Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne,
traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat et Louis Evrard,
Les Belles Lettres, 676 p, 29,50 €.
Christoph Ransmayr : Cox ou la course du temps,
traduit de l’allemand (Autriche) par Bernard Kreiss,
Albin Michel, 336 p, 22,50 €.
« Ô temps, suspend ton vol », réclamait bien vainement le poète Lamartine, dans « Le lac[1] », son plus beau poème romantique. Encore faut-il mesurer Chronos, scientifiquement ou subjectivement. C’est à ces tâches que les créateurs d’horloges se livrent, sans mégoter sur leur temps de travail. L’Histoire des sciences et des techniques visite alors le chemin qui va du cadran solaire et de la clepsydre à l’horloge atomique, de la montre-gousset à la Swatch, quand le romancier préfère imaginer des horloges, certes exactes, mais surtout philosophiques et poétiques. Ainsi David Saul Landes (1924-2013), avec son essai L’Heure qu’il est, se fait historien des compteurs du temps, quand Christoph Ransmayr, né en 1954, emmène un horloger virtuose parmi les mystères de la Chine, dans un conte enchanteur.
Mesurer l’espace est bien simple, qu’il s’agisse du nombre de pas, de pouces, voire de journées de cheval, quand mesurer le temps, hors de l’alternance inégale des jours et des nuits, et plus égales des lunes et des saisons, parait une gageure. Des prodiges d’ingéniosité intellectuelle, manuelle et technologique seront nécessaires à l’humanité pour tenir sans trop de marge d’erreur un compte exact des heures et des secondes. Pour reprendre le titre original anglais de Landes, Revolution in time (dont il s’agit ici d’une édition augmentée et révisée), le passage du sablier et de la clepsydre à l’horloge mécanique fut une véritable révolution.
Avouant son ignorance en la matière au seuil de sa préface, David S. Landes, conte comment le plaisir d’acheter une montre à répétition ancienne lui permit d’intégrer le monde des collectionneurs et des ventes aux enchères, puis d’enseigner à Zurich l’ « histoire de la mesure du temps ». Car il s’agit là d’une contribution fondamentale à la civilisation moderne, dont la ponctualité est une vertu sine qua non.
L’essai est un « triptyque » : histoire culturelle, de la science et la technique, et enfin économique et sociale. En effet, de la mesure grossière aux instruments de haute précision, on passe de la Chine à l’Europe, des inventeurs géniaux aux utilisateurs les plus exigeants. Nous allons en effet du Grand Khan au Saint Empire germanique, des observatoires prétélescopiques de la Renaissance aux ateliers de Neuchâtel et aux usines multipliant par mille et millions les aiguilles des secondes, jusqu’aux colorées et ludiques Swatch et aux plus scrupuleuses horloges atomiques. Ce que confirmera l’examen attentif et émerveillé du généreux cahier d’illustrations au cœur de l’ouvrage (une centaine d’images), qui nous entraîne de l’horloge à eau de Ctésibius d’Alexandrie, vers 135 avant J-C, à la montre à quartz Seiko, sans compter quelques-unes des plus fascinantes montres de luxe, qui indiquent, outre l’heure vulgaire, les phases de la lune et le « temps sidéral des astronomes, ou dont le boitier, en or et émail, représente Uranie, Muse de l’astronomie…
Entre le rythme approximativement égal des cloches du monastère médiéval et les exigences des dixièmes de seconde qui intronisent le vainqueur des jeux olympiques, puis les événements subatomiques comptés en « femtosecondes (10 puissance moins 15), les sauts technologiques sont inouïs. C’est cependant au Moyen-Âge que fut inventée l’horloge mécanique. Alors que les Chinois en restaient à la force de l’eau, bientôt les poids et rouages, puis plus tard le ressort à spirale, s’associent en Occident au mécanisme du mouvement d’oscillation pour augmenter l’efficience de la mesure temporelle. Cette d’abord lourde et grossière horloge devient au cours des temps modernes chronomètre de marine et montre de précision, de gousset et de poignet. Ce sont deux parties de l’essai, à la fois historiques et scientifiques, quand la troisième réveille ceux qui sont les auteurs de ces merveilles de précision croissante. Aussi l’on étudie non seulement le « berceau des arts mécaniques », mais « la naissance, la maturité et l’obsolescence d’une grande branche d’industrie manufacturière ».
L’ingéniosité des immenses machines astronomiques complexes médiévales, comme l’horloge de la cathédrale de Strasbourg, masque cependant les progrès véritables, ceux de l’horlogerie de précision. Au XV° siècle, le ressort et la fusée permirent d’envisager la miniaturisation ; « un mythe veut que la montre ait été inventée au début du XVI° siècle par un certain Peter Henlein, de Nuremberg ». L’heure est maintenant à domicile et individuelle, signe de l’évolution des mentalités et des libertés.
