Karel Čapek : R.U.R., traduit du tchèque par Jean Rubes et alii,
Editions de l’Aube, 1997, 288 p, 149 F.
Karel Čapek : La Fabrique d’absolu,
traduit du tchèque par Jean Banes, Ibolya Virag, 1998, 224 p, 15 €.
Karel Čapek : La Guerre des salamandres,
traduit du tchèque par Claudia Ancelot, La Baconnière, 2012, 320 p, 18 €.
Les mots sont des inventions, qui parfois, comme les robots, échappent à leur créateur. L’on ignore trop souvent que l’écrivain tchèque Karel Čapek (1890-1938) inventa en 1920 le mot « robot », dans une pièce intitulée R.U.R. un acronyme de Rossum's Universal Robots, selon le sous-titre en anglais, et en tchèque Rossumovi Univerzální Roboti. Quoique ce soit son frère qui l’ait imaginé, depuis « rob » signifiant esclave, c’est indubitablement le dramaturge et écrivain qui est à l’origine de sa fortune universelle. Il ne s’agit cependant pas là du seul prodige de la science-fiction créée par un Karel Čapek qui n’eut pas besoin d’aller chercher ses extraterrestres au-delà de la terre, car il sut se renouveler avec de mémorables romans, comme La Guerre des salamandres et La Fabrique d’absolu, romans vigoureusement dystopiques et antitotalitaires.
Aussi curieux que cela puisse paraître, cette œuvre iconique de la science-fiction est une pièce de théâtre, genre qui n’en est guère coutumier : il s’agit d’un « drame collectif en un prologue de comédie en trois actes ». Dans un futur imprécisé et sur une île - « patrie même de l’utopie[1] » selon Georges Gusdorf - Harry Domin (au nom programmatique) est directeur d’une usine de fabrication de robots R.U.R. qui en a déjà fabriqué plus de trois-cent mille. Car « un robot a exactement la productivité de deux ouvriers et demi ». C’est ainsi qu’il fait visiter en partie son usine à la jeune et belle Hélène, fille du président Glory et « représentante de la Ligue de l’Humanité ».
Aujourd'hui l’on parlerait d'androïdes, voire de clones. Ces machines biologiques présentent une apparence humaine parfaite. Cependant les robots « ont une étonnante intelligence rationnelle mais ils n’ont pas d’âme », donc sont dénuées de sensibilité et de sentiments. Aussi Hélène, révoltée, aimerait qu’ils puissent être « plus heureux ». Alors qu’elle vient avec le projet de les libérer, conquise par ce monde et les ingénieurs qui la courtisent, elle reste dix ans. Pendant lesquels la révolte des ouvriers contre les robots a été matée par ces derniers. Mais il se pourrait qu’après une décennie de bons et loyaux services, la conscience de leur esclavage les conduise à leur tour à la révolte : « l’organisation universelle des robots » déclare « l’homme ennemi numéro un ». Même Harry Domin doit tirer la morale de son entreprise : « Si tu transformes des pierres en hommes, demain nous serons lapidés », comme par allusion au mythe de Deucalion qui changea les pierres en hommes.
Ecoutons le message totalitaire de Radius, l’un des émeutiers : « Il faut que les robots aient leur espace vital », où l’on reconnait un slogan qui fera florès avec le nazisme. C’est bientôt chose faite et la leçon d’Histoire est d’une efficacité redoutable : « Il faut tuer et régner pour être comme les hommes ». Au troisième acte, une Hélène robotique, nouvel écho de celle d’Homère, a remplacé la précédente, quand l’humanité a été éradiquée. Au point que le secret de la fabrication de ceux qui voudraient se multiplier encore soit exigé de l’ingénieur Alquist désemparé : « Pas la moindre trace, rien sur la fabrication des robots ! Ça ne sert à rien ! Les livres sont muets comme tout ici. Ils sont morts, en même temps que les gens ». Deux robots deviennent « le premier couple qui a inventé l'amour », nouvel « Adam » et nouvelle « Eve ». L’humanité, réduite à Alquist, le dernier homme, leur transmet la responsabilité du monde. L’on a compris l’habile dimension mythique qui innerve le drame futuriste.
