Jardins et château de Chenonceau, Indre-et-Loire.
Photo : T. Guinhut.
L’invention des jardins de l’Antiquité à nos jours.
Suivi par Des Jardins & des livres
à la Fondation Martin Bodmer
& autres plantes, pierres et paysages.
Gilles Clément & Monique Mosser : Inventer le jardin, de l’Antiquité à nos jours,
Seuil/Bibliothèque Nationale de France, 2024, 256 p, 45 €.
Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages. D’Homère aux Alchimistes,
dirigé par Laure de Chantal, Les Belles Lettres, 2024, 369 p, 29,90 €.
Des Jardins & des livres, sous la direction de Michael Jakob,
MétisPresses / Fondation Martin Bodmer, 2018, 464 p, 65 €.
« Si hortum in bibliotheca habes, nihil deerit ». Soit, si vous avez un jardin et une bibliothèque rien ne vous manque, selon les mots de Cicéron dans une lettre à Varron[1]. Lorsqu’au contraire du français la langue espagnole différencie el jardin et el huerto, le premier d’agrément et le second potager, nous n’avons qu’un mot, au secours duquel nous allons constituer ici une bibliothèque jardinée. Ce depuis l’Antiquité, où pierres, plantes et paysages sont légion dans les Lettres d’une bibliothèque idéale. En puisant dans la parisienne Bibliothèque Nationale de France, avec Inventer le jardin, et dans celle de la genevoise Fondation Bodmer, avec Des jardins et des livres. Tous deux vont de l’Antiquité à nos jours, tous deux révèlent les plus belles et précieuses pages, manuscrites, enluminées, imprimées, chromolithographiées, au moyen d’une communicative érudition. Microcosmes jumeaux en quelque sorte sont les jardins et la bibliothèque, la porte des uns donnant sur les autres…
De chasseur-cueilleur, l’homme devient agriculteur. Le mythe, lui, préfère la conception de l’Eden. Or c’est avec ce dernier que nait le « jardin biblique », dès les premières pages du beau livre intitulé Inventer le jardin, mis en scène par une historienne de l’art, Monique Mosser, et un jardinier inventif, Gilles Clément. Explorant les collections gigantesques de la Bibliothèque nationale de France, de l’enluminure à la photographie, voire l’affiche, un jardin de livres s’ouvre aux yeux ravis du lecteur. L’ouvrage emprunte quatre vastes chapitres comme autant d’allées magistrales : le jardin est « lieu de création », espace « sous l’œil du jardinier », « terre d’expériences », puis « allées et venues ». Parties thématiques donc, quoique l’ordre chronologique n’y soit pas toujours respecté, ce qui est peut-être dommageable.
Le fantasme de la nature aimable atteint d’emblée son apogée dans le jardin d’Eden, qui n’est pas loin d’être un « hortus conclusus, symbole de la chasteté de la Vierge. Les Métamorphoses d’Ovide, compilant en vers une somme mythologique, multiplie les vues heureuses et jardinées, inondant tableaux et gravures de la Renaissance aux Lumières.
Les Persans également ont un nombril du monde, vasque et fontaine, végétaux, fruits et fleurs parmi leurs miniatures colorées. Plus loin encore, la Chine a ses empereurs jardiniers, immortalisés par un album de peintures sur soie.
Pas seulement arbres, pierres et plantes, là sont les fontaines, d’où une nécessaire maitrise de l’énergie hydraulique, tel qu’à la Villa d’Este de Tivoli près de Rome, dont Piranèse propose une veduta fouillée, tels que dans Théorie et pratique du jardinage, d’Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville, en 1747. À cette époque, notre jardin devient « anglo-chinois », puis au XIX° siècle méditerranéen. Un château digne de ce nom ne va sans son jardin, alors que les topiaires, ifs et buis taillés, composent des architectures végétales, que les grottes artificielles deviennent de véritables cabinets de curiosités.
Outre Dieu le père, les jardiniers ont leur patron : Saint-Fiacre. Les « travaux et les jours » médiévaux côtoient ici les calendriers du jardinage, les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert précisent comment tailler les arbres fruitiers. De siècle en siècle, bêches et râteaux sont rejoints par de plus modernes tondeuses. Les plantes médicinales collectionnées dans un « manuel de santé médiéval » sont bientôt classifiées par les botanistes, Linné en tête. Bientôt le jardin devient « planétaire », accueillant papillons et abeilles, changeant en fonction de l’altitude au moyen d’une pyramidale iconographie au XIX° siècle, puis une métaphore de la biodiversité, de l’écologie triomphante.
