Charles Nodier : Le Bibliomane, à Passage, non paginé, 1985.
Nicolas Malais : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920),
Cabinet Chaptal, 448 p, 35 €.
Peter Read : Apollinaire. Lettres, Calligrammes et Manuscrits,
Textuel / BNF, 264 p, 55 €.
Umberto Eco : La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia,
Bompiani, 240 p, 11,90 €.
Mania est en grec la folie. On imagine alors un bibliomane, hâve, les reins courbés sur ses reliures fétiches, ses manuscrits abscons, ses papiers crasseux, plongé dans une maladive extase, une addiction dommageable. Quoique ne manquant pas de donner une hilarante satire du bibliomane, Charles Nodier appartient à la plus noble espèce du bibliophile, il en est l’un des maîtres, voire des pères. Nous n’oublierons pas que sa passion favorite contribue à son écriture, comme il arrivera à nombre d’écrivains du XIX° et du XX° siècle, au point que Nicolas Malais ait pu consacrer à de telles relations un bel essai : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920). Reste que notre contemporain est loin d’être insensible à cet art et amour du livre, ce dont témoigne la parution d’un volume consacré aux Lettres, Calligrammes et Manuscrits d’Apollinaire, mais aussi notre regretté Umberto Eco, avec La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia, en une étonnante et rassurante continuité.
Folie en effet que celle de Théodore, LeBibliomane de Charles Nodier (1779-1844), dont les habits ont « des poches in quarto », dont les cauchemars voient de « funestes ciseaux [qui] mordaient d’un pouce et demi sur les marges de [ses] aldes[1]brochés ». Bientôt il est atteint de « monomanie du maroquin, ou de typhus des bibliomanes ». Nostalgique des temps d’abondance, il ne voit plus sur les quais de la Seine que « littérature bien digne en effet de l’encre de charbon et du papier de bouillie ». Plongé dans l’adulation du passé ancien, comme bien de nos thuriféraires du « C’était mieux avant », il brocarde haineusement le présent : « Comme si la France avait eu de la poésie depuis Ronsard et de la prose depuis Montaigne ». Obsédé par la perfection des livres introuvables et vendus à sa barbe, il se voit ainsi diagnostiqué par le narrateur du Bibliomane : « Le cher homme avait poussé trop loin dans les livres la vaine étude de la lettre, pour prendre le temps de s’attacher l’esprit ». Il mourra d’un accès d’« un tiers de ligne » en moins dans son Virgile de 1676 bousillé par le relieur ! Ainsi le bibliomane, chagriné par une insatiable obsession du livre le plus ancien, le plus parfait dans son authenticité originale, ne lit qu’à peine et furieusement hait les modernes.
C’est en 1652 que le néologisme « bibliomanie » fut inventé par le médecin et écrivain français Gui Patin (1601-1672), dans une lettre adressée à Charles Spon, également médecin à Lyon : « Vous avez assez d’autres peines et corvées de moy, sans qu’il soit besoin que vous vuidiez votre bourse pour mes fantaisies et ma capricieuse bibliomanie. » Ensuite vint l’Oratio de bibliomania, publié à Utrecht par A. van Megen, en 1739, sous la plume de Johann Frederik Reitz (1695-1778). A-t-on cru qu’il s’agissait d’une pathologie si grave, d’une passion si destructrice, comme s’en amuse Charles Nodier ? Le véritable bibliophile est un doux bibliomane, s’il reste un lecteur lettré.
Au début du XXème siècle, Aldous Huxley déplorait une bibliophilie devenue vulgaire mode. Pour cette « manie furieuse » il n’a pas le moins du monde sympathie ni indulgence : « sa norme de valeur me parait fausse ». Qu’importent les trop nombreux exemplaires numérotés sur papier plus ou moins précieux, si le texte est fautif. De plus « personne ne peut prétendre que Vénus et Adonis soit plus délectable quand on le lit dans un exemplaire à quinze mille livres que quand on le lit dans un exemplaire qui a coûté un shilling». Huxley va jusqu’à s’indigner que l’on puisse « avilir un livre au point d’en faire un coûteux objet de luxe[2] » !
Au risque de déplaire à l’auteur du Meilleur des mondes[3], nous le prétendons : l’édition originale, l’exemplaire bellement illustré et relié est fort délectable, car chargé du poids de l’Histoire, imprégné de l’époque qui l’a vu naître, des mains qui l’ont fait, voire de la main de l’auteur… De surcroît il faut craindre chez notre maître de l’anti-utopie un dommageable préjugé envers l’argent et le luxe, qui n’empêchent par ailleurs en rien d’acquérir et d’apprécier son œuvre en livre de poche. Sans compter que l’on peut se construire une jolie bibliothèque, y compris fournie en livres anciens, avec un budget assez modeste, mais non sans goût esthétique ni culture…
Plus efficace est donc la satire nodienne, plus incisive, quoiqu’avec la secrète tendresse de l’auto-ironie. Charles Nodier n’était-il pas lui-même un grand bibliophile ? On guette en effet dans les plus prestigieuses ventes aux enchères les rares exemplaires portant son bel ex libris. « La bibliophilie est codifié au début du XIXème siècle sous l’impulsion d’un écrivain comme Nodier et de bibliographes comme Jacques-Charles Brunet et Gabriel Peignot », nous confie Nicolas Malais dans son essai aussi touffu que délicieux et érudit : Bibliophilie et création littéraire (1830-1920).