Bourré jusqu’à la gueule de bruit et de fureur, de questionnements éthiques et métaphysiques, R.U.R est une réussite indéniable, une tonitruante tragédie shakespearienne. Mais aussi un cas d’école, certes discutable, à l’adresse de ceux qui n’étaient pas encore les artisans du transhumanisme, de la robotique et de l’Intelligence Artificielle[2] qui se développe aujourd’hui. Car rien ne prouve que ce modèle, inspiré par la peur, trouverait sa réalisation dans un futur encore à naître.
Grâce au coup de maître inaugural de Karel Čapek, les robots allaient devenir un passage obligé, un topos de la science-fiction, jusqu’au cycle d’Asimov, Le Grand Livre des Robots[3], à partir de 1950. Voici, énoncés par ce dernier, les trois lois fondamentales : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. » ; « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. » ; « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n'entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi ». À l’heure où les robots pullulent, les Intelligences Artificielles nous cernent, le transhumanisme est au menu du développement humain, qui sait si ces lois sont de rigueur ou dangereusement obsolètes ?
La science-fiction de Karel Čapek est à la fois faussement ou justement prémonitoire, apocalyptique et anti-utopique, ou dyschronique. Sans guère de doute, et aux côtés de la dimension scientifique, l’on peut lire R.U.R. comme une satire anticommuniste, étant donné la communauté collectiviste formé par les robots. En effet Karel Čapek publia en 1924 un article intitulé « Pourquoi je ne suis pas communiste ». Ce qui lui valut d’ailleurs d’être mis à l’index dans les pays de l’Est de l’après-guerre…
L’on ne saurait assez conseiller ce volume publié aux éditions de l’Aube, quoiqu’il soit épuisé. Outre R.U.R, il est permis d’y lire deux autres pièces, La Maladie blanche et surtout Le Dossier Makropoulos. Dans la première, une pandémie venue de Chine, « la maladie de Tcheng », dispense une lèpre terrible que personne ne guérit. Sauf le docteur Galen, aux méthodes peu orthodoxes et secrètes, qui ne donnera pas son traitement aux « souverains et chefs d’Etats de la planète […] tant qu’ils n’auront pas promis de ne plus jamais faire la guerre », et qui refuse de traiter les riches ! Quant à Sigelius, le chef de la clinique, il réagit vertement, renvoyant Galen et sa « peste pacifiste », malgré l’indéniable réussite thérapeutique. Il préfère proposer au grand producteur de matériel de guerre, Krüg, bientôt lui aussi atteint, l’isolement des lépreux : « Tout malade chez qui se déclarera la tache blanche sera interné dans un camp surveillé ». Entre le suicide de Krüg, la « tache blanche du Maréchal », qui se nomme lui-même « Son Excellence la Mort » et doit « mourir selon toutes les règles scientifiques », et un peuple fanatisé par la guerre, la « paix universelle » attendra, bien après la consommation de la tragédie. Dénonçant un totalitarisme en gestation, l’apologue satirique grinçant un rien burlesque, tant le Maréchal est un lointain cousin du Père Ubu d’Alfred Jarry, n’est sans faire penser aux actuels conflits d’intérêts et de personnalités autour d’un traitement du coronavirus, venu lui aussi de Chine[4]…
Quant à la seconde pièce, elle a son héroïne. Emilia Marty, cantatrice adulée, « inculpée d’escroquerie et d’usage de faux à des fins lucratives », se révèle être Elina Makropoulos, qui a le bonheur de bénéficier d’un élixir de vie : elle atteint, en toute jeunesse, l’âge estimable de 337 ans. Sauf qu’ennuyée de la vie, elle fait preuve de froideur et de cynisme. Le fameux « dossier », contenant le secret de trois cents ans de jeunesse, donné à Krista, plus jeune chanteuse, finira en cendres sous les doigts de cette dernière, qui refuse l’outrage temporel. La veine fantastique a provisoirement remplacée la science-fiction, en cette pièce qui a été rendue célèbre grâce à un brillant opéra de Leos Janacek, créé en 1926. Loin d’exalter cette aspiration à l’immortalité, le compositeur, lui-même âgé de 71 ans, en fait une méditation sur la nécessité de la mort et sur la vanité humaine.
