Globe martien. Photo : T. Guinhut.
Après Thomas More,
Alberto Manguel & Thierry Paquot,
les utopies politiques et totalitaires
d’Aymeric Caron & Fredric Jameson.
Alberto Manguel : Voyages en utopie,
traduis de l’anglais par Christine Le Bœuf, Invenit, 2017, 104 p, 28 €.
Thierry Paquot : Utopies et utopistes, La Découverte, 2007, 128 p, 10 €.
Aymeric Caron : Utopia XXI, Flammarion, 2018, 518 p, 19,90 €.
Fredric Jameson : Archéologies du futur,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Vieillescazes,
Amsterdam, 2021, 576 p, 28 €.
La terre d’Utopie ne serait-elle qu’une plaine roussâtre, rocheuse et stérile, sur une vieille planète Mars sans air ? En d’autres termes, l’utopie ne débouche-t-elle que sur la dystopie ? Pourtant, depuis Thomas More, en 1516, on eut plaisir à l’imaginer comme une île prospère et fleurie par la communauté des hommes sur laquelle veille un sage gouvernement. Imaginer une utopie, la rêver, est une constante atavique et récurrente de l’humanité, au point de tenter pallier son seul fantasme en postulant une utopie concrète et atteignable, comme le montre la délectable compilation du Voyage en utopies par Alberto Manguel. Qui doit être complété par l’essai de Thierry Paquot, titré Utopie et utopistes, à l’occasion duquel l’on doit se demander s’il s’agit de cité radieuse ou de caserne du totalitarisme. Le dernier en date de nos philosophes, quoique certainement pas l’ultime au regard de l’avenir, se nomme Aymeric Caron. Fort ambitieux, son Utopia XXI ne prétend rien moins que d’effectuer une « mise à jour » de l’Utopia de Thomas More, quitte à en amplifier la dimension totalitaire. Reste qu’une indéfectible persistance de la pensée utopique irrigue l’humanité, comme en témoigne le copieux essai de Fredric Jameson : Archéologies du futur, dont le titre joliment paradoxal cache à la fois un entêtement communiste et de riches perspectives science-fictionnelles.
Si l’on excepte l’utopie platonicienne de la République, dans laquelle « nul bien ne sera la propriété privée d’aucun d’entre eux », c’est-à-dire des seuls « gardiens » qui « vivent en communauté[1] », l’utopie nait en 1516 sous la plume de Thomas More : cette île abrite un gouvernement idéal, où le travail est obligatoire, où les richesses sont égales et en commun, donc sans propriété privée ; quoique, devant l’exposé de Raphaël, Thomas More doute fortement des capacités de chacun à fournir un réel travail s’il n’en tire pas un bénéfice personnel. L’on devine qu’individualisme et liberté sont là des vains mots.
Cinq siècles plus tard, Alberto Manguel fait justement de cette Utopia le point nodal et germinatif de son Voyage en utopie, au cours de vingt grands textes, jusqu’au Nutopia de John Lennon et Yoko Onno en 1973. Les uns sont fort connus, restant des indispensables de nos bibliothèques de l’imaginaire politique, les autres sont des découvertes. Même si les résumés et commentaires perspicaces d’Alberto Manguel mériteraient d’être complétés par quelques pages des ouvrages évoqués (mais il faudrait voguer du côté de son anthologie des Voyages imaginaires[2]), voici un ouvrage somptueux, élégamment mis en page, généreusement illustré par les gravures anciennes venus de ces livres parfois rares. En ces pages, « L’Atlantide de Platon inaugure une merveilleuse géographie imaginaire ». Âge d’or, cité d’argent, Lilliput, voire Poudlard, sont à la lisière de l’en-deçà temporel et de l’ailleurs géographique, toujours introuvables, des cosa mentale, des lieux de nulle part : u-topos.
Outre l’absence remarquable de Marx, quoiqu’il n’eût pas réellement dressé de portrait d’un lieu imaginaire où son communisme prendrait ses assises, dans la mesure où il destiné à occuper l’Europe et au-delà, l’on peut s’étonner qu’Alberto Manguel oublie Erewhon[3] (1871) de l’Anglais Samuel Butler, qui présente au-delà des montagnes néo-zélandaises la cité des dix tribus perdus d’Israël, apparemment heureuse, quoique étrangement tyrannique.
