Carys Davies : West, traduit de l’anglais (Grande-Bretagne)
par David Faukenberg, Seuil, 192 p, 19 €.
Black Hawk : Chef de guerre, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Paulin Dardel, Anacharsis, 192 p, 18 €.
Jack D. Forbes : Christophe Colomb et autres cannibales,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Frédéric Moreau,
Le Passager clandestin, 344 p, 16 €.
L’épopée des colons américains au travers des prairies et des montagnes de leur continent a ses découvreurs héroïques, ses civilisateurs, mais aussi ses bourreaux et ses victimes, parfois dénoncés par des plumes amérindiennes. Si l’on ne peut guère mettre en doute les mille progrès scientifiques et civilisateurs des Etats-Unis, malgré une propension parfois louable et parfois fort discutable à guerroyer dans le monde entier, il n’est pas interdit d’interroger le socle sur lequel repose cette réussite : l’éradication, sinon totale mais terrifiante, des populations amérindiennes. C’est avec le concours du roman, de l’autobiographie et de l’essai que l’on peut sonder cet héritage historique. Ainsi la romancière Carys Davies emmène ses personnages à la recherche d’un Ouest paléontologique et mémoriel ; le chef amérindien Black Hawk dresse une plaidoirie en faveur de son peuple ; alors que l’essayiste Jack D. Forbes préfère ériger avec Christophe Colomb et autres cannibales un réquisitoire vigoureux, quoique excessif…
La découverte du continent américain ne se limite pas à une histoire de cow-boys et d’Indiens, où le Far-West voit s’affronter le mal sauvage et le bien colonisateur, en un manichéisme un brin suranné. Carys Davies renouvelle largement le genre avec un modeste roman sobrement intitulé West, qui cependant a le mérite d’ouvrir plusieurs pistes de lecture. Entre quête paléontologique, aventure intérieure d’une enfant et mémoire d’un Amérindien, Carys Davies signe un roman historique attachant.
Plutôt qu’une conquête, guerrière et territoriale au cours du XIX° siècle, le héros de West, John Cyrus Bellman, « à la chevelure d’un roux éclatant », préfère mener une « quête exubérante ». Elle n’a de sens que pour lui, au point que le veuf laisse sa fille aux mains de sa sœur Julie, totalement dépourvue d’imagination. Une coupure de journal rendant compte de la découverte d’ossements géants l’a électrisé. Il entreprend alors d’aller à la recherche de cet « animal incognitum », qu’il imagine peuplant encore l’Ouest lointain et sauvage. S’il part seul, il y a quelque chose d’épique dans cette patiente chevauchée, dans les grands espaces des plaines, dans les forêts et long de la vallée du Missouri, à la lisière des Montagnes rocheuses, parmi des saisons généreuses, des hivers implacables. On devine là l’écho des écrivains du wilderness, par exemple John Muir, dont les Célébrations de la nature[1] déroulent un éloge attentif des paysages grandioses des Etats-Unis.
Bientôt, l’explorateur s’adjoint un éclaireur, un jeune Indien nommé « Vieille Femme de Loin », qui convoite ses colifichets, ses armes. Ce dernier garde le souvenir traumatisant du voyage de sa tribu, spoliée de ses terres fertiles par les colons blancs, par le gouvernement, vers un Ouest moins généreux. Si Bellman n’atteint jamais son but, il est tout de même un pionner symbolique de la paléontologie, alors que son guide a « toujours entendu des histoires de gigantesques créatures mangeuses d’hommes » qui font partie de la mythologie amérindienne. D’autres découvriront les gigantesques fossiles fantasmés.
Au voyage réel du paternel, s’adjoint le voyage mental de sa fille : du haut de ses dix ans, Bess parvient non sans risque à entrer dans la bibliothèque locale pour imaginer sur les atlas le tracé parcouru. Pendant ces quelques années, elle découvre le monde des adultes, parfois bien plus monstrueux que les fossiles. De plus, l’Indien fait un voyage en miroir pour emporter en Pennsylvanie le legs dévolu à Bess. La disparition tragique du héros entraîne une transmission : recevant ses liasses de lettres et ses notes de voyage, elle devient la nouvelle héroïne, sauvée à l’occasion d’un dénouement surprenant, providentiel, gardant en son for intérieur l’image paternelle, celle d’un héros magique et protecteur, d’un aventurier « romantique ».
Construit tout en antithèses et en reflets, écrit avec une séduisante simplicité, ce roman aux personnages attachants se propose d’associer exploration géographique et maturation intérieure. Le narrateur omniscient nous permet d’entrer parmi la conscience de chaque personnage, jusqu’à connaître le sort réservé à un paquet de lettres noyées…
Au-delà de l’aventure, deux plaidoyers se répondent : celui des Amérindiens natifs, chassés et décimés par les nouveaux Américains et celui de la condition féminine, vulnérable devant les viols éhontés de ces Messieurs. Il y a quelque chose de l’apologue en ce récit plus complexe et riche qu’il n’y parait de prime abord.
