en s’appuyant sur de précieux spécialistes de la littérature et de la peinture africaines (Souleymane Bachir Dyane, Christiane Seydou et Bérénice Geoffroy-Schneiter)  l’un des secrets de la réussite éditoriale de Diane de Selliers est sans conteste la congruence entre l’image et le texte. Or, illustrant ce vaste poème par les soins d’Omar Ba, peintre sénégalais né en 1977, présentant ici quarante œuvres originales, il se doit de coller au rythme épique et à l’univers coloré mis en œuvre par les vers. La rencontre, quoique posthule, entre le conteur et l’artiste peul également contemporain permet de magnifier un substrat mythique venu de l’oralité traditionnelle. Les peintures paraissent hésiter entre collage et tapisseries, profusion végétale, animale et humaine, pour signifier la dimension animiste du monde. La multiplicité des motifs semble signifier la création toujours recommencée du monde ; ce dont rendent compte les détails judicieusement agrandis à pleine page, permettant de plonger le regard dans un heureux foisonnement. Enfin, l’envol de la page conclusive du conte est splendidement figuré par une rime entre le texte et l’image :

« quand Kaïdara étendit ses ailes enluminée d’or.

Il s’éleva dans le ciel, s’envola, déchirant les airs,

laissant Hammadi pantelant, étendu sur le sol,

tout comblé de joie, de science et de sagesse. »

Au-dessus d’un visage fervent s’élève dans le bleu un ange aux ailes plissées d’ocres…

Ce volume d’exception, dont les peintures furent réalisées spécialement pour cette édition, pourrait être feuilleté avec des enfants, conté dans toute sa dimension merveilleuse, autant qu’il s’adresse aux curieux de cette universalité mythologique dont Amadou Hampâte Bâ est le passeur.

Que le goût du lecteur et celui des « opérateurs axiologiques » - traducteurs, éditeurs, critiques – puisse en toute liberté apprécier le talent et le génie, semble être une évidence. D’où qu’ils viennent, hors de toute considération nationale, religieuse, sexuelle, coloriste, genrée, voilà qui entraîne la fin actée des littératures nationales, voire de la littérature française stricto sensu. Heureux si la mise en forme épistémologique et esthétique de l’humanité par les lettres s’en trouve magnifiée autant que transmise…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[2] Roland Barthes : Leçon, Œuvres complètes, Seuil, 2002, V, p 432.

[3] David Shahar : Le Palais des vases brisés, Gallimard, 1978.

[4] Amadou Hampâte Bâ : Amkoullel l’enfant peul, Actes Sud Babel, 1992.

[5] Voir : Le Cantique des oiseaux, une poétique de l'interprétation

 

Arte Africana, da coleção de José de Guimarães.

Centro Internacional das Artes José de Guimarães, Portugal.

Photo : T. Guinhut.

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24 février 2024 6 24 /02 /février /2024 16:34

 

Graduel de Fontevraud, XIII°siècle, Bibliothèque de Poitiers, Vienne.

Photo T. Guinhut.

 

 

 

De l’Histoire de l’écriture

à la magie du codex et du livre,

en passant par le Don des Lettres :

 

Sylvia Ferrara, Yann Sordet, Sylvie Lefèvre,

Marion Uhlig & Thibaut Radomme, Neil Gaiman.

 

 

 

Silvia Ferrara : La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture,

traduit de l’italien par Jacques Dalarun, Seuil, 2021, 320 p, 22 €.

 

Sylvie Lefèvre : La Magie du codex, Les Belles Lettres, 2023, 296 p, 25,90 €.

 

Marion Uhlig, Thibaut Radomme & Brigitte Roux : Le Don des lettres,

Les Belles Lettres, 2023, 656 p, 59,90 €.

 

Yann Sordet : Histoire du livre et de l’édition, Albin Michel, 2021, 800 p, 32 €.

 

Neil Gaiman : L’Art compte, Au Diable vauvert, 2020,

traduit de l’anglais (Royaume Uni) par Patrick Marcel, 120 p, 15 €.

 

 

 

Tablettes d’argiles entassées ou brisées dans les sables, les bibliothèques cunéiformes nous ont révélé des catalogues des arbres et des minéraux, des traités médicaux ou destinés à l’exorciste, déjà des encyclopédies, jusqu’au Catalogue d’ouvrages de la bibliothèque du roi Assurbanipal[1]. Imaginée à la fin du IV° millénaire avant notre ère, l’écriture connut après la Mésopotamie maints avatars, égyptien, phénicien, grec et latin, pour être fixée sur des papyrus et circuler aisément. L’on sait qu’il fallut attendre Gutenberg, en 1454, pour que l’imprimerie commence de répande son papier encré au service des grandes œuvres de l’humanité. Il apparait, au travers des essais de Silvia Ferrara et de Yann Sordet, qu’écrire, confectionner et éditer des livres sont des étapes du savoir qui ont demandé des siècles et des siècles de constance et d’invention. Le « Don des lettres » concourt lors à la « Magie du codex », pour reprendre deux titres aux vertus bibliophiliques précieuses. Alors que le livresque passé est ainsi à notre service, le futur, nous rappelle Neil Gaiman, dépend de nos bibliothèques, et de lecteurs sachant lire en science et conscience.

 

 

Se livrant à une enquête érudite qui ne dédaigne pas la saine vulgarisation, Silvia Ferrara nous permet de voyager, tant dans le temps que dans l’espace, avec La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture, laquelle avait été précédée par une profuse enquête sur les empreintes, les signes, les traces graphiques, intitulée Avant l’écriture[2].

Quelque part auprès du jardin d’Eden mésopotamien ainsi que du fleuve nilotique, naissent aux alentours de l’an trois mille avant notre ère deux versions concurrentes, et qui cependant s’ignorent, de l’écriture : les cunéiformes et les hiéroglyphes. Mais au-delà de ces berceaux classiques, il faut aller explorer d’autres continents pour rencontrer les foyers chinois et mexicains, décrypter les graphies encore indéchiffrées de Chypre, de Crète et de l’Île de Pâques, témoignant de l’universalité de l’entreprise, malgré des formes dissemblables, figuratives, syllabiques ou alphabétiques. Ou encore les « quipus » incas, qui sont des cordelettes à nœuds, voire le syllabaire amérindien des Cherokee créé au XIX° siècle par un seul homme nommé Sequoyah. Icones, symboles, signes servent d’abord à « sceller des transactions », avant de composer de la poésie. Mais l’alphabet est « un système sophistiqué et supérieurement intelligent comme la philosophie et la démocratie ».

Loin de se contenter de ces écritures qui marquèrent la charnière entre préhistoire et Histoire, Silvia Ferrara s’intéresse de manière aussi bienvenue qu’originale à de curieux avatars, ces créateurs d’indéchiffrables qui ne cessent de jouer avec la perplexité d’un lecteur déçu et cependant fasciné : les médiévales « litterae ignotae » d’Hildegarde de Bingen, le Manuscrit Voynich, fleuri de plantes et de femmes nues au XV° siècle, et plus près de nous le Codex seraphinianus[3], la stupéfiante encyclopédie d’un monde impossible fantastiquement illustrée et aux élégants gribouillis.

Professeure de philologie mycénienne à l’Université de Bologne, Silvia Ferrara captive son lecteur au moyen d’un bel ouvrage un brin ludique, rigoureusement documenté, illustré, et d’une enquête aux révélations palpitantes : n’y a-t-il pas en cette aventure le plus grand bouleversement de l’humanité, tant il est à l’origine de son développement et de sa mémoire…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand donc est né ce livre au sens où nous l’entendons aujourd’hui, donc après le rouleau du volumen, les feuillets reliés du codex ? Mais au premier siècle avant Jésus Christ, nous dit une autre Silvia, cette fois Sylvie Lefèvre, en sa Magie du codex. Elle nous offre une manière particulièrement originale de découvrir ce miracle technologique dont on tourne les pages, avec une commodité que ne permettait pas le volumen. Ainsi s’intéresse-t-elle à la matérialité de l’objet et de sa représentation du Moyen âge à nos jours. Certes, pour le ravissement des yeux, cette médiéviste privilégie les reproductions de manuscrits médiévaux. Car lors le livre est d’abord saint, Bible, Evangiles. Mais aussi objet précieux et offrande tenue dans des mains respectueuses, ou texte en train de s’écrire sous les doigts des quatre évangélistes, de Saint Jérôme traduisant la Bible en latin au IV° siècle…

Il s’agit souvent de mise en abyme, car le livre est visible sur nombre de pages peintes : fermé, ouvert, feuilleté, il est « corps, folio, page, pli, cœur », pour reprendre le sous-titre de Sylvie Lefèvre. Et cœur parce que l’on connait au moins deux livre-cœurs. En particulier le Chansonnier de Jean de Monchenu vers 1475 : ouvert, ce sont deux cœurs, refermé, ils n’en font qu’un…

Aujourd’hui encore, et pour longtemps espérons-le, le codex est déploiement de pages, comme autant d’ailes d’un oiseau. En témoignent ces « placards » de lettres gothiques sur fond blanc, parmi le décor de personnages, d’animaux et d’architectures dans une édition incunable des œuvres d’Aristote en 1483. Lui répondent par-delà un demi millénaire les livres animés ou pop-up, dont sont friands les enfants et les collectionneurs ; lorsque leurs robustes feuillets se soulèvent en personnages debout, en architectures érigées. L’on devine que l’envol des cartes d’Alice au pays des merveilles, est propice à la « magie du pli » et à la troisième dimension. Le livre « illusionniste » fleurit au XIX° siècle, jouant avec les codes de l’affiche, avec les techniques de façonnage de découpage et d’impression de plus en plus virtuoses.

Manuel original, La Magie du codex ne laissera plus ignorer au lecteur ce que sont le tranchefile et le signet, la « main » de l’index… Accompagné de foisonnantes illustrations, cet ouvrage est un trésor historique, esthétique et bibliophilique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trésor peut-être encore plus rare, Le Don des lettres, dont la somptueuse couverture s’orne d’une Vierge à l’enfant sur fond noir, entourée d’une mandorle de branches grises où sont suspendues des lettres d’or, soit la Vierge à l’arbre sec de Peter Christus. Ceci pour annoncer l’abondance des « jeux de lettres », dans la littérature manuscrite médiévale. Car à la réserve des caractères extrême-orientaux, le livre est fait de lettres. Ne peut-on pas les considérer comme un don de Dieu ? En ce sens « le don des lettres » permet d’accéder à la Création, à l’instar du judaïsme pour lequel le nom de Dieu participe de la « théorie kabbalistique du langage[4] ». Or à cet égard le livre chrétien et médiéval accorde à la lettre une dignité considérable. En toute cohérence, les chapitres du Don des lettres sont comme il se doit ordonnés alphabétiquement, et s’achèvent par l’alpha et l’oméga du nom de Dieu et du Christ pantocrator.

Quand le B est de beauté, le L par exemple est autant celui de « liber », le livre, que celui du roi Louis, du lis, mais surtout « les trois composantes du poème placé sous nos yeux : les lettres, le langage et la loi ». L’on se doute que le M est bien plus que celui de Moïse, celui de Marie, Mère de Dieu…

Parfois, les lettres se suffisent à elles-mêmes. Comme lorsque le Pontifical de Jean de Venningen (vers 1462) trace à côté de « la formule rituelle de consécration d’une église », la figure de la croix « composée du mélange des alphabets latin et grec et copiés en deux couleurs ». La dimension symbolique n’empêche en rien celle du minimalisme esthétique, alors que tant de tableaux sur parchemin jubilent de détails et de couleurs, que ce soit parmi les psautiers, destinés à être chantés, ou parmi les initiales I et D, d’or sur fond d’azur, restées inexpliquées, pour illustrer une traduction des Héroïdes d’Ovide.

Mais au Moyen âge l’on peut être fort facétieux. En témoigne la Ballade de l’ABC, « qui se plait à vautrer l’alphabet dans le bas corporel », soit une strophe consacrée au mot « con »…

Les manuscrits enluminés regorgent de lettrines historiés ou nom, les lettres colorées courent autour des figures, accompagnant la sainte trinité, la Vierge, les anges, les saints et les animaux. Un détail exquis achèvera de nous convaincre de la beauté d’un tel ouvrage dont l’érudition stupéfie : les citations médiévales sont traduites en français moderne, en une seconde colonne de couleur bistre…

 

Il faut à l’écriture et au codex trouver la pérennité du livre, qui n’allait pas de soi, traverser des étapes préparatoires avant de trouver l’assomption que nous connaissons en nos librairies et nos rayons chargés de chefs d’œuvres et autres peccadilles lettrées. Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine, ne pouvait faire l’impasse, quoique bien plus brièvement que Silvia Ferrara, sur l’invention de l’écriture, avant de bondir en un prodigieux fleuve de succulente érudition, son Histoire du livre et de l’édition, jusqu’à la révolution numérique, celle qui donne un nouveau souffle au livre, à moins qu’elle ne l’essouffle.

Du volumen, ce rouleau antique de papyrus muni d’une étiquette (index ou titulus) dont le plus ancien conservé vient du IV siècle avant notre ère avec un poème orphique, nous passons au codex de l’ère chrétienne, cependant attesté au moins dès l’an 90 avec les Epigrammes du poète latin Martial). Entre temps la Renaissance carolingienne impose l’écriture ronde, que l’appelle « caroline ». Venue de Chine, la fabrication du papier s’impose au XIII° siècle en Europe. La typographie prend son essor avec la Renaissance humaniste, alors que l’invention des périodiques a lieu au XVII° siècle, avant les journaux que nous pratiquons encore. De manière concomitante, la librairie s’engage résolument dans la société de consommation culturelle. Jusqu’à son avatar numérisé, rien n’entrave la dimension symbolique du livre, qui fait vivre tant bien que mal l’auteur, l’éditeur et le libraire, enfin touche le modeste lecteur aussi bien que le collectionneur et le bibliothécaire.

Depuis la plus haute antiquité l’écriture comptable, à l’aide de jetons, bullae, et tablettes d’argile, croise l’écriture divinatoire : pattes d’oiseaux, écailles et omoplates gravées. Bientôt la forme du signe se dirige vers l’abstraction linguistique et l’intention calligraphique. La période médiévale est celles des scriptoria (VIe-VIIIe siècle) quand les savoirs se polarisent entre sacré et profane. Il faut en la Constantinople chrétienne confronter le texte avec l’iconoclasme. Du XII° au XV° siècle vient l’ère des librarii, où glose et index enrichissent le livre, surtout destiné au salut du croyant, non sans opérer des changements cruciaux : séparation des mots et des vers, des chapitres, apparition de l’image. À l’ère triomphante du gothique, l’on note la musique, l’on voit l’émergence de nouveaux professionnels, des commanditaires, fournisseurs, libraires et clientèles, en particulier au travers du livre d’heures : production de luxe aux côtés du livre ordinaire à l’usage des laïcs. Aussi l’on saura tout des encres et des enluminures, du papier et de la reliure, des bibliothèques médiévales où de lourds volumes sont parfois enchaînés.

Il y eut des précédents extrême-orientaux à l’invention de Gutenberg, gravure sur bois et livrets xylographiques par exemple. Cependant, très vite, l’imprimerie devient européenne dès la fin du XV° siècle, avec plus de  sept millions d’exemplaires incunables produits. L’on rencontre des humanistes imprimeurs, comme Alde Manuce[5] ou Josse Bade. Une nouvelle économie use déjà de prospectus et spécimens, de foires et catalogues, soit des outils de marchandisation. Evidemment le livre ne peut échapper au pouvoir politique. Outil de prestige, de législation, il se voit également soumis à la censure, d’autant que la Réforme protestante pèse de tout son poids, relevant le « défi de la traduction ». Via le « privilège du Roi », le contrôle de l’édition est un enjeu crucial, entre pouvoirs spirituels, séculiers et corporatifs, comme lorsque la mise à l’index permet d’interdire et d’excommunier, voire de livrer au feu[6].

Marci Tullii Ciceronis Epistolae familiares, 1493.

Biblioteca Juan Pablo Forner, Mérida, Extremadura.

Photo T. Guinhut.