Au-delà de Thomas More, et parmi ces mondes qui prétendent souvent cultiver la raison, comme la Nouvelle Atlantide de Francis Bacon (1627) construite autour d’une bibliothèque, l’on trouve cependant un Nouveau monde amoureux fondé sur la liberté sexuelle par Charles Fourier en 1816, une cité ouvrière nommée « Familistère » par André Godin, en 1871, une utopie féminine, Herland, par Charlotte Perkins Gillman[4], en 1915.
Mais de Thomas More à Karl Marx, qu’Alberto Manguel omet à dessein au profit de l’Icarie d’Etienne Cabet, en 1842, en passant Tommaso Campanelle et sa Cité du soleil, en 1623, et par Restif de la Bretonne et sa Découverte australe, en 1781, la dimension communautaire de l’utopie se dément rarement. De même que la révocation de la propriété privée et de l’individualisme, comme chez Robert Owen, en 1837. Seule l’abbaye de Thélème de François Rabelais, en son Gargantua de 1534, semble privilégier la liberté : « Fay ce que vouldras ».
Superbe, l’album d’Alberto Manguel trouve son indispensable complément dans l’essai de Thierry Paquot titré Utopies et utopistes. Il est construit de manière plus thématique qu’historique. Comme de juste, il inaugure son étude avec Thomas More et son « pays du bonheur ». Il s’attache ensuite à montrer combien ce modèle a nourri philosophes et écrivains, combien il est « la matrice des utopies ». Non sans nuancer ce dernier propos en revenant à La République de Platon. Le couple travail et loisir fait l’objet d’une attention prépondérante chez nos utopistes, de façon d’une part à éviter l’aliénation et d’autre part à développer l’individu dans ses plaisirs et ses études. Pour ce faire, si la science et l’industrie sont libératrices, il n’est pas certain que la liberté individuelle y gagne, entre « autonomie et collectivisme ». Autres préoccupations obsessionnelles, éducation, famille et sexualité font l’objet de chastes directions ou de permissivité selon les auteurs. Evidemment, l’utopie étant une vue de l’esprit, elle devra être visible dans l’espace, d’où l’importance considérable du projet architectural. Cité idéale ou radieuse, village communautaire ou prison dorée, elle devient avec Charles Fourrier « familistère » et « phalanstère » : il faut créer un vocabulaire adéquat qui en sera le reflet. Enfin il s’agit de dessiner les liens qui unissent utopie, fantastique, merveilleux et uchronie.
Mais, comme le prouve l’essai d’Aymeric Caron, il n’est pas certain qu’il y ait « désaffection des utopies ». Les régimes totalitaires du XX° siècle, les tyrannies théocratiques et les romans anti-utopiques de Zamiatine, Huxley et Orwell n’ont visiblement pas servi de leçon. Reste à trouver ce qui dans l’utopie permet d’échapper aux absolutismes, aux monopoles, aux collectivismes. Ainsi conclut Thierry Paquot : « L’utopie revient alors à rêver un avenir qui échappe aux puissantes forces de la globalisation du productivisme épaulées par celles du big data et du tout numérique ». Il est à craindre ce faisant que c’est trop facilement oublier la force des idéologies, y compris de celle de la décroissance…
Réveillant de beaux endormis, des auteurs oubliés, l’essayiste informé nous invite à la découverte de Francis Bacon, Fénelon, Denis Diderot, Sébastien Mercier, Robert Owen, Saint-Simon, Charles Fourier, Edward Bellamy, William Morris, pour citer les principaux. Indubitablement, avec Utopies et utopistes, Thierry Paquot fait office de pédagogue en ce manuel qui couvre un large spectre, mot à lire dans ses deux sens : il va du songe iréniste au cauchemar totalitaire, en passant par une rationalité soumise à caution.
Souvenons-nous que Thomas More, écrivant son Utopia en 1516, avait confié le soin de brosser le tableau du bonheur politique au personnage de Raphaël. Vie en commun, vêtements uniformes, travail et loisirs studieux, éducation gratuite pour hommes et femmes, quoique ces dernières soient soumises à leurs maris selon le vœu de Saint-Paul, esclaves seulement pris sur des assaillants pour exécuter les tâches pénibles et sordides, tout parait raisonnable et heureux. À moins que le ver soit dans le fruit. Car Thomas More lui-même objecte enfin : « le pays où l’on établirait la communauté des biens, serait le plus misérable de tous les pays. En effet, comment y fournir aux besoins de la consommation ? Tout le monde y fuira le travail et se reposera du soin de son existence sur l’industrie d’autrui[5] ». Cette définition sans fard du socialisme a le mérite de montrer que Thomas More, loin d’être l’absolu thuriféraire de son Utopie, garde jusqu’à la conclusion son scepticisme : s’il « confesse aisément qu’il y chez les Utopiens une foule de choses que je souhaiterais voir établies dans nos cité », il ne peut « consentir à tout ce qui a été dit par cet homme », en particulier cette « communauté de vie et de biens[6] ».