Truffé de vignettes en couleurs (quoique souvent trop exigües) présentant de rares pages de titres, typographies, gravures et reliures, le volume frappe par la beauté de son papier verger, l’abondance informé du texte, la précision des notes. Seules la couverture, d’une claire sobriété minimaliste, et l’absence de cahiers cousus, mais collés (sacrifie-t-on à la modicité de la facture), peuvent un tantinet froisser le bibliophile exigeant. Restent la générosité documentaire, et last but not least, l’originalité et la pertinence de la thèse, de l’angle d’étude : les écrivains se nourrissent de la bibliophilie quand la bibliophilie se nourrit de leurs chefs-d’œuvre et autres curiosités mineures.
Pensons d’abord à Charles Nodier, par ailleurs bibliothécaire, puisqu’en vénérant Le Songe de Poliphile, il commit un charmant récit de quête bouquinistique et intellectuelle : Franciscus Columna[4], que -amusant vocable- « Les Bibliolâtres de France » rééditèrent en une belle plaquette illustrée de quelques-unes des gravures juxtaposées des premières éditions italienne (1499) et française (1546), en 1949. Mais, Charles Nodier, par ailleurs auteur de Contes fantastique, comme « Smarra ou les démons de la nuit », qu’une étonnante gravure de Tony Johannot illustra en 1845[5], est bien plus qu’un collectionneur de livres rares. Car, selon Joseph Techener, « chacun des bijoux qu’il avait jugé digne de figurer dans ses rayons était un trésor nouveau et devenait pour lui l’occasion de réflexions délicates, originales et philosophiques ». Son récit de voyage sur La seine et ses bords fut en 1836 illustré de vignettes par Marville et Foussereau. Son Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux datait de 1830, illustrée par Tony Johannot, non sans que le « facétieux » Nodier y flirte avec la « poésie typographique » et le pastiche de l’école rabelaisienne, « tour à tour fantastique, grotesque, romantique ».
Qu’ils s’appellent Stéphane Mallarmé -illustré par Manet- Marcel Schwob ou Rémy de Gourmont, ils savent allier amour et quête du livre ancien avec une contemporaine invention littéraire, a fortiori avec la conception de plaquettes et autres in-octavo aux graphismes typographiques et illustrations impeccables et innovants. Sans oublier les travaux imaginatifs et raffinés des relieurs. Le poète José Maria de Heredia notait alors : « Les livres sont comme des êtres vivants, vêtus de peau, ils frémissent sous la caresse ». Quant au potache Alfred Jarry, il n’en est pas moins conscient des enjeux de la publication : « L’édition originale d’Ubu roi est marquée par la conscience parfaite de toutes les étapes de la création matérielle de l’ouvrage par l’écrivain : choix de la typographie, page de titre travaillée, illustration par ses soins, mise en page surveillée, choix de la justification et des étapes du livre ».
Avec succès, Nicolas Malais a « tenté d’approcher, de Charles Nodier à Blaise Cendrars, les constantes d’une poétique bibliophile ». C’est en effet par la Prose du Transsibérien que se referme cet essai, érudit et sensuel, par son édition originale de 1913 sous la forme d’un vaste dépliant, illustrant les 445 vers « composés typographiquement en dix corps de caractères et de couleurs différents, illustré de tout son long par Sonia Delaunay ». Ainsi des objets bibliophiliques si dissemblables, depuis le cœur du romantisme jusqu’au monde nouveau de 1913, où se croisèrent également Stravinski et Picasso, depuis la passion nodienne pour les incunables et les poètes du XVIème, en passant par les frontispices de Félicien Rops, témoignent de l’explosion de la créativité d’un univers du livre en pleine efflorescence.
Il n’est alors pas impossible que cette exceptionnelle édition d’une thèse de doctorat, soit à conserver aux côtés d’un ouvrage aujourd’hui fort recherché, en ses deux tomes sous coffret : le Manuel de bibliophilie de Christian Galantaris[6].
