San Polo, Venezia. Photo : T. Guinhut.
L’arbre Lolita cache la forêt Nabokov,
romancier antitotalitaire.
De L’Ouragan Lolita à La Vénitienne,
en passant par Brisure à Sénestre.
Véra Nabokov : L’Ouragan Lolita. Journal 1958-1959,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, L’Herne, 2023, 128 p, 14 €.
L’Herne Vladimir Nabokov, 2023,
sous la direction de Yannicke Chupin et Monica Manolescu, 272 p, 33 €.
Vladimir Nabokov : L’Extermination des tyrans,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, Julliard, 1977, 252 p.
Vladimir Nabokov : Brisure à Senestre,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gérard-Henri Durand, Julliard, 1978, 272 p.
Vladimir Nabokov : La Vénitienne et autres nouvelles,
traduit du russe et de l’anglais par Bernard Kreise et Gilles Barbedette,
Gallimard, 1991, 216 p.
Si l’expression « l’arbre qui cache la forêt » a bien un sens, nul doute qu’elle s’applique à Vladimir Nabokov (1899-1977). Entre scandale, censure, à l’encontre d’un volume confidentiel d’abord publié en anglais à Paris en 1955, chez un éditeur plus que suspect de pornographie sous le manteau - Maurice Girodias - puis devenu best-seller stratosphérique, tout conspire à faire de Lolita le roman emblématique de son auteur, auquel un Cahier de L’Herne rend justice en toute sa richesse et sa multiplicité. Et si l’on n’oublie pas de mentionner à la marge le nouvelliste, par exemple à l’occasion de La Vénitienne, le versant antitotalitaire de notre cher Nabokov, échappé du communisme puis du nazisme, visible dans une nouvelle L’Extermination des tyrans, et surtout dans un roman, Brisure à senestre, apologue cruel, dystopie universelle. Reste que l’art de celui qui sut écrire d’abord en russe, puis en anglais, est toujours l’ultime tremplin nabokovien…
Loin d’être une potiche, Véra Nabokov, son épouse aimée, était une collaboratrice intrépide et cultivée. En témoigne un journal tenu entre 1958 et 1959, intitulé L’Ouragan Lolita. Secrétaire, agent littéraire, chauffeur, voire garde du corps, elle observe et gère cette spectaculaire période de transition entre une relative obscurité et une météorique célébrité, avec pertinence, acuité, non sans humour.
Face aux polémiques, elle comprend parfaitement la nécessité du roman, pour la jaquette duquel son époux exigeait : « Pas de petite fille ». Ainsi réfute-t-elle l’épithète de « séductrice » pour cette Dolores de douze ans, dont le prénom signifie douleur : « J’aimerais pourtant que quelqu’un remarque la tendre description de l’impuissance de cette enfant, sa pathétique dépendance envers le monstrueux Humbert Humbert, et son courage déchirant tout du long, culminant dans ce mariage sordide mais essentiellement pur et sain ». L’on cherche matière à « immoralité », un « angle scandaleux ». Même si l’on demande à Vladimir d’écrire un article sur l’obscénité (« Non, merci »), un critique du New Republic accorde « enfin à V. la reconnaissance, méritée depuis trop longtemps, de sa vraie grandeur ». D’autres, plus perspicaces encore, parlent d’« œuvre d’art », d’« objet de beauté ». Lolita est tour à tour interdit au Canada, en France, traduit au Japon, en Israël. Bientôt la traduction française fait l’objet d’un éloge. Stanley Kubrick réalise aussitôt l’efficace film homonyme… Mais rien ne dépasse le brio narratif et stylistique, le blâme sévère des tares des prédateurs masculins, ses personnages féminins guère épargnés, les dérives criminelles, la satire des Etats-Unis, le voyage intracontinental, le lyrisme paradoxal…
Véra n’oublie pas leur fils, Dimitri, chanteur d’opéra, la chasse aux 2000 papillons, surtout les « azurés », parmi les Etats-Unis, de remettre à leur place des propriétaires de motels antisémites, de déplorer « le bétail maltraité » lors des rodéos. Les coulisses d’un pays jamais idéalisé, et celle du succès sont ici dévoilées avec largeur de vue, piquant et aménité.