Il ne semble pas qu’Aymeric Caron, qui se prétend pourtant bien au fait de son modèle, au point d’en emprunter la carte en sa couverture d’Utopia XXI, tienne compte de cette prémisse autocritique du fondateur de l’utopie. Serons-nous aussi bienveillants que lors de son utopie animale et antispéciste[7], en abordant son utopie politique, Utopia XXI ? Car comme dans Antispéciste, où il s’en prend au « consentement à l’inégalité » et au « néolibéralisme », il fait preuve d’une connaissance non négligeable, mais pour le moins biaisée du libéralisme économique et des penseurs libéraux[8]. Car en affirmant que « l’économie libérale ne libère pas », que « le communisme a échoué, le libéralisme également », il méconnait combien nos sociétés et nos libertés sont redevables du libéralisme, politique et économique, qui fait tant défaut aux pays opprimés par les tyrannies politiques et religieuses, par l’absence de droit de propriété et de liberté d’entreprendre.
« Il sera une fois un monde nommé Utopie qui aura pour priorités le bonheur de chacun et la progression morale de l’humanité ». Nul ne peut s’empêcher de souscrire à ce but ; reste à s’accorder sur les moyens et les conditions du bonheur sans omettre les entendus de cette morale. « Les postes de pouvoir seront attribués à des citoyens désintéressés », « un permis de voter sera instauré » ; car il faut « avoir vérifié au préalable la capacité de chacun à émettre un avis pertinent » ! Certes le vote n’est guère un garant de démocratie libérale et éclairée, et les votants loin d’être réellement informés des tenants et des aboutissants d’une vaste question politique, mais pire est cette décision de n’admettre auprès des urnes que ceux bravement nantis d’une pensée politiquement correcte et identique à la doxa. Totalitarisme, vous dis-je !
Rêvons encore : « Le gouvernement sera le garant de la liberté maximale pour chacun », « libres de devenir qui nous sommes, de ne plus subir la loi d’un supérieur incompétent et vicieux »… Si un tel objectif, plus que respectable, doit être poursuivi, c’est hélas méconnaître la nature humaine qui n’est pas meilleure chez les opprimés que chez les oppresseurs.
Il y a quelque chose du libéralisme politique en cette Utopia XXI, par exemple la proposition de souhaiter le moins de lois possibles, mais rien du libéralisme économique, plutôt son contraire. Si la « propriété privée lucrative » est interdite, voici la prémisse d’une absence de liberté de pensée et d’expression, puisque l’on ne peut la développer comme on l’entend, hors d’un « communisme » apparemment raisonnable, informé et omniscient qui gère la distribution des logements, les hôpitaux… Même si Aymeric Caron prend le soin de se distinguer du communisme soviétique, l’on reste méfiant devant son enthousiasme social. En effet il faut craindre un monde où « la publicité commerciale est interdite », où « l’activité économique est planifiée [et] dépend entièrement du gouvernement », même si une « activité économique libre » peut subsister sur un « marché secondaire », ô contradiction, ô retour de la Nouvelle Politique Economique de Lénine, ô boulgui-boulga !
Il est question de famille et de mariage, plus libres, mais aussi d’écologie intégrale, où arguer du « terrorisme » de Monsanto, de son agent orange (certes tueur pendant la guerre du Vietnam), de ses herbicides au glyphosate et de ses OGM, ce qui sent le relativisme scientifique et pèse ridiculement devant la réalité du terrorisme de l’Islam, ici minimisé à la limite du négationnisme, alors qu’il s’agit là d’une intention avérée de tuer. On n’échappera pas aux lourdes diatribes anti-Trump[9], à la haine des « marchés », à l’hyperbole abjecte qui fait du néolibérarisme « un totalitarisme », alors qu’il a le culot éhonté d’affirmer que l’économiste et philosophe libéral Hayek aurait cautionné sa thèse burlesque…
Dans un panier de fruits enchanteurs aux quinze heures de travail par semaine, se cachent les serpents : « la spéculation sera interdite », « dominera le principe de la collaboration, à savoir un échange équilibré entre partenaires ». Qui décidera de cet équilibre, quid de celui à qui répugne la collaboration, pourquoi interdire une spéculation intellectuelle et financière qui permet d’investir, y compris individuellement, vers le plus judicieux et le plus rentable ? « Prospérité sans croissance » (autrement dit sans innovations), « économie collaborative », donc sans individualisme, donc sans liberté !