Nicolas Malais n’oublie pas de mentionner Apollinaire, pour lequel « Le Songe de Poliphile [sut] marquer son esthétique, du Bestiaire d’Orphée aux Calligrammes. Les rencontres fortuites de l’édition voient paraître conjointement l’impressionnant volume compilé par Peter Read, dont le nom est si éloquent, aux Lettres, Calligrammes et Manuscrits du poète d’Alcools. Une myriade de documents irremplaçables constelle ce catalogue. Que diriez-vous d’une carte postale bleutée, sur laquelle Apollinaire a calligraphié les quatrains de « Spectacle » et de « Saltimbanques », à l’adresse de Picasso, « artiste-peintre » ? Ces archives de la création permettent de s’immerger dans le bouillonnement intellectuel de l’« Orphée de « L’Esprit Nouveau », ce mouvement poétique contemporain du cubisme. Ebauches, brouillons, biffures, ajouts, épreuves corrigées, lettres, poèmes adolescents depuis ses quatorze ans (en 1895), premières versions parfois inédites, comme celle de « Zone », ébouriffante clef de voûte du modernisme, accompagnent le premier des Calligrammes, « Lettre-Océan », jamais vu jusque-là et calligraphié avec un collage ; ce que leur inventeur qualifiait joliment d’ « idéogrammes lyriques ». Sans compter l’émouvant calligramme en forme de « Croix de guerre », à l’occasion de la médaille qui lui fut décernée en 1917 parmi les tranchées. On sait qu’avant de mourir en 1918 de la grippe espagnole, le poète vit son front frappé par un éclat d’obus : « Une étoile de sang me couronne à jamais », écrit-il dans « Tristesse d’une étoile[7] ».
Spécialiste d’Apollinaire, Peter Read est un universitaire anglais, éminemment francophile. Après avoir travaillé sur sa relation à Picasso, puis sur sa correspondance, il nous offre une boite aux trésors où fouiller avec bonheur pour se retrouver en toute intimité avec l’opiniâtre créativité de l’auteur de « La Chanson du mal aimé » et des Poèmes à Lou. Il semblerait que le mot « manuscriphile » n’existe pas, pourtant il serait bien digne de Peter Read. Faut-il imaginer ce néologisme pour le différencier du bibliophile, quoique ce dernier ne dédaigne pas -au contraire !- d’insérer dans une reliure précieuse la trace manuscrite de l’auteur ainsi magnifié… Il semble cependant qu’à certains égards deux cohortes de collectionneurs peuvent arguer des avantages de leur passion : les uns préféreront le feuillet, fût-il d’apparence banale, recouvert par la graphie unique de l’écrivain, du politique, du scientifique, irremplaçable témoignage de la main de l’esprit. Les autres préféreront l’ensemble polymorphe que forme le livre, typographie, illustration, reliure, voire ex-libris, là encore relique d’une époque, des mains qui l’ont façonné, des tourments et des pensées qui l’agitent pour longtemps…
Un fameux bibliophile, nous quitta récemment, rejoignant le bucher de son Nom de la rose, où brula le manuscrit de Poétique d’Aristote consacré à la comédie et aux pouvoirs du rire[8]. Entre autres merveilles, il possédait un exemplaire de ce fabuleux incunable de 1499 : Le Songe de Poliphile. On ne s’étonnera pas qu’il soit allé jusqu’à consacrer un livre à la plus pacifique des passions, hélas chez nous pas encore traduit : La Memoria vegetale e altre scritti di bibliofilia. Il s’agit d’une petite vingtaine d’essais et articles, consacrée à la « mémoire végétale », qui est notre réelle mémoire, notre Histoire, notre culture, assise sur le papier, voire le parchemin ou le papyrus. On y trouve, pêle-mêle, Les Très riches heures du Duc de Berry, les opus historiques, scientifiques et abracadabrants d’Athanasius Kircher, les prétendants au nom de Shakespeare… Mais aussi le « Monologue intérieur d’un e-book », qui, un brin amer, constate que « la vie d’un livre papier est si belle, parce qu’il passe sa vie concentrée sur le monde de son propre texte ». Animé par la prosopopée qui le fait parler, hanté par les personnages de la littérature mondiale, l’e-book défend sa « mémoire supérieure [9]», mais il a bien conscience que, dépourvu d’alimentation électrique, il n’est plus rien.
Dans la tradition de Charles Nodier, Umberto Eco distingue bibliomanie et bibliophile ; ce en s’appuyant sur l’improbable découverte d’un exemplaire, celé jusque-là, de la « Bible à 42 lignes de Gutenberg » : « Un bibliomane garderait secrètement pour lui seul son exemplaire […] Un bibliophile voudrait que tous voient cette merveille[10] ». Egoïsme, avarice et ladrerie affligent le maniaque, alors que générosité, partage animent le bibliophile. À l’indispensable réserve que ce dernier, néanmoins, doit fuir comme la peste le « biblioclaste fondamentaliste [qui] ne hait pas les livres comme objet [mais] craint le contenu et ne veut pas que les autres le lisent[11] ». Refuge ultime de la beauté et de la connaissance, la bibliophilie est tout autant un refuge contre la vulgarité et la violence de la rue, de la foule, que contre les tyrannies de toute arme et de toute barbe…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.