David Wahl : Le Sexe des pierres, Premier Parallèle, 2022, 64 p, 9 €.
Rien de plus insensible qu’un granit, qu’un calcaire, qu’un cristal de roche, dont les noms sonores accusent la dureté rédhibitoire. Pourtant les amateurs sont nombreux à choyer leur science et leur sensibilité à leur égard, les observant, les cataloguant, les collectionnant, pour leur singularité, leur beauté, leur charme. À Paris, le Musée de minéralogie de l’Ecole des mines recèle des trésors, quand les essais fort poétiques de Roger Caillois aiment à sublimer leurs formes et leurs motifs suggestifs, leurs dessins même, parfois plus dignes de figurer des créations de l’art que nombre de nos tableaux de l’art contemporain[1]. Mais, au-delà de leurs « résonances », pour reprendre le titre d’Yves Le Fur, pas un n’avait imaginé que les pierres puissent avoir un sexe, comme l’étrange personnage de David Wahl. Pierre à pierre, bâtissons notre minéral cheminement, entre investigation géologique et imagination du poète.
La terre est un caillou. Enorme, gonflé de lave en son milieu, instable, scarifié de failles et terraqué par d’incessants mouvements telluriques, gonflé d’océans en ses fosses, mais un caillou tout de même, lancé parmi les révolutions des orbes célestes et des galaxies. La connaissance de ce monstre pierreux est indispensable, non seulement pour en exploiter les matériaux et les richesses, malgréles contempteurs de l'extractivisme[2], mais aussi pour les plaisirs de l’encyclopédisme. Aussi, l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, venue de l’Antiquité romaine, traite des « pierres et leur utilisation » et des « pierres précieuses », dans ses Livres XXXVI et XXXVII[3]. De même, le naturaliste Buffon, dans la seconde moitié du XVIII° siècle, s’est abondamment intéressé aux minéraux. En toute logique, il existe un musée prestigieux, quoique méconnu, celui de l’Ecole des mines de Paris, dont un beau livre de Didier Nectoux et Eloïse Gaillou nous ouvre les portes avec bonheur.
Parmi les ruelles du Quartier latin, le musée de Minéralogie de l'École nationale supérieure des mines conserve et offre à nos yeux émerveillés près de 100 000 minéraux, roches, météorites et gemmes : voici l'une des plus importantes collections patrimoniales de minéralogie du monde. Depuis 1794, cet « inventaire de la Terre », dont les fins scientifiques, pédagogiques et industrielles sont évidentes, est présenté dans un prestigieux ensemble de vitrines en bois, inchangé depuis le XIX° siècle. Les échantillons remarquables pullulent, rangés comme à la parade, offrant un voyage géographique autant que temporel, à travers les ères géologiques et l'histoire de l'humanité. Indispensable fut et reste cette science, enseignée à l’Ecole des mines, tant les minéraux ont une valeur stratégique. Sans oublier combien ils furent à l’origine de l’usage des couleurs, de la métallurgie, de la bijouterie, de la cosmétique, de l’imprimerie, de l’aéronautique et aujourd’hui des plus nouvelles technologies. Car sans terres rares, sans colombo-tantalite, extraits en Chine, au Congo, pas le moindre smartphone dans nos mains !
Rigoureusement construit, cet ouvrage commence avec la récolte des minéraux, leur classement, puis l’acquisition par l’Etat de la collection du marquis de Drée, en 1845, forte de 20 000 échantillons. Tout cela étant bien entendu catalogué. Bientôt à la minéralogie s’ajoute la cristallographie, ainsi qu’en 1941 la classification sur la base de la composition chimique et de la structure cristalline. Ce qui s’augmente au cours du XIX° siècle de la réalisation de la première carte géologique de France, pour laquelle Elie de Beaumont parcourut plus de 100 000 kilomètres !