Certes, notre essayiste politique a lu, outre Thomas More, George Orwell et Hannah Arendt, Locke, Montesquieu et Adam Smith, mais que penser d’une telle mesure : « un gouvernement mondial sera mis en place » ? C’est placer tous ses œufs dans un même panier, supposer que la perfection est une et humaine, préparer le totalitarisme au dépens d’autres contrées où expérimenter d’autres voies…
« La propriété privée sera restreinte », « l’argent sera utilisé en priorité pour des causes humanitaires »… Ignore-t-on ainsi que la source de l’impôt se tarissant faute d’activité économique libre justement récompensée, cette redistribution humanitaire contribuera à l’égalité dans la pauvreté, comme il fut d’usage dans les pays communistes, et comme il n’est pas si loin d’apparaitre en France… Ce qui est contradictoire avec le « chacun pourra choisir l’utilisation de ses impôts », d’autant qu’ « un revenu universel et un salaire minimum seront instaurés »
« Les menteurs seront bannis du débat public », quoiqu’en terme de vérité morale, voire de vérité scientifique, le mensonge devienne en un tel régime le masque de la contradiction et de la pensée hétérodoxe… Sans oublier qu’un « gouvernement des experts » n’empêcherait en rien l’erreur, l’idéologie et la tyrannie aux soins d’un Léviathan prétendument bienveillant, cependant bien coûteux et étouffant.
Piochons une ou deux bêtises parmi cent. Un salaire universel de 2000 euros par mois, mais limité à 10 000 ; on devine la tyrannie et l’inefficacité économique d’une morale fondée sur une justice sociale et une relative égalité qui ne tienne pas compte des potentialités aussi bien paresseuses que laborieuses et créatrices des individus. Ou « l’ère du plein-emploi est définitivement derrière nous. Nous venons d’entrer dans l’ère du vide emploi ». Certes si l’on évite de regarder les réussites de notre proche voisin la Suisse, et de bien d’autres !
Ainsi l’on se fatiguerait inutilement à relever et débouter les incohérences et les contre-vérités de notre utopiste échevelé, sur la fraternité obligatoire, sur la religion des terroristes « qui sont de parfaits ignares en matière religieuse », alors qu’ils appliquent le message génocidaire du Coran, sur « le combat pour la laïcité » qui est « chasse aux différences » ! Passons sur « le quotient de bonheur [qui] remplacera la croissance et le PIB » (on imagine les difficultés de la définition), craignons les principes selon lequel « les naissances seront limitées », ou « la richesse de chaque citoyen sera plafonnée ». Malgré la priorité donnée « à l’éducation et à l’information », pourra-t-on lire et débattre les auteurs et les citoyens aux pensées contraires ? Qu’en sera-t-il alors de cette « désobéissance civile » empruntée à Thoreau et vantée par notre puéril utopiste ?
Si l’utopie animale d’Aymeric Caron n’est au nom du welfarism pas tout à fait inatteignable, quoique un brin négatrice de la chaine alimentaire qui fait des animaux des prédateurs les uns des autres, empêchant totalement l’homme de devoir s’en déprendre, son « Utopia XXI » politique et sociale à la composition brinquebalante, est rapidement aussi brunâtre qu’une plaine martienne, même nantie des lettres d’or d’« Utopia ». Thomas More, fondateur du genre, était moins naïf et plus rigoureux dans sa composition, tout en affectant la même rigueur à ses Utopiens, et surtout plus critique de son système. Il est vrai que toute utopie est un rêve qui ne sera cru que par ceux qui voudront bien être abusés. Aussi il est à craindre que notre utopiste de l’aube du XXI° siècle n’aura guère, selon son vœu pieux, « réhabilité l’utopie ». Malgré ses imperfections nombreuses, la démocratie libérale est encore ce qui permet et promet avec plus de sérieux et de bonheur un réel ferment de libertés.