Le pittoresque ne lui suffit plus : il faut un « jardin-spectacle ». Celui de l’amour courtois, au travers des gravures des Triomphes de Pétrarque et du Songe de Poliphile imaginé par Colonna. C’est avant le parc versaillais, avant les « fêtes galantes » de Watteau et de Verlaine. Plus loin encore, dans le développement de l’imaginaire, l’on rêve un « jardin des délices », un autre « d’utopie ». Plus réaliste, chaque ville a son Jardin des plantes, à la fois d’agrément et didactique. Des volumes aux formats impressionnants déplient leurs plans coloriés.
En ce sens le jardin, ses formes, son imagerie, ses avatars successifs, racontent l’histoire humaine. Les livres qui en offrent de larges vues, des détails foisonnants, ont une volonté de mimesis, mais aussi, par-delà les siècles, de pérennité, ce qui correspond bien à la vocation de la Bibliothèque Nationale.
Si les toutes dernières pages de ce volume ne sont peut-être pas les plus esthétiques, ne sont-elles pas pour le moins curieuses ? L’on y découvre en effet que le quadrilatère Richelieu de la Bibliothèque Nationale se mue en « Hortus papyrifer », où l’on s’attache à cultiver des arbres et plantes susceptibles d’être utilisés par l’imprimeur : le mûrier à papier, le palmier nain, parmi un « florilège végétal » de possibles ouvrages à feuilleter. Voilà qui fait rêver d’une étagère de bibliothèque, dont les feuilles disposent des textures, des couleurs, des senteurs insoupçonnées. Où imprimer pourquoi pas les poèmes botaniques d’Emily Dickinson…
Exactement et magnifiquement illustré, cet Inventer le jardin ne se contente pas d’être lu et contemplé, il faut le faire fleurir dans le miroir de notre esprit bien jardiné.
Quand, du moins dans notre espace européen et proche-oriental, a-t-on inventé ce jardin, sinon dans l’Antiquité ? Le monde des Anciens est né de la terre, ressource adulée, cultivée, jardinée. L’on ne compte pas tous les auteurs qui l’ont louée. Fouillant dans l’immense corpus gréco-romain des éditions Les Belles Lettres, Laure de Chantal concocte pour nous une anthologie fournie, une Bibliothèque idéale des pierres, plantes et paysages, un voyage chronologique d’Homère aux alchimistes d’Alexandrie.
Pour les Grecs, les jardins sont ceux des mythes : les Hespérides avec leurs pommes d’or, les jardins d’Arès recelant la Toison d’or, ou celui de la magicienne Médée s’affairant dans sa vénéneuse cueillette, tels que les décrits Apollonios de Rhodes. Ou encore ceux de Circé entretenant ses plantes magiques au service de son amour pour Ulysse. Or chez Hésiode, tout vient de la terre ». Et quoique « née d’un terreau aride », selon les mots de Thucydide, la civilisation hellénistique devient florissante. Ainsi le lien originel depuis la géologie et le cosmos permet à l’homme d’habiter la terre et de la jardiner à son profit. Quant aux « jardins suspendus de Babylone », on les trouve parmi les pages de Diodore de Sicile…
Chez les Romains, c’est le règne de l’Italie fertile, chantée par Varron, Lucrèce et Virgile, dont le poème Les Géorgiques est un manuel d’agriculture, exaltant le bonheur du cultivateur, quand Ovide rend hommage au jardin de Flore. Pline l’Ancien propose la connaissance des soins par les plantes, grâce à toutes sortes de « panacès ». Cependant Sénèque le stoïcien, ancêtre des écologistes avertisseurs et culpabilisateurs, déplore « la triste faculté de l’homme à pervertir et détruire » et accuse la cupidité destructrice, en particulier des « entrailles de la terre » afin d'en tirer l’or, pour lequel les alchimistes affabulent des recettes de fabrication.
Cette collection, Bibliothèque idéale, comptant déjà une demi-douzaine de volumes, permet d’économiser bien des recherches érudites et déballe en bon ordre à chaque fois un encyclopédique parcours thématique. D’autant plus agréable que celui qui nous occupe voit ces caractères imprimés à l’aise d’un vert pertinent et délicieux ; ce qui devrait donner à méditer à maints éditeurs, non pour céder à une mode écologiste, mais pour des raisons d’esthétique typographique.
Charles d'Orbigny : Atlas d'Histoire naturelle, Renard, Martinet & cie, 1849.