 

Peu à peu l’identité visuelle du livre se vêt de page de titre, de marges, de formats divers, de créativité typographique et de singularités de mise en page. L’art de la lettre voit le triomphe du romain et l’expérience de l’italique, quand le livre scientifique se pare d’une « imagerie », qu’il s’agisse de médecine, de botanique et de sciences naturelles, de géographie ou d’astronomie

La librairie de l’âge classique n’échappe ni à la « police du livre », ni à la contrefaçon. Alors naissent la presse, la gazette, le « livre missionnaire », la pédagogie jésuite par le livre, la populaire Bibliothèque bleue et les almanachs. Avant que les péripéties éditoriales des Lumières défraient la chronique, au travers de l’Encyclopédie, entre 1752 et 1772, De l’esprit d’Helvétius, notoirement athée, en 1758, ou l’Emile de Rousseau en 1762, tous menacés, voire brûlés. La question de la liberté de la presse devient urgente, ainsi que celle de la reconnaissance de l’auteur et du statut des œuvres, tels que les défend Beaumarchais.

Yann Sordet s’interroge : « l’édition française à travers Révolution, Empire et Restauration : césure ou transition ? » La liberté d’imprimer fut brièvement totale avant le « code impérial de la librairie » et le système du brevet (1810). Un nouveau monde industriel, les mutations du papier, la dynamique des inventions, la mécanisation croissante de l’impression et de la composition, presse rotative et fin du caractère mobile font du XIX° siècle une explosion technique, mais aussi des consommations ; bientôt assises sur « le règne de l’image », de la lithographie, le renouveau de la gravure sur bois, puis la photographie qui vient bouleverser la presse. Le droit d’auteur se voit balisé par la convention de Berne (1886), et dans le cas des États-Unis par l’International Copyright Act (1891), non sans que la censure s’éclipse si facilement devant une liberté de la presse durement conquise. C’est aussi le siècle de la massification de l’alphabétisation.

La naissance des « maisons d’édition » jouxte l’apparition des grands entrepreneurs de l’imprimerie, ce qui entraîne parmi les métiers du livre et les organisations professionnelles l’irruption du syndicalisme ouvrier. Les libraires, bouquinistes et relieurs prolifèrent, quand la presse de masse invente le feuilleton, quand l’édition voit poindre la « révolution Charpentier » et les « livraisons et romans à quatre sous », puis les guides de voyage, comme le fameux « Baedeker ». Chez les Anglo-saxons, ce sont des « Penny bloods » et des « Pulp Magazines ». L’Instruction publique entraîne son lot de manuels, revues, dictionnaires et matériaux pédagogiques, sans compter la survenue de la littérature jeunesse, comme celle de la Comtesse de Ségur.

Quant au XX° siècle, il est le père d’une « production en voie de dématérialisation », au travers de la fin du plomb, via l’offset, la photocomposition et l’informatisation des procédés, jusqu’à la micro-informatique et l’auto-édition. Or le livre d’artiste et la reliure sont résiduels à l’âge des smartphones, quand mondialisation et flux de traductions échangent leurs pouvoirs dans des oligopoles de l’édition, comme « Galliflagrasseuil », manœuvrant les prix littéraires, sans totalement obérer le renouvellement des « indépendants et francs-tireurs » ; à moins de devoir annoncer la fin des éditeurs.

Outre la révolution de Gutenberg, celle de la culture de masse au XIX°, puis notre internetisation, des phénomènes et moments phares sont ici mis en relief : les titres à succès (long-sellers) comme L’Astrée d’Honoré d’Urfé ou L’Imitation de Jésus Christ de Thomas A Kempis dès le XVII° siècle, l’immensité de la production hollandaise aux XVII° et XVIII° siècles, l’Aréopagitica de John Milton, qui fut le premier et fort éloquent manifeste pour la liberté de la presse en 1644, la circulation des livres clandestins et libertins au XVIII° siècle, parmi bien d’autres exemples excitants et pertinents…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il s’agit bien avec Yann Sordet de renouveler la recherche en considérant « l’archéologie de l’objet » et « la fabrication typographique ». Le volume manuscrit ou imprimé est marchandise et « ferment » de civilisation. En outre, du parchemin enluminé monastique à la démocratisation du poche, les formes qu’il emprunte sont également significatives des systèmes de pensée. Ce pourquoi, fidèle à sa démarche, il s’interroge en fin de volume sur les nécessités du droit d’auteur et celle de l’« open access », dans la tradition de Condorcet, pour qui, en 1777, « les privilèges de la propriété littéraire [sont] une gêne imposée à la liberté, une restriction mise aux droits des autres citoyens » ; au risque de léser l’auteur et de décourager son long travail…

Non seulement Directeur de la bibliothèque Mazarine, à Paris, mais aussi rédacteur en chef de la revue Histoire et civilisation du livre, Yann Sordet fait œuvre à la fois synthétique et sommitale, déroulant une poignée de millénaires d’innovations. Agrémenté de deux cahiers d’illustrations en couleurs, d’une bibliographie pointilleuse, de notes et d’un index généreux, l’ouvrage est à la fois un voyage temporel qui ne lâche pas son lecteur, un voyage géographique et technologique, une amitié entre connaissance et transmission, tant l’édition peut offrir au bibliophile l’alliance du savoir, du déploiement de l’imagination et celle de l’esthétique de l’objet livre. Quoiqu’à cet égard il faille regretter que l’éditeur de ce délicieux pavé, de cette forêt presque entièrement blanche et noire n’ait pas consenti à le relier avec des couvertures toilées, à l’instar de ses volumes précédents, intitulés Lieux de savoir[7]

Sans nul doute, nous devons partager les éloges de Robert Darnton[8] en sa postface, louant la clarté « sans pédanterie » de cette somme érudite. Il vante également la table des matières détaillée, où l’on peut puiser de manière ponctuelle si l’on ne peut, hélas, se confier au flux d’une lecture continue. Il remarque « l’accélération progressives des révolutions », des plus anciennes écritures aux réseaux sociaux d’Internet où la lecture va des âneries communes  aux pourquoi pas plus grands chefs-d’œuvre de la poésie ; ce qu’il juge plus important que « la révolution gutenbergienne ». Devant la marée du tout numérique, il constate avec soulagement une récente stagnation du livre sur écran et le retour en grâce l’imprimé : « Le codex est mort, vive le codex ! »

Notre essayiste aimé, Yann Sordet, pour le nommer encore, offre un précieux bagage historique et encyclopédique. Avec une rare clarté et un enthousiasme raisonné pour son sujet, il initie son lecteur à un monde enchanté, cependant sans cesse fait de main d’homme, au cours des millénaires. Il reste à imaginer un second tome pour le futur du livre et de l’édition, qui serait de l’ordre de la science-fiction et de l’Intelligence Artificielle, et qui, venu de l’an 5000 tomberait entre nos mains éblouies, peut-être inquiètes, tant on y aurait brûlé les livres, comme le font les pompiers de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury[9], sinon comme la sélection trop drastique de L’An 2440 de Louis-Baptiste Mercier[10], où les intelligences totalitaires les auraient effacés ; à moins que l’imagination humaine ne sorte vainqueur en créant des volumes inouïs. Car le livre reste un gage salvateur, à l’abri et en dépit d’un législateur attentif, voire enclin à une censure que les totalitarismes, politiques, religieux et groupusculaires aiment à pratiquer dans une guerre continue contre l’imaginaire et le savoir. Comme nous le rappelle Yan Sordet, le socle de la mémoire livresque joue sur l’étymologie du mot livre venu de liber en latin, qui est une écorce appelant l’écriture manuscrite, en appelant son corollaire, la liberté.

 

Car les bibliothèques « sont une affaire de liberté » affirme avec un aplomb nécessaire, dans L’Art compte, l’écrivain américain d’aujourd’hui, Neil Gaiman, spécialiste de romans fantastiques fort réussis, comme Le Dogue noir[11]. De plus il ne manque pas de nous prévenir : « notre futur dépend des bibliothèques, de la lecture et de l’imagination ». Ne dit-on pas que les cadres et ingénieurs de nouvelles technologies américains ont été des lecteurs adolescents de science-fiction ? A contrario il y a une forte corrélation « entre les enfants de dix et onze ans qui ne savaient pas lire » et « le nombre des détenus » dans les prisons du futur. Outre sa qualité de « drogue d’appel vers la lecture », la fiction « développe l’empathie ». Aussi fermer une bibliothèque « pour gagner de l’argent », c’est « voler l’avenir pour payer le présent ». Si nos jeunes gens, agenouillés sur les smartphones, lisent moins, ils auront moins de mots, moins d’intrigues, moins d’idées et d’ouverture vers autrui pour dire et construire le monde, pour le défendre contre les tyrannies. Or « les livres sont notre façon de communiquer avec les morts. Notre façon d’apprendre des leçons de ceux qui ne sont plus avec nous, la façon dont l’humanité elle-même s’est édifiée, a progressé, a rendu le savoir graduellement plus important ».

Né en 1960 en Angleterre, Neil Gaiman a écrit une trentaine de romans et bandes dessinées, dont Stardust, Coraline et La Mythologie Viking. Sa série de bande dessinée Sandman est un classique du roman graphique. American Gods fait s’affronter d’anciens dieux devenus superhéros de comics et les nouveaux dieux barbares du consumérisme et des technologies exponentielles. Quant à ce mince volume revigorant intitulé L’Art compte, illustré au trait et avec humour par Chris Ridell, il s’achève par un « Créez de l’art ! » et commence par un « Credo » : « Je crois qu’on peut opposer ses idées à d’autres qui déplaisent. Qu’on devrait être libre de discuter. D’expliquer, de clarifier, de débattre, de scandaliser, d’insulter, de fulminer, de moquer, de chanter, de dramatiser, de nier ». Ajoutons, de blasphémer. Voilà qui est aussi clair qu’indispensable face aux fanatiques au cerveau carbonisé par un seul livre, politiquement sacré et farci d’objurgations génocidaires, qu’il soit meinkampfesque, léninoïde ou coranesque. Lire Silvia Ferrara, Sylvie Lefèvre et ses honorables collègues médiévistes, Yan Sordet et Neil Gaiman nous propulse vers la possibilité de la Torah, vers Tite-Live et Shakespeare[12],  Flaubert et Ayn Rand[13], Emily Dickinson[14] et Georg-Friedrich Hayek, par une concaténation qui est celle d’un monde ouvert à l’imagination, à la création, au pluralisme des idées contradictoires, à la prospérité intellectuelle ; à la dignité libérale enfin.

Et s’il était besoin de prouver que Neil Gaiman tient à sa liberté conceptuelle, allons apprécier à sa juste valeur un texte, illustré avec grâce par P. Craig Russell, un apologue sur le mal angélique, bien avant la naissance d’Adam, d’Eve : Le Premier meurtre[15], qui n’est pas celui de Caïn. Ecrit sous la forme d’une pièce radiophonique, d’abord intitulée Murder mysteries, le récit est au ciel, raconté par une sorte de sans domicile fixe qui prétend être un ange déchu. Car les anges aux ailes immenses peuvent être amants, jaloux, voire meurtriers. Il y aurait donc au royaume de Dieu, une naissance du mal[16], une essentialité du mal, trop humaine, et cependant livresque…

Thierry Guinhut

La partie sur Ferrara a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2021


[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de France, Flammarion, 1996, p 40.

[2] Silvia Ferrara : Avant l’écriture, Seuil, 2023.

[3] Luigi Serafini : Codex seraphinianus, Rizzoli, 2013.

[4] Gershom Scholem : Le Nom de dieu et la théorie kabbalistique du langage, Allia, 2018.

[6] Voir : De l'incendie des livres et des bibliothèques

[7]  Lieux de savoir I & II, Albin Michel, 2007 & 2011.

[9] Ray Bradbury : Fahrenheit 451, Folio, 2000.

[10] Louis-Sébastien Mercier : L’An 2440, France Adel, 1977.

[11] Neil Gaiman : Le Dogue noir, Au Diable vauvert, 2018.

[15] Neil Gaiman & P. Craig Russell : Le Premier meurtre, Delcourt, 2016.

Cantoral, siglo XVI, Catedral de Huesca, Aragon.

Photo T. Guinhut.

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18 mai 2023 4 18 /05 /mai /2023 10:10

 

Retablo siglo XVI, Becerril de Campos, Palencia.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Du temps des livres aux vérités du roman ;

ou la critique littéraire

par Juan Asensio,

Linda Lê, François Dosse & Jean-Marc Moura.

 

 

 

Juan Asensio : Le Temps des livres est passé,

Ovadia, 2019, 668 p, 35 €.

 

Linda Lê : L’Armée invisible, Cerf, 2023, 400 p, 24 €.

 

François Dosse : Les Vérités du roman. Une histoire du temps présent,

Cerf, 2023, 680 p, 34 €.

 

Jean-Marc Moura : La Totalité littéraire, PUF, 2023, 288 p, 23 €.

 

 

Les voies de la critique littéraire sont impénétrables. Comme si elles descendaient d’un dieu, Apollon ou Ganesh[1], dont la voix dirait « le temps des livres » et « la vérité du roman ». Ainsi d’une « armée invisible » d’écrivains serait révélé l’absolu, la substantifique moelle, selon la formule rabelaisienne. Il y a toutefois une occurrence d’arbitraire et de subjectivité dans les choix opérés par le critique, qui pour vouloir emprunter la voix de l’Histoire, se contenterait de lui fournir des panneaux indicateurs. À cette modeste et cependant indispensable tâche s’attellent trois travailleurs, aux horizons divers, aux perspectives précieuses. Juan Asensio, l’homme du Stalker, prétend à la disparition des Lettres, cependant magnifiées, au moyen de son fort volume, Le Temps des livres est passé. Avec plus de confiance, sinon trop d’optimisme, Linda Lê consacre le temps de ses lectures à L’Armée invisible. Enfin, grâce au concours de François Dosse, nous saurons combien La Vérité du roman réside en notre temps, du moins si elle peut se targuer d’une telle aura, y compris au sein, plus vaste, de « la totalité littéraire », telle qu’au regard de Jean-Marc Moura elle se mondialise…

 

Placé sous l’autorité de Léon Bloy, le copieux recueil de Juan Asensio semble passablement pessimiste : « D’ailleurs le temps des livres est passé, passé sans retour », affirme l’auteur des Histoires désobligeantes[2] dans une lettre de 1880 à Ernest Hello. C’est prendre le risque, de surcroît plus d’un siècle après, de passer pour un vieux ronchon, un indécrottable nostalgique, voire ringard, sans compter le danger de proférer d’autorité des prédictions que l’avenir risque de démentir, à l’instar d’un Léon Bloy qui n’a pu voir les ardeurs polémistes et créatrices qui lui ont succédé. Pourtant Juan Asensio relève le défi : ce ne sont pas seulement d’anciennes plumes qui sont ici l’objet de son sens affirmé de l’éloge, mais quelques-uns de nos jeunes contemporains. Toutes ces figures, souvent célébrissimes, parfois discrètes, sinon injustement méconnues, ont été et sont toujours parmi les pages surabondantes d’un blog faramineux animé par Juan Asensio depuis 2004 - il est né à Lyon en 1971 - mais en s’assurant le concours des claviers judicieux de quelques contributeurs, en particulier Grégory Mion. Ainsi l’on va de Dante à Vincent la Soudière, de Malcolm Lowry à Paul Gadenne, dont Le Vent noir « évoque une dimension maléfique […] sans doute l’une des œuvres les plus implacables qu’il m’ait été donné de lire ». … À nos risques et éblouissements, l’on se trouve dans la zone et la mine de Stalker, « blog érudit et polémique de dissection du cadavre de la littérature[3] ». L’on aura reconnu le patronage du cinéaste Tarkovski et surtout des frères Strougatski[4], dont le roman Stalker explore une « zone » mystérieuse et délétère, relevant du fantastique et de la science-fiction, avec un inquiétant et fabuleux brio. Répondant à l’effondrement de la littérature française actuelle, pour reprendre les mots du préfacier, Pierre Mari, il ne se fait pas faute d’étriller de ci-de-là la prétention des déconstructeurs, ou les narcissiques de leurs petites personnes aux prétentions sociologiques.

Peu à peu, en ce massif dont les hauteurs critiques ont été écrites entre 2004 et 2018 (l’on attend un second tome) des axes de lecture se font jour. La dévitalisation du langage,  sensible dès le premier texte sur « la parole viciée » telle qu’elle apparaît chez Fritz Mauthner[5] ou à propos de Vincent la Soudière, lui fait convoquer le Hugo von Hofmannsthal de La Lettre de Lord Chandos et le novlangue d’Orwell, alors qu’avec Paul Gadenne ou William Faulkner, il s’agit de sauver la langue devenue « incandescente ». Or sans l’exactitude et la puissance du langage, la platitude et le chaos ne sauront être dépassés.

