Speicher Durlaßboden, Gerlos, Tyrol, Österreich. Photo : T. Guinhut.
Les paysages romantiques de l’âme.
Adalbert Stifter : L'Arrière-saison,
Dans la forêt de Bavière, Le Cachet,
Descendances.
Adalbert Stifter : L’Arrière-saison,
traduit de l’allemand (Autriche) par Martine Keyser, Gallimard, 2000, 658 p, 26 €.
Adalbert Stifter : Dans la forêt de Bavière,
traduit par Yves Wattenberg, Premières Pierres, 2010, 72 p, 11,50 €.
Adalbert Stifter : Le Cachet, traduit par Sybille Muller, Circé, 2012, 120 p, 10 €.
Adalbert Stifter : Descendances,
traduit par Jean-Yves Masson, Cambourakis, 2018, 220 p, 10 €.
Qu’il s’agisse de topographie ou de psychologie, de randonnée ou d’aventure amoureuse, il faut s’attendre chez Stifter à une écriture lente, méticuleuse. La description des paysages est indubitablement un des points forts de ce romancier autrichien (1805-1868) admiré par Nietzsche, lecteur fort exigeant, qui le sacrait « plus grand prosateur de la langue allemande du XIX° siècle ». Au crépuscule du romantisme allemand, il fut également un peintre de nature, dans la continuité de Caspar-David Friedrich. L’Arrière-saison est son plus vaste roman d’apprentissage, à la poursuite d’un idéal intellectuel, esthétique, moral et amoureux, enfin atteint. De plus brefs romans et nouvelles se partagent entre le genre très allemand du roman d’apprentissage, à la suite de Goethe, et de l’hommage à la peinture.
La recherche d’un « bonheur supérieur » est la philosophie de L’Arrière-saison, dont le titre, Nachsommer serait plutôt L’Eté de la Saint-Martin, soit une maturité heureuse. Rarement une lecture sait-elle dégager un tel sentiment de sérénité et de justesse. À juste titre, il fut en 1857 salué comme le roman d’apprentissage autrichien digne du Wilhelm Meister de Goethe, certes plus inquiet. C’est à la première personne qu’un narrateur qui ne se nomme pas raconte sa famille et son enfance choyées. Et plus précisément son éducation au milieu des précepteurs, des objets d’art paternels, sa gestion du patrimoine. Peu à peu, selon un programme judicieux, il se fait autodidacte, dans les sciences surtout. Non sans explorer le monde qui l’entoure, observer les travaux des artisans, des industriels, des paysans, selon un programme encyclopédique. La nature, la botanique, les paysages montagneux sont également parcourus avec attention et ferveur : « le grand tout sublime qui s’offre à nos regards quand nous voyageons de cime en cime ». Au point qu’il lui faille rendre compte de toute cette richesse, de toute cette beauté par le dessin et la peinture qui permettent d’exalter « les formes plastique de la terre ».
Où sont donc les péripéties, les rencontres, l’amour, en ce roman où il ne se passe presque rien ? C’est lors d’un orage que notre personnage, auquel il est plaisant de s’identifier - ce qui permet de s’élever -, trouve refuge dans une maison étonnante. Vaste et splendide, entourée d’un jardin de roses, elle est la demeure parfaite, conçue comme une œuvre d’art, dans laquelle son propriétaire, le baron de Risach, fait preuve d’une vaste culture. Invité à y séjourner, à revenir, après un hiver chez lui et un intermède opératique à Vienne, notre héros côtoie non seulement une vieille dame adorable, Mathilde, mais aussi sa fille Nathalie, dont le visage ressemble à une figure gravée sur une pierre ancienne. L’on devine que l’amour nait entre nos deux jeunes gens : il est conté d’une manière aussi élégante qu’émouvante. S’ensuit un vaste récit emboité, dans lequel Risach raconte son amour contrarié pour Mathilde, sa pauvreté initiale, ses études universitaires et son ascension aux plus hauts postes de l’Etat impérial. De longues années plus tard, après le veuvage de Mathilde, une intense amitié les a réunis. Le consentement donné aux tourtereaux peut éclairer encore plus leur bonheur.
