Masques & théâtre. Créations de Werner Strub & éditions rares,
Fondation Martin Bodmer / Editions Noir sur blanc,
2020, 254 p, 39 €.
C’est certainement sans ironie que les concepteurs de cette exposition ont imaginé ce qui ne fut d’abord qu’un projet, alors que le vernissage et toutes les visites obligent les masques théâtraux à se moquer de nos piètres faces où l’on doit scotcher une sanitaire bande de papier ou de tissu, niant la dignité du visage. Coutumière des monstrations de livres rares et précieux, la Fondation Martin Bodmer[1], sise à Cologny près Genève avec une vaste vue sur le lac Léman, y ajoute la féérie monstrueuse de masques carnavalesques et dramatiques fabriqués par l’artiste Werner Strub[2], interrogeant intensément notre identité et celle des personnages théâtraux.
Au contraire du voile qui s'impose pour annihiler les traits, au contraire de celui de l’hypocrite aux traits mielleux et chantournés, et en complicité avec celui vénitien du mystère, de la fascination et de l’éros, le masque peut décider d’affirmer et d’exposer certains traits choisis pour leur véracité psychologique, voire leur caricature. Emprunté à l’italien « maschera », signifiant faux visage, le mot associe la noirceur de la pâte dont on s’enduisait, la sorcellerie et le démoniaque. Même amical, tendre et rassurant, il garde quelque chose d’inquiétant du fait de la dissimulation, entre artifice et seconde peau plus vraie que celle de la nature. Mascaron baroque et bal masqué où libérer ses pulsions, voire empreinte mortuaire, il orne l’architecture de grotesques, et protège le vivant des agressions de l’escrime, des abeilles, des pollutions, des gaz et des virus, et conserve au-delà de la mort l’effroi du vivant qui n’est plus. Le voici tantôt ironique, tantôt diabolique ou féérique, festif ou glacial, voire anonyme s’il est lisse et imperonnel. Ainsi au théâtre, il est le signe du jeu, des caractères que l’on démasque, du rire fantasque, de la caricature et de la satire. Mais au masque rieur de la Comédie répond chez les Grecs de l’Antiquité le masque aux commissures tombantes de la Tragédie, pleurant les coups de la fatalité d’une voix caverneuse. Thalie et Melpomène, ces Muses respectives de la plaisanterie et des larmes, arborent à leurs pieds ces attributs respectifs qu’il suffira de nouer sur son visage pour user d’une allégorique voix.
Dès ses quinze ans Martin Bodmer (1899-1971), dont la Fondation est aujourd’hui l’une des plus stupéfiantes bibliothèques privées au monde, acheta son premier livre rare : La Tempête de Shakespeare, probablement celle magiquement illustrée par Edmund Dulac en 1912. Cette œuvre dernière, voire testamentaire, du maître de Stratford oppose le bien et le mal en les personnes d’Ariel et de Caliban, pour aboutir à la concorde politique aux bons soins de Prospero, qui consent alors à abandonner sa baguette enchantée, comme Shakespeare abandonne son art. Entre les mains du collectionneur avisé, l’amour du théâtre et du maître élisabéthain ne pouvait que s’animer en toute complicité avec l’œuvre de Goethe, en particulier ses deux Faust, et avec son concept de « Weltliteratur », soit littérature-monde. Or s’ouvre ici un choix représentatif, venu des papyrus, des manuscrits autographes et des imprimés, y compris incunables (avant 1500). C’est ainsi qu’apparaissent les témoignages les plus anciens du théâtre antique, comme ce Dyscolos en grec tracé sur un papyrus du III° siècle, découvert dans les sables égyptiens en 1950. Seule pièce de Ménandre conservée par le temps, ce Bourru inspira Plaute le Romain et Molière pour son Misanthrope. S’ensuivent les publications du génial et humaniste imprimeur Aldo Manuce[3], qui, en 1498 et 1502, réalisa les premières éditions d’Aristophane, avec La Paix, et de Sophocle, avec Antigone, dont nous trouvons ici un plus contemporain exemplaire illustré au trait en 1949 par Hans Herni.
Les livres rares anciens révélant Euripide (Alceste encore une fois chez Alde Manuce) et Térence, ces dramaturges tragiques et comiques d’Athènes et de Rome, côtoient ceux du classicisme de Corneille, illustrés par Gravelot, et de Molière par Boucher, au siècle des Lumières. Car « Molière incarna sous le masque le marquis de Mascarille - en réalité valet de son état - dans Les Précieuses ridicules en novembre 1659 ». Comme dans l’italienne commedia dell’arte, les acteurs portent les frimousses caricaturales d’Arlequin et de Pantalon, Polichinelle et Brighella, des « trognes de cuir ». L’on devine que son avatar moliéresque, Le Médecin malgré lui (ici en son édition originale de 1667), exigeait de porter un faux nez rempli d’herbes aromatiques ainsi que le prétendait la lutte contre les odeurs pestilentielles de la peste. Patrick Dandrey note avec pertinence à propos des Harpagon et autres Tartuffes de Molière : « L’idée fixe qui hante ces personnages dominés et mutilés par une unique marotte masque à leurs yeux aveuglés la réalité des êtres et des choses dans leur diversité généreuse et leur authenticité sans fard ».