L’axe le plus flagrant est peut-être celui de l’attention au mal, telle qu’elle se révèle chez des écrivains chrétiens ; ou non. Notons d’ailleurs que notre critique a consacré un étrange et bel opuscule à la figure de Judas[6]. En témoignent, en ces pages touffues et profuses, Léon Bloy de toute évidence, Georges Bernanos certes, mais aussi Joseph Conrad. De ce dernier, Le Cœur des ténèbres est justement l’objet d’une réelle et communicative vénération ; en particulier à l'occasion de cette exclamation fort célèbre : « Revivait-il sa vie dans le détail de chacune de ses convoitises, de ses tentations, de ses défaillances, durant ce suprême instant de parfaite connaissance ? Deux fois, d'une voix basse il jeta vers je ne sais quelle image, quelle vision, ce cri qui n'était guère qu'un souffle : "L'horreur ! L'horreur !"[7] »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’auteur n’a pas versé au hasard les écrits de sa « zone ». Revus, ils se distribuent selon une réelle logique, par grandes parties ainsi conçues : « La parole viciée », dont nous avons déjà parlé ; « Monstres », où voisinent nombre d’auteurs fantastiques, d’Edgar Allan Poe à Lovecraft en passant par Arthur Machen, mais aussi des météores comme Guerre et guerre de Laszlo Ktasznahorkai[8] et Le Tunnel d’Ernesto Sabato, doté de  « monstrueuses anomalies géologiques » ; ensuite « Cratères », où l’on devine les profondeurs convulsives, entre les Orages d’acier d’Ernst Jünger, les penseurs métaphysiques comme Søren Kierkegaard et Fiodor Dostoïevski, les Latino-américains Carlos Fuentes, Alejo Carpentier et Roberto Bolaño. Enfin « Célébrations » réunit Joseph Conrad, Armel Guerne ou Max Picard (ainsi les noms méconnus peuvent attirer notre impérative attention). Au travers d’une composition longuement descendante, et soudain ascendante, l’apocalypse des mondes et des âmes ne peut trouver son salut que dans la littérature, de même qu’un monde où s’efface la métaphysique ne peut se rédimer sans le verbe chrétien…

Indubitablement le rôle du critique est de révéler, magnifier des œuvres singulières. Il en extrait la puissance et la beauté, comme à l’occasion de La Route de Cormack McCarthy[9], roman que nous avions trouvé un peu facile, dans son catastrophisme écologique, dans son écriture un peu plate. Pourtant ce cadavre de la littérature n’est-il pas l’exacte antithèse de la bibliothèque de survie asensienne : « dans les ruines carbonisées d’une bibliothèque, où des livres noircis gisaient dans des flaques d’eau », à la page 162 de ce roman, puisque le critique se fait scrupule de paginer chacune de ses citations. Que lire et comment lire : ce serait la devise du révélateur d’œuvres essentielles, de l’ambition de ce lecteur gargantuesque.

En moraliste, le critique s’attache également à conspuer, à l’occasion de Louis Massignon, « une modernité devenue folle ». Car, malgré le déroulé de l’Histoire, malgré les progrès scientifiques et technologiques, « le cœur de l’homme, encore moins que la société, n’est pas soumis au changement », ceci à propos de Nostromo de Joseph Conrad.

Parfois il décèle des rapports, des filiations inaperçues, par exemple entre Joseph Conrad et George Steiner, auquel Juan Asensio a consacré un ouvrage : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner[10]. Et loin de se contenter de notre petit siècle hexagonal, il fourmille de l’ère médiévale dantesque à l’américaine science-fiction déjantée de Philip K. Dick, chargeant son texte d’aperçus fulgurants, sans dédaigner les mots rares qui scintillent au-dessus de la nuit de la critique ailleurs la plus superficielle.

La rencontre choc du volcan de Malcolm Lowry, du diabolique 2666 de Roberto Bolaño[11], d’Ernesto Sabato, Joseph Conrad, W. G. Sebald, William Faulkner, László Krasznahorkai, et caetera, est placée sous le signe de ce que José Bergamín appela « le monstre du romanesque ». Comme un Thésée des Lettres, le critique se doit d’affronter de redoutables Minotaures, quoique plutôt dans le dessein de les apprivoiser. Si les œuvres convoquées sont bien souvent sombres, il y a une joie réelle à les découvrir, à en distiller les sucs.

Exercice d’admiration comme il se doit, la critique est chez Juan Asensio, une modestie, une gratitude, un art, voire un apostolat. Il est juste que, tirant le bon grain de l’ivraie, ne soient exposés ici que les grands livres, dans leur vaste écrin charriant une bonne soixantaine d’ouvrages, le plus souvent romanesque, quoique des essais y soient représentés. Cependant, même si c'eût été charger un volume déjà plus que généreux, il est peut-être regrettable que les « excellences et nullités » qui émaillent son Stalker, aient été nettoyées en ce recueil d’une pincée de vindictes vigoureuses et précieuses qui égratignent et giflent d’importance les plumitifs qui déshonorent les éditeurs et les librairies, plumitifs creux et gonflés d’orgueil dont la presse se fait les larbins, pour ne pas les citer quelques épigones de Philippe Sollers, dont François Meyronnis et Yannick Haenel, voire Michel Houellebecq... Car si la fureur du polémiste mérite également de figurer parmi les nécessaires exercices de style du critique, il faut rappeler la phrase célèbre du Figaro de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer il n’est nul éloge flatteur ». De plus l’on ne sait véritablement ce qu’est la bonne littérature, qu’en se confrontant au bac à déchet des Lettres.

Les esprits chagrins, peut-être jaloux, s’irriteront d’entendre Juan Asensio bramer qu’il est l’un des derniers critiques littéraires dignes de ce nom, voire le seul de son espèce, cinglant à sa manière peu indulgente les rédacteurs d’indigente copie qui pullulent à peu de pensée. Reste qu’il a le mérite insigne d’exister, de résister (si ce mot n’est pas galvaudé), d’élever une stèle à ce qui reste de littérature, ce qui demeure, au service de la hauteur de l’esprit et de la profondeur de la pensée, comme un précieux dépôt pour les générations suivantes ; et curieuses s’il en est.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’on ne rencontrera probablement pas dans le livre de la romancière Linda Lê un angle aussi probant, une éthique aussi iridescente et sombre à la fois. Mais reconnaissons que son catalogue de curiosité, d’attention, d’amour de la lecture, n’a rien de méprisable, au contraire. Ouvrons son Armée invisible avec délectation, tant l’on court parmi un immense bouquet d’auteurs d’élection, à l’occasion de chroniques publiées dans diverses revues : plus  d’une centaine de brèves fenêtres.

Née au Vietnam en 1963, la Faucheuse l’a déjà emportée, en 2022. D’Un si tendre vampire, en 1986, en passant par Les Evangiles du crime, ou Les Trois Parques, elle approchait les voies peu tendres du destin, du mal et de ses fantômes, y compris par les lisières de la dépression et de la folie. Déjà, en 2017, Les Chercheurs d’ombre[12] lui avait permis de recueillir les belles pages de ces auteurs qui privilégient le doute aux certitudes. Il n’en reste pas moins que cette propension mélancolique n’est guère l’unique boussole qui permettrait de se diriger en ce posthume recueil critique.

Contrairement aux profondeurs et sommets de l’opus de Juan Asensio, pas de construction particulière ici. Les ouvrages chroniqués par Linda Lê sont rangés par ordre alphabétique d’auteurs, en une neutralité qui confine au retrait du jugement de valeur, quoiqu’avec le soin laissé au lecteur de picorer pour son grand bénéfice. Du roman de José Eduardo Agualusa (venu de l’Angola) aux poèmes de l’Italien Andrea Zanzotto, le cheminement n’hésite pas à enjamber les continents, Malaisie, Russie, Chine, Amérique latine, Etats-Unis ; finalement très peu de Français, sinon le poète Georges Perros, le romancier Matthieu Térence, en une cosmopolite exploration. Mais aussi les siècles, du Don Quichotte de Cervantès en 1605, en passant par Jean Potocki, dont Le Manuscrit trouvé à Saragosse vient de la fin du XVIII° siècle, mais surtout notre contemporain. Rarement, ils sont autres que romanciers, parfois des poètes, exceptionnellement un essayiste, Georges Didi-Huberman, « méditatif concret », dont « le besoin de véracité impossible à rassasier » se veut une résistance à l’oppression.

 Les statures immenses, telles Franz Kafka, Jorge Luis Borges ou Hermann Melville, n’étonnent pas en ces pages qui n’ont rien d’une injonction à lire tel indépassable sine qua non, mais se proposent avant tout d’offrir des pontons de découverte au-devant de la marée des livres. Il n’en est pas moins perceptible qu’une propension à la liberté parcourt ce qui devient, au-delà des lectures, une pensée, d’ailleurs en cohérence avec la destinée d’une romancière échappée encore enfant du Vietnam communiste en 1977 : « la puissance de la résistance » face au totalitarisme soviétique par Varlam Chalamov, « un récit de vie sous les Ceausescu » à l’occasion d’Herta Müller, un « réfractaire à toute forme d’embrigadement », soit le Chinois Yan Lianke, ou encore, Peter Weiss, qu’il faut compter parmi « la confrérie des martyrs de la résistance »…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une toute différente propension critique anime le travail colossal de François Dosse. S’il prétend établir « les vérités du roman », selon son titre un brin péremptoire, de surcroît un oxymore tant vrai et fiction s’opposent, ce n’est guère pour émettre des jugements de valeur, mais pour dresser un tableau synoptiques des productions romancières d’aujourd’hui, essentiellement françaises, quoiqu’il fasse allusion à Aharon Appelfeld et Imre Kertész.

Deux grandes parties balisent l’essai : « Littérature et Histoire » et une « histoire du temps présent ». En effet, prenant pour déclencheur le « choc des Bienveillantes » de Jonathan Littel[13] - « un défi pour les historiens » - il montre combien le trauma de la seconde guerre mondiale et de la Shoah, sans oublier l’Algérie, irrigue l’obsession, sinon la créativité de nos auteurs, ainsi assurés d’une certaine respectabilité. Ils sont bien moins nombreux à être préoccupés par le « désastre russe » (l’anticommunisme étant bien moins porté que l’antinazisme), alors que tous s’attachent à une herméneutique de la mémoire. Mais auprès du « roman-historien », voici venir la « radioscopie » du présent, en une démarche presque ethnologique.

Le « présentisme minimaliste et ludique » anime les auteurs des écuries Minuit. Alors que l’on ne peut échapper au phénomène Houellebecq, « entomologiste du monde moderne », ce qui est peut-être lui faire beaucoup de grâce. Le monde urbain, du travail, de la quotidienneté, pèse sur les claviers, entre enquête journalistique, sociologie documentaire, pulsion romanesque, voire intrigue policière passablement noire. Conflits sociaux et chroniques judiciaires alimentent un réalisme obsédant. L’autofiction est reine, entre narcissisme plus ou moins pauvret, si l’on pense à l’« autosociobiographie » d’Annie Ernaux, et projection de soi. Mais au présent, certains préfèrent l’avenir, peut-être trop forcément inquiétant, du transhumanisme et de l’intelligence artificielle, et, bien au-delà de « l’écosophie » et de « l’écopoétique  », doxa et air du temps obligent, le catastrophisme climatique… Ainsi une « fonction cathartique, thérapeutique » est à l’œuvre, grâce aux pouvoirs textuels des romanciers.

Pour François Dosse, le temps des livres n’est pas passé, il reste vivant, bouillonnant, auscultant nos mémoires, nos ego, nos peurs, nos projections. Les écrivains font activement « retour sur le monde qui est le leur ». S’il a consacré des biographies à des penseurs d’envergure, dont Paul Ricœur et Gilles Deleuze, il a su élargir ses perspectives avec La Saga des intellectuels français (1944-1989)[14] et avec cet essai fort utile et documenté par une foultitude de lectures, d’allusions et de citations, dont les « vérités » romanesques permettent de prendre les températures de notre temps, de diagnostiquer ses maladies, relevant avec brio son ambitieux défi. Car loin d’être moribonde, coupée du réel, figée dans l’intellectualisme, loin de ne sourdre que des traumatismes d’auteurs égocentrés, la littérature française d’aujourd’hui foisonne, explorant les vices et les malaises de notre société, en une enquête polymorphe et créatrice. Le temps du roman n’est pas passé, il a de belles plumes et des pouvoirs prégnants ; sauf si d’aventure François Dosse péchait par indulgence et optimisme…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si François Dosse se consacrait presque exclusivement aux Lettres françaises, quoiqu’il y ait fort à faire, Jean-Marc Moura vise plus large. Car au vu de l’afflux des traductions, sans compter la diligence des lecteurs anglophiles et hispanisants, le spectre devient mondial. De tous les temps et de tous les continents, les livres emplissent nos envies, nos bibliothèques, nos pensées. La mondialisation de la littérature est un fait indéniable, malgré les replis des uns et des autres, les particularismes culturels, alors que la critique en langue française semble en dédaigner les enjeux. Avec ferveur, Jean-Marc Moura interroge cette acmé de la littérature mondiale, interroge les pratiques, quand à l’échelle planétaire nous lisons une autre planète de littérature, sans cesse en métamorphose.

Goethe fonda le concept de Weltliteratur, puis les anglo-saxons de world literature, les Français de littérature générale et comparée. Aujourd’hui, entre « langues mondialisantes » et « langues régionalisées », l’histoire littéraire devient « polycentrique », formant « le grand livre du monde », réalisant une utopie visible, quoiqu’impossible à lire dans son entièreté.

Des auteurs accèdent à la célébrité mondiale, de Salman Rushdie à Toni Morrison, en passant par Gabriel Garcia Marquez, des thématiques courent les rues romanesques, poétiques et essayistes, comme le décolonialisme, l’écologisme, l’antiracisme ou la libération des femmes et des queers, au service de l’évolution des mœurs, des airs du temps et doxa, voire des scies et des clichés, sinon des dictats de la Cancel culture. En conséquence « la plupart des secteurs de la recherche en littérature sont devenus transnationaux dans leurs pratiques ».

De surcroit des œuvres relevant du mythe ethnique et national deviennent a postériori littératures, tel l’Iliade pour la Grèce ou le Ramayana pour l’Inde, inséminant les claviers au gré des mondes nouveaux et postmodernes. Ainsi Jean-Marc Moura présente « les grandes conceptions de la littérature mondiale », « les principaux obstacles » rencontrés et surmontés ou non, les « espaces-temps de la mondialité littéraire », enfin les perspectives ouvertes par cette « histoire polycentrique » pour la recherche et l’enseignement. L’on ne sera pas étonné de découvrir que le baromètre des langues favorise l’anglais, le français puis l’espagnol et l’allemand, le mandarin n’arrivant qu’en quinzième position, alors que l’on pense à Gao Xingjian.

L’ouvrage, érudit, spécialisé, ouvre des perspectives vertigineuses. Il nous faudrait mille vies pour lire et pénétrer cette « République mondiale des Lettres », où l’on croise épopées et religions, « discontinuités génériques » et  « histoire des écrits féminins ». Un « âge post-littéraire » semble gagner en puissance quand « la montée de la culture scientifique et l’extension de la culture de divertissement » nous interroge : la fiction reste-t-elle « un laboratoire de valeurs « ?

 Alors que l’écrit, et a fortiori le livre, semblent en recul face aux multimédias, face aux écrans digitaux, à leurs jeux incessants, ce phénomène mondialisant est un paradoxe. Est-ce à dire qu’à mesure qu’il croît le livre décroît ?

 

À moins que des pouvoirs s’ingénient à l’émasculer, le temps des livres n’est, espérons-le, pas passé. Certes, l’évasion que ces derniers permettaient est rudement concurrencée, voire balayée par l’intrusion des smartphones, streamings et autres réseaux sociaux communicationnels, et l’ère immense du livre papier venu de Gutenberg parait menacée, mais de tout temps le divertissement occultait la pensée des grands livres. Si le critique, au-delà du tableau synoptique, se doit de séparer le bon grain de l’ivraie, il ne peut prétendre à une impossible objectivité, ni à un don de prédiction qui saurait dire ce qui du présent fera la mémoire de l’avenir. Le Sisyphe n’a cependant pas à baisser les bras, portant, tel Atlas, le monde des livres à l’incomparable puissance et beauté sur les larges épaules de son jugement critique affuté et sans cesse remis sur le métier.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Dieu indien de la sagesse, de l’intelligence et de l’éducation.

[5] Fritz Mauthner : Le Langage, Bartillat, 2012.