Les horlogers, nord-européens, sont surtout protestants. Or la révocation de l’Edit de Nantes, par Louis XIV, ruina et chassa l’industrie horlogère, qui se réfugia en Suisse, où elle fit la fortune que l’on sait. Car il y a grande nécessité à se fier à une heure exacte pour voyager, commercer, mais aussi faire la guerre… L’astronome et le navigateur réclament des instruments aussi fiables que précis. L’invention de meilleurs aciers, de l’échappement à verge, du pendule, du spiral réglant, de l’échappement à ancre, tout cela concourut à la croissante qualité des mesureurs de temps, et à la ponctualité la plus rigoureuse (les aiguilles des secondes apparaissent vers 1690). Il faut alors maîtriser tout un vocabulaire technique, ce qui peut laisser le lecteur un brin pantois, mais confiant à l’égard de l’Historien enthousiaste qu’est Landes.
Dans cette quête de précision parfaite, infinitésimale, variations de température et frictions sont autant d’obstacles, d’abord incompris. La division du travail, le perfectionnement du machinisme, l’inventivité humaine enfin, d’un Huyghens, d’un Breguet, d’un Graham, ou d’un Mudge, ce « Beethoven des horlogers », permirent d’en venir à bout. Les querelles d’antériorité des découvertes (sans compter celles des fiertés nationales mises à mal) sont alors dignes des meilleures enquêtes de Sherlock Holmes. Ensuite le cristal de quartz et l’utilisation des vibrations atomiques atteignirent une exactitude dépassant l’entendement.
Après le siècle de supériorité de l’horlogerie britannique, au XVIII°, « la longue hégémonie suisse ne se renouvellera pas », assure Landes, car le Japon et les Etats-Unis, maîtres de la montre à quartz la talonnent, la blessent. Une telle industrie, maladroite d’abord, démocratisée ensuite, et néanmoins toujours de luxe, fait vivre bien des générations, qu’il s’agisse d’artisans catalans au XIV° siècle, des tribulations d’un dénommé Roll dans la Bavière du XVI° siècle (contées avec verve), ou de nos discrets ouvriers surqualifiés du Jura suisse d’aujourd’hui. Les « avatars de la concurrence internationale » côtoient ceux de la contrefaçon et de la contrebande. Les Genevois fournirent toute l’Europe, mais aussi le marché turc, avec des montres à « mouvement lunaires » pour les Musulmans. Entre 1750 et 1785, ils produisirent 250 000 pièces par an. Quant aux vallées du Jura, elles virent naître des artisans entreprenants, une main d’œuvre économe et époustouflante. Dans les années cinquante, la Suisse contrôlait encore plus de la moitié du marché mondial. Aujourd’hui, les vitrines de Genève et de Zurich sont rutilantes de Vacheron et Constantin, de Patek Philippe…
Le G.I. de la Seconde Guerre mondiale put bénéficier, outre d’un trop perpétuel memento mori, d’une montre aux « aiguilles peintes de radium qui brillaient dans l’obscurité ». Aussi l’industrie américaine inonda le marché de sa Timex, puis à l’heure du quartz, le Japon accoucha de la Seiko. Bientôt viennent nos smartphones, que Landes, publiant en 1983, ne peut évoquer, plus performants que mille couteaux suisses. L’industrie horlogère helvète se replie, quand soudain elle invente la Swatch, colorée, pimpante et pétillante, jusqu’à son bracelet, dont les procédés de fabrication sont ingénieusement automatisés et économes...
Mais aux heureux du monde, les montres sont des objets de luxe, de haute finition et de haute joaillerie, rivalisant de fine technique et d’art, sans omettre un sensible prestige, un discret snobisme. Car un boitier bourré de puces électroniques ne risque guère de fasciner comme le mouvement précieux exhibé d’une genevoise qui « possède l’art et la grâce d’un être vivant ». L’éloge lyrique de notre Historien devient vibrant.
Si nous ne saurions dire combien il faut d’heures, de minutes et de secondes, pour lire le volume roboratif, palpitant même, de David Saul Landes, de surcroît nanti de notes abondantes, il nous reste le plaisir de le feuilleter au hasard, pour picorer une trouvaille technique, une anecdote piquante (comme ceux qui emportaient leur coq pour se réveiller à temps, ou cette Timex « qui marchait encore après cinq mois au fond de l’estomac d’un homme »), à moins de se fier au précieux index. Reste qu’ainsi l’on perdrait le précieux fil qui unit les instruments de mesure et les conceptions du temps chinoises et européennes, médiévales, des Lumières et de notre contemporain le plus exigeant, voire science-fictionnel. Que l’on se rassure, le lecteur se laisse facilement emporter par le récit et les analyses pleines d’alacrité de l’Historien. Là où mesurer le temps est également mesurer les sociétés, la somme est impressionnante : aussi informée que rigoureusement scientifique, historique et économique, aussi poétique qu’esthétique…
Six ans furent nécessaires, à la fin du XI° siècle, pour construire une horloge hydraulique digne d’être présenté à l’empereur de Chine par Su Song, et munie d’une sphère armillaire pour figurer les mouvements des planètes ; pourtant « une magnifique impasse » selon Landes. Il fallut en effet attendre que les Jésuites apportent leurs horloges modernes en Chine, au XVI° siècle, pour faire basculer une tradition obsolète. Dès lors la technologie horlogère occidentale fascine les Chinois, au point que l’on puisse raisonnablement imaginer qu’un conte, celui de Christoph Ransmayr, soit vrai.