M. Boitard : Le Jardin des plantes, Dubochet & cie, 1845.
Abbé Magnat : Le Langage symbolique des fleurs, Touzet, 1855.
L'Horticulteur français, 1851.
Photo : T. Guinhut.
Théophraste, Pline l’Ancien, Virgile, nous les retrouvons dans leurs éditions les plus rares, parmi la collection de la Fondation Bodmer, qu’ils soient encyclopédistes ou poètes, célébrant les jardins, inculquant aux jardiniers en herbe, ou confirmés, les secrets du loisir et du métier :
« Je dirai comment l’art embellit les ombrages,
L’eau, les fleurs, les gazons et les rochers sauvages,
Des sites, des aspects sait choisir la beauté,
Donne aux scènes la vie et la variété ;
Enfin l’adroit ciseau, la noble architecture,
Des chefs-d’œuvre de l’art vont parer la nature.[2] »
C’est ainsi que Jacques Delille, auteur néoclassique trop oublié, malgré ses belles traductions en alexandrins de Virgile et de Milton, annonce son poétique projet dans Les Jardins, publié en 1782. Comme de juste son édition originale, sous-titrée « ou l’art d’embellir les paysages », figure parmi les fleurons de l’exposition et du somptueux catalogue Des jardins & des livres à l’initiative de la Fondation Martin Bodmer, sise à Cologny, à deux pas de Genève. Du jardin botanique du Livres des morts égyptiens au « Jardin des sentiers qui bifurquent » parmi les Fictions de Jorge Luis Borges, deux millénaires nous contemplent, grâce aux volumes précieux réunis par feu Martin Bodmer, ce prodigieux jardinier de la bibliophilie.
N’imaginons pas de ne trouver ici que des traités savants de jardinage et de botanique ; c’est toute la science et littérature mondiale, des grands mythes aux romans et aux poèmes, qui est ici représentée par de rares éditions originales, le plus souvent illustrées à foison et avec magnificence. Pas moins de deux cent cinquante livres jalonnent ce voyage temporel et géographique. Depuis l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, de la Chine au berceau allemand de l’imprimerie au XV° siècle, du Japon au jardin anglais, des manuscrits enluminés médiévaux aux gravures nourries de détails horticoles de la Renaissance à l’âge classique, jusqu’aux journaux intimes de Derek Jarman, en 1991, dans Modern nature, parmi lequel il « plante des citations » et tente de dresser son jardin « comme une pharmacopée » devant la maladie. Ils sont, en un merveilleux cosmopolitisme, de langues diverses, en latin, anglais, néerlandais, allemand, français, espagnol, arabe, persan, y compris plantés d’idéogrammes extrême-orientaux…
Les traités, manuels et planches abondent, à l’instar de l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers, publié en 1697 par Jean-Baptiste de la Quintinie. Comptons avec l’indispensable volume de Carl von Linné, Species plantarum, dont la classification des plantes est un incontournable jalon de la science botanique, malgré l’apparence pauvrette du volume publié en en Suède en 1753. L’on s’étonnera d’apprendre qu’Horace Walpole, créateur du roman gothique avec Le Château d’Otrante, a publié en 1785 un Essai sur l’art des jardins modernes. Remarquons les Plans raisonnés de toutes les espèces de jardins par Gabriel Thouin en 1828, aquarellés au moyen de verts émeraude stupéfiants, ou encore L’Art de composer et de décorer les jardins sous la binette attentive de Pierre Boitard, en 1834.
La richesse esthétique de certaines planches botaniques en couleurs est absolument hallucinante : en témoignent l’Hortus eystettensis de Basil Besler qui, en 1613, avec ses arcs en ciel de tulipes affole nos pupilles. De même pour The Temple of Flora par Robert John Thornton en 1938, ou Les Liliacées de Redouté, à partir de 1802. Mieux encore, si possible, ce sont de véritables peintures aux coloris aussi brillants qu’émouvants lorsque s’ouvrent les pages de parchemin d’un Chansonnier de Pétrarque en italien, enluminé par Bartolomeo Sanvito, vers 1500. Pour n’être qu’en noir et blanc, les gravures de Delineatio montis, une œuvre de Guernieri en 1708, sont époustouflantes, imaginant des jardins baroques et montagneux.