[6] Juan Asensio : La Chanson d’amour de Judas Iscariote, Cerf, 2010.

[7] Joseph Conrad : Le Coeur des ténèbres, Gallimard Futuropolis, 2010, p 110.

[9] Cormack McCarthy : La Route, L’Olivier, 2008.

[10] Juan Asensio : La Parole souffle sur notre poussière. Essai sur l’œuvre de George Steiner, L’Harmattan, 2001.

[12] Linda Lê : Les Chercheurs d’ombre, Bourgois, 2017.

[14] François Dosse : La Saga des intellectuels français (1944-1989), Gallimard, 2018.

 

Catedral de Cuenca, Castilla la Mancha.

Photo : T. Guinhut.

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7 mai 2023 7 07 /05 /mai /2023 07:07

 

Education d'Achille par  le centaure Chiron.

Parador d'Hondarribia, Guipuzcoa, Euskadi.

Photo: T. Guinhut.

 

 

 

 

Bibliothèque de guerre et de paix,

 

République des Lettres :

 

Marc Fumaroli & Claude-Nicolas Fabri de Peiresc.

 

 

 

 

Marc Fumaroli : Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix,

Tel Gallimard, 2023, 540 p, 18 €.

 

Marc Fumaroli : La République des Lettres,

Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2015, 494 p, 25 €.

 

Peter N. Miller : L’Europe de Peiresc ; Savoir et vertu au XVIIème siècle,

traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat,

Albin Michel, 2015, 386 p, 31 €.

 

 

Comme échappé des XVII° et XVIII° siècles, ces grands siècles de La République des Lettres, Marc Fumaroli incarne pour notre temps, la politesse, l’élégance et la richesse de la culture. Cependant, ouvrant son recueil intitulé Dans ma bibliothèque, ne doutons pas qu’il s’avance jusqu’au siècle d’Yves Bonnefoy et de Vassili Grossman, sous le signe, selon son sous-titre, de « la guerre et la paix ». Celui qui n’aimait rien tant que La Fontaine et le temps ou « L’Europe parlait français » s’est également fait le laudateur d’un archipel de lettrés, savants et curieux, qui balise l’ensemble du XVIème et du XVIIème siècle européen sous l’égide de « La République des lettres ». À ces rencontres, répond, au seuil de notre XXIème siècle, celle inopinée, pas le moins du monde concertée, de deux précieux volumes de Marc Fumaroli et de Peter N. Miller, qui de part et d’autre de l’Atlantique, se font écho. Le premier en dressant un tableau mosaïqué de cet intellectuel milieu, le second en peignant le portrait de l’un de ses princes secrets : Claude-Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637). S’agirait-il d'une nouvelle éducation d'Achille, d’un idéal intellectuel enfin pour notre contemporain ?

 

Quoique peut-être pas totalement poli, cet « essai polyédrique de Marc Fumaroli (1932-2020) ce livre testamentaire, fut gagné in extremis sur la maladie, « un périlleux gué de santé », dit-il pudiquement. Ainsi l’écrivain « danse dans les chaînes » de la vie et de la mort, pour reprendre avec lui la métaphore que le philosophe du Gai savoir tenait de l’auteur de Candide. Pour jouer sur les mots, l’ouvrage a cependant la politesse de la distinction, la culture encyclopédique du grand lecteur qui ainsi dépasse la finitude de notre vie. Le savoir littéraire, historique, philosophique, ici inclus avec finesse et pertinence, va de l’Antiquité à notre contemporain, quoique principalement enté sur la période qui va du classicisme aux Lumières. C’était pour lui sa patrie imaginaire, même si guerres et famines l’on marquée, car elle fut l’apogée de la République des Lettres et des Arts. Il livre alors, en une sorte de discrète confession intellectuelle, les secrets de la genèse de son vaste ouvrage consacrée à cette république, peut-être la seule qui vaille réellement.

Empruntant au titre de Léon Tolstoï, « Regarder en face et à livre ouvert » la guerre et la paix est l’angle grâce auquel s’ordonne l’ouvrage. C’est bien là l’« objet d’un éternel retour, […] comme constitutif de la condition humaine ». Car les règnes de Louis XIV (1643-1715) et Louis XV (1715-1784), au cœur desquels se détache la figure du baron de Caylus, lui permettent une large méditation à travers l’empreinte des grandes épopées antiques, d’Homère et de Virgile, et, au plus près de ces règnes, celle des Aventures de Télémaque (1694) de Fénelon[1], cet « Homère chrétien », qui voit le mal s’incarner dans les belligérants et fait de Mentor le modèle des princes : « la guerre et la paix sont l’obsession de Fénelon politique, et le ressort moral de Fénelon éducateur de roi ». Souverain bifrons, Louis XIV apparait à la fois comme un protecteur apollinien des arts et un prince démesurément martial. De surcroit, au-delà de Guerre et paix (1865-1869) de Tolstoï, c’est la somme de Vassili Grossman, Vie et destin (1980)[2] qui ajoute une épopée au siècle que le communisme a crevé de son empreinte sanglante, alors que Stalingrad marque l’apogée du choc de deux totalitarismes, « l’un et l’autre fanatismes politiques et policiers tenant lieu de foi religieuse ou d’espérance philosophique ». le moralisme de Marc Fumaroli s’adosse à la philosophie politique.

Loin de procéder au moyen d’un déroulement chronologique, ses quelques deux cents chapitres, ou plus exactement miscellanées, vont par « sauts et gambades », pour reprendre les mots de Montaigne, ce parmi un « savoir éclectique ». Leitmotivs, échos successifs, nous font partager l’intimité de la pensée, le sens du souffle de Marc Fumaroli, dont l’inquiétant fil rouge est la récurrence du Mal. Aussi faut-il mieux lire les poètes que de nourrir « l’inhumanité illimitée des bourreaux ». Au cours de cette errance concertée, « revivre l’antique », réhabiliter le Grand siècle, opposer « pacifisme et bellicisme », « lumières philosophiques et lumières militaires » sont les charnières d’une somme brillante.

Notre érudit est de toute évidence un conservateur. Il ne s’empêche pas de jeter des coups de griffe à notre époque contemporaine, à l’occasion par exemple d’une allusion aux Gilets jaunes : « La France des mécontents, souvent violents, ignore la gratitude », ce qui n’est pas sans sagesse, malgré la nécessité de reconnaître l’exaspération de ces deniers face aux taxes, impôts et autres règlementations, qui pourrissent la vie des humbles quoique d’autres préfèrent réclamer plus encore de contrôle économique et social. Qui sait si de telles réclamations, bien trop souvent affamées d’étatisme, nous mèneront vers la paix ou vers la guerre…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que la « République des Lettres » ? Avant tout un groupe épars d’individus qui de l’Antiquité font une passion raisonnée. De la collection d’objets antiques aux manuscrits et éditions savantes des grands textes, en passant parfois par les cabinets de curiosité, ils font sans cesse leur miel, partageant avec un intense réseau européen de correspondants leurs connaissances et découvertes, leur éthique humaniste, descendant de Pétrarque et passant par Erasme[3]. Ce qui, peu à peu, n’aura guère de peine à féconder l’esprit des Lumières. C’est en 1417, nous apprend Marc Fumaroli, qu’un Vénitien, Francesco Barbaro, inventa l’expression, promise à tous les succès, de « Respublica litterraria ». La même année d’ailleurs, Le Pogge[4] énumérait dans une lettre les découvertes sensationnelles de manuscrits latins parmi les bibliothèques de l’Europe. On sait qu’ainsi il redonna vie au De rerum natura de Lucrèce, aventure par ailleurs contée avec tant de brio par Stephen Greenblatt dans son Quattrocento[5].

Ces antiquaires, en partageant  leurs découvertes numismatiques, épigraphiques, fomentent une encyclopédie avant l’heure. Archéologie et littératures anciennes trouvent leur exutoire dans une volumineuse correspondance, dans des manuscrits, profitant de surcroit du développement de l’imprimerie, depuis la seconde moitié du XVème siècle. Ils rayonnent autour d’Aldo Manuzio[6], imprimeur à Venise, qui publia des splendeurs inouïes, autour de 1500, dont les Métamorphoses d’Ovide. Son complice Erasme lui-même reprend cette idée d’une « communauté universelle et autonome des lettrés ». Ces derniers correspondent avec Guillaume Budé, grand helléniste français, Thomas More, auteur anglais fameux de l’Utopie. Composant un nouveau Parnasse, ils réunissent De Thou, Boccalini, Vivès…

Au XVIIème, ils essaiment de Leibniz à Pierre Bayle, dont le Dictionnaire historique et critique[7] fait autorité. Une nouvelle démocratie intellectuelle se vit sous le mode de la tolérance ; où les suffrages « sont estimés non à leur nombre, mais à leur poids », selon Georg Prit. Ainsi John Barclay est l’un de ceux qui s’efforcent de « penser l’Europe ». Visiblement, si Marc Fumaroli légitime les recherches sur l’identité française, tout en réclamant, au-delà de Fernand Braudel[8], une prise en compte de la littérature et des arts, il déplore qu’une telle quête intellectuelle fasse défaut pour l’Europe. Or John Barclay, « prédécesseur de Keyserling », d’ailleurs ami de Peiresc, est une sorte de « Voltaire écossais ». Son Icon animorum, ou Portrait des esprits, parut en 1614 avant d’être traduit en français en 1624. C’est « un acte de foi laïque dans l’harmonie européenne ». Mieux, un « programme de réforme », pour une France « gouvernée par un Etat intelligent et vigoureux », aiguillonnée par la liberté du commerce dont jouit l’Angleterre. Chaque pays européen est ausculté, dans une perspective critique des tyrannies qui n’est pas loin du libéralisme politique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De « Rhétorique et société en Europe », à « L’émergence des Académies », c’est toute une foisonnante culture qui se lève sous nos yeux grâce à l’écriture limpide et élégante de Marc Fumaroli. Ne faut-il pas alors considérer que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont nous ne nierons pas l’explosive nouveauté, s’inscrit dans cette tradition sans cesse en marche ? Car peu à peu le « divorce entre Respublica christiana et Respublica litteraria », devient concevable. La « spiritualité de la  bibliothèque » doit se répandre parmi la concorde des beaux esprits réunis, de l’Académie romaine à l’Académie française. Non sans omettre la « diplomatie parallèle des grands lettrés », qui permet de développer et d’étendre l’art de la « conversation », cette « haute vulgarisation ». Ainsi la conversation parisienne se voit devenir européenne. À cet égard, la curiosité de Marc Fumaroli est époustouflante : ne va-t-il pas jusqu’à dévoiler un chapitre du Testament publié en 1648 par Fortin de la Hoguette, sur les vertus de cette conversation, en un concert d’amis d’élection, « où la liberté de jugement est entière »… Plus loin, il ranime les cendres du néoplatonicien Marcile Ficin, puis celles de Venise, cité ouverte jouant un rôle crucial dans la République des Lettres, avant de poursuivre jusqu’au crépuscule des Lumières, quand sur fond de Révolution française et de Terreur, un gentilhomme français, réfugié à Rome, Séroux d’Agincourt, écrit avec patience une Histoire de l’art par les monumens

De Pétrarque à Juste Lipse, les sources de l’humanisme sont célébrées, quand la tradition des Vies, venue de Plutarque, en passant par Vasari, et consacrée aux hommes d’élection, se heurte à la vulgarité des biographies qui lui ont succédé. Ce qui permet à Marc Fumaroli un coup de griffe acide envers un Sartre qui « passe de l’âme au Moi » et qui se voit brocardé : « ce Protée de confection psychologique s’ajuste à toutes les photos d’identité ». D’où la différence « entre le livre de gare et la littérature ».

La dimension polémique, au-delà d’un maigre présent, d’une étique République des Lettres réduite au microcosme de l’édition parisienne d’aujourd’hui, est celle d’un « engagement » : faire l’éloge d’un passé glorieux c’est réclamer un demain meilleur. C’est ainsi qu’il y a peu il nous alerta, par la voix d’un grand quotidien, en défendant « les humanités au péril d’un monde numérique[9] ».

Pourtant, qui sait si le « loisir lettré », autrefois de bouche à oreille et de lettre à lettre, et encore de livre à livre, peut aujourd’hui converser parmi les voix bavardes et encombrées qui s’échangent et se heurtent sur notre internet contemporain, et retrouver des amis d’élection ? S’y rencontre-t-on sous l’égide du Parnasse, de l’Arcadie, de l’Académie, ces « Trois lieux allégoriques de l’éloge du loisir lettré » ? Peut-être cette tro mince page permet-elle de dialoguer avec les meilleurs esprits de notre lointain passé, ainsi qu’avec l’un des meilleurs de notre présent, digne héritier de la noblesse de la République des Lettres…

Bien qu’avec modestie Marc Fumaroli présente son essai comme un « montage et collage cubiste », sans ordre « chronologique ni narratif », conférences et « résumés » ici réunis parviennent aisément à leur objectif : initier le lecteur à cette « société idéale », qui, de l’humanisme à la Révolution française, « transcenda la géographie politique et religieuse de l’Europe ». N’était-ce pas déjà un « réseau social » ? Au point que notre essayiste veuille avec raison nous « convaincre qu’une telle instance critique internationale est encore plus souhaitable au temps de Facebook qu’elle le fut au siècle de l’invention du livre ». Car « être initié aux lettres, c’est sortir du rang des rudes, c’est eruderi, c’est accéder à l’humanitas et éventuellement à l’urbanitas. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Si Marc Fumaroli ne consacre qu’un chapitre à Claude-Nicolas Fabri de Peiresc, Peter N. Miller offre à ce provençal du XVIIème un livre entier. Si peu connu, il trouve ici sa résurrection. « Son commerce de lettres embrassait toutes les parties du monde », disait pierre Bayle. Il est un des Hommes illustres de Charles Perrault. Sa maison d’Aix en Provence était une académie.

À quoi ne s’intéresse pas cet esprit catholique et néanmoins libre ? Philosophe de l’histoire et de la conversation, il entretient une correspondance démesurée avec maints lettrés et savants (environ 10 000 lettres), comme tissant au travers de l’Europe une toile d’inextinguible curiosité : juriste et Conseiller au Parlement de Provence, il échange avec le peintre Rubens des propos sur les médailles antiques ; il défend Galilée, Gassendi et Campanella que l’inquisition menace ; sélénographe, il charge un graveur de fixer sur l’airain les phases de la lune grâce à un télescope que lui fit parvenir Galilée, puis découvre la nébuleuse d’Orion ; égyptologue, botaniste, zoologue, lecteur boulimique, sa bibliothèque était nombreuse, sur la politique hébraïque, romaine et contemporaine… Digne d’une Muse des Arts libéraux, Peiresc était à la fois érudit, touche à tout et encyclopédiste avant l’heure, un peu à la manière d’Athanasius Kircher[10]. Enfin, la Vita Peireskii, par Gassendi fut traduite en anglais. Avant que l’oubli le ronge. Grâce en soit rendue à l’application et au talent de Peter N. Miller !

Marc Fumaroli ne pouvait que bellement préfacer l’essai de Peter N. Miller, qui a l’inestimable vertu de citer de nombreux passages des nombreuses lettres de Peiresc. Pourtant ce dernier refusait de publier. Marc Fumaroli avance l’hypothèse selon laquelle il préférait « écarter les soupçons des tyrans et du vulgaire », préférant se consacrer à ses amis lettrés, comme un de ces « philosophes en temps de persécution », plus tard théorisés par Leo Strauss[11]. Peiresc, selon Peter N. Miller, « évitait la langue universelle du savoir » -c’est à dire le latin- pour écrire en français, illustrant alors le propos de Marc Fumaroli dans Quand l’Europe parlait français[12].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour revenir à l’essayiste-biographe, il nous apprend que Peiresc multipliait ses correspondants de Londres à Lubeck, de Smyrne à l’Abyssinie, de Rome à Damas et Bordeaux… Loin de cacher ses trésors il se faisait un devoir d’en propager la substance : « J’espère de faire mieux valloir que ne font d’autres, qui ne recouvrent des livres que pour les enfermer dans des cachots impénétrables, où ils tombent d’une sorte de ténèbres en d’autres plus obscures », écrit-il à Gassien de Nantes, en 1635. Lui qui avait visité Rome, ne voulait pas que le savoir soit une vanité, mais connaissance au service d’une vie philosophique, sans faire mentir un instant la devise de l’imprimeur Plantin : « Labore & constantia ». Au point que, resté célibataire, il préférât « s’unir avec Pallas et les Muses » ! L’antiquaire « avait pu être un héros à une époque qui se délectait de la force créatrice du travail intellectuel »…

Il n’est pas impossible de ranger Peiresc parmi les précurseurs du libéralisme politique, car pour lui, et selon Peter N. Miller, « l’Etat fort était l’Etat minimal […] on pouvait laisser les individus se gouverner eux-mêmes ». Ce dans le cadre d’une recherche de la paix perpétuelle bientôt kantienne[13], dans la tradition d’Erasme et de son Plaidoyer pour la paix[14].