L’intrigue semble extrêmement simple en ce roman à la beauté envoûtante. Mais, si les personnages peuvent sembler trop parfaits, tout est dans l’atmosphère de culture, de beauté, de vertu, sans la moindre niaiserie. Les descriptions paysagères, lors des voyages à pied (le wanderung allemand), la contemplation des lacs et des glaciers, la récolte des spécimens botaniques et géologiques (comme les marbres collectionnés), les conversations didactiques sur l’art des jardins, sur l’agriculture, sur la restauration des œuvres d’art, en particulier la sculpture antique, sont de nature pédagogique (Stifter fut inspecteur des écoles), sont lentes et méticuleuses. La vie sociale est aristocratique et harmonieuse, mais avec des liens courtois avec les petites gens, pétris de respect, de sens du devoir et de distinction paysanne. L’on visite des demeures aux riches collections, où les meubles sont « conçus selon des pensées fort belles ». Il s’agit avant tout d’ériger un idéal, dans le cadre d’un romantisme qui n’est pas celui de la passion dévastatrice, mais d’une éducation poétique et philosophique à la vie bonne. Où l’on mesure combien le romantisme allemand est dans la continuité de la philosophie des Lumières.
Ce court récit autobiographique, intitulé Dans la forêt de Bavière, est celui d’un isolement au cœur d’une zone montagneuse et boisée de la lisière de l’Allemagne et de la Bohême. Pour imprimer sur la rétine de son lecteur une vision aussi exacte qu’exaltante des lieux, Stifter a un talent rare. Le plus vaste panorama, ainsi que les détails les plus précis, sont mis à contribution, avec un lyrisme parfois mesuré, parfois exalté, toujours efficace : « Si d’une vue alpestre magnifique, on dit qu’elle est un poème lyrique plein de feu, la simplicité de cette forêt en fait un poème épique tempéré». Mais une tempête de neige violente et tenace l’emprisonne dans sa maison forestière, alors qu’il reste inquiet de l’état de santé de son épouse à Linz. Plusieurs jours d’ « effroyable blancheur », de « vision teintée d’épouvante et de sublime grandeur», l’emmurent sans pouvoir quitter cette apocalypse neigeuse. Le voyage de retour, entre traîneau et raquettes, malgré de serviables paysans, sera éprouvant. Il s’en suivra « un ébranlement nerveux », avant qu’il puisse écrire ce récit, dernier parmi ses proses publiées. Ce malaise était-il un présage de sa maladie, de son suicide, deux ans plus tard ? Finalement l’idylle montagnarde qui se change en drame n’est pas sans cacher de secrètes et lourdes angoisses intérieures.
Ce bel hommage à la puissance inquiétante de la nature et à la pureté dangereuse de la neige est publié chez un éditeur décidément cohérent qui pose ses « premières pierres ». Tous ses livres inventorient avec poésie le pittoresque naturel, dans le cadre d’une esthétique environnementaliste à la fois romantique et parfaitement d’aujourd’hui. Ce dont témoigne le Voyage à l’île de Rügen. Sur les traces de C. D. Friedrich, par le peintre et écrivain romantique allemand Carl Gustav Carus[1](1789-1869). Dans lequel l’on découvre, outre « l’étrange impression d’une nature primordiale intacte » et le « complet abandon à ses pensées et ses sentiments », les « abruptes falaises crayeuses » au-dessus de la mer Baltique, qui furent magnifiées par le pinceau de Friedrich.
À peine moins bref, et cependant si intense est Le Cachet. Descendu des montagnes paternelles, un jeune homme blond descend à Vienne. Pour y parfaire son éducation, en particulier militaire, en attente du soulèvement européen contre la tyrannie napoléonienne. Guidé par ses principes de droiture hérités de son père, il mène une existence solitaire, hors quelque camarade. Lorsqu’un jeune visage, « à travers les amples plis noirs », parait lui faire « connaître la quintessence de toute chose ». Une série de rendez-vous pudiques à heures fixes dans la maison parmi les tilleuls lui révèle la justesse de l’amour. Mais pourquoi livre-t-elle si peu de sa vie ? Pourquoi cette maison parait-elle si peu authentique ? Il doute, omet de revenir quelques jours, avant que la maison soit mystérieusement vidée, avant qu’il parte enfin pour réaliser son idéal de souveraineté nationale en faisant campagne contre les armées françaises. Plusieurs années plus tard, l’épilogue nous apprendra le secret de celle qui avait été mariée à un vieux brutal, qui attendait de pouvoir réaliser son rêve. Nous ne révélerons pas au lecteur comment réagit le toujours amoureux fidèle à la devise du cachet paternel qui prône le respect absolu de l’honneur : « Servandus tantummodo honos ». Est-il possible de trop obéir à l’honneur et à la vertu ?