Pourquoi n’avait-on pensé plus tôt à un Cahier de L’Herne ? C’est chose faite avec ampleur et brio, tout en mettant l’accent sur la liberté nabokovienne. Expert en jeu d’échecs et lépidoptères, il n’en défend pas moins « l’esprit de démocratie [qui] est la condition humaine la plus naturelle », mais aussi en son roman aux tableaux totalitaires, Brisure à Senestre, que l’on peut relire à l’occasion de l’invasion de l’Ukraine par une tyrannique Russie. Parmi les inédits, une pièce en vers russes, La Tragédie de Monsieur Morn, côtoie un poème inattendu consacré à Superman, quand des récits de rêves n’empêchent pas la détestation de la freudienne interprétation. L’on découvre combien Nabokov est exaspéré par les clichés, les modes et les facilités. Polyglotte, le français lui permit d’écrire Mademoiselle O et d’user du mot « nymphette » découvert dans un poème de Ronsard. Ainsi revient la triste héroïne dont le surnom devint un titre emblématique des oppressions contre les femmes et de leur indépendance, ce dont témoigne une Azar Nafisi, qui en organisa des lectures secrètes à Téhéran. Le roman est à la fois l’allégorie de la liberté créative de l’artiste, de la défense des femmes, ce dont se fait écho Vanessa Springora, l’auteure du Consentement, qui lui consacre un texte poignant et nuancé. Preuves s’il en était besoin de l’actualité sans cesse renouvelée de notre cher Vladimir Nabokov.
Un tel titre est un paradoxe, tant l’on sait qui sont les exterminateurs. Bien qu’avec la modestie du format de la nouvelle, L’Extermination des tyrans use de la littérature en guise de dissolvant à l’encontre non pas seulement d’une « solution diluée de mal », mais d’un « mal pur ». « Humble professeur de dessin », un narrateur affronte la montée d’un personnage qu’il connait dès l’enfance, « un fanatique grossier » jamais nommé, donc allégorique et intemporel, dont la « réussite démagogique » est irrésistible. Une tentative d’assassinat s’impose, non pas en tant que « héros civique », mais « au nom de mes propres conceptions du bien et de la vérité ». Ainsi, le récit, au moyen d’une sorte d’autobiographie fictive, n’est sans emprunter les termes de la philosophie politique libérale, comme lorsqu’il s’agit de pointer la passion « pour les formes extrêmes de société organisée ».
Cependant l’ironie pointe le bout de son nez, lorsque « Son Excellence », reçoit une femme « qui avait réussi à faire pousser un navet de quarante kilos », et qu’il ordonne de couler dans le bronze… Cette « négation incarnée d’un poète », permet néanmoins à son portraitiste, écrivain doué du génie de Nabokov lui-même, « d’exorciser [sa] servitude » : « Le rire me sauva. Ayant gravi tous les degrés de la haine et du désespoir, j’atteignis ces sommets d’où l’œil peut contempler le grotesque de très haut. Un éclat de rire tonitruant, venu du fond du cœur, me guérit ». Voilà pourquoi tous les dictateurs interdisent et cherchent à éradiquer le rire[1], cette « potion secrète contre les tyrans futurs, ces monstres tigroïdes, les bourreaux niais de l’homme ». Il est à craindre que, malgré cette utile libération, elle n’empêche pas le couperet sanglant de la main des théocrates obtus, des tyrans domestiques et publics, en un mot de la palanquée de pouvoirs totalitaires qui nous environnent.
Cette fois, c’est dans le cadre plus vaste d’un roman que le tropisme antitotalitaire de Vladimir Nabokov prend un entier développement. Brisure à Senestre est l’incontrôlable dystopie qui entraîne Adam Krug à sa perte, un universitaire spécialiste de Shakespeare. Il est sévèrement attristé par la mort de son épouse, et inquiet de surcroit pour son fils. Pire encore, le pays nommé « Padukgrad » dont il est citoyen se dote d'un régime totalitaire, sous la coupe d’un certain Paduk, fondateur de la doctrine de « l'ekwilisme », qui prône la normalité de tous les êtres humains. Non loin de L’Extermination des tyrans, Krug et Paduk furent condisciples à l’école, lorsque ce dernier, nettement asocial était méprisé ; ce qui peut permettre d’inférer de la doctrine qu’il met en place.