Aimable concurrente de celle de Marc Fumaroli, l’érudition de Peter N. Miller est un délice : généreuse, lumineuse… Loin de n’être que des livres d’archivistes, leurs travaux sont « savoir et vertu », bien au-delà du XVIIème siècle. Car même si bien des arborescences, en particulier scientifiques, ont profondément évolué depuis l’époque classique, il n’est pas interdit de garder vivant aujourd’hui et demain cet idéal.

 

 

La République des Lettres n’est-elle qu’une nostalgie ? Une anticipation d’un futur de culture partagée ?  Une anticipation d’un futur de culture partagée ? Au-delà de cette religion de bureaucrates idéologues qu’il dénonça dans cet Etat culturel[15], qui n’est pas à l’honneur de notre temps, Marc Fumaroli fait visiblement plus confiance, plutôt qu’à l’inflation budgétaire et administrative d’un ministère, aux bonnes volontés curieuses et patientes des individus pour développer l’excellence d’une République des Lettres. Sans nul doute, un Peiresc est son ancêtre d’élection, quand Peter N. Miller est une de ces amitiés des sages qui, selon Cicéron, voit « briller quelque marque de vertu ; alors une âme se rapproche d’une autre semblable et s’attache à elle[16] ».

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Fénelon Les Aventures de Télémaque, Folio Classique, 1995.

[2] Vassili Grossman : Vie et destin, Julliard / L’Âge d’homme, 1983.

[3] Voir : Erasme et Aldo Manuzio, pères des Adages et de l'humanisme

[5] Stephen Greenblatt : Quattrocento, Champs Flammarion, 2015.

[7] Pierre Bayle : Dictionnaire historique et critique, Miscellanea philosophica, Les Belles Lettres, 2015.

[8] Fernand Braudel : L’Identité de la France, Arthaud-Flammarion, 1986.

[9] Le Figaro, 1er avril 2015.

[10] Voir : Joscelyn Godwin : Athanasius Kircher, le théâtre du monde, Imprimerie Nationale, 2009.

[11] Leo Strauss : La Persécution et l’art d’écrire, Tel, Gallimard, 2009.

[12] Marc Fumaroli : Quand l’Europe parlait français, De Fallois, 2001.

[13] Emmanuel Kant : Projet de paix perpétuelle, Œuvres philosophiques III, La Pléiade, Gallimard, 1986, p 327.

[14] Erasme : Plaidoyer pour la paix, Arléa, 2004.

[15] Marc Fumaroli : L’Etat culturel. Essai sur une religion moderne, De Fallois, 1991.

[16] Cicéron : De l’Amitié, XIV-48, Les Belles Lettres, 1928, p 28.

 

Fénelon : Les Aventures de Télémaque, Le Prieur, 1805.

Photo: T. Guinhut.

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19 mars 2023 7 19 /03 /mars /2023 14:24

 

Bestiarium, Bodleian Library, Oxford, XIII° siècle ;

fac simile, Club du Livre, 1984.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Parmi les bibliothèques enluminées

de Suisse, vaticane et militaires ;

ou les livres sauvés.

 

 

Trésors enluminés de Suisse. Manuscrits sacrés et profanes,

SilvanaEditoriale, 2020, 392 p, 45 €.

 

Jean-Louis Bruguès : La Bibliothèque monde. La Vaticane et les Archives secrètes,

Cerf, 2019, 200 p, 29 €.

 

100 Trésors des bibliothèques militaires,

Editions Pierre de Taillac / Ministère des Armées, 2019, 384 p, 34 €.

 

Kamel Daoud & Raphaël Jerusalmy : BibliOdyssées. 50 histoires de livres sauvés,

Imprimerie Nationale, 2019, 224 p, 29 €.

 

 

Qui sauvera nos vies mieux que les bibliothèques ? Ou plus exactement l’Histoire de notre civilisation, conservée, choyée, au travers d’œuvres essentielles, de livres rares, et de manuscrits à la valeur patrimoniale. Ce sont, au cœur de l’Europe les Trésors enluminés de Suisse, classés selon une judicieuse distinction, entre sacré et profane. Aussi l’on ne s’étonnera pas que le Vatican, siège de la papauté depuis presque deux millénaires, abrite une « bibliothèque monde », pour reprendre le titre de Jean-Louis Bruguès ; mais l’on sera peut-être surpris que les armées protègent en leur sein ce qu’outre les vies humaines elles profanent et détruisent trop souvent. Les bibliothèques militaires recèlent en effet des trésors inattendus : des livres sauvés, au même titre que les cinquante ouvrages élus qui jalonnent l’anticonformisme d’une humanité rebelle, libre, et collectionnés par le Musée de l’Imprimerie et de la Communication graphique de Lyon. Ce avec le concours de Kamel Daoud et Raphaël Jerusalmy, qui nous entraînent en ces BibliOdyssées, avec des pages obsessionnelles et torrides, voyageant dans un temps spiralé.

 

Aux deux extrémités ouest et est de la Suisse, soit Genève et Saint-Gall, des manuscrits précieux sont à la disposition du regard des visiteurs, en deux expositions, sœurs sinon jumelles, la première intégrant le sacré, la seconde dévolue au profane. Ils sont heureusement réunis en un catalogue, véritable livre d’art : Trésors enluminés de Suisse, publié conjointement par la baroque Stiftsbibliothek St. Gallen et la contemporaine Fondation Martin Bodmer[1] de Cologny, sur les rives du lac Léman[2]. Mais également avec le concours de e-codices[3], qui met disposition des écrans internet près de 800 000 pages manuscrites provenant de 94 collections. Toutes pages parfaitement reproduites, que l’on peut agrandir avec une visibilité et une lisibilité parfaites, du moins si l’on lit le latin et si l’on a un tant soit peu l’habitude du scriptorium médiéval.

Ces codex sont, en ces Trésors enluminés de Suisse, au nombre de 96. Du VIII° au XVII° siècle, depuis une roue représentant les douze mois peints par le moine-copiste Winithar, jusqu’à deux cartes marines entre Atlantique et mer Egée, c’est presque un millénaire de créativité qui se déploie.

Dix siècles de christianisme ne peuvent que laisser d’abondantes traces écrites. Malgré la brièveté alors de la vie humaine, les copistes et les enlumineurs avaient l’éternité devant eux. La vertu de la théologie et l’espérance en Dieu imprègnent ces Bibles, ces missels et ces traités des Pères de l’Eglise. Dieu et ses anges, les prophètes, les saints et les apôtres s’incarnent sur le parchemin, non sans la présence du cosmos, de la nature et des animaux. Des Confessions de Saint Augustin à la Somme théologique de Saint Thomas d’Aquin, la théologie toutefois se fait philosophie.

Il n’en reste pas moins que l’Antiquité garde ses prestiges. Aristote est à l’honneur, au travers de sa Physique et de sa Métaphysique, mais aussi de son De animalibus. Cicéron est soigneusement rhétorique, quand Ovide bénéficie de nombreuses éditions, y compris d’un Ovide moralisé, qui tente une interprétation chrétienne des Métamorphoses. Un enlumineur prolixe et minutieux fit merveille vers 1405 en rehaussant d’un bouillonnement de rois, de batailles et de jardins l’historien Tite-Live et son Ab urbe condita. Quant au cycle astronomique de l’Aratus latinus, d’Aratos de Soloi, il figure les constellations grâce à de nombreuses allégories à l’encre noire et rouge. La cosmologie n’ignore pas la rotondité de la terre, lorsque des hommes marchent autour du globe sur fond azuré, à l’occasion du De figura seu imagine mundi de louis de Langle.

De surcroit, hors du grec et du latin, les langues romanes se voient magnifiées par des chroniques historiques, des romans comme ceux de la Table ronde, cycle arthurien et Quête du Graal, comme le Tristan en prose, par la poésie de Christine de Pizan et de Marie de France. La triade formée par Dante, Boccace et Pétrarque bénéficie de volumes d’exception, lorsqu’un portrait naïf du premier apparait dans une lettrine, lorsque du second une femme aux douze bras vêtue de rose orne la page du Des cas des nobles hommes et femmes, lorsque Canzoniere et Triumphi vénèrent le poète digne de figurer face à Orphée.

Cependant sacré et profane ne relèvent pas forcément d’une dichotomie. La richement illustrée Chronique universelle de Rodolphe d’Ems (1250) associe des intentions politiques et des ides religieuses. De même la Chronique d’Eusèbe de Césarée, d’Abraham à Constantin, se veut une histoire universelle, d’ailleurs ornée d’un remarquable décor Renaissance, avec architecture et putti. Et si le clergé prétendait seul à l’éducation, le laïc, cet « illiteratus », s’élève à la philosophie, à l’histoire, à la lyrique amoureuse, à la science politique particulièrement en langue vernaculaire. Femme philosophe, Christine de Pizan[4] s’illustra dans la querelle du Roman de la rose, reprochant à son auteur, Jean de Meun, sa misogynie, alors qu’elle permit à sa déesse de la Sagesse, Othea, de donner cent conseils pour la vie vertueuse. En outre, avec sa Cité des dames, elle inaugure le genre de l’utopie moderne.

La peau de ces manuscrits est enluminée de lettrines où s’entrelacent plantes et fleurs, de bordures où courent les animaux. Les lettres capitales sont écrites avec de l’oxyde de plomb rouge (ce « minum » d’où vient le mot miniature). Mais à la fin de l’ère médiévale, de véritables tableaux ornent les livres d’heures. Parfois, comme dans le Liber de Laudibus Sancta Crucis, l’on découvre de fort modernes jeux typographiques, ou dans un Sacramentaire de Hornbach, des lettres d’or sur fond pourpre. L’on reconnait soudain les ancêtres de la bande dessinée : l’histoire d’Adam et Eve est figurée sur quatre bandeaux successifs dans la Bible de Moutier-Grandval. Mieux encore, étonnants sont les initiatives et les facéties des enlumineurs : sur une page du Passionnaire de Weissenau, un moine copiste exhibe son autoportrait, ses pinceaux, godets de peinture et canif, non sans qu’auprès de lui une langue soit tirée à l’intention d’une femme nue au pied unique lui servant de chapeau…

Prodigieusement illustré, exactement documenté par une pléiade d'avisés commentateurs, cet ouvrage, magnifiant les Trésors enluminés de Suisse, ne peut manquer à une bibliothèque digne de ce nom. Que ce soit avec l’or et le bleuté des enluminures, ou par la grâce de la calligraphie seule, par la plume et le pinceau, l’art pour Dieu et l’art pour les hommes éveillent la richesse de la pensée et le sens de la beauté qui ont résisté au temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

            Là où Pierre posa la pierre du Christianisme, ne peuvent que reposer les plus anciennes Bibles, voire d’émouvants papyrus conservant la trace d’un Evangile, comme ceux de Luc et de Jean, venus de la collection Bodmer[1]. En la bibliothèque du Vatican, construite avec art à la fin du XVI° siècle, l’on devine qu’une Babel de volumes essaime en les salles, les étages et les cinquante-quatre kilomètres de rayonnages, dont on déplie ici les « archives secrètes ». Il nous faut un guide avisé en cet univers, en l’espèce de Jean-Louis Bruguès, Dominicain, qui fut évêque puis archevêque, mais surtout Bibliothécaire de la Vaticane entre 2012 et 2018. C’est avec compétence et amitié, tant pour le lieu que pour son lecteur, qu’il nous tend une indispensable main. Depuis la fondation et l’architecture, d’abord, sous l’autorité du Pape Sixte Quint, et parmi la peinture des murs fabuleusement ornés, ensuite par de précieux volumes et manuscrits.

      Or il ne s’agit pas seulement d’une bibliothèque ecclésiastique, loin de là. Certes l’on voit défiler la Bible de Ripoll, venue de Catalogne et du XI° siècle, dont la copie et les enluminures nécessitèrent 450 folios et cinq années de soin, ou celle du Duc d’Urbin, dont les peintures bénéficient de la perspective de la Renaissance. De même les Pères de l’Eglise sont à l’honneur, et l’on sera  stupéfié par de vastes pages autographes de la Summa contre Gentiles, du philosophe Saint-Thomas d’Aquin, dont la main courut au XIII° siècle de manière bien moins lisible que le grec d’un papyrus : décrypter un texte si saint semble infernal !

      La Vaticane est également convoquée au tribunal de l’Histoire, de façon à comprendre les intrigues de cet Etat de la papauté qui s’est au cours des siècles réduit en les murs du Vatican, de façon à ce qu’elle ne désobéisse plus à la parole du Christ, « Rendez à César ce qui est à César et à César ce qui est à Dieu », soit la séparation des pouvoirs politiques et spirituels. Ce dont témoigne un document attestant de la « capitulation de l’armée papale après la prise de Rome en 1870 ». Mais aussi ses liens étroits avec le monde, lorsque « la bulle d’Alexandre VI » accorda en 1493 les terres nouvellement découvertes aux Espagnols, puis traça une ligne de démarcation que l’on pensait maritime entre les possessions de ces derniers et celles allouées au Portugal. Les conséquences furent colossales : ainsi le Brésil parle portugais…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Avançant parmi les rayonnages de la Vaticane, il nous est permis d’ouvrir une page en gothique, étonnamment enluminée de rois, de saints et de diables, puis d’une encyclopédie, De Rerum naturis, inspirée des Etymologies d’Isidore de Séville et venue du XV° siècle. Ainsi l’on progresse non pas seulement vers la connaissance de Dieu et de la hiérarchie des anges, mais vers celle des sciences. Et, contrairement à un préjugé tenace, la papauté n’était pas forcément mal disposée devant l’héliocentrisme de Copernic au XVI° siècle, ce dont témoigne sa supplique adressée à Paul III en 1542, alors qu’il lui avait fait l’hommage de ses Révolutions des orbes célestes : il demandait que soit accordé à l’un de ses neveux son bénéfice ecclésiastique, ce qui fut acceptée. Quant à Galilée, on le rappelle ici, s’il fut condamné à abjurer en 1633 ses opinions astronomiques, c’est à cause du cardinal Bellarnim, inquisiteur de son état, et non du pape, et de son manque de diplomatie alors qu’il traitait de « simples d’esprit » ceux qui professait une opinion contraire. L’on peut descendre des astres à la terre, grâce à une géographie de Ptolémée ici présentée grâce à un fascinant planisphère, de 1406, dessinant de bleu et d’or l’Europe et le nord de l’Afrique, sur lesquelles soufflent les anges. À la lisière de la géographie et de l’Histoire sont des documents curieux, comme la lettre de l’impératrice Hélène, rédigée en chinois, car celle-ci, convertie eu christianisme en 1648, s’appelait Xiao Gang Wang…

      Et parmi les marquèteries précieuses, les fresques somptueusement colorées, quelle surprise de remarquer ce qui n’a l’air que d’un pauvret cahier, pourtant de la main du Père Andreas Rieser, répertoriant les religieux entrés à Dachau ! Car ne l’oublions pas, le christianisme ne fut guère en odeur de sainteté auprès du nazisme, mais aussi du communisme, en Chine encore aujourd’hui où il est persécuté, comme il l’est par l’Islam et pas seulement au Proche-Orient[2]. Reste pour nous consoler le dernier manuscrit de Mozart, l’édition princeps du Traité sur la tolérance de Voltaire[3], ou les splendeurs irisées d’une Divine comédie de Dante[4], à moins de se plonger dans l’effroi fascinant du puits concentrique de l’Enfer peint par Botticelli…

      Avec ce volume enchanteur, nous voilà béats devant un livresque tableau qui va de l’antiquité aux totalitarismes. Il nous offre l’impression de nous conduire en espion dans les arcanes de la vénérable institution (songeons que ce même Vatican vient d’ouvrir ses archives de la Seconde Guerre mondiale). Cet album luxuriant vaut également pour son iconographie soignée, qui fait flamber des lumières chaleureuses sur les boiseries et les codex ouverts, tant au service de la contemplation que de l’intellect ; malgré un seul regret : dans une telle bibliothèque, l’on attend d’admirer des livres rares, curieux et précieux, et c’est ici un peu trop peu le cas face aux nombreux manuscrits à l’intérêt historique certain, mais dont grain graphie n’ont pas cette qualité esthétique d’un beau livre dont l’œil savoure les parfums du passé…

 

Monsieur de Varillas : Histoire de François Ier, Claude Barbin, Paris, 1685.

