Palazzo ducale, Venezia. Photo : T. Guinhut.
De natura rerum, La montée vers l’Empyrée
La République des rêves VIII
L'Harmattan, 2023.
Il ne voit les montagnes que tombé dessus. A Aspet, après deux jours de lueurs molles et pâles, couleurs et contours noyés, puis une lourde pluie nocturne. Pendant sa montée, un matinal brouillard se déchire sur la soudaineté des Pyrénées verts et blancs. C'est dans l'exaltation de l'allégresse presto de la trentième symphonie de Haydn qu'il monte le long des crêtes boisées de Penne Nère, puis sur des pelouses en dévers au-dessus de gouffres pommelés pour accéder au modeste sommet visé depuis Toulouse : le pic de l'Aube.
De ce sommet, choisi pour son nom, il espère encore, après une semaine dépourvue de conversation réelle, et comme par la magie infuse du génie des péripéties, rencontres et coïncidences, une rencontre, ne serait-ce qu'avec le visible du réel. C'est pourquoi il aborde ses derniers mètres d'herbes et de pierres avec une infinie circonspection, bravant dans le sens du poil sa fraîcheur ventée, humant le désordre des parois et des pointes de neige étalées d'est en ouest au-delà de vallées bosselées de verts de mai. Personne. Il s'assied avec des heures encore d'après-midi pour rester là, trouvant que les ombres à la surface de la forêt de la Paloumère bougent comme des îles, en une tectonique des plaques accélérée et folle. Il boit l'eau de la dernière source qu'avale plus bas un des gouffres du réseau de la Henne Morte, il croque un bout de chocolat, il suce une graminée mobile dans le temps...
Quand il aperçoit, sur le très vague sentier terminal, la patiente et minuscule montée, comme de ces insectes qui ont la forme et la couleur des herbes, d'un humain. Il présume qu'il lui faut bien un quart d'heure pour arriver. Et n'a-t-on pas un brin de conversation assurée quand on rejoint le même sommet solitaire? Et Louis d'imaginer nymphette lolitesque au mollet et à la personnalité assez sûrs pour affronter la montagne, intrépide clochard barbu fumeur de joint revenu de mai 68 et de Katmandou, terrible bavard destructeur de toute vie sous le laminoir des banalités, ou placide mâcheur de menthe fraîche aussi obtus que son silence...
Approchant, l'homme paraît s'être déshabillé de tout pittoresque ou cliché. Assez petit, quoique fort de torse, le visage aux entournures rondes, rasé de près, les cheveux courts et raides avec un épi châtain qui balbutie dans le vent, les yeux invisibles, on dirait celés sous les fentes actives des paupières. Comme si pour Louis observer et décrire allaient lui compléter le monde… Soudain, une paire d'yeux vive à fureter pour d'un seul regard délacer les nids des oiseaux et les chaussures des marcheurs. Au bonjour de Louis, il n'a qu'un timide mouvement de la tempe qui fait saillir un reflet grisé. Il sort une goulue rasade d'eau claire qui brille sur ses lèvres. Un quart d'heure se passe sans, dirait-on, que le bon vouloir d'un narrateur n'agisse en faveur des rencontres significatives... Pimpantes pochettes nuageuses en dessous et en dessus, écoute instable des retours de vapeur des gorges à torrents, des pics lointains et éthérés, peut-être espagnols au sud, là-bas où le glaçage chantilly de l'altitude bouge sans cesse...
Un peu piqué, Louis demande: « Vous arrivez d'où? » regrettant déjà la platitude indigne de sa question.
« De là » fait-il en ouvrant les bras et les yeux pour englober l'espace de la montagne et des nuées sur azur et blanc. « Et de là » fait-il en saisissant entre le pouce et l'index un grain peu perceptible de pierre...
- Justement j'y vais, rit Louis. Alors ayez la bonté de m'indiquer la porte, le passage, le sésame...
- Vous respirez, vous regardez et vous y êtes. Ou alors, il y a les milliers de volumes et d'années des sciences et des bibliothèques. Un peu lourd pour nos sac-à-dos, non ?
- Et de tout ça, vous faites quoi, dans votre vie?
- Physique théorique, astrophysique et autres bricoles vaniteuses... Et vous ?
- Photographie, art, paysages, histoires d'amour, énigmes, investigations et prétentions…
- Que voilà une liste rondelette et appétissante sur un Pic de l'Aube. Je m'appelle Rémi Vénasque. Et vous?
- Louis Braconnier .
- Comment dites-vous? Louis Braconnier... N'étiez-vous pas, un nom pareil ça ne peut s'oublier, sur la liste d'un colloque ? À Biron, il y a quelques années ? Où je n'ai pu venir.