L’on devine que toute singularité est réprimée par les « nivelistes », que bien des amis de Krug sont arrêtés par la police. Pourtant le gouvernement engage Krug à faire l'éloge du pouvoir, ce qu’il refuse, malgré l’alléchante promesse : il sera « le président de l’université », choyé entre tous. Parviendra-t-il à s’enfuir du pays avec le concours du boutiquier Peter Quist ? Caractérisée par son sens de l’absurde et ses fonctionnaires zélés, la police ekwiliste met brusquement fin à ce rêve. De plus il apprend que son fils a été emmené dans un centre pour délinquants, entraîné dans une prétendue expérience lors de laquelle les « petites personnes » sont violentées par la libération des instincts de ses condisciples, cette fois ci jusqu’à la mort. Au désespoir, refusant de lire publiquement une apologie de l'ekwilisme, Krug croit pouvoir étrangler le fonctionnaire commis à la surveillance de son cachot. La constance de Paduk n’a pas de cesse : la vie de ses amis contre un discours, promet-il. Accepter serait pour Krug déchoir et se renier. Aussi lorsque ses amis, également arrêtés tentent de le convaincre de les sauver en présence de Paduk, Krug ne peut plus que sombrer dans la folie, rire, rire encore et tenter de se jeter sur Paduk. Après que « le côté droit de sa tête semble avoir pris feu », une seconde balle a raison lui. À moins, encore fois, que le rire ait raison du despote. Hélas, nous rappelle le narrateur écrivain : « je savais que l’immortalité que j’avais conférée à cette malheureuse créature humaine n’était qu’un sophisme fuyant, un jeu de mot ». La pirouette de la littérature en quelque sorte, à l’issu de ce condensé de nazisme et de communisme, aussi tragique que satirique…
Il y a dans le passé une Eurydice que l’on ne peut retrouver. A moins du rameau d’or de l’art ; que sait emprunter Vladimir Nabokov, en particulier dans La Vénitienne. C’est en effet l’exil qui a rejeté l’écrivain de son pays et de sa langue, depuis l’infâme conflagration bolchevique de 1917. Une douzaine de nouvelles venues des années vingt sont ici réunies sous le signe de la nostalgie et de la promesse de l’art, territoire perdu et œuvres magiques. Récits écrits dans la langue de Pouchkine, mais aussi premières proses en anglais, ce recueil est une aisée et cependant synthétique porte d’entrée dans l’œuvre du fabuleux, indépassable, auteur de Lolita.
Comme dans un conte enfantin, un « sylvain d’antan » vient visiter l’écrivain dans « Le lutin ». Ce messager d’une intime mémoire s’approche de son encrier pour lui susurrer : « C’est que nous sommes ton inspiration, Russie, ta beauté énigmatique, ton charme séculaire ». Ce fut en 1921 la toute première nouvelle publiée par celui qui signait Vladimir Sirine, emblématique déjà du versant élégiaque qui irrigue l’œuvre entière. Ainsi, immigrés et jeunes expatriés, à Berlin, à Zermatt, dans le sud de la France ou en Angleterre, peuplent, presque fantomatiques, ces nouvelles. Celui qui fut chassé du paradis russe poursuit à travers ses personnages, voire ses alter ego, une quête du bonheur dont son adolescence choyée fut l’archétype. L’éternel émigré tente d’en recréer les miettes par la double vertu d’or de la nostalgie et de l’écriture.
Dans une atmosphère postimpressionniste et postsymboliste propre aux écrits de jeunesse, les amours perdus et impossibles refont surface, ou explosent. Comme dans « Bruits », presque poème en prose (« l’oreille musicale de mon âme savait tout, comprenait tout »), évoquant un amour de jeunesse. Ou dans « Un coup d’aile » qui juxtapose en un subtil contrepoint le luxe d’un grand hôtel, la lumière des pistes de ski enneigées, l’éclat de l’héroïne et les ombres finalement triomphantes de la mort. Au cœur de l’aventure lyrique et tragique entre Isabelle et Kern, ce dernier est assailli par un ange : « Le bord d’une aile gigantesque le faucha comme une tempête duveteuse ». Peut-on frapper et ensanglanter un ange à la « fourrure moelleuse » ? Se vengera-t-il ? Le fantastique fait soudain irruption dans une réalité moins duveteuse…
Bientôt, d’autres thématiques, urbaines, voire politiques, irriguent la constellation du nouvelliste et futur romancier. Comme une sorte de prémonition du plus tardif roman Brisure à senestre, dans lequel le personnage de Krug subit l’oppression d’un uchronique régime totalitaire, « Ici on parle russe » conte l’emprisonnement dans une salle de bain d’un membre du Guépéou par des émigrés. Ce qui joue le rôle d’une revanche en même temps que d’un indéfectible poids à supporter. Symboliquement, les communistes, responsables de l’expulsion de l’Eden de Nabokov et de toute une diaspora, sont enfin châtiés.