Photo : T. Guinhut.

 

      Plutôt que de risquer de se faire trouer la peau en s’engageant parmi les militaires d’active, mieux vaut devenir bibliothécaire des armées. Et là, ô surprise, un patrimoine fabuleux nous attend. Il faut alors saluer cette belle initiative qui consiste à publier 100 Trésors des bibliothèques militaires, venus de l’Ecole militaire, de Polytechnique, de Saint-Cyr Coëtquidan, du Service historique de la Défense et du service de santé des armées, soit tant de lieux méconnus. Le tout sous la direction d’un quintette de conservateurs à la sagacité remarquable.

      Si l’on imagine ne trouver là que des volumes consacrés à l’art de la guerre, l’on se sera vite détrompé. Certes, Jules César côtoie le De Re militari, de 1483, un incunable bourré d’impressionnantes gravures de machines militaires, un Traité de l’artillerie ou le Recueil des plans des places du Royaume au XVII°. Les catalogues des armes à répétition, l’« uniformologie », les cantinières et la médecine de campagne y trouvent forcément leur place, avec un Album du matériel sanitaire. Jusqu’à une revue illustrée publiée entre 1915 et 1920, La Baïonnette, « arme d’humour et de propagande »… Hélas, sans compter La Cuisinière assiégée qui doit être en mesure de proposer « civet de chien et ragoût de chat », bien moins drôles sont les pages des Effets des projectiles d’artillerie, publié en 1900, sur lesquelles sont bel et bien trouées les peaux et les os ! Quelle piètre consolation de voir son nom parmi ceux du Livre des morts au champ d’honneur. Mieux vaut avoir eu sur soi un volume assez solidement relié pour retenir une balle, évitant une mort certaine. Reste à imaginer que sont cachés (oh certainement !) des ouvrages antimilitaristes…

      Mais combien de merveilles ressortissent de l’entomologie, ponctuée de précieuses gravures colorées, des Atlas et autres récits d’explorations, sans oublier l’archéologie ! Pensons à la somptueuse Description de l’Egypte, confiée aux bons soins de l’Imprimerie Impériale, aux chromolithographies reproduisant en 1896 les peintures murales de Pompéi. Le voyage dans l’espace s’associe encore une fois à celui dans le temps, pimenté par les cabinets de curiosités, comme à l’occasion du rare De Monstris, imprimé et gravé en 1665, aux figures fascinantes et effrayantes.

      De même, les sciences et techniques fournissent leurs lots de stupéfiants volumes, consacrés à l’anatomie, aux écorchés et aux catalogues osseux, à l’arboriculture, à la papèterie ou encore aux Leçons de physique expérimentales, à l’ichtyologie, soit l’identification des poissons… L’Histoire des sciences ne doit pas faire défaut à une bibliothèque digne de ce nom, quod erat demonstrandum.

      La beauté, l’érudition de ces volumes vénérables, que l’on espère mis définitivement à l’abri des conflits par ceux qui ont paradoxalement la charge d’y participer, n’est plus à démontrer. Et le plaisir de feuilleter en paix un si somptueux ouvrage, bourré comme une Babel d’illustrations époustouflantes (reliures rouges et gravures en noir ou coloriées…), contribue à faire préférer l’art de la bibliophilie à celui de la guerre ; quoique disait Jules César (à moins que cela vienne de Thucydide ou de Végèce) : « Si tu veux la paix, prépare la guerre », soit en latin : « Si vis pacem, para bellum ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Et lorsque la guerre point, s’infiltre, explose, non seulement les hommes mais les livres sont menacés, trainés au sol, salis, bombardés, brulés. À moins d’être épargnés, mis à l’abri, comme en témoignent ces « 50 histoires de livres sauvés », réunies dans un curieux et déconcertant volume : BibliOdyssées, qui accompagna une exposition sise au Musée de l’Imprimerie de la Communication graphique de Lyon, au cours de l’an 2019.

      Kamel Daoud[5] propose une touchante et brûlante préface : « Textures ou Comment coucher avec un livre ». Il oppose en son enfance algérienne, où ses proches ne savaient pas lire, deux volumes, celui sacré, calligraphié, doré, et celui érotique, taché, caché. Le premier, « impossible à contester », fait « de menaces, de promesses, d’invariables leçons », s’oppose au « livre des femmes », qui est celui du corps au lieu de celui de « Dieu », le tout s’étirant entre prière et masturbation. Lecture et désir se télescopent : « À la relecture des derniers mots, l’orgasme onanique culminait et se confondait, dans un sursaut final, avec l’ultime blanc de la page ». S’impose alors la ferveur de l’interdit : ces livres « auront forgé [son] choix de lecteur et d’écrivain : préférer la texture à la prière ».

      Quant à Raphaël Jerusalmy, il joue habilement à faire parler une page d’Esope, « L’âne et le rapace », page arrachée à son livre par des cambrioleurs. Lui répondent le personnage de Kien jailli du roman de Canetti, Auto-da-fé[6], où plane l’ombre du nazisme, une bataille des livres dans le genre de Swift, la réécriture de la fable par La Fontaine, Esope traduit en Portugais et arrivant au Japon avec le christianisme ; sans oublier un voyage dans les langues, dont l’hébreu, puis le grec originel, jusqu’à ce que les mots du fabuliste résonnent à Lyon au seuil de l’exposition. La chaîne est faite de maillons disjoints, cependant riches de leurs saveurs de transmission, d’animaux parlants et de morale, où se bousculent les aventures du livre, édifiantes, amusantes et tragiques.

      Ces livres sauvés ont été écrits par ceux que n’a pas sauvés Auschwitz, comme Suite française d’Irène Némirowsky, publié un demi-siècle plus tard, ont été perdus dans une gare et réécrits, comme Les Sept piliers de la sagesse de D. H. Lawrence, nettoyés de leur boue après la crue de l’Arno à Florence, rédimés depuis les poubelles par un éboueur de Bogota, ou emportés dans la kafkaïenne valise de Max Brod. Envers des autodafés et autres incendies de bibliothèques[7], ce sont là des petits et grands miracles, qui émeuvent, bouleversent, au point que les livres, plus que des animaux de compagnie, autant que des amis chers, soient bruissant de vie intime et planétaire. Pied de nez à la censure, le « Parthénon des lires », de l’artiste Marta Minujin, exhibe des centaines d’ouvrages interdits. Ce qui n’est que symbolique répond au courage du Père Najeeb, un dominicain qui bourre des caisses avec les manuscrits anciens de Mossoul pour les soustraire au Califat islamique. Et non seulement les livres sont brûlés, mais aussi leurs imprimeurs, comme Etienne Dolet, condamné au bûcher à Paris par la justice royale, et non l’inquisition notons-le, en 1546. Quant à ridiculiser les têtes sacrées des religions monothéistes dans l’anonyme et réjouissant Traité des trois imposteurs, il n’y faut guère songer, y compris au XVIII°, y compris sous le manteau, alors qu’en ce même siècle des Lumières, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui est maintes fois tracassée. Quelques siècles plus tard, c’est en prude Irlande que le roman d’Edna O’Brien, The Country Girls, censuré pour immoralité, se voit menacé d’être brûlé en public. Le réquisitoire contre le colonialisme de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, se voit interdit en France en 1961 ; en 1973, c’est le tour de Trois milliards de pervers, une « encyclopédie des homosexualités ». C’est à tour de bras que les régimes politiques biffent, pilonnent les ouvrages, voire incarcèrent leurs auteurs : ainsi Jean Grave, qui en 1893 commit La Société mourante et l’anarchie. Ou, ajoutons-le, qu’éditeurs et quidams courroucés refusent de publier les mémoires de Woody Allen[8], au prétexte d’une accusation discutable de viol.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Composé à partir d’une très belle idée, l’ouvrage laisse cependant son lecteur un brin désappointé. La cohérence des chapitres laisse en effet à désirer, le premier, promettant « Foudre. Les livres frappés », semble annoncer l’action du feu, alors qu’ils sont là parfois noyés, comme à Florence par la crue de l’Arno, ou tout simplement perdus et retrouvés. C’est plus clair pour « Les livres défendus », qui ont donc subi la censure, ou ont été mis à l’index par les autorités ecclésiastiques, ainsi que pour ceux « dispersés », comme « la bibliothèque errante de Walter Benjamin », de Berlin à Paris, mais un peu moins à l’occasion de la trahison intellectuelle commise par l’antisémitisme puis le nazisme d’Elisabeth Forster-Nietzsche[9], la sœur du philosophe du Gai savoir. Restent ceux « qui sauvent », entre « la bibliothèque idéale de Jacques Doucet, Le Livre des livres perdus de Giorgio Van Straten[10]. Quant à Frankenstein ou le Prométhée moderne de Mary Shelley, l’on ne sait guère ce qu’il fait là. Pourtant la créature y vénère trois ouvrages qui font son éducation : Les  Vies des hommes illustres de Plutarque, Le Paradis perdu de Milton, Les Souffrances du jeune Werther de Goethe, même si le duo d’auteurs des notices (Joseph Belletante et Bernadette Moglia) ne les mentionne pas en l’occurrence. Toutes les œuvres ici listées et commentées semblent rangées au petit bonheur la chance, en cette occasion demi-ratée et demi-réussie de construire un livre aussi rigoureusement construit que poignant, puisque l’ordre chronologique n’est pas non plus retenu.

 

      Explorer une bibliothèque, c’est voyager dans le temps et dans l’espace. L’on se fait géographe et historien, des faits et des idées, des guerres et des paix[11]. Jean-Louis Bruguès en témoigne : « On ne s’enferme jamais dans une bibliothèque, malgré l’expression usuelle, dans un savoir dédaigneusement qualifié de livresque ; ceux qui parlent de la sorte n’ont jamais aimé les livres : en parcourant les rayonnages, c’est tout le vaste monde qui est exploré ». Ne l’amputons donc pas en les détruisant, contribuons plutôt à sa sauvegarde, ne serait-ce, au-delà des lieux d’exception ouverts par ces trois ouvrages, que par l’inventivité de nos bibliothèques personnelles. S’il est peut-être plus facile de sauver un livre que de sauver un homme, songeons qu’avec le premier nous sauvegardons une belle part de la mémoire et de la créativité de l’humanité, à condition bien entendu de cultiver le goût des belles lettres, des humanités et des sciences. Sans compter que sauver un volume un tant soit peu rare par sa pensée, son esthétique, peu ou prou dissident, voire tout simplement libre, c’est réserver une page hors de la griffe des tyrannies, individuelles, religieuses ou politiques ; car le temps des censures et des exactions est toujours à venir…

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur 100 Trésors des bibliothèques militaires

a été publiée dans Le Matricule des anges, février 2020.

 

[14] Voir : Guerre et paix à la Fondation Martin Bodmer

 

 

Biblioteca de l'Abadia Viaceli, Cobreces, Cantabria.

Photo : T. Guinhut.

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6 septembre 2021 1 06 /09 /septembre /2021 11:55

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Histoire des livres censurés et des colères morales.

 

Avec le secours d’Emmanuel Pierrat

Bruno Nassim Aboudrar & Michel Onfray.

 

 

 

Emmanuel Pierrat : 100 livres censurés, Chêne, 2010, 192 p, 39,90 €.

 

Emmanuel Pierrat : Censurés, IMEC, 2021, 160 p, 28 €.

 

Emmanuel Pierrat : Nouvelles morales, nouvelles censures,

Gallimard, 2018, 176 p, 15 €.

 

Bruno Nassim Aboudrar :

Les Dessins de la colère, Flammarion, 2021, 192 p, 18 €.

 

Michel Onfray : Autodafés. L’art de détruire les livres,

Les Presses de la Cité, 2021, 208 p, 19 €.

 

 

 

         « Ce petit livre se trouve rempli de termes indiscrets et malhonnêtes et dont la lecture ne peut avoir d’autre effet que celui de corrompre les bonnes mœurs et d’inspirer le libertinage[1] », fulminait Nicolas de la Reynie, Lieutenant de Police de Louis XIV à propos des Contes de La Fontaine. Il n’était qu’un de ces trop nombreux avatars du procureur Pinard attaquant Baudelaire, Flaubert, et qui s’enchaînèrent en un filet visqueux depuis les contempteurs bibliques du blasphème[2] jusqu’à notre contemporain et notre demain. Sexe, religion et politique sont la trinité de la censure, qui alla trop souvent de pair avec le cachot et le bûcher, voire la décapitation. Si nous l’avions déjà abordée sous l’angle philosophique du requiem pour la liberté d’expression[3], croisons le chemin d’Emmanuel Pierrat, grand amateur de censure, mais pour en dire les ridicules, en énumérer les victimes, finalement juchées sur un piédestal plutôt que sur le brasier qui aimait à se nourrir de livres interdits. Et si l’on croyait naïvement la censure reléguée au magasin des indignes vieilleries, il suffirait pour se détromper d’observer combien au détour de « nouvelles morales », elle se multiplie, comme elle voit ses remugles resurgir de religions bilieuses entichées de ces « dessins de la colère » dont Bruno Nassim Aboudar tente d’analyser les causes. Sans compter que cette censure a l’habileté de dissimuler ses couteaux et ses bûchers en manœuvrant de manière détournée, en passant sous silence, en calomniant un livre, comme le montre avec un talent inédit Michel Onfray, contempteur des colères idéologiques. Le feuilleton de la censure ne s'arrête jamais : une chaine de télévision russe, jusqu'aux œuvres de Dostoïevski et de Soljenitsyne, comme si les spectateurs et les lecteurs n'étaient pas capables d'exercer leur libre arbitre, face aux exactions guerrières  commises par un autocrate russe...

 

Sous la main experte d’Emmanuel Pierrat, une énumération commentée et illustrée de près de quatre-vingts auteurs parcourt le manuel didactique 100 livres censurés. D’Aristote à Simone Beauvoir, si l’on imagine l’ordre chronologique, alors que l’auteur a préféré, pour une commodité discutable, celui alphabétique, d’Henri Alleg, dont La Question, en 1958, relate son emprisonnement et sa torture à Alger pour avoir milité contre la colonisation algérienne, à Oscar Wilde, dont la danse de Salomé parut plus sensuelle que biblique.

À moins que l’on puisse imaginer un classement thématique, en défaveur des pudeurs religieuses, puis des pudibonderies sexuelles, des violences politiques, enfin des mauvaises volontés scientifiques, voire afférentes aux drogues et au suicide, puisque Suicide mode d’emploi, de Claude Guillon et Yves Le Bonniec, fut définitivement interdit en 1995.

Hérésie et non-conformité avec la doctrine de l’Eglise ou du judaïsme envoient les fauteurs de trouble dans les bouges de la relégation morale et physique, de Descartes à Voltaire, en passant par l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; tel Spinoza, dont la liberté de pensée lui valut d’être excommunié de sa communauté juive, sans compter qu’en 1670, son Traité théologico-politique fut jugé blasphématoire par les autorités hollandaises.

L’on devine que le marquis de Sade, quoique goûtant le sacrifice de ses victimes, fut régulièrement chassé, réprouvé depuis la fin du XVIII° siècle. Légions sont les opuscules libres et licencieux, publiés sous le manteau, sous l'égide d'éditeurs et de villes fantaisistes, qui bénéficièrent des foudres du ministère public, comme Le Trophée des vulves légendaires que Pierre Louys fit paraître sous couvert d’anonymat, comme Les Couilles enragées de Benjamin Péret en 1928, dont les épreuves furent saisies par la police. Et la si jeune Lolita de Vladimir Nabokov outragea également les mœurs dans les années cinquante au point d’être fermement interdite en France en 1956 pour être ensuite pardonnée, Violette Leduc dut attendre l’an 2000 pour rendre public le saphisme épicé et surtout intégral de Thérèse et Isabelle.

Pour la raison politique, les contrevenants à l’absolutisme furent nombreux : Helvétius, avec De l’esprit en 1758, prônant le matérialisme et dénonçant le despotisme, Chateaubriand, avec Les Aventures du dernier Abencerage écrit en 1811, en faveur des insurgés espagnols, sans compter sa contemporaine Madame de Staël réfugiée en Suisse pour avoir elle aussi déplu à Napoléon Ier. Hier encore, Alexandre Soljénitsyne, publiant en 1973 et en France L’Archipel du goulag, se vit destitué de sa nationalité russe et banni, sa notoriété le protégeant du pire.