- Celui qui annonçait : « Comment penser la physique contemporaine ? » C'était vous ? Et pourquoi n'êtes-vous pas venu ?
- Parce que j'avais mouru.
- Comment? Qu'est-ce que vous dites ?
- J'ai mouru. Ah, c'est une drôle d'histoire. Je ne vois pas pourquoi je la raconterais au premier venu...
- Il n'y a aucune raison en effet. Admettons seulement que j'adore les histoires racontées sur un sommet montagneux, que ça peut s'échanger contre d'autres histoires, que la seule curiosité ne suffit pas à dire les motifs de mon intérêt et que vous semblez avoir suffisamment de piquant dans les mots pour crever les abcès de la banalité commune et organisée... Non ?
- Mais à vous je veux la raconter. Même si vous haussez les épaules en retournant en bas. Parce qu'il y avait, je l'ai gardée précieusement, dans votre plaquette sur le Périgord, une photographie... L'ouverture sensuelle, feuillue et spiralée, on ne sait si c'est cosmique, d'un sentier vrillant un taillis vers la lumière. Qui correspond très exactement à un passage en tunnel que j'ai vu, et vécu. La forme de la lumière au bout, c'est vers cela que j'allais. Et où j'ai commencé d'être...
- Je ne saisis pas... Vous allez peut-être vers des interprétations trop précises, exclusives... Mais pourquoi pas. Donc, vous aviez « mouru » ?
- C'était alors que j'aurais dû rejoindre Biron. Quelques heures avant. Alors que je revenais en moto d'une séance de zen, maître plissé en robe de lin tapant un grand coup sur le sol du silence de son bâton noueux de buis, fidèles cherchant l'extinction des tendons, pièce de danse nue avec barre et miroirs, un seul pétale de rose bleu sur les lames du parquet blond et vide. Je roulais dans l'ivresse de cette inquiétude contenue qui serre sans lâcher quand on n'a pas de but (un crédit venait de m'être refusé par le Ministère de la Recherche), quand on sort d'une séance où l'on a rien pu apaiser ni saisir. Je roulais dans l'ivresse d'une vitesse retrouvée, dans l'aisance du poing droit serré à l'extrême sur l'accélérateur dans les courbes larges de la rocade de Bordeaux ouest. Ma Harley Davidson dansait, se penchait de gauche à droite au-dessus du filet follement flou du goudron bleu, rugissait de contentement vers l'orbe aux câbles tendus de trapéziste du Pont d'Aquitaine au-dessus du limon de marée descendante... Quand, vers le haut du pont, je ne sais quelle exaltation de virtuose me fit doubler et slalomer, y compris parmi la file d'en face affolée, une tension survoltée de l'avant-bras poussa ma Harley vers le haut, me fit jaillir en dérapé, en segment de parabole couchée griffant le goudron, glissant en deux secondes d'étincelles sifflées entre les voitures et m'éclater contre le parapet.
Là, il n'y eut pas de douleur, parce que je partais. Dans l'immatériel jaune ivoire et feu. Je m'élevais. Sans cuir de moto, ni peau ni corps. Comme le souffle d'un bas de soie couleur chair au-dessus d'une carapace noire et chrome brisée, au-dessus du Pont d'Aquitaine gris et blanc diminuant au-dessous avec le ruban crémeux de la Garonne, bientôt rejoint par celui praliné de la Dordogne et coulant d'une seule Gironde sirupeuse, vers l'océan azuré à cent quatre-vingts degrés de courbe et de planète curaçao clair dans la nuit bouillonnante étoilée rendue sphérique et ouverte par le tournoiement dans lequel je m'engouffrai, vers une infinitésimale lumière calme au bout. Cela m'avalait comme l'œsophage accueille la gorgée de nourriture. C'était un long tunnel de cristal et de peau qui du noir passait aux couleurs de feuilles de printemps sous la brise, aux couleurs de confitures de coing-orange, spiralé, avec un fond de lumière merveilleuse et grandissante. Là, tout était ductile, fluide, audible, tactile, visible, odorant, goûteux. Etait luminescence et particules, ondes et corpuscules, distinct et ensemble. J'étais nu, sans le poids et la gêne du corps, sans le sexe et son petit pendouillement ridicule, une seule sensation de fragrance et d'ailes. Des lumières et leurs prismes en bâtonnets d'arc en ciel me traversaient sans mal ni m'aveugler, pour éclairer tous mes réseaux sémantiques neuronaux jusqu'à l'intérieur de mes sens, souvenirs, insouvenirs et pensées, toute ma vie lisible et panoramique comme sur un ADN simultanément identifié, projeté et interprété dans une profusion d'images, de scènes et de récits, d'enfance, d'adolescence et