Mais c’est surtout le territoire étrange et promis de l’art qui fascine ici. La peinture et la réalité se font concurrence dans la nouvelle-titre qui prend pour personnage central une « Vénitienne » de couleurs sur sa toile. « La jeune Romaine, dite Dorothée », peinte au XVI° siècle par Sebastiano del Piombo, fascine les « amoureux des Madones ». Cette jeune femme portraiturée, sosie d’une vivante, permet autant au personnage qu’à l’auteur de poursuivre non sans ironie leur quête de beauté, dont l’art est le lieu à la fois accessible et suprême. Passer tout vivant dans la sphère éternelle de l’œuvre est le vœu secret du protagoniste qui, à l’occasion de sa contemplation passionnée, devient « une partie vivante du tableau où tout prenait vie autour de lui ». Et si le restaurateur charmé ne se laisse lui pas prendre définitivement, le jeune homme impuissant devant la vie se sent « empêtré comme une mouche dans du miel », et se retrouve « peint dans une pose absurde à côté de la Vénitienne ». Bien sûr, comme dans tout récit fantastique, il y a une explication plausible à ce qui est par ailleurs histoire d’amour et drame conjugal, mais un petit citron venu du tableau reste l’invérifiable preuve de l’intrusion du surnaturel dans un quotidien réaliste.
Il s’agit bien cependant d’une profession de foi esthétique : « La contemplation de la beauté, qu’il s’agisse d’un coucher de soleil aux tonalités particulières, d’un visage lumineux ou d’une œuvre d’art, nous force à nous retourner inconsciemment sur notre propre passé, à nous confronter, à confronter notre âme à la beauté parfaite et inaccessible qui nous est dévoilée. » Il y a certes quelque chose de proustien dans cette formule. Nous rappelant combien l’amour pervers et forcené, cependant attendrissant, d’Humbert Humbert pour sa Lolita est la résultante d’une tentative pour retrouver le « vert paradis des amours enfantines », selon le vers de Baudelaire.
Augmenté de deux brefs essais sur la littérature (« Le rire et les rêves » et « Bois laqué »), ce recueil, brio d’écriture et de surprenantes images, prend encore plus de vigueur et de sens. L’auteur des études réunies dans Littératures[2], sait sans nul doute être son propre critique, se réfléchir dans le miroir de son art et en prolonger la diffraction. Nous laisserons alors à Nabokov le mot de la fin, que toute son écriture, jusqu’au solaire roman Ada ou l’ardeur[3], n’a jamais parjuré : « Car l’art sait bien qu’il n’y a rien de vulgaire et d’absurde qui ne puisse s’épanouir dans la beauté avec une lumière appropriée ».
C’est sans injustice que l’on retient de Vladimir Nabokov l’affriolante et désespérée nymphette de douze ans, dont le diminutif parait cacher, enjoliver sa douleur, et devint très vite par antonomase un nom commun, soit une lolita. Mais au risque d’une réelle injustice, ne restons pas aveugle devant l’antitotalitarisme d’un styliste infiniment raffiné, qui n’avait d’autre préoccupation, même si l’on pense à sa dilection pour les papillons et les échecs, que d’élever la littérature au rang suprême de l’art.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
La partie sur La Vénitienne fut publiée dans Europe, juin 1991
Celle sur L’Affaire Lolita dans Le Matricule des anges, novembre 2023
[2] Vladimir Nabokov : Littératures, Fayard, 1983.
[3] Vladimir Nabokov : Ada ou l’ardeur, Fayard, 1975.
San Polo, Venezia. Photo : T. Guinhut.