Quant à Copernic et son héliocentrisme daté de 1543, et surtout Galilée, dont le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde le corroborait, les voici se heurtant au géocentrisme établi depuis au moins Aristote. La science n’est exacte que pour ceux qui lui imposent une exactitude d’habitude ou d’idéologie. Charles Darwin n’échappa pas en 1859 à l’opprobre qui jaillit sur son Origine des espèces du fait des théologiens anglicans outrés par sa théorie de l’évolution. Aujourd’hui encore, en Turquie, une « offensive anti-darwinienne » émane de l’action conjuguée du pouvoir nationaliste conservateur et des groupes islamistes.

Même si l’on occulte, oublie, ignore et efface l’immense masse de tous ceux qui ont été censurés au cours de l’Histoire des idées, ce sont, pour reprendre les mots d’Emmanuel Pierrat, « des chefs-d’œuvre romanesques, des essais de génie, des théories novatrices » qui ont fait l’objet de condamnations et d’anathèmes, d’autodafés et de mises à l’index. Le fond de l’humanité est hélas bien rétif au changement, peu décidé à quitter, fût-il de plomb, l’habit de la doxa.

De surprise en surprise et concoctant d’incongrus voisinages au travers des siècles et des genres jetés les jambes en l’air, l’on y découvre des ouvrages aussi sérieux et humanistes que les Adages d’Erasme voisinant avec des coquineries affriolantes, telle À la feuille de rose, maison turque de Maupassant. Généreusement illustré de couvertures, gravures et dessins aux cuisses lestes, l’album d’Emmanuel Pierrat, gage de bibliophilie précieuse, est-il à précieusement conserver, même si sa triste et sage jaquette ne risque guère d’allécher les papilles, de peur de le voir un jour lui-même tomber sous le couperet de la censure ?

Plus contemporain est son recueil lapidairement intitulé Censurés. Face à la radicalité médiévale du feu et des cendres, plus discrète parait la censure, pouvoir occulte qui veut empêcher les livres de paraître et tient à biffer leurs paragraphes indus, comme parmi les pages du Sexus d’Henry Miller, caviardées de blancs ridicules. Les gouvernements en usent à l’envi au cours de l’Histoire, y compris lors de notre dernier siècle.

Paradoxalement, ce qui devait disparaître se voit conservé, consulté dans un lieu solennel : l’Institut Mémoire de l’Edition Contemporaine, sis en Normandie, dans l’abbaye d’Ardenne, réhabilitée de façon que les bâtiments conventuels du XII° siècle deviennent une bibliothèque de recherche. L’on y découvre, né en 1968, l’avocat spécialisé dans le droit d’auteur Emmanuel Pierrat, qui défendit entre autres l’écrivain Michel Houellebecq lors d’une insane convocation pour islamophobie. Essayiste, on le connait grâce à ses ouvrages sur les procès qui assaillirent Charles Baudelaire, Gustave Flaubert et Eugène Sue. Aussi était-il justifié que l’IMEC ouvre ses archives à un tel expert sommé d’y exercer sa sagacité. La cave aux trésors de la censure y est dévoilée par un juriste et collectionneur. Nul doute qu’il dût se trouver face à des choix cornéliens en privilégiant ou non tel auteur, tel événement.

Dès le seuil de ce titre lapidaire, Censurés, il confronte les nouvelles braises inquisitoriales qui se jettent sur les livres, les films et les musées à des œuvres anciennes qui valurent bien des avanies à leur auteur, comme le baroque Théophile de Viau écrivant des sonnets sur la vérole et la sodomie. Mais au cours du XX° siècle cette française censure eut autant d’appétit pour l’érotisme que pour la politique, au travers d’épisodes tragiques et controversés, tels que guerres et colonisation.

Les documents ici présentés et commentés vont de la correspondance échangée entre deux érotomanes distingués, Georges Bataille et Hans Bellmer, aux couvertures envisagées pour Les Versets sataniques de Salman Rushdie[4], poursuivi par une abjecte fatwa. L’on ne s’étonnera pas d’y trouver Sade, à la croisée de Jean-Jacques Pauvert et de son avocat Maurice Garçon, en 1956. D’autres sulfureux éditeurs, Claude Tchou et Eric Losfeld, eurent affaire aux tracasseries de la police des mœurs, alors que planait encore le spectre ecclésiastique de l’Index librorum prohibitorum, où le bibliophile trouve paradoxalement bien des titres alléchants. Le « droit au blasphème » est évoqué au travers d’Arrabal qui « chie sur Dieu, la patrie et tout le reste », et faillit en 1960 moisir dans les prisons franquistes, mais gracié avec le concours de bien des écrivains. Plus près de nous encore, Jacques Laurent eut maille à partir avec le Général de Gaulle pour « Offenses au chef de l’Etat », délit qui ne fut abrogé qu’en 2013.

Volontiers misogyne, la censure, à force d’exercice, se change insidieusement en autocensure, chez Violette Leduc ou Christine Angot, adepte de l’homosexualité pour l’une et d’une autofiction impliquant autrui pour l’autre. Elle devient hélas la règle avec les services juridiques des éditeurs qui se font scrupule d’éviter toute offense, au risque d’émasculer la littérature.

Les pages « caviardées » de « placards blancs » parmi les pages paraissent si risibles ; pourtant Henry Miller vit son Sexus couvert de feuilles de vigne. En sorte que « le censeur est à son insu un incitateur à la publication de livres séditieux ». C’est ainsi qu’avec une délicieuse malice, Emmanuel Pierrat poursuit les attentats contre la liberté d’expression, tout en étant depuis 2019 président du PEN International, tentant de contribuer à la libération d’écrivains et de journalistes sur toutes les faces du monde.

À l’heure où de nouveaux censeurs, au nom d’une religion aussi politique que théocratique et d’une racialiste cancel culture assistée par l’autocensure, exercent leurs ciseaux acérés, un tel ouvrage est un précieux avertisseur, au secours de la liberté d’expression et de la création littéraire ouverte sur le monde, non fermée par une clé définitive, comme sur la couverture ces livres libertins qui rougissent d’être encagés.

 

Hancarville : Monumens de la vie privée des douze Césars, À Rome, 1785.

Index librorum prohibitorum, Romae, 1841.

Photo : T. Guinhut.

 

« Couvrez ce sein que je ne saurais voir ;

Par de pareils objets les âmes sont blessées »

Et cela fait venir de coupables pensées.[5] »

Ainsi vitupérait le Tartuffe de Molière en 1667, pièce d’ailleurs interdite dès le lendemain de sa première représentation. Ce à quoi, par la bouche d’Elmire, répond le dramaturge :

« Est-ce qu’au simple aveu d’un amoureux transport

Il faut que notre honneur se gendarme si fort ?

Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche

Que le feu dans les yeux et l’injure à la bouche ?[6] »

Collectionneur de tartufferies et de cache-sexes, Emmanuel Pierrat égrène une quinzaine de « Cachez » en autant de chapitres, parmi son essai Nouvelles morales, nouvelles censures. Cédons, en pensant à Umberto Eco, au Vertige de la liste[7]de ces injonctions venues de moralités hautaines et imbéciles. « Ligues de vertus » soudaines, elles s’alignent sur un antiracisme sélectif, sur la souffrance animale, la pudeur féministe et les ardeurs du genre, sur un antifascisme orienté, sur un antiesclavagisme borgne pour prôner une « cancel culture[8] » et prétendre annuler toutes sortes de statues, de films, de livres et de tableaux qui leur déplairaient à force d’exhiber des réalités indignes d’être vues.

Ainsi faudrait-il cacher ces cinéastes et ces artistes coupables ou prétendus coupables d’agressions sexuelles, Roman Polannski ou Woody Allen, sans plus tenir compte de la valeur de leurs œuvres. Cacher la couleur, si elle n’est pas celle des Noirs qu’il s’agisse de peinture ou traduction, interdisant à tout Blanc de représenter tout ce qui serait noir, au motif que celui-là méconnaitrait le « racisme systémique » qui lui est génétique, en un racisme inversé. « C’est donc un mécanisme opposé aux principes mêmes de tolérance et de liberté d’expression qui est mis en œuvre », quand seul les gays, lesbiennes, handicapés, gros, etc. peuvent se représenter eux-mêmes, invalidant les principes de l’art, de la littérature et de l’éthique politique qui sont échanges et compréhensions des identités et des histoires d’autrui.

Quant aux « personnages immoraux », les voici priés de dégager. L’on ne peut plus tuer en scène Carmen, la malheureuse héroïne de l’opéra de Bizet, sans être complice d’un féminicide. Ni poser clope au bec, Lucky Luke et André Malraux ayant perdu leur cigarette, en un retour au petit pied (pour l’instant ?) des personnalités politiques effacées des photographies et de l’Histoire par le totalitarisme soviétique. « Même fictifs, les personnages doivent respecter la loi et la morale » ! Les mots eux-mêmes méritent le bâillon : « nègre » ou « négresse » semblent le sommet de l’opprobre au côté du « blackface », grimant les blancs au cirage. Aussi faudrait-il réécrire toute l’Histoire, abattre les statues incorrectes[9] effacer Mein Kampf[10] et passer au lustre anti-haine la littérature universelle, de Shakespeare à La Case de l’oncle Tom, et au premier chef les livres pour enfants.

Le retour des seins que l’on ne saurait voir effraie le pudibond Facebook ; y compris s’il s’agit de La liberté guidant le peuple de Delacroix. Quelques musées décrochent des nudités trop soyeuses, n’en vendent plus les cartes postales, à la Manchester Art Gallery par exemple. Et si l’on peut concevoir que des œuvres volées puissent être rendues à leurs pays d’origine, les musées devraient peut-être se garder de risquer de devenir exclusivement des dépôts d’œuvres nationales, au risque de voir d’autres œuvres dilapidées, voire détruite dans leurs contrées sans sécurité ; et au risque de l’agonie de la curiosité du monde pour le monde entier.

En forme d’énumération conceptuelle, bienvenue et précisément documentée, l’essai est à lire comme un bréviaire des iniquités, une satire d’un torrent de bêtises contemporaines et une déclaration d’amour à la liberté d’expression. Alors que l’édition, sous le regard armé des « Sensitivity Readers » et de ses juristes tend à veiller à ce qu’aucune minorité soit offensée par le moindre passage allusif. Une littérature émasculée, où la réalité aurait disparue, serait-elle la seule à perdurer ? D’autant que « les nouveaux censeurs » ont pour nom Google et Facebook, plus globalisants qu’un Etat.

Efficace censeur des censeurs, Emmanuel Pierrat dispose d’une bibliographie impressionnante : une bonne centaine de titres s’aligne sur son palmarès. L’on se demande comment il peut concilier toutes ses activités, voire des dizaines bras, de plumes et de claviers. Osons dire avec un humour dont il ne se fâchera pas qu’il vaudrait mieux qu’il ne fasse pas travailler de nègre, car il se trouverait bien une ligue sans humour pour lui reprocher de faire noircir du papier à une petite main néanmoins talentueuse…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Non seulement les plumes en leurs livres, mais les coups de crayon sont les victimes désignés par la vindicte fanatique, au travers de ce qu’appelle justement Bruno Nassim Aboudar en son titre Les Dessins de la colère. Maître mondial du jeu, « l’iconoclasme musulman » érige le moindre croquis, le moindre crabouillis, la caricature et l’image en insulte suprême réservée au plus irascible des prophètes, au plus totalitaire des dieux imaginés par la soif de soumission sadomasochiste de l’humanité.

Car l’on tue pour des images. Pour tenter de mieux comprendre une telle aberration, Bruno Nassim Aboudar va un peu plus loin qu’opposer un Islam iconoclaste et les libertés de l’Occident laïque. Mais, comme trop souvent, l’on pense ici que « le fanatisme c’est l’oubli de Dieu », alors que son prophète ne commande pas grand-chose d’autre que ce fanatisme même[11]. Il est vrai que le Christianisme est une religion qui s’est faite image, alors que la chose est impensable en Islam. Notre essayiste rapproche ces exactions contre les caricatures du prophète, leurs auteurs, leurs propagandistes et leurs relayeurs (tel le malheureux Samuel Paty, professeur d’Histoire-Géographie égorgé pour les avoir montrées) des destructions de sites historiques, tels que ceux des Bouddhas sculptés de Bamiyan et de la cité antique de Palmyre. Pourtant en ce dernier cas il ne s’agit pas d’images, mais de civilisations païennes trop honorées. Car, au-delà des destructions barbares dont l’Histoire antique fut coutumière, l’Islam rigoriste n’honore rien d’autre que soi-même. La censure est au centuple, par rapport à celles qui ont marqué l’Histoire de l’Occident. Mais s’il s’agit encore d’iconoclasme, Bruno Nassim Aboudar, qui avoue être « athée », insiste avec raison sur sa dimension non théologique et plus exactement sur un « vandalisme » qui s’en donne à cœur joie.

Le prophète sans image est-il une invention occidentale ? De fait, il y a bien des représentations dans les manuscrits enluminés, en Perse et dans l’Empire ottoman, du XIII° au XVIII° siècle. En cet essai, une brève histoire de la caricature enseigne par ailleurs que Jésus fut bien portraituré à charge, surtout au XIX° siècle. Alors qu’il fut de tradition de décrire de manière idéale et conventionnelle le prophète au travers des textes de la tradition, mais aussi de substituer à toute représentation la parole, par le biais de la calligraphie omniprésente. S’il n’existe pas de portrait réaliste de Mahomet, toute caricature en est impossible. Ainsi les dessins de Charlie Hebdo sont de pures fictions, quoiqu’il y ait bien une intention de représentation en nommant Mahomet dans la légende, et surtout de raillerie, ce qu’interdit le prophète dans le Coran : « Les criminels se moquaient des croyants. Quand ils passaient auprès d’eux, ils se faisaient avec les yeux des signes ironiques. De retour dans leurs maisons, ils les prenaient pour l’objet de leurs rires[12] ». C’est ce que ne dit guère notre essayiste qui préfère user de l’argutie de « l’iconographie caricaturale raciste », en guise de « thèse ». En fait, la susceptibilité musulmane est constitutive de la sacralité absolue de son dieu à vocation totalitaire, terrain sur lequel ne s’aventure pas Bruno Nassim Aboudrar, qui titrant Les Dessins de la colère, traite plus largement des iconoclasmes comparés. Les iconoclastes byzantins perdirent rapidement la partie, les commandements d’Islam (inspirés par l’aniconisme hébraïque) récusent dans le Coran les idoles et prétendent dans les hadiths châtier « les fabricateurs d’images ». Reste que les autodafés de Daech (à la bibliothèque de Mossoul ou à Tombouctou) relèvent d’une « scénographie directement inspirée des autodafés nazis de 1933 » moins qu’à une habitude musulmane ; même si notre trop prudent essayiste oublie les musulmanes destructions de la bibliothèque d’Alexandrie et celles des manuscrits lors de la prise de Constantinople, qui fut d’ailleurs auparavant mise à sac par les Croisés et les Vénitiens.

Au-delà de la plus que suffisante censure universelle prétendue les armes à la main par les islamistes, l’indignation morale des censeurs autoproclamés balaie à géométrie variable les sales poussières pour laver plus noir en laissant briller bien des auras discutables. La Commune de Paris, en 1871, se voit parée d’éloges, en omettant la dimension communiste de la chose, que Karl Marx qualifiait de « répétition générale pour les révolutions à venir ». Les écrivains de droite traditionaliste sinon fascisants, tel Charles Maurras ou Louis-Ferdinand Céline, ne peuvent imaginer la moindre commémoration ; ceux de l’extrême-gauche sont pain béni. Les modes politiques et le goût de la tyrannie ont la vie dure, tant elles s’arment du couperet de la censure. La si jeune Lolita aux petits pieds de douze ans, dansant sous la plume de Vladimir Nabokov, serait aujourd’hui, n’en doutons hélas pas un instant, prohibée pour pédophilie, alors que bien évidemment l’intention de l’auteur n’est pas d’en faire l’apologie. Seule l’histoire littéraire la protège encore, peut-être provisoirement.