Nombre de romans font résider leur intrigue en cet enclos de verdure et de soins humains. Au XVIII° siècle chinois, à l’époque de la voltairienne conclusion de Candide, (« Mais il faut cultiver notre jardin »), Le Rêve dans le pavillon rouge de Cao Xueqin se déroule dans « le Parc aux Sites grandioses ». L’on n’aurait pas forcément pensé à Balzac ou Proust. Pourtant Le Lys dans la vallée, s’il est une métaphore érotique, est aussi un jardin de Touraine ; quand les scènes qui réunissent Gilberte et le narrateur de Le Recherche du temps perdu ont bien souvent leur refuge au jardin des Champs Elysées. Le jardin d’amour, qui est un topos médiéval, dans La Cité des Dames de Christine de Pisan, passe également par La Nouvelle Héloïse de Rousseau, en 1761, dont le jardin de l’héroïne est nommé « L’Elysée », et au sujet duquel il est permis, selon la sagacité de Jacques Berchtold, de faire « une lecture sexuelle ». Mais aussi par Les Affinités électives de Goethe en 1809, puis par le parc à la Watteau des Fêtes galantes de Verlaine, en 1869, avant de se muer en métaphores horticoles enchanteresses dans l’« Antiterra » d’Ada ou l’ardeur de Vladimir Nabokov, en 1969. À la française, comme à Versailles, puis à l’anglaise, pour jouer à se perdre et dissimuler de romantiques baisers, il est le reflet des cultures et de l’évolution des mœurs. Ainsi il hésite entre labyrinthe, plus ou moins symbolique, et géométrie. À moins qu’il ne devienne, entre les mains de Bouvard et Pécuchet, chez Flaubert, une « catastrophe esthétique » selon Michael Jakob, une parodie aporétique…
Les écrivains et poètes sont les habitants de leurs jardins. Horace et Pline l’Ancien dans l’Antiquité, Pétrarque, l’humaniste médiéval, font leurs délices de la paix des plantes. Comme Voltaire eut son jardin des Délices, Gabriele d’Annunzio son Vittoriale, William Butler Yeats son Coole Park. Il arrive également que leurs statues ornent ce village botanique, parmi les escaliers, les fontaines et les parterres.
Si l’on vient lire au jardin, ce dernier est également un lecteur de nos mœurs et de nos livres : il nous lit l’histoire de Daphné changée en laurier dans les Métamorphoses d’Ovide, il nous plonge dans l’écoute des contes du Décaméron de Boccace, dont les narrateurs prennent place parmi une nature jardinée. Lors du siècle des lumières, si l’on trouve trace des jardins dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, ils se font déjà préromantisme avec Rousseau, qui intronise la nouvelle mode des jardins irréguliers. En outre, comme le souligne Michael Jacob ; « les fleurs seront aux jardins ce que les éléments fleuris de la rhétorique ont été pour le discours, à savoir les bases d’une véritable stylistique ». Or l’espace du jardinier n’est pas toujours premier : ce sont les pages jardinées du Songe de Poliphile, éclos en 1499[3], qui ont fasciné les théoriciens et praticiens du jardin.
Parmi les pièces les plus marquantes déjà citées (mais elles le sont toutes) de cette exposition et de ce catalogue, l’on ne peut être que fasciné par le Dit du Genji, de Murasaki Shikibu, fabuleuse romancière japonaise du XI° siècle, dont nous contemplons un manuscrit enluminé au XVII° siècle, aux nuances pétillantes et suaves : parmi des pavillons où fleurissent les kimonos, où les regards se cachent et s’échangent, des jardins extérieurs et intérieurs semblent courber leurs branches, voir frémir leurs feuilles, s’aimer les fleurs qui ont à cet égard plus de chance que les princes et les princesses. Sans oublier les sources, les ruisseaux qui murmurent les récits des temps éphémères…
Il faut également compter avec un recueil de poèmes en forme d’herbier publié en 1890 par les éditeurs posthumes de la poétesse américaine Emily Dickinson[4], mais aussi l’essai historique de Rudolf Borchardt Der leidenschaftliche Gârtner, qui est son manuel du « Jardinier amoureux », pourtant un modeste volume de 1951, qui ne paie guère de mine. Il est alors permis de rêver au lieu originel et magique, au repos éternel et d’utopie, avec ce jardin d’Eden, dans la Bible polyglotte d’Anvers de 1572, et celui des Hespérides dans les vers de Pontano en 1503. Il s’agit de cultiver son jardin comme un « paradis terrestre », ainsi le voulait John Parkinson en 1629…
L’on se rend compte combien ce que l’on peut habituellement voir dans les vitrines de la Fondation Martin Bodmer n’est que la mince part émergée de l’iceberg. C’est grâce à de tels dévoilements, comme à l’occasion des Routes de la traduction. Babel à Genève[5], que l’on peut soupçonner le trésor d’Histoire, de culture et de beauté amassé avec un soin et un goût infinis par le collectionneur Martin Bodmer. Le « vertige de la liste[6] », pour reprendre la formule d’Umberto Eco, nous emporte sans retour
Si ce livre catalogue est une merveille en son contenu, en sa mise page, en ses illustrations généreuses, en son abondante et claire érudition servie par une pléiade de spécialistes jamais abscons, il faut inviter un léger bémol : sa couverture est faite de deux cartonnages tranchés, posés sur un dos toilé, ce qui est aussi laid que malcommode, cette toile se courbant en creux au premier feuilletage. La première de couverture, au beau labyrinthe doré venu de New Principles of Gardening de Batty Langley (1728), est trouée de deux oculus discutables.