d'âge adulte miens, à sa juste valeur. Un vol perpétuel de photons entourait en spirales successives le tunnel qui allait s'élargissant, s'illuminant de plus en plus de translucidité, et me portait en une ligne courbe vers un autre champ de photons a capella à la manière des anges de Schütz et du Chant des adolescents de Stockhausen, avec une pulsation syncopée dans le langage du temps... Bientôt, une note unique se dégagea, non pas solitaire, mais fondue de toutes les autres possibles, enrichie de ses harmoniques, oscillant et frémissant, glissant sans fin dans une dynamique étonnamment agile, comme les allegro et vivace des Sonates en trio de Bach. Au-delà, une boucle musicale apparut, se répéta lentement, se répéta légèrement autre et déplacée, se répéta encore, en un tranquille processus graduel, d'enveloppement, de clarté sensuelle et spirituelle infinie. Soudain, une première entité à forme masculine, translucide et douce, me toucha l'épaule, avec un de ces regards d'amitié qui secoue et galvanise d'énergie jusqu'à la pointe pure des orteils, des doigts et de la langue, comme si c’était moi qui me retrouvai enfin. Compréhensive, elle me guida vers la valvule vivante du tunnel. Je franchis une marche impalpable dans la lumière. Alors, je trouvai une deuxième entité, Aphrodite d'or, chair et nue, sans sexe. Elle avait le visage, avec une beauté intérieure en plus que je ne lui avais pas connue, d'une jeune fille que j'avais aimée jadis sans avoir jamais pu lui parler, et qui mourut écrasée entre le quai et la coque du bateau de l'Ile d'Ouessant. Elle me tendit un rameau d'or, qu'avec une intense sensation de bonheur liquide, celle de l’eau pour la soif, mais électrisant tout mon non-corps, je pris, pour m'avancer vers l’oreille interne, supérieurement aérée et mélodieuse, rose, du tunnel ouvert vers je ne sais quel clair matin... Soudain, il tomba en cendre bâtonneuse, noire et glauque dans ma main, je fus rappelé à une vitesse nauséeuse vers le dedans du tunnel et sur le pont où j'avais laissé mon corps, on me le faisait péniblement reprendre, pressant ma poitrine, charcutant les veines de mon bras, comme un gant cassé qui m'allait mal et me faisait mal, qui m'étouffait avec des mains de métal sur le poitrail, avec ma main sur un fragment de guidon noirci. Et je vis mes sauveurs haïssables dans le suffocation de ma langue retournée.
Vallée de la Pique et Luchonnais depuis le Pic d'Aubas, Haute-Garonne.
Photo : T. Guinhut.
Après, je perdis conscience, sans rêve. Parce qu'hélas, j'étais de nouveau vivant. J'eus, pendant quelques jours de coma, quelques réminiscences apparentes de ma traversée, une lueur mobile au bout d'un couloir où je voyais mon aura, mais vérification faite, ce n'était qu'un grand miroir au fond d'un couloir d'hôpital. J'eus à souffrir. A compter à chaque respiration les coups de serviettes mouillées de mes côtes et de mon sternum cassés. A tourner ma vertèbre brisée entre mes cartilages pincés, mes tendons froissés, mes muscles hachés. A tenter de gratter ma peau entre le plâtre et le genou. A essayer de cracher les caillots de sang collant mon diaphragme. A oxygéner les bulles de plomb qui cognaient sans cesse contre mon crâne sans pouvoir sortir. Entre temps, « un pronostic très réservé » avait atterré Catherine. Puis, après deux mois, à me rééduquer. Avec les mains, les cheveux et les mots de Catherine sur mes mains. Avec les gestes, les paroles d'encouragement à qui ne devait plus guère marcher, d'une masseuse kinésithérapeute dont le rire et la solidité me piquèrent au vif des mois durant, me firent faire des progrès inattendus par tous... Et me voilà! Pic de l'Aube, 1608 mètres d'altitude, quatre heures de montée. Forme superbe !
- Avez-vous raconté cette vision tout de suite ?
- Non, une sorte de présence intime me retenais: « pas déjà... » J'y repensais tout le temps. Ce qui aurait dû me faire haïr la condition souffrante de la vie, le cinglant et caoutchouteux univers déshumanisé de l'hôpital... Mais non, une impulsion nourrie de ce souvenir m'encourageait sans cesse à vivre, à me battre contre moi-même pour vivre. Je bougeais, n'était-ce d'abord qu'un doigt pour scander un bout de mémoire de sonate de Scarlatti, je lisais, j'écoutais des blues, toute l'histoire du rock et du jazz, j'organisais ma pensée... J'ai attendu d'être à la maison pour le raconter à Catherine.