De même comment jouer Le Songe d’une nuit d’été sans affubler Bottom de sa tête d’âne, métaphore de sa grossièreté, dont est amoureuse par magie et punition Titania ? Ne doutons pas que la Fondation Martin Bodmer possède un exemplaire du « first folio » de 1923, compilant trente-six pièces de Shakespeare, soit « la quintessence de la littérature mondiale », selon notre collectionneur. Qui ne dédaignait pas l’œuvre du Genevois grincheux, Jean-Jacques Rousseau, dont la Lettre à d’Alembert sur les spectacles, dénie au théâtre la capacité de corriger les mœurs (mais plutôt de les corrompre) et reproche au comédien de n’offrir au spectateur que son fantasme. Enflant la polémique, D’Alembert lui répondit l’an suivant, en 1759, arguant que le patrimoine théâtral est un outil de « pédagogie morale ».
Les uns valorisant les autres, et vice-versa, une vingtaine de livres théâtraux répond à dix-sept masques. Et à ce que pourraient avoir d’un peu austère les pages, leurs typographies et leurs gravures le plus souvent en noir et blanc, répondent les folles et farouches étrangetés, couturées et colorées, destinées à doter l’acteur d’un surplus d’imaginaire, lorsque la fausseté du masque révèle la vérité du caractère. En fait, au lieu de masquer, les masques théâtraux de Werner Strub révèlent l’intime et la psyché des personnages. Ils sont fantastiques et merveilleux, sorte de hibou prêt à parler pour L’Oiseau vert du dramaturge de la commedia dell’arte Carlo Gozzi (1765), qui met en scène un roi sanguinaire, deux jumeaux philosophes, des pommes qui chantent, et bien sûr un oiseau magique parmi les péripéties de son conte baroque… Si les masques d’Œdipe et d’Antigone semblent barbares, celui du Père Ubu, d’Alfred Jarry (1896), se montre non sans humour sous son chapeau rond et avec un appendice nasal passablement pénien. Si ce dernier a quelque chose d’un sac à patates verdâtre, bien d’autres usent de la dentelle et du voile, de plumes et de canines, de cuir et de tissus, ou de la ficelle soigneusement et tendrement tissée pour La Flute enchantée de Mozart, dont on expose ici quelques partitions autographes. Ces visages scéniques aux peaux nouvelles sont évidemment plus que signifiants ; ainsi Œdipe arme sa couronne de cruelles cornes d’ivoire, soit les griffes du sphinx qu’il a terrassé : lui serviront-elles à crever ses yeux une fois la révélation de l’inceste commis et du meurtre du père ? Peu à peu, et au cours de sa carrière, Werner Strub s’est éloigné de la brutalité du cuir, de la cuirasse aux coutures chirurgicales volontairement primitives, pour affiner son artisanat, son esthétique, et recourir aux tissus, bientôt presque des gazes, d’arachnéennes et lumineuses concrétions filaires…
Shakespeare : La Tempête, illustrée par Edmond Dulac, Piazza, 1912.
Shakespeare :Œuvres, Lemerre, 1875.
Photo : T. Guinhut.
Le masque théâtral, et en particulier ceux de Werner Strub (1935-2012), est une appropriation culturelle au meilleur sens du terme. En ses masque-cagoules l’on devine un substrat plastique, voire chamanique, venu de l’art africain, des Papous, des Amérindiens et des momies égyptiennes. Ses créations, qui savent « penser avec la matière », entre l’éclat de rire du clown et l’inquiétude existentielle d’Hamlet, ont été au service des metteurs en scènes les plus contemporains, tels Bruno Besson sur les planches de Genève, Giorgio Strehler, Roger Planchon, mais aussi du chorégraphe Maurice Béjart. Ces derniers, comme le spectateur stupéfié que nous sommes, n’ont pu qu’être conquis par ces opérations esthétiques, ces transsubstantiations passablement vénéneuses, sinon morbides, qui contribuent à multiplier les potentialités du corps et de la voix, à hausser le spectacle théâtral à la hauteur de l’initiatique cérémonie, d’une dangereuse catharsis enfin.
C’est une exposition remarquablement intelligente et originale, à laquelle s’ajoute un catalogue d’une très élégante facture, si l’on excepte quelques marges trop courtes, et qu’il faudrait disposer au côté de La Voie des masques de Claude Lévi-Strauss[4]. Les commentaires et analyses, les notices efficaces et précises, tout est érudit et savoureux ; ils coulent de la plume de Jacques Berchtold, de Patrick Dandrey, de Nicolas Ducimetière... Il n’y manque pas les témoignages de ceux qui ont chaussé ces objets du délit, le comédien Alain Trétout, qui voyait alors son audace libérée, Gilles Privat, louant une « violente poésie ». Lisons avec délectation Laurette Burgholzer, qui, en historienne avisée de la chose, aime nous parler de « masque métaphore » et nous apprend qu’il a pu être considéré comme « une défiguration de l’image de Dieu, un blasphème », et que le spectacle médiéval le cantonnait aux êtres diaboliques… Ainsi masquée et révélée, la Fondation de l’ange de la bibliophilie, Martin Bodmer, rejoint le prestige de ses précédentes expositions et publications, bellement consacrées à Frankenstein[5], à Guerre et paix[6], aux Routes de la traduction[7]. En ce sens le plasticien Werner Strub est un traducteur, qui s’avance masqué : « Larvatus prodeo[8] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.