Qui est le maître du temps ? Est-ce le big-bang originel, un dieu ; à moins qu’il s’agisse de l’empereur ou de l’horloger… À partir de ces hypothèses, l’Autrichien Christoph Ransmayr a imaginé un roman absolument dépaysant : Cox ou la course du temps. Son personnage en effet accomplit un immense et inusité voyage au XVIII° siècle, permettant la rencontre de l’Occident et de l’Extrême-Orient.
Constructeur d’automates et d’horloges réputé, l’Anglais Alister Cox se voit invité par le souverain suprême chinois : il devra concevoir de mirifiques et sophistiqués instruments à mesurer « la course du temps ». Cox est un mélancolique, affligé par la mort de sa fillette Abigaïl et par sa femme, Faye, cloîtrée dans son mutisme. Son travail opiniâtre est une métaphore de son désir de les retrouver dans leur pureté. Flanqué de deux assistants, il accède aux désirs de l’empereur : construire une « horloge à vent», jonque animée par le moindre souffle, une « horloge à feu », représentant la muraille de Chine, enfin le Graal de tout horloger, un céleste « Perpetuum mobile », dont l’énergie se passe de toute intervention humaine, grâce au mercure et aux variations de la pression atmosphérique.
L’un des nombreux intérêts de ce roman brillant est le tableau de la tyrannie incroyablement réglée de l’empire chinois. L’invisibilité de l’empereur, évidemment poète, dont « la collection comptait alors trois mille six cent quatre-vingt-sept poèmes», le révèle pourtant scandaleusement humain auprès des étrangers au « long nez». On ne compte pas les rituels immuables et complexes, les splendeurs secrètes de la « Cité interdite » de Beijing, la poésie de la résidence d’été dans les montagnes de Mongolie. Tout ceci se conjugue avec des espions omniprésents, des rumeurs superstitieuses, des châtiments irrémédiables, des suppliciés sans retour, tels ces médecins promis à la mort que Cox devra interroger pour connaître leur perception du temps.
Car « l’empereur voulait que Cox lui construise des horloges pour les temps fuyants, rampants ou suspendus d’une vie humaine, des machines qui indiqueraient le passage des heures et des jours -le cours variable du temps- selon qu’il était ressenti par un amant, un enfant, un condamné ou d’autres hommes, prisonniers des abîmes ou des geôles de leur existence ou planant au-dessus des nuages de leur bonheur ».
En ce sens, ce roman, servi par une écriture envoûtante, à la lisière du réalisme et du fantastique, est un conte fabuleux, une méditation métaphysique. Les péripéties ne manquent pourtant pas : mort d’un assistant de Cox, percé d’une flèche au pied de la grande muraille, intense émoi devant An, la délicate concubine préférée de l’empereur, intrigues de palais qui mettent en danger le destin de nos horlogers…
Les périls les plus inéluctables côtoient des images d’infinie poésie : « Il n’était jusqu’à une feuille fanée tombée dans une flaque reflétant le ciel et devenue, poussée par le vent, une bouée de sauvetage pour un scarabée en train de se noyer, que l’amour de l’empereur ne pût transformer en un inestimable joyau ».
Si l’on consulte la postface, on aura la confirmation qu’il s’agit d’un roman historique. L’empereur Qianlong et Cox ont bien existé, sauf que ce dernier se prénommait James et n’a pas eu la famille que l’écrivain lui attribue. On notera d’ailleurs qu’il est nommé parmi l’essai de David Saul Landes. Il va sans dire que ce fabuleux voyage n’a jamais eu lieu, que ces horloges sont le lieu le plus pur et brillant de la fiction. Ainsi Christoph Ransmayr confirme son talent. Depuis Le Dernier des mondes, en 1988, ou La Montagne volante, rédigé en vers libres, ou encore Atlas d’un œil inquiet, dans lequel il parcourait le monde en 70 récits, il a gagné en épure, en hauteur de vue, atteignant une somptueuse évidence romanesque.
Ainsi l’essai volumineux et érudit côtoie le plus léger apologue (tous deux délicieux à leur manière) pour nous dire au chatoiement de chaque seconde : « carpe diem », cueille le jour présent, ou encore profite du temps qui passe ; cette locution latine étant puisée chez le poète romain Horace[2]. À moins que l’on entende parler depuis Baudelaire, celle dont le « gosier de métal parle toutes les langues », cette :
« Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !
[…]
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu’il ne faut pas lâcher sans en extraire l’or[3] ! »
Thierry Guinhut
La partie sur Christoph Ransmayr a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2017
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.