Ingeborg Bachmann Paul Celan : Le Temps du cœur, Correspondance,
traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, Seuil, 464 p, 30 €.
Ingeborg Bachmann : Journal de guerre,
traduit par Françoise Rétif, Actes Sud, 128 p, 16 €.
Pourquoi publier la fragile correspondance, absolument intime, de deux écrivains ? Est-ce voyeurisme obscène que de chercher à surprendre leurs secrets, mais aussi la trace créatrice de leurs amours dans leurs œuvres… Pourtant, combien émouvants, exaltants peuvent être les échanges poétiques, amoureux et épistolaires de deux grands poètes ! Même aussi lacunaires, marqués d’angoisses… Derrière les poèmes indépassables, qu’il s’agisse de la poignante « Invocation à la grande ourse[1] » d’Ingeborg Bachmann (1926-1973) ou de la saisissante évocation d’Auschwitz, cette « Fugue de mort[2]», de Paul Celan (1920-1970), il n’est pas inutile d’aller soulever le voile des lettres et des journaux pour tenter d’approcher des personnalités rocailleuses et fragiles à la fois.
Il faut imaginer la distance irréductible qui éloigne l’Autrichienne dont le père s’inscrivit au parti nazi avant qu’Hitler soit élu et le Juif du nord de la Roumanie dont les parents périrent dans les camps… Pourtant, seuls la langue allemande, leur inquiète furia poétique et l’amour -excusez du peu- les réunirent. Leur correspondance, passionnée, trouée de longs silences, ne peut qu’en partie permettre de reconstituer le récit de leur liaison, des corps, lyrique et spirituelle, et bien sûr de la savante alchimie des vers qui se répondent. Mais, y compris dans la tension des silences et des non-dits, une vibration passe, au-delà même, parmi dix-neuf ans d’échanges, du mariage de l’un avec Gisèle Lestrange[3] et des quatre ans de vie commune de l’autre avec Max Frish. L’une se met au service de la publication de l’œuvre de son alter égo, l’autre est d’abord plein d’attentions, d’attentes. Hélas, le langage qui les réunit les éloigne avec la même insistance : malentendus, incommunicabilité, incapacité expressive, mutisme révolté, guerre contre les mots et leur brisure intime entre dire et ne pas être, tout cela creuse une fosse temporelle, psychique et affective difficile à combler. Sans compter des personnalités difficiles, dépressives parfois, au point que Celan finit par se jeter dans la Seine en 1970, que Bachmann brûla dans son lit d’hôtel dans des circonstances restées mystérieuses. L’un périt par l’eau, l’autre par le feu…
A tous deux, il leur faut laver les mots allemands du nazisme, à elle de les décaper de la prise de pouvoir de la masculinité. Sans empêcher que la dimension métaphysique de leurs vers soit époustouflante. De plus leurs lyrismes se sont entre-nourris, au particulier autour de la thématique de l’obscur et de l’orphisme. Mais, s’ils se dédient longtemps des textes, la fêlure entre la poésie et l’amour se fait de plus en plus vive, les métaphores minérales et géologiques abondent chez Celan, les pierres ne fleurissent plus : « nous nous aimons comme pavot et mémoire (…) Il est temps que la pierre veuille fleurir[4]», disait-il en 1948… Ingeborg semble croire en la capacité du désir à rapprocher les êtres, Paul est trop vite écartelé entre la béance de son moi et l’autre. Leur échange est tissé pour elle de « Je t’aime et je ne veux pas t’aimer. C’est trop et trop dur. » Et des « nombreuses étreintes que tu ne peux pas accueillir » (p 43). Lui est plus réticent, empêché par lui-même, par la parole ; il lui redemande sa bague. Devant la déception, il demande pardon, se défausse : « les mots risquent de se figer » (p 53). Dans les années cinquante, s’il ne reste qu’ « amitié » (p 61), elle est sans cesse au service de sa carrière poétique ; pourtant, marié avec Gisèle Lestrange, il répond à peine. Il doute : « A quoi bon celui qui a fait entrer sa vie dans l’écriture » (p 144). Ou se fait exigence, lui offrant des textes intenses : « Les deux parlent avec la culpabilité de l’amour » (p 84). Cette relation bouleversante et distendue semble alors résonner au loin, sinon au centre, de maints de leurs poèmes : « tu étais, quand je t’ai rencontrée, les deux pour moi : le sensuel et le spirituel. C’est à jamais inséparable, Ingeborg. Pense à « In Ägypten ». Chaque fois que je le lis, je te vois entrer dans ce poème » (p 88). Plus tard, elle épouse Max Frish avec qui Paul peut devenir ami. Ils échangent leurs livres, leurs projets et traductions, ils s’offusquent du « manquement politique » d’Heidegger (p 149), et de l’immonde accusation de « maître plagiaire » (p 181) infligée par Claire Goll. Pourtant, ils restent jusqu’en 1961 conscients de leurs difficultés : « avec toutes ces blessures que nous sommes infligées » (p 162). Les appels épistolaires se raréfient dans les années soixante, alors que Paul devient violent envers son épouse, avant de confier ses tourments à la Seine. Dans une stupéfiante lettre non envoyée, Ingeborg dresse un réquisitoire : « Tu veux être la victime, mais il dépend de toi de ne pas l’être » (p191). A ces documents capitaux, complétés par un riche appareil de notes, s’ajoutent les lettres complétant le quatuor, avec Max Frish, avec Gisèle. Ainsi le sentiment de voyeurisme devant les cassures des couples voisine en nous avec une intime connaissance des ressorts d’un lyrisme entravé dans l’œuvre poétique…
La poésie intimidante, complexe, et néanmoins d’un intellect infiniment sensuel, de Paul Celan, est une sorte de Minotaure au fond du labyrinthe de tout accomplissement poétique contemporain. Lapidaire, elliptique, comme faite d’éclats, hermétique, pétrie d’allusions à la culture juive, d’un appel à Heidegger qui ne répond pas de son identité nazie, malgré l’« arnica », cette initiale étoile jaune de « Todtnauberg »[5], elle est comme celle d’un homme qui tente de construire son souffle jusqu’à une transcendance difficilement atteignable : « Décapé par / la bise irradiante de ton langage / le bavardage bariolé du Mon- / vécu –le Mien- / poème aux cent bouches, / le rien-poème. »[6]
Celle d’Ingeborg Bachmann parait d’un lyrisme qui confie plus aisément son exaltation et sa blessure et à l’ampleur du vers. Elle évolue (faut-il dire hélas ?) vers un tragique poignant : « En toutes langues se taisent / Les morts contre moi serrés / Personne ne m’aime et pour moi / N’a de lampe balancé ! »[7]. Avant que l’abandon de la poésie ne la conduise à n’être plus qu’une grande prosatrice.