Aussi trouve-t-on ici des roches venues du monde entier. Une mexicaine rhyolithe volcanique héberge des nodules d’opales aux couleurs stupéfiantes : rouge, abricot, vert, bleu. Une pyromorphite espagnole éclabousse ses cristallisations en forme d’aiguilles avec le secours d’un intense vert pomme. Une wulfénite offre un cristal rouge orangé du plus bel effet. Venue du Rhône, une azurite propose son bleu onirique. Et loin de se contenter de pierres, le musée dispose d’une bibliothèque aux livres parfois rares, de microscopes anciens, de tableaux et de sculptures minérales, comme ce Lao Tseu, que l’on sait chinois, dans une serpentine presque rose. De la vulcanologie aux fossiles, l’histoire de la terre, donc de l’homme, est ici toute entière. Peut-être sera-t-on encore plus éblouis par la magnificence des gemmes, brutes ou devenues bijoux. Les météorites enfin, souvent grises et néanmoins fascinantes car venues de la ceinture d’astéroïdes située entre Mars et Jupiter, font partie de ce stupéfiant patrimoine à préserver…
L’on devine qu’en cet héritier des cabinets de curiosités, les « beautés minérales » ne cessent d’étonner le regard. Comme si l’on ouvrait les vitrines et les tiroirs de ce musée, les pages de l’ouvrage se déplient pour offrir des panoramas, des détails, multipliant les découvertes aussi pierreuses que raffinées. Le rouge tendre des corindons, le vert luxuriant des émeraudes se dévoile à nous, comme dans l’écrin d’une boite à bijoux.
Nous connaissons Roger Caillois (1913-1978), essayiste pertinent sur la poésie[4] le fantastique[5] et l’imaginaire[6], mythographe et sociologue, romancier d’une chrétienne uchronie[7] : Ponce Pilate. Un autre versant de l’homme de lettres et académicien est minéral, car avec ferveur il collectionna ces « pierres curieuses, qui attirent l’attention par quelque anomalie ou par quelque bizarrerie significative de dessin ou de couleur », collection dont la majeure partie fit l’objet d’une dation au Muséum par sa veuve. Ainsi découvre-t-il le « fantastique naturel », parmi agates, jaspes, quartz ou pierres de rêve, en un cheminement gnomique et démiurgique entre savoir scientifique et invention littéraire.
Ici sont réunis trois textes que Roger Caillois consacra méticuleusement à ses chers minéraux : Pierres, L’Écriture des pierres et Agates paradoxales. Descriptifs, méditatifs, lyriques et informés, ils composent un éloge fervent, des pièces les plus humbles aux plus rares. Massimiliano Gioni, directeur associé du New Museum à New York et commissaire de la Biennale de Venise en 2013, inscrit ces textes dans le champ de la création contemporaine, car « l’art devient une question géologique, aussi vaste que le monde lui-même, qui accule l’homme à un recoin de l’univers ». De plus Gian Carlo Parodi, minéralogiste et maître de conférences au Muséum, présente les grandes familles des pierres de cette collection, qui, selon Roger Caillois, « portent alors sur elles la torsion de l’espace comme le stigmate de leur terrible chute ». Or il préfère les « pierres nues » à celles que l’art humain a transformées.
De la Chine, où les poètes les célébrèrent, à l’Antiquité classique, les pierres sont parées de vertus magiques, car elles se régénèrent ou sont hermaphrodites ; l’une est « autoglyphe ». Plus modestement, dans nos carrières gisent des « concrétions silencieuses » de grès siliceux, ornées de dendrites. Quand l’agate est souvent circulaire, les pyrites sont angulaires. Il y a des « quartz squelettes » et des « quartz fantômes » : l’abstraction des peintres doit faire preuve de modestie ! Ce pourquoi, devant ces énigmes naturelles, Roger Caillois s’efforce « de les saisir en pensée à l’ardent instant de leur genèse ».
Parmi ses préférées, figurent les « agates paradoxales », qui semblent des vitraux aux mille figures opalescentes, mais surtout les « paesine », ces calcaires plats et polis où se dessinent un paysage, une ville, que l’on appelle également « pierres aux masures ». Recueillie près de la ville de Florence, en Toscane, « l’image dans la pierre » est architecturale et ruiniforme. Ces marbres, tranchées et polis, présentent des tableaux accidentels qui sont partie intégrante des jeux de la nature, elle qui imite « si bien les productions de l’art ». Il arrive que de surcroit la main du peintre y ajoute un Saint Jérôme et son lion. Tout aussi étranges, sont les septaria où des glyphes de calcite se dessinent et dansent en quête de sens.