- Et qu'a-t-elle dit?
- Nous en avons longuement parlé, elle pensive. « C'est beau, dit-elle, si je le vis, je le vivrais à mon moment, puis l'un de nous deux accueillera l'autre. » Ce n'est pas quelqu'un qui s'emballe dans les hypothèses, qui se tracasse. Elle a un calme génie pour accepter les choses. Ceux qui ne la connaissent pas pensent qu'elle est indifférente, ou froide. Mais c'est un respect, une sensitive... Après, j'ai cru de mon devoir d'en parler. D'abord, un collègue de physique qui travaille sur les micro-structures des ondes dans l'espace, un bosseur fou, toujours épaule contre épaule avec moi pour le boulot... Qui m'a déçu profondément à l'occasion; il ne m'a même pas laissé finir. « Du concret, disait-il, pas des conneries de bondieuserie... »
- C'est tout?
- J'ai persévéré. Et le résultat n'a pas été brillant. Jusqu'à ce que je trouve le livre d'un professeur américain qui rassemble ce genre d'expériences de l'au-delà, que j'apprenne qu'il existe en France une association de quelques dizaines de personnes dans mon cas. J'v suis allé, le cœur battant, l'esprit en feu. Mais ça été pire. Parce que j'avais un voyage post-mortem plus riche, plus complexe, plus détaillé qu'eux. Ils étaient restés trop humains. Et le mesquin ressentiment les fit me rejeter comme truqueur, faussaire et m'as-tu-vu. Quelques autres, pour les mêmes raisons, tombèrent carrément à mes genoux, atteints de religium tremens, comme si j'allais leur rattacher le cordon ombilical à l'au-delà par ligne directe. J'avais innocemment partagé le gentil groupe gonflé de bonnes intentions en deux factions de sectes combattantes.
- Joli psychodrame en effet...
- Finalement, à part Catherine, tu es le seul qui n'a pas ricané, qui ne s’est pas détourné, gêné ou choqué par l'obscénité de la chose, ou extasié comme un niais devant la joliesse mystique de la promesse. Je ne pouvais en parler à Platon, qui avec le mythe d'Er, dans La République, évoque ce genre d'échappée. J'ai pensé à toi, lorsque rangeant des paperasses, j’ai retrouvé ta photo qui m'a redonné tout vrai un instant de mon ascension. Je n'allais pas encore emmerder un pauvre homme avec mes farfeluosités… Mais là, en te trouvant sur ce sommet -nous n'allons pas analyser les ressorts du hasard maintenant- je n'ai pas hésité. -Rassure toi, je ne suis pas à la recherche d'une quelconque chaude compassion.
- Je t'écoute. J'essaie d'émettre des hypothèses. Sans me précipiter. C'est comme si j'avais une réponse fictionnelle à certaines questions. Mais une réponse sujette à caution. Cette histoire est peut-être programmée par le secret biochimique du corps au moment de la mort. Une décharge compensatrice d'antidépresseur, un rêve fabuleux en vingt secondes de drogue pour masquer que la souffrance et la mort se brisent en néant...
- C’est ce que je me suis dit. Le réflexe scientifique ne m’a pas lâché. Mais réduire le spirituel à la biochimie... Ramener les chambres de Raphaël à une ébullition d'oxygène, de carbone et d'acides aminés... La matière de l'âme est-elle une création du seul corps ? Finit-elle avec lui ?
- Pourquoi pas? L'esprit est la fonction du cerveau, comme la digestion est celle des tripes. C’est un film fait de tes matériaux et que tu t’es projeté, sans savoir où était la lentille neuronale du projecteur. Tu étais ton propre narrateur à toi-même caché…
- En rassemblant des moments, je peux répondre. Mais c'est comme les 109 éléments. Ils ne suffisent pas à expliquer la vie. Ma grand-tante Ernestine, la religieuse, lors d'une anesthésie aléatoire dans les années trente, a dit avoir vu les portes du paradis. Les techniques de réanimation actuelles ont pu favoriser mon expérience... Tu sais déjà pour l'Aphrodite. Quant au rameau d'or, c'étaient quatre heures de colle que je me suis injustement mangé à copier l'original et la traduction du fameux livre VI de L’Eneïde de Virgile, tout ça d'un pénible, c'était un prof de latin aussi lunatique que sadique, avec une adulation mystique pour ce bout de bois qui permit à Enée de passer vivant dans les enfers. Et puis, surtout, mon éducation protestante, le sentiment alors d'être en permanence radiographié sous l’œil de Dieu, l’espoir que le juste serait accueilli par le regard des anges... Des musiques, des tableaux, comme ce jour, j'étais enfant, à Venise, dans le Palais