L’on peut dire qu’en France André Le Nôtre est parmi les grands jardiniers l’arbre qui cache la forêt. Ce « dessinateur des jardins du Roi », fut, à partir de 1643 et à la suite de son père André, au service de Louis XIV et des parcs de Versailles, Fontainebleau, Vaux-le-Vicomte, Chantilly, Sceaux et de leurs jeux d’eaux. C’est en deux volumes élégants et généreux, que, sous sa direction éclairée, Jean Racine présente les Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au XXI° siècle[7]. Quelques centaines d’artiste-jardiniers y sont l’objet d’un rigoureux éloge. Du « moine-médecin-jardinier Bernard Palissy » à Gilles Clément, « ingénieur paysagiste », en passant par Olivier de Serres « orfèvre de la terre », ils invitent à la promenade et à la contemplation. Ils sont également fontainiers, évidemment cartographes, ingénieurs et botanistes. L’iconographie, entre photographies, plans et gravures, rend justice à cette longue amitié de l’homme et de la nature, avec laquelle les hérésies d’une agriculture industrielle, certes capable d’éradiquer les famines, feraient bien feraient bien de renouer.
Finalement, dans notre imaginaire et dans nombres de livres, hors ceux pratiques et didactiques, c’est paradoxalement le jardin d’agrément qui l’emporte sur celui nourricier et potager. Quoique les arbres fruitiers et leurs espaliers puissent concilier les deux, en toute beauté. Qu’ils soient géométriquement ordonnés, soit à la française, ou plus fourmillants et labyrinthiques, soit à l’anglaise, nos jardins de plaisirs ont de surcroit l’avantage de promenades galantes pour les premiers, voire plus érotiques, car bénéficiant de recoins cachés, où cueillir de brûlantes fleurs pour les seconds…
Continuons alors, non sans une puérile prétention, à joindre aux deux cent cinquante volumes rares et précieux à cueillir parmi Des jardins et des livres quelques trouvailles : en 1951, André Grangeon offrit une « Petite histoire naturelle à l’usage des petits et des grands racontée et imagée », intitulée Mon Jardin Monde enchanté[8]. Aux massifs soignés et aux recoins arbustifs, il préfère traquer avec un respect infini maintes bêtes, de la scolopendre à la chouette effraie. Filant la métaphore, Léonard Rosenthal quant à lui publia en 1924 Au jardin des gemmes[9], un volume somptueusement illustré par Léon Carré. Comme en pays de botanique, la terre nourrit des pierres précieuses que l’on se doit de cultiver. Si elles sont de merveilleuses vanités pour l’œil, les éditions précieuses de la Bibliothèque Nationale de France et de la Fondation Martin Bodmer, mais aussi de nos plus lilliputiennes bibliothèques ,sont à la fois ce que l’on cultive et ce qui nous cultive. Car de surcroit toutes ces promenades jardinées montrent à la perfection comment on est progressivement passé de l’âge mythique à celui scientifique, de la métamorphose d’un être en arbre et fleur par une volonté divine à la justesse objective de la botanique, sans publier ses applications thérapeutiques salutaires.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Cicéron : Ad Familiares IX, 4, « À Varro ».
[2] Jacques Delille : Les Jardins, Giguet et Michaud, 1808, p 2.
[6] Umberto Eco : Le Vertige de la liste, Flammarion, 2009.
[7] Jean Racine : Créateurs de jardins et de paysages en France de la Renaissance au début du XIX° siècle, et du début du XIX° siècle au XXI° siècle, Actes sud, 2001, 2002.
[8] André Grangeon : Mon Jardin Monde enchanté, IAC, 1951.
[9] Léonard Rosenthal : Au jardin des gemmes, Piazza, 1924.
Charles Latham : The Gardens of Italy, 1905.
L'Horticulteur français, 1851.
Photo : T. Guinhut.