Au cours de sa recherche patiente et poétique, Roger Caillois découvre les yeux verts et lunaires de la malachite du Congo, les nuages des grès américains, l’œil de tigre australien, moiré, cuivré, doré, un jaspe d’Oregon, que l’on titre « Le Dragon ou le Masque ». Peut-il parler à juste titre d’une « métaphysique de la nature » ? Ce serait faire trop crédit à ce surréalisme avec lequel il rompit. Pourtant « le signataire a disparu, chaque profil, gage d’un miracle différent, demeure comme un autographe universel », comme dans les calcaires à bélemnites. Voilà comment sa prose incandescente ravit le lecteur, emporté dans un voyage tellurique et esthétique.
Réalisé par les méticuleuses éditions Xavier Barral, ce livre est une stèle splendide élevée en hommage, non seulement à la beauté des pierres, photographiée avec un soin parfait par François Farges, mais aussi à Roger Caillois qui sait à merveille unir perspective didactique et dimension poétique. Comme s’il pratiquait à l’égard des ouvrages de la nature ce procédé rhétorique appelé ekphrasis, qui consiste en la description d’une œuvre d’art. Il faudrait être d’une cécité esthétique barbare pour résister à la fascination de telles pierres et d’un tel livre, superbe entre tous.
Signalons, dans un semblable ordre thématique et esthétique l’ouvrage incroyable que Jan Christiaan Sepp publia en 1776, à l’apogée des Lumières : Marmor Soorten. Ce sont 100 planches colorées à la main, représentant avec un goût exquis 570 sortes de marbres aux dessins et couleurs sans cesses renouvelés, éditées de manière aussi exacte que soignée[8].
Collection A.C. Photo : T. Guinhut.
De quelles « résonances » s’agit-il ? Sous un titre mystérieux, trop mystérieux sans doute, se cachent des œuvres qui en sont sans en être. Elles n’ont d’autre auteur que les hasards de la nature, qui entrent en « résonance » avec le regard de l’humanité. Cette fois ce ne sont pas seulement des pierres, mais des bois, collectés avec curiosité, avec vénération, à de nombreuses époques et dans différents contrées du monde. Malgré leur présence dans une incroyable pluralité de cultures, ils ont une résonance universelle, d’autant qu’ils apparaissent sans signature, sinon celles des forces de la géologie, de l’eau et du vent. Bois flottés en rivières ou en mers, pierres déposées par le temps, ils quittent leur seule dimension naturelle pour une signification cultuelle ou contemplative, paraissant relever du surnaturel, comme si une intention esthétique les avait générés.
Yves Le Fur tente-t-il de comprendre ce que leur énigme révèle de notre regard sur les œuvres d’art. Car ils sont considérés à l’égal d’une sculpture ou d’un bijou. Il s’agit en effet d’« observer les élaborations successives que le religieux, le scientifique, ou l’esthétique avaient bâties à leurs propos. Elles laissent supposer des capillarités infinies entre les formes du réel et l’imaginaire, le naturel et le surnaturel ». Voilà qui est joliment dit, résumant la perspective de l’essai, mince en pagination, néanmoins généreux en idées et exemples.
Car ces pièces conservées avec délectation viennent de France, pour un « silex rubanné », d’Italie pour une « paesine » de calcaire, du Gabon pour une stalactite faite d’oxyde de manganèse, du Gabon encore pour une racine trouvée dans l’estomac d’un éléphant ! Leurs formes, leurs couleurs (quoiqu’ici les photographies soient en noir et blanc) les rendent insolites, irremplaçables, délicatement sculpturales. Au point que les pierres soient parfois coquines : « priapolites, phalloïdes et histérapétrae » ! Le tout sans intérêt économique immédiat, pour le seul plaisir évocatoire. Comme lorsque les superstitions et dévotions chinoises vénèrent les « pierres de longévité ». L’Egypte ancienne aimait celles « serpentiformes, quand les Grecs et Romains goûtaient celle naturellement ornées de motifs mythologiques, telle l’agate de Pyrrhus, avec Apollon, sa lyre et les neuf Muses. De même les Chrétiens révéraient celles affectant la forme du crucifix.