De la même manière que R.U.R, aussi abruptement et efficacement, La Fabrique d’Absolu, cette fois un romanpublié en 1922, commence par la découverte d’un carburateur novateur capable de briser les atomes de charbon et de multiplier l’énergie, soit « la transformation de l’énergie des électrons en travail ». Le procédé inventé par l’ingénieur Maret, fort peu coûteux, fait la joie et la fortune de l’industriel G-H. Bondy, précédemment dévasté par « la crise charbonnière […] l’épuisement des gisements miniers ». Sauf qu’un étrange phénomène contamine celui qui l’approche : « Tu brûles un atome et tu as tout à coup ta cave pleine de Dieu, pleine d’Absolu ». La matière libère ainsi l’essence divine qu’elle est censée contenir, comme le prétendent Spinoza et Leibnitz. Maret lui-même a commencé à « prophétiser et faire des miracles » avant de s’extirper in extrémis de cette influence délétère ; il en conclue : « c’est le mal déchaîné ».
Le succès considérable, les commandes et les ventes, tout va pour le mieux pour Bondy. Mais les mineurs sont au chômage. Et, commercialisés, les carburateurs diffusent l’esprit christique, contaminent leurs heureux possesseurs au moyen d’une mystique extase, permettent au travail, manuel ou industriel, de se faire tout seul, de guérir la tuberculose, maos également de pratiquer la lévitation, y compris les gendarmes qui s’élèvent de manière burlesque. Un manège à chevaux de bois atomique flotte au-dessus de la terre et diffuse des hymnes d’actions de grâce. Même le ministère de la guerre en vient à prôner « la paix perpétuelle ». Pourtant l’« épidémie de religiosité » n’est pas reconnue par l’église officielle qui se sent flouée. Que l’on soit membre du conseil d’administration de la « SOMETA », qui fabrique les prodiges énergétiques, ou banquier, l’on prône l’amour des pauvres, distribuant l’argent à flots ; chrétien ou juif l’on est touché par la foi : c’est « comme si on allait mourir de bonheur et d’amour » ! Quant à Hélène (toujours ce prénom symbolique), elle aussi contaminée, elle parvient sans peine à lire les pensées de Bondy, qui, prudent, sachant se préserver, reste lucide et cynique devant ce flot de religiosité.
Cependant les conséquences vont de bien en pis : l’énergie « devint l’Ouvrier infini ». Aussi la surproduction pléthorique, encombrante, des clous, du drap ou de n’importe quels objets, jusqu’aux billets de banques, rend les ouvriers inutiles, entraîne la chute des cours de la bourse. Et « les usines sans Absolu arrêtent la production », quand d’autres, ayant tout distribué, se retrouvent démunis. L’inflation côtoie la catastrophe industrielle, la pléthore de produits s’adosse à la famine urbaine, ce qui permet de constater néanmoins : « les lois économiques sont plus fortes que les lois divines ». Heureusement préservé des carburateurs, seul « le paysan ne fit don de rien ».
Chaque sphère de pouvoir, chaque secte, chaque idéologie se dispute l’Absolu, depuis les églises jusqu’à la Libre Pensée, depuis la meurtrière « insurrection islamique » jusqu’à l’Union soviétique qui décide de mettre au point un « Culte ouvrier de l’Absolu » !
Ira-t-on là encore jusqu’au conflit mondial ? Car guerres civiles et religieuses fleurissent, l’on commet des destructions de générateurs d’Absolu, qui savent se défendre et attaquer avec une puissance colossale. Le conflit devient aussi terrible que grandguignolesque.
Ce roman jubilatoire, que l’on lira avec entrain et une ironie amusée, annonce conjointement avec George Herbert Wells, dans La Destruction libératrice[5]publié en 1914, l’invention de l’énergie atomique. Notre écrivain tchèque prévoit une fois de plus les catastrophes engendrées par une hubris industrielle sans frein. Mais il laisse de toute évidence une large place à la satire des élans divins, ainsi que de l’intégrisme religieux, sans oublier « le communisme mystique ».
C’est sagement que commence le récit de cette Guerre des salamandres, comme un roman maritime à la Joseph Conrad, avec un capitaine haut en couleurs et en jurons. Jusqu’à ce qu’il découvre d’étranges salamandres à la taille et aux qualités presque humaines. Parmi les îles du Pacifique, une population a échappé à l’extinction et, grâce à la clairvoyance et aux couteaux fournis par le capitaine Van Toch, ils se protègent des requins et deviennent d’habiles pêcheur de perles, alimentant un commerce fructueux. Leur capacité de construction sous-marine permet au navigateur et commercial de s’allier à l’homme d’affaire Bondy, personnage récurrent déjà présent dans La Fabrique d’Absolu, et d’envisager l’exploitation et l’exportation de ce peuple. Comme en ce précédent opus, la satire de l’impérialisme d’un capitalisme prédateur et monopolistique fait long feu.