Pourtant l’on continue à croire en l’utopie. Peut-être est-elle nécessaire, comme le rêve, le désir, peut-être est-elle l’espace d’imaginaire inaliénable pour ceux qu’aucun temps et a fortiori notre temps ne satisfont pas. C’est la position de l’Américain Fredric Jameson, qui s’est déjà signalé par une somme sur le postmodernisme[10]. Avec Archéologies du futur, il creuse le filon de son rejet du capitalisme, coupable, forcément coupable des crises que nous traversons, et récuse l’association de l’utopie avec le totalitarisme. La foi entêtée envers l’idéal d’un communisme qui n’a existé que dans les rêves est indéfectiblement pérenne, alors que le Manifeste de Karl Marx s’achève sur des propositions totalitaires[11]. De plus l’essayiste prétend que le capitalisme « défait inlassablement toutes les avancées sociales », alors que, même s’il ne faut pas nier un rôle positif des organisations syndicales, c’est ce capitalisme, surtout s’il est libéral, qui les a permises. Comme le besoin de transcendance, celui d’utopie est une constante de l’esprit humain, tant il s’agit de caresser le rêve ou d’être fouaillé par la libido dominandi, cette nécessité de dominer autrui, soit la pulsion totalitaire.
Fredric Jameson n’ignore ni Thomas More, ni « le principe d’espérance » de Marc Bloch, non sans esprit philosophique et critique. En un mot la culture utopique déployée dans tout son fort ouvrage est considérable, nanti de force citations et notes, même si l’argumentation semble parfois sinueuse, erratique. Sans cesse la glu du socialisme et du collectivisme, du communisme le plus radical et farouchement opposé à la propriété privée, à la suite de Tchernychevski et de Lénine[12], imprègne de manière obsessionnelle son discours.
Il y a cependant dans l’ouvrage ambitieux de Fredric Jameson d’originales perspectives science-fictionnelles qu’il ne faudrait pas écarter d’un revers de main. Les utopies de William Morris, proche du luddisme, les « écotopies » d’Ernst Callenbach et d’Ursula Le Guin, nettement moins dystopiques, jalonnent sa pensée, puisqu’il a bien compris l’apport de la science-fiction à la problématique utopiste. Une foule de rapprochements étonnants émaille la réflexion de l’essayiste, comme lorsqu’il assimile « l’élan utopique » à des « satisfactions esthétiques », telle celle d’Odette Swann, chez Marcel Proust, dont les robes recèlent des détails exquis.
L’essayiste revisitant en connaisseur les classiques de la science-fiction, tels Philip K. Dick, Brian Aldiss ou Van Vogt (mais il y manque un index), il nous fait heureusement découvrir des sommes moins usitées, telle cette trilogie de Kim Stanley Robinson, Red Mars, Green Mars, Blue Mars[13] (aux couleurs politiquement symboliques) dans laquelle la terraformation de la planète s’accompagne d’une ossature historique et politique, au service d’une « communauté biotique », dont la première présidente et ingénieure porte le nom de « Chernechevsky, rappelant l’inspirateur russe du bolchevisme le plus violent et totalitaire, et où ne manquent pas les dissidents. Cette « postcolonialité » anticapitaliste est fort loin de « l’universalité marchande qui imprègne les Etats-Unis ». Nous serons cependant touchés, comme Fredric Jameson, par « sa capacité à imaginer des œuvres d’art proprement utopiques », telle la ville de « Médusa » ou « l’Eolie », construite à « Noctus Labyrinthus », dont la musicalité est quasi-aléatoire.
Si l’utopie a un lointain passé splendide et illusoire, un passé plus proche dont le basculement dans la dystopie ne fait plus de doute, son présent et son avenir restent attachés à une perspective tyrannique, désirée, consentie par leurs propagandistes pour lesquels la propriété privée et le libéralisme sont des épouvantails honnis. À moins que de douces utopies, comme celle d’Ecotopia d’Ernst Callenbach[14] puissent nous laisser espérer l’accord de l’humanité, de la science et de la nature, sans attenter, espérons-le, à la liberté.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Platon : La République, IV, 416 d, e, Œuvres complètes, Flammarion, 2008, p 1580.
[2] Alberto Manguel : Voyages imaginaires, Bouquins, Robert Laffont, 2016.
[3] Samuel Butler : Erewhon, L’Imaginaire Gallimard, 1981.
[5] Thomas More : L’Utopie, Nouvel Office d’Edition, 1965, p 70.
[6] Thomas More : L’Utopie, ibidem, p 182 et 183.
[10] Fredric Jameson : Le Postmodernisme et la logique culturelle du capitalisme tardif, Beaux-Arts de Paris éditions, 211.
[13] Kim Stanley Robinson, Mars la rouge, Mars la verte, Mars la bleue, Pocket, 2003.
[14] Voir : Ecofictions et écotopies
Photo : T. Guinhut.