Paraissant affecter les lois de la composition, voire les expressions de l’émotion, pierres et bois « au diapason de l’art » permettent au collectionneur de devenir le créateur. L’on devine alors qu’Yves Le Fur, historien de l’art, est l’un de ces collectionneurs, nous offrant un essai délicieusement bourré de connaissances ressortissant à l’Histoire, à l’anthropologie, non sans poésie.
Si Yves Le Fur ne fait qu’allusion en passant à Maître Borel, qui conservait des pierres avec « deux yeux semblables naturellement avec leurs prunelles », ou représentant « un paysage rempli d’arbres », David Wahl en fait le nerf de son petit et cependant roboratif essai, intitulé Le Sexe des pierres, comme en un oxymore. Au XVII° siècle, Pierre Borel, un médecin ordinaire de Castres, prétend détenir dans son cabinet de curiosités la preuve irréfutable de la sexualité des pierres. Le voici au cœur d’une controverse virulente, peut-être pas si désuète, entre les partisans de la Terre inerte et ceux qui voient en elle un organisme vivant. La pierre et la chair seraient-elles secrètement liées dans le cadre de ce « grand animal rond », la terre ? L’on croirait entendre les adorateurs écologistes de Gaïa…
Pierre Borel affectionnait particulièrement de curieuses formations rocheuses, qui ressemblaient « aux « génitoires des hommes ». Mieux, dans le secret de son cabinet, priapolites et histérapétrae sont parfois « jointes ensemble, se livrant à des pénétrations géologiques ». Ou encore, « son âme ravie par l’extase », il croit « percevoir au centre de ces pierres, un conduit, plein de cristal, qui semble être du sperme congelé » ! L’humour scabreux de notre essayiste, historien de fantaisie, ne peut laisser échapper le calembour : « C’est quand même peu banal, un Castrais qui découvre le sexe des pierres ». L’on n’ose supposer que ce savant fisse preuve d’une érotique lithophilie…
À cette union du caillou et de la vie, répond la légende du Golem façonné dans l’argile. Si l’on sait que bien des êtres vivants finissent en minéraux, par la grâce du fossile, pourquoi ne pas imaginer l’inverse, imaginer une fusion « séminérale » ?
Dans cette variation un brin ludique, dans ce « chant lithique », David Wahl, écrivain et dramaturge, pour qui les roches sont « objets de contemplation », se fait à la fois historien et naturaliste. Il s’amuse à caracoler entre mythe et science pour nous livrer en catimini le récit des origines géologiques de l’humanité. Ce qui nous fait irrésistiblement penser au mythe de Deucalion et Pyrrha, au début des Métamorphoses d’Ovide[9], lorsqu’ils jettent derrière eux des pierres d’où naissent les hommes…
Nous avons définitivement quitté le terrain du naturalisme scientifique pour celui du fantastique. Ce Sexe des pierres n’est qu’un texte minuscule, tout nu car sans autre illustration, d’ailleurs accouplé avec « Les hommes paysages », mais il mérite bien que l’esprit du lecteur copule avec lui…
Si les pierres ont un sexe, comme le propose l’improbable fantasme, digne de l’alchimie la plus anthropomorphiste, il est à craindre que les minéraux aient un cœur de pierre. Toutefois il n’est pas impossible de leur pardonner une faute aussi vénielle étant donné leur qualité. Il n’en est pas de même, assurément, pour les êtres humains, dont l’intellect et la sensibilité sont parfois aussi roides et rugueux qu’un granit. L’on y préfèrera ceux que les couleurs des agates ont touchés avec lyrisme, que les vues des paesine ont inspirés de leurs propensions à la construction et à l’imaginaire…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.