Bientôt, le roman prend une dimension encyclopédique, lorsque les mœurs, « l’illusion érotique », l’intelligence de ces animaux capables de parler, de fonder des sociétés « collectivistes » qui n’ont rien à envier à celles des tyrans, sont exposées. L’on y trouve des rapports de savants sur l’évolution des espèces, mais aussi la satire du microcosme scientifique et politique, sans compter celle, corrosive, des milieux du cinéma et de la presse, des mécanismes commerciaux et entrepreneuriaux. D’abord paisibles et travailleurs infatigables, ces animaux presque humains se ressentent peu à peu de leur asservissement. Jusqu’à ce que ces batraciens veuillent étendre leur « espace vital » aux dépens des humains, où l’on reconnaît une fois de plus la rhétorique nazie… L’épopée tourne à la catastrophe mondiale, parmi les races nordiques de salamandres et d’autres plus disgraciées. Si la concurrence puis la guerre sans merci des races n’est pas sans être une allusion aux théories raciales du nazisme, le combat de l’impérialisme animal est digne des Soviétiques, alors que la veulerie humaine imaginant de pactiser avec les salamandres est soumise à l’accusation.
Qui eût cru que ce livre d’abord si léger et fantasque allait peu à peu devenir un roman total aux frontières des genres, une fable impressionnante où les animaux parlent à l’imitation de ceux de La Fontaine, mais pour balayer l’humanité, mieux encore que ne le savent le faire les hommes ?
Ecrit en 1935, La Guerre des salamandres est évidemment redevable de la menace du nazisme voisin, au pouvoir depuis 1933, soit trois ans avant le premier viol de la Tchécoslovaquie par les armées d’Hitler, douze ans avant l’imposition du communisme, et trente-trois ans avant l’invasion soviétique consécutive au Printemps de Prague. Ce pourquoi il n’est pas interdit d’apprécier sa dimension prémonitoire. L’Histoire rattrapa notre cher Karel Čapek lorsque les Allemands occupèrent Prague en 1939 : il fut le premier Tchèque que rechercha la Gestapo pour le traîner en camp de concentration. Ce fût son frère que l’on emmena, Karel était déjà mort d’un œdème pulmonaire, sinon de désespoir.
Entre drame technologique et robotique, romans d’aventure aux perspectives scientifiques et dystopiques, à la lisière de Jules Verne et d’un fantastique loufoque, cependant presque crédible, mais aussi de l’orwellienne Ferme des animaux, le Tchèque Carel Čapek, antitotalitaire patenté, apparaît comme un écrivain majeur et trop méconnu. Il est un pionnier de ce qui, au-delà de l’anticipation, devenait en son temps la science-fiction. Il ose avec son bouillon de culture aux salamandres un conte philosophique attrayant et effrayant, en un mot : inoubliable. En quelque sorte prophétique, cet apologue d’une plus vaste portée que le bien plus populaire La Guerre des mondes d’Herbert George Wells, et dont les extraterrestres ne sont pas marins mais martiens, cache une réflexion sur le racisme, un antinazisme subtil, une charge féroce contre les totalitarismes de tous poils et de toutes peaux. Le bonheur de l’humanité aurait pu passer par l’exploitation de robots et d’une espèce mi-humaine mi-salamandre, et par la fabrique de l’absolu. Mais l’utopie, servie par des expériences politiques désastreuses, devient anti-utopie, à la lisière de Zamiatine[6], d’Huxley[7] et d’Orwell[8]. À moins de se demander si la peur, qui régente les achèvements catastrophiques de cette science-fiction, n’est pas, en même temps qu’un avertisseur providentiel, une pusillanimité devant des développements scientifiques qui ont fait et feront progresser le bien-être et la connaissance de l’humanité…
Thierry Guinhut
La partie sur La Guerre des salamandres a été publiée dans Le Matricule des Anges, juillet-août 2012
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.