Ce récit, pudique, profondément émouvant, est lui aussi caractéristique de l’art de Stitfer. Une nostalgie des sentiments purs taraude les personnages, en un romantisme sensible et déchirant. Peut-être le jeune homme blond est-il un alter ego tardif de la Princesse de Clèves. Peut-être la jeune femme est-elle la véritable héroïne, en une sorte de féminisme précoce, plaidant pour la vérité de la passion tendre contre le fer injuste des conventions. La métaphore du flocon de neige qui devient avalanche est alors signifiante. Il y a bien une sorte de connivence entre les splendides paysages montagnards et les cœurs des personnages…
« Ainsi donc, me voici devenu, de manière imprévue, peintre de paysage. C’est épouvantable ». Ainsi commence Descendances. Après une terrible, assassine, critique de la banalisation de la peinture de paysage, autrement dit son kitsch, le narrateur (Stifter lui-même ?) forme l’ambition de « peindre de telle façon qu’on ne puisse plus faire la différence entre le Daschtein en peinture et le vrai ». Le Daschtein étant évidemment une chaîne calcaire du nord de l’Autriche. La quête est acharnée autant qu’impossible, autant technique qu’esthétique et métaphysique. Notre homme aux pinceaux passionnés veut également rendre hommage à un marais avant son assèchement, sa disparition. Comme un Monet avant l’heure, il tient à peindre son modèle à chacune des lumières de la journée. Probablement est-ce là un reflet de la boulimie visuelle et créatrice du romancier qui fut un excellent peintre avant de devenir écrivain. Mais le motif pictural ne saurait épuiser la richesse de ce roman.
Friedrich Roderer rencontre alors son homonyme, peut-être son double ; cependant il s’agit de l’assécheur de marais. Ce dernier, le vieux et riche Roderer, fut autrefois un amoureux de la poésie. Les mystères des « descendances », pour reprendre le titre, entre les différents Roderer, fascinent Friedrich qui ne peut que tomber amoureux de la fille de son ainé, histoire d’amour soudain du plus fulgurant romantisme. Mais l’obstination, le destin étrange de l’artiste permettent-ils que l’on épouse son amoureuse, que l’on coule une vie sans folie dans le confort Biedermeier ? Ou faut-il écarter et décevoir l’art, se ranger, pour accomplir quelque chose qui « ne sera ni petit, ni bas, ni insignifiant » ? Accomplir quoi, finalement ? Ce beau roman ne le dit pas, laissant l’expectative, voire la réponse, à qui voudra bien. Même si le mariage et une grande joie, ce renoncement n’est sans mélancolie dans la bouche du lecteur.
Dans Le Condor[2], première nouvelle publiée par Stifter, le peintre choisit la carrière risquée de l’artiste plutôt que l’amour. Pourtant l’héroïne trouve le courage de s’élever au-dessus des Alpes matinales en ballon. Courage cependant insuffisant puisqu’elle s’évanouit en altitude. Comme si le sexe féminin n’avait pas encore, en 1841, le droit de monter aussi haut que les hommes, y compris dans la quête de l’idéal. La vigueur, la couleur de tels récits étonnent et charment, non sans qu’ils permettent de figurer les plus hautes aspirations humaines, y compris contrariées.
Les paysages de Stifter sont aussi ceux de l’âme (car bien romantique est la croyance en celle-ci) , comme lorsque, dans Les Cartons de mon arrière-grand-père[3], il décrit successivement les saisons, dont un somptueux hiver autrichien, dans le cadre d’un roman de formation, entre ascèse de l’écriture et amour perdu, cependant retrouvé. De même, dans Cristal de roche[4], des enfants passent la nuit de Noël dans une grotte de glace aux lumières sidérales ; ce qui n’est pas sans faire penser au roman, un siècle plus tard, de Tarjei Vesaas : Palais de glace[5]. La fascination de la blancheur irrigue le romancier d’une manière à la fois naturelle, mystique et sépulcrale. Bien que raisonnablement séduit par les convenances et le confort bourgeois, Adalbert Stifter était un romantique impénitent qu’une nature solaire et sauvage transportait de bonheur et d’inquiétude métaphysique. En se tranchant la gorge avec son rasoir en 1868, il rendit en effet son âme aux paysages qu’il aimait tant. Et dont il nous a rendu l’essence dans L’Arrière-saison, son roman parfait roman d’éducation philosophique et de paix esthétique, en ce sens à la croisée du classicisme et du romantisme.
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Merci, Anne V. de votre attention. En vous souhaitant de nouvelles lectures aussi riches et apaisantes...<br />
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Présentation
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.