C’est à la fin de la seconde guerre mondiale que la si jeune poétesse tint un Journal de guerre, aussi concis que coloré, peignant avec puissance Klagenfurt bombardée, mais aussi avec bonheur son amour utopique pour un soldat anglais, Jack Hamesh, dont peut lire ici les lettres avant qu’il rejoigne la Palestine, puis dresse pour elle un âpre tableau de cette démocratie en construction. La fille de nazi aime un jeune Juif cultivé qui quitta l’Autriche en 1938 pour l’Angleterre (ce qui n’est pas sans préparer son amour pour Celan). On apprend comment on vivait sous l’acharnement jusqu’au-boutiste des Hitleriens (« dans ma tête, j’ai fait mon testament », p 22), comment elle dut se préparer à enseigner à des enfants, s’engager à abandonner les études pour échapper à la conscription nazie. La Libération est pour elle à comprendre dans tous les sens du terme, comme le plus beau moment de sa déjà amoureuse vie, l’épisode qui joua un rôle séminal pour son roman Franza[8].
C’est grâce à ce bref journal, découvert vingt-cinq ans après sa mort prématurée, dans ses draps enflammés à Rome (« mes pensées sont lugubres (…) je crains (…) de m’y brûler » p 77) que l’on put imaginer que les Lettres à Felician[9]étaient peut-être destinées à Jack. Ecrites en effet en 1946, d’abord pour « aucun nom » (p 60), elles sont lumineuses. A dix-huit ans, il s’agit moins d’une expansion amoureuse naïve que nourrie par déjà tant de lectures et d’écritures lyriques. Elles sont prose et vers, offertes à « Mon ami, mon maître » (p 78), celui qui toujours a quelque chose de fictif, celui qui est un miroir projeté, car le seul ami (ou seule amie) du poète n’est peut-être que lui-même en gestation (il en est de même pour le maître) : « juste un désir artificiel qui tâche d’évoquer les images de ce qui m’est le plus cher en substitut de tout ce qui me manque » (p 80). Ingeborg « cherche (…) les mots pour toi qui me jetteraient de nouveau dans tes bras », une « bouche qui essaie de boire à moi » (p 53). Au-delà de l’art des lettres, ce sont de purs emportements lyriques : « Je t’aime comme le plus radieux des jours, comme les nuits les plus joyeuses de la pensée. » (p 56). « Aussi n’ai-je qu’un vœu, pour Toi, être « Je. » » (p 77). Est-il possible d’aller criant à travers le monde sans jamais être entendu ? »… Ainsi ce Felician rêvé et radieux s’oppose à l’immense poète réel, au karst de création et de dépression, à l’homme poétiquement créateur et psychiquement destructeur que fut Paul Celan…
Nous ne sommes pas sûrs que la question du destinataire des Lettres à Felician soit primordiale. Peut-être est-elle contre-productive. Qu’importe en effet qui sont le jeune homme blond et la dame brune des Sonnets[10]de Shakespeare dont l’énigme irrésolue a rempli des bibliothèques. Résoudre la curiosité vulgaire du lecteur et du critique en nommant un homme ou une femme ne fait que détourner des véritables dimensions de l’œuvre, d’autant que les personnages aimés par les lettres ou les poèmes ont quelque chose de composite, cristallisés par l’imaginaire et la nécessité de la polysémie de l’art. Ainsi ce Felician est moins le Jack Hamesh aimé par la jeune Ingeborg que l’heureuse (pour reprendre l’étymologie du prénom fictif) concrétion du désir amoureux avec toute son aura de création poétique. Toutes ces précieuses productions épistolaires ne sont pourtant, aussi bien pour Celan que pour Bachmann, que le terreau, l’humus, ou l’écume humaine, trop humaine, de la poésie qui seule importe. A moins que les lettres des poètes s’adressent définitivement aux mots, à la poésie elle-même : « Devrais-je (…) sonder la libido d’une voyelle, / établir la valeur amoureuse de nos consonnes[11] ? »
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.