 

Faut-il penser Michel Onfray ? nous demandions-nous en apportant une réponse dubitative[13]. Quoiqu’encore une fois avec bien de la prudence, il faut se résoudre à penser avec lui et son essai Autodafés. L’art de détruire les livres. Eliminons d’emblée le problème du titre. Il ne s’agit en rien d’autodafés, de livres brûlés en place publique, mais de livres qui ont réussi à trouver un éditeur (ce qui n’est pas gagné si l’on frise l’incorrection idéologique), mais ont subi la conspiration du silence ou les foudres de la critique de mauvaise foi, de la calomnie la plus répugnante afin de les enterrer symboliquement, de les effacer du paysage intellectuel. Certes l’on peut penser que ce titre est une hyperbole nécessaire, mais elle semble plus ronflante qu’efficace. Passons de plus une préface conceptuellement confuse au cours de laquelle il s’agit pourtant de dénoncer ceux dont le fascisme rouge fait profession de conspuer la « fachosphère ». Il est vrai qu’il s’agit, en un juste retour du bâton, de « la fachosphère de gauche ».

En six volets, Michel Onfray ranime des essais qui n’ont cessé de subir les foudres du gauchisme culturel (sans doute un oxymore). Rangés chronologiquement, ils peuvent être classés en deux catégories, l’une a trait au communisme, l’autre au couple immigration Islam. À l’exception d’un seul, Le Livre noir de la psychanalyse[14], affirmant à qui mieux mieux et le plus raisonnablement du monde que cette discipline n’est qu’une grande fiction, sans aucune réalité thérapeutique ni qualité scientifique. Evidemment ceux qui vivent de ce commerce et de sa chaire intellectuelle n’ont pas manqué de s’étrangler et de déconsidérer les auteurs qui ont osé abattre la forteresse d’une psychanalyse institutionnelle.

Mais revenons aux axes essentiels de l’ouvrage. Dénoncer ceux qui œuvrent au service du communisme et de l’immigration islamique. Car l’on a défendu « la révolution culturelle maoïste que Simon Leys démontait dans Les habits neufs du président Mao (1971) ; le marxisme-léninisme inspirateur du communisme occidental qu’effondrait pourtant L’Archipel du goulag (1973) de Soljenitsyne ; le retour du racisme sous couvert de l’antiracisme qu’analysait le sociologie Paul Yonnet dans son Voyage au centre du malaise français. L’antiracisme et le roman national (1993) ; le bellicisme islamiste dont Samuel Huntington racontait la puissance dans Le Choc des civilisations (1996) ; […] et le mythe d’un Islam civilisateur que décomposait Aristote au Mont Saint-Michel (2008) de Sylvain Gouguenheim ».

L’essai polémique en diable est imparablement documenté : outre la lecture des livres controversés, Michel Onfray convoque les thuriféraires du maoïsme et du communisme pour dévoiler leurs attaques et leurs bassesses. Les massacres innombrables et la religiosité adressée à Mao sont pointés par Simon Leys, qui se voit vilipendé par les universitaires et les intellectuels médiatiques. Autre totalitarisme, celui révélé dans toute son ampleur par Soljenitsyne dans les mille cinq cents pages de son « investigation littéraire » : l’Union soviétique n’est qu’un enfer, un « système concentrationnaire » où « point n’est besoin d’être coupable pour être une victime ». Le Trio Lénine, Staline, Trotski est tout autant responsable de cette extermination par le travail et le froid. Et pourtant Sollers, Barthes, Bernard-Henri Lévy font les dégoûtés devant l’auteur de L’Archipel du goulag. Paul Yonnet montre comment l’antiracisme « en célébrant la préférence ethnique, la discrimination racialiste, l’essentialisation des races - la blanche toujours du côté du crime », proclame sa vertu, tout en prétendant que l’immigration est une chance pour la France, que cette dernière est traditionnellement une terre d’immigration. Et si l’on conteste ces positions, l’on est « pétainisé », « nazifié », ce qui fut bien le sort de Paul Yonnet. Quant à l’huntingtonnien « choc des civilisations », qui n’est pas sans réalisme, il est vu comme un crime de lèse-majesté par ceux qui ne veulent pas voir le choc entre le bloc chrétien et le bloc musulman (dont « l’inassimilabilité » repose sur ses sourates belliqueuses), sans oublier la puissance chinoise. La géopolitique s’en trouve bouleversée après la chute de l’URSS, déniant ainsi la possibilité d’un gouvernement mondial. Vingt-cinq ans plus tard, Samuel Huntington voit sa thèse hélas confortée par les faits. Dernier crime par la pensée (pour employer un vocabulaire orwellien) : montrer que l’islam n’a guère transmis les textes des scientifiques et philosophes grecs et n’a donc pas été à la source de l’Occident, qui possédait bien mieux ces textes à Byzance et jusque dans le monastère du Mont Saint-Michel où à peu de choses près tout Aristote fut traduit du grec en latin, bien mieux que De l’Âme approximativement traduit d’une traduction en arabe et qui pouvait ne pas contredire la religion musulmane. Ce sont en fait des Arabes chrétiens, des Syriaques qui ont traduit quelques textes de références pour Haroun al Rachid, rare parenthèse peu islamique, alors que l’on fait d’al Andalous le mythe de la coexistence pacifique des cultures. L’Occident et son développement scientifique et philosophique ne doivent donc à peu près rien au monde islamique qui n’aimait rien tant que brûler les livres impies, c’est même le contraire si l’on sait que l’écriture coufique arabe fut créée au VI° siècle par des missionnaires chrétiens, que tous les mots philosophiques de la langue arabe viennent du grec. La thèse du prétendu islamophobe Sylvain Gouguenheim a le tort de contrevenir au vivre ensemble et se voit accueillie à boulets rouges et verts…

 

Malgré quelques approximations conceptuelles, malgré sa nostalgie du socialisme, l’essai de Michel Onfray est d’une efficace concision (une fois n’est pas coutume). Voici une lecture salubre, hautement nécessaire, d’une verve stimulante, face à ce qu’il appelle « la matrice nihiliste », tant il dévoile combien une intelligentsia use de son magistère pour protéger les mythes, soit la pureté d’intention du communisme, l’irénisme de l’immigration et l’innocuité de l’Islam. Victimes de la colère idéologique venue de la gauche post-communiste et de l’islamogauchisme (concept analysé par Pierre-André Taguieff[15]), les penseurs politiques et civilisationnels attachés à la liberté et à la recherche de la vérité ont décidément fort à faire face aux masques de la censure, et doivent se barder de détermination.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Amélie Sourget : Livres et manuscrits, Printemps 2016, p 76.

[5] Molière : Le Tartuffe, Théâtre II, Club des Libraires de France,  p 450.

[6] Molière : Le Tartuffe, ibidem, p 473.

[7] Umberto Eco : Vertige de la liste, Flammarion, 2009.

[12] Coran, LXXXIII "La fausse mesure, 29-31.

[14] Collectif : Le Livre noir de la psychanalyse, Les Arènes, 2005.

[15] Pierre-André Taguieff : La Nouvelle judéophobie, Mille et une nuits, 2002.

 

Autodafé des livres de Iean Wiclef.

Jaques Lenfant : Histoire du concile de Constance, Pierre Humbert, 1714.

Photo : T. Guinhut.

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29 juillet 2021 4 29 /07 /juillet /2021 08:02

 

Quintus Curcius : De Rebus gestis Alexandri Magni,

Parisiis, Fredericum Leonard Regis, MDCLXXVIII.

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Bibliophilie rare :

Géants et nains à la Fondation Bodmer ;

 Un siècle de livres, de Delacroix aux surréalistes.

 

 

Nicolas Ducimetière : Géants et nains. Livres de l’extrême,

Fondation Martin Bodmer / Editions Notari, 2021, 144, p, 18 €.

 

Julien Bogousslavsky : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres,

Ides et Calendes, 2020, 364 p, 45 €.

 

 

 

Vous est-il arrivé de perdre, aux tréfonds de votre bibliothèque, un livre ? Surtout s’il est minuscule, nain négligeable aux contraire d’immenses volumes que l’on ne risque pas d’égarer tant ils s’imposent. Or les « minuscules », voire microscopiques, craignent d’être écrasés parmi les lourds in folio, les immenses in plano. C’est ainsi que la Fondation Martin Bodmer puise parmi son inépuisable fonds une généreuse poignée de volumes, dont le caractère curieux passe d’abord par la taille. Certes la classification de Dewey se rit d’un tel critère certes peu scientifique, mais dont les contraintes bousculent la cohérence des rayonnages. Il n’en reste pas moins qu’il s’agit là d’une occasion de découvertes étonnantes en une exposition époustouflante, et un catalogue charmant. Si les choix de ce Géants et nains s’orientent plus volontiers vers le livre ancien, voire médiéval et incunable, rien n’empêche de les compléter au moyen de plus modernes, voire presque contemporains, volumes qui marquèrent l’histoire de la littérature et des arts, avec le secours d’un livre d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.

Ni géant ni nain, cet élégant livre cartonné « de l’extrême » tient parfaitement dans la main. Son illustration de couverture stupéfie : le livre infime posé sur un somptueux volume est moins haut que l’épaisseur de la reliure de maroquin rouge à la dentelle qui le supporte avec une infinie patience - et autant de précaution - comme un lilliputien enfançon sur l’épaule d’un Titan. En son bouquet de pages coexistent les époques et les démesures : « micro-livre versus format gigantesque », comme le note le préfacier (et Directeur de la Fondation Martin Bodmer) Jacques Berchtold qui appuie son argumentaire bibliophilique sur la phrase inaugurale attribué au clerc du XII° siècle Bernard de Chartres : « Lorsque nous risquons de nous enorgueillir de notre intelligence, rappelons-nous que nous ne sommes que des nains juchés sur des épaules de géants ».

Si l’on ne présente pas ici le plus grand livre du monde conservé à la British Library londonienne, l’Atlas Klencke de 1660 (1,75 m X 1,90 m), l’in-plano « atlantico » frôle le mètre de haut : il s’agit des Pitture a fresco del Campo Santo da Pisa, par Carlo Lasinio, publié à Florence en 1812. Son manteau de maroquin rouge rehaussé d’or révèle une fois ouvert de suaves eaux fortes coloriées. À l’autre extrémité du spectre, il faut veiller avec une attention plus que redoublée à l’infinitésimal « microbe » : The Lord’s Prayer, publié à Munich en 1952, mesurant à peine cinq millimètres. Pour lire ce « Notre père » en sept langues, mieux vaut s’emparer d’un microscope. La prouesse technique et le record établi sont un peu vains, même si Dieu gît dans les détails. Cette tendance cependant n’a rien de récent puisque Pline l’Ancien rapporte un bref passage d’une œuvre aujourd’hui perdue de Cicéron, selon lequel l’Iliade d’Homère, prodige « de l’acuité visuelle », « fut écrite sur parchemin et enfermée dans une noix[1] ».

Il n’en reste pas moins que la petitesse favorisa dès l’époque médiévale - et surtout protestante ensuite - la lecture individuelle, la commodité de dissimuler sa pratique, y compris lorsqu’à l’époque moderne des éditions clandestines, des erotica publiés sous le manteau, des libelles politiques devaient pouvoir échapper à la vigilance de la douane et de la police…

Quant à la grande taille, elle a quelque chose d’ostentatoire, de royal, cependant fort adaptée aux cartes géographiques, comme l’Atlas Blaeau de 1662, en onze in-folio pesant chacun 6,5 kilos.

 

 

Les choix étaient forcément cornéliens. Or Nicolas Ducimetière (par ailleurs auteur d’un magnifique opus sur la poésie du XVI° siècle[2]), commissaire d’exposition et auteur des notices, a su ranger ses joyaux en dix rubriques, à chaque fois partagées entre géants et nains, quoique ces derniers soient souvent raisonnables, des in-12 ou in-16 que la main cacherait presque. Ce sont de prime abord les « Scriptoria » médiévaux et antiques via l’humanisme, ouvrages souvent massifs, « indéplaçables ». Les « Spiritualités » essaiment avec une Bible, un Coran, une Bhagavadgita. Quittons ces hauteurs pour aller « De la Cour à la ville », avec Le Sacre de Louis XV et La Fontaine, même si l’on se demande si une Divine comédie de Dante[3] (sur lequel la Fondation prépare une exposition) n’eût pas mieux été à sa place dans le précédent poste. L’on voyage aux profondeurs des pyramides en 1801, avec Alexandre le Grand raconté dans une édition Elzevier de 1633 par Quinte-Curce ; malgré la petitesse de ce dernier volume, une carte dépliante en détaille les expéditions, de la Grèce à l’Indus, en passant par l’Egypte. Et, puisque la Fondation Bodmer est sise à Genève, l’on aimerait feuilleter ces Souvenirs de la Suisse en cent vues délicatement colorées, dans un format à l’italienne. La « Musique » requiert de grands ouvrages, si chantée à plusieurs voix, ou plus discrets s’il s’agit de psaumes. À lui seul, Giambattista Bodoni (1740-1813) est un « géant ». Imprimeur italien et typographe de génie, il travaillait avec une longue circonspection, anoblissant sur le papier Homère ou Boileau. L’on devine que les « Combats », guerriers et politiques ne sont pas en reste, livres d’artistes immenses (William Blake) et célébrations officielles s’opposent aux résistances têtues de Victor Hugo à l’encontre de celui qu’il nommait Napoléon le petit. Quant aux « Sciences et techniques », elles aiment les in-folio pour illustrer les révolutions célestes dans l’Astronomicim Caesarum d’Apianus en 1540, ou encore les oiseaux d’Amérique mis en couleurs par John Gould en 1835. Mis à part les autographes qui ferment notre volume, ce sont enfin les « Modernités » qui s’invitent, entre les grandes folies de Salvador Dali, les inventions de Michel Butor où le livre devient sculpture, poème calligraphié entre des branches…

Hors l’esprit de curiosité, ces cinquante et un volumes forment un panorama des civilisations, depuis la piété de l’enluminure médiévale jusqu’à cet Hamlet que Salvador Dali rend définitivement fou, en passant par les borgésiennes architectures des Prisons de Piranèse. Des livres qui ont marqué l’Histoire, parfois pour le pire, brillent par le poids de leur sang : Le Petit livre rouge de l’infâme tyran totalitaire Mao Tse-Toung, en sa première édition en français de 1966, évidemment édité à Pékin, à fins de propagande par millions d’exemplaires, nanti de sa couverture de plastique rouge étoilée ; mais avec l’épigraphe du Ministre de la défense Lin Biao qui disparut lors des éditions suivantes, le bonhomme ayant été limogé, effacé, atomisé dans un commode accident d’avion. Quoiqu’il entraînât le suicide de quelques imitateurs de son héros, bien moins dangereux est le roman épistolaire, Les Souffrances du jeune Werther, que Goethe[4] lança en 1786.

Etrangement, l’on apprend que la bibliographie concernant les petits formats est abondante, tant sont nombreux les « minusculistes » anglo-saxons et russes, alors que les géants sont privés d’un tel honneur. Il y a là sans doute un opprobre à rédimer.

Ainsi ce Géants et nains est aussi divertissant, coloré, stupéfiant, que judicieusement didactique, abordant des questions de typographie, de reliure et d’illustration, parmi leurs évolutions et leurs créativités, sans oublier les imprimeurs légendaires, Aldo Manuzio[5], Cazin, Furmin-Didot... Sous le masque (pour faire allusion à une autre production de la Fondation[6]) du sensationnel et du m’as-tu vu, se cache une profonde initiation à l’histoire culturelle et esthétique.

 

Massimo Listri : Les Plus belles bibliothèques du monde, Taschen, 2018.

Concilii Tridentini, Parissi, Nic Pepingua, 1644.

La Fontaine : Contes, Imprimerie de Balzac, 1826.

Photo : T. Guinhut.

 

C’est le dialogue entre l’esthétique picturale et celle éditoriale qui permet au cœur du XIX° siècle l’apparition de livres singulier. Un peintre, un écrivain, et les voilà conjuguant leurs imaginaires, irriguant les mots avec le dessin, les phrases avec le graphisme, le poème avec la couleur. En ce sens Julien Bogousslavsky ordonne un beau livre qui est une somme, en un format in-quarto, ce qui est un classique pour les livres d’art : De Delacroix aux surréalistes. Un siècle de livres.

Là sont les géants de la peinture, du dessin et de la littérature, romantiques, impressionnistes, puis surréalistes, de 1830 à 1930. Si la poésie est à l’honneur, le roman et la critique d’art répondent présent. Transposer les livres en images, c’est entrechoquer, sensuellement entrelacer deux langages, au point que « l’illustrateur devient l’auteur », selon le mot du préfacier, Jean-Yves Tadié. Eugène Delacroix, déclencheur de cet ouvrage, devient en 1828 un magicien du fantastique lorsqu&rsq