Pourquoi cette propension, qui devient une manie ridicule, à ne pas traduire les titres anglais ? Vers l’Ouest n’eut il pas été parlant ? L’on traduira peut-être les nouvelles de la romancière, The Redemption of Galen Pike, qui furent couvertes de prix. En ce roman historique, situé lors des années 1815, Carys Davies emprunte une voie qui n’est pas loin de celle de sa compatriote Tracy Chevalier, dont La dernière fugitive[2] nous transporte parmi les temps de l’esclavage américain.
Cependant, et sans la moindre caricature, le personnage de l’Amérindien est loin de n’être qu’un comparse dans le roman de Carys Davies. Symbole d’une terre bafouée et d’une mémoire historique à respecter, il répond à l’explorateur de l’Ouest, pourtant pacifique celui-là, pour nous rappeler combien son peuple a été décimé, volé de ses terres ancestrales.
Or n’est-il pas un écho de voix puissantes, et pourtant occultées ? Comme celle de Black Hawk, chef de tribu amérindienne, dont Patterson, un Virginien, recueillit la voix pour publier en 1833 cette autobiographie : Chef de guerre. L’« Epervier noir » s’appelait en fait Makataimeshekiakiak. Aussi l’on pardonne l’éditeur d’avoir reculé devant le patronyme difficilement prononçable en notre langue. Ne soyons pas dupes cependant devant la stratégie des deux compères : autopromotion, autojustification et stratégie commerciale. Il n’en reste pas moins que le témoignage est précieux.
À la fin du XVIII° siècle la confédération iroquoise cède peu à peu devant l’arrivée des Européens. Les territoires qui vont de l’Atlantiques aux Grands lacs sont soumis à l’expansion des blancs alors que les Amérindiens sont relégués dans des réserves ou contraints de se diriger vers l’ouest à l’occasion du traité de 1804. En 1832, Black Hawk se rebelle avec quelques centaines d’hommes, avant d’être vaincu. Captif, on l’emmène jusqu’à Washington et New York, avant d’être rendu aux siens en 1833, dans l’Iowa. Alors que son peuple doit encore migrer de plus en plus vers l’ouest, il préfère confier son autobiographie à un Français polyglotte, Antoine LeClair.
Pensée magique autour du « Grand esprit », exploits des braves ramenant les scalps des ennemis, Osages et Cherokees, voilà quelques ingrédients de l’univers de Black Hawk, très fier de ses carnages parmi les tribus voisines hostiles et les soldats envahisseurs. Car le traité de 1804 est une escroquerie qui permet aux Américains de s’approprier de nombreuses terres. Ainsi « les Blancs nous ont éloignés de nos foyers et introduit parmi nous les liqueurs toxiques, la maladie et la mort ». Le chef indien mieux accueilli par les Anglais se jette dans une guerre à tous crins contre les Américains. La mort de son fils adoptif le poussant à la vengeance, les escarmouches se succèdent, les morts s’accumulent, les répits ne préparent que de nouvelles batailles, car les Américains lui fait signer un traité de paix, par lequel il doit consentir à renoncer à son village : « Que savons-nous des manières, des lois et des coutumes des Blancs ? Ils pourraient acheter nos corps pour des dissections, et nous utiliserions la plume d’oie pour le confirmer sans même savoir ce que nous faisons ». La spoliation entraîne une guérilla désespérée, jusqu’au massacre, en 1832. Ainsi s’achève la malheureuse épopée…
Le récit en profite également pour offrir un tableau bienvenu des mœurs amérindiennes : agriculture, danses, festins, chasse, coutumes conjugales fort libres, mythes et « jeu de balle » ; mais le whisky fait des ravages. Ce qui s’oppose aux villes de l’est, au chemin de fer et à « l’industrie » des Blancs qui impressionnent grandement Black Hawk reçu par « notre Grand Père, le président » à Washington, lors d’une sorte de voyage triomphal, voyage étonnant dans la mesure où la curiosité ethnographique s’associe à la volonté affichée de clémence.
Plaidant en faveur de la coexistence des Amérindiens et des Européens, Black Hawk (1767-1838) n’en dénonce pas moins l’incohérence de ces derniers, entre proclamation d’une hypocrite démocratie et irrespect de la doctrine chrétienne. Avec un brin de vanité, il proclame sa droiture, sa dignité de guerrier, son humanité universelle, quoiqu’il ne se gênât pas de proposer de régler la « question noire » en séparant les hommes et les femmes et empêchant cette population de se reproduire !
Pour ce texte indispensable à la compréhension des Amérindiens, remercions les éditions Anarchasis, dont le nom fut celui d’un barbare de l’Antiquité passablement philosophe, mis à mort par les siens pour avoir selon eux voulu pervertir leurs mœurs et dont l’Abbé Barthélémy fit en 1788 le héros d’un voyage érudit en Grèce[3]. Ainsi l’on compte parmi leur catalogue une poignée de barbares de l’ouest américain, parmi lesquels Geronimo, Billy the Kid…
Près d’un siècle et demi plus tard, le mythe de l’héroïsme colonial se voit plus encore et radicalement remis en question. Lui-même d’origine amérindienne, Jack D. Forbes prend la défense de tous les Black Hawks d’Amérique en dressant en 1979 un réquisitoire implacable à l’encontre de Christophe Colomb et autres cannibales. Ce dernier mot étant une hyperbole, mais l’on sait que son étymologie vient du mot « Caraïbes », il est là pour frapper les esprits et renverser une accusation. Ce fondateur des Native American Studies a le mérite de brosser un tableau cruel des violences perpétrées pendant des siècles par le colonialisme européen. Aussi l’essayiste use d’un mot amérindien, « wétiko », pour qualifier « la psychose cannibale », en d’autres termes la spoliation, la cupidité, la domination violente dont se sont rendus coupables les Blancs européens dans leur marche inexorable d’est en ouest. Ce que confirme le sous-titre de l’essai en langue anglaise, qu’il aurait peut-être fallu ici retenir : « La wétiko maladie de l’exploitation, de l’impérialisme et du terrorisme ».
Il faut convenir que l’envahissement des Amériques par les Européens fut semé de massacres, de vols territoriaux et d’esclavagisme, tels que le dénonça dès 1552 Las Casas[4]. Les guerres récurrentes, même si la cruauté n’est pas d’un seul camp, la distribution préméditée en 1760 de couvertures infestées par la variole (quoique cette question se discute puisque le virus ne fut connu que bien plus tard), la relégation dans des réserves aux maigres possibilités agricoles, la vente de l’alcool ravageur, tout ceci participe de ce qu’il faut bien appeler un génocide.
Hélas, ce qui de la part de Jack D. Forbes pourrait être une réflexion morale judicieuse sur la quasi-destruction des cultures indigènes est gâté par un anticapitalisme primaire et un écologisme fondamentaliste obsessionnel, au travers de l’exaltation des sociétés agraires et de chasseur-cueilleurs, plus exactement par un « anarcho-primitivisme » postulant l’ « anticivilisation ». La prédation, le meurtre et la tyrannie ne datent pas de l’aube du capitalisme, alors que ce dernier, plus exactement s’il est libéral, a permis à la plupart de la population mondiale de sortir de la pauvreté et de l’oppression politique[5]. Un rousseauisme régressif innerve la pensée de Jack D. Forbes, fantasmant sur une communauté humaine et naturelle originelle, idéale, à laquelle il faudrait revenir. C’est ainsi que l’essayiste, dont l’argumentation est loin d’être rigoureuse (y compris de l’aveu du préfacier) dessert sa juste cause, celle de la réhabilitation des cultures indigènes, respectables en leurs libertés. Mais aussi celle de la dénonciation de la passion destructrice, génocidaire, voire écocidaire, qui habite le genre humain.
Même si l’essai outrancier de Jack D. Forbes est à lire avec prudence, il faut rendre grâce aux éditions Le Passager clandestin de nous tenir informés d’un courant de pensée non négligeable outre-Atlantique, d’une évolution des mentalités et des nouveaux angles de lecture de l’Histoire des Etats-Unis, même s’ils peuvent paraître parfois aberrants : cet essai est en effet l’une des sources de l’écologie radicale. Mieux connaître, pour adhérer ou pour se prémunir, telle reste la problématique du lecteur intègre.
Ne tombons pas dans l’angélisme qui fait le fonds de commerce du mythe du bon sauvage. Les Amérindiens, composés de dizaines de tribus, ne cessent guère de se faire la guerre, les Sioux affrontent les Sauks, les Dakotas s’opposent aux Ojibwas, les Séminoles de Floride, durement réprimés par celui qui deviendra le Président Jackson ne sont pas des anges, les scalps s’envolent à foison. Ce que confirme la lecture de l’autobiographie de Black Hawk. Lui aussi aime la guerre et professe, quoique dans le cadre d’une éthique guerrière, « le culte de l’agression et de la violence », pour citer le réquisitoire de Jack D. Forbes. Leur pureté écologique reste également de l’ordre du mythe. Accorder aux Native Americans une juste reconnaissance et rétribution morale, sans les diaboliser, ce dans une démarche historique, ne mérite pas qu’une escroquerie idéologique les embarque dans un anticapitalisme délétère, d’autant que nombre de leurs descendants savent aujourd’hui profiter des bienfaits de la civilisation industrielle et technologique. Civilisation qui n’a pas dit son dernier mot, ne serait-ce que parce qu’elle est la seule à savoir user de l’ethnologie pour réhabiliter autrui, comme en témoignent nombre d’études sur ces Amérindiens[6], et aussi parce qu’il faut parier qu’elle est déjà en train de voler au secours d’une nature à préserver, mais pas au dépens de l’humanité, ce qui n’est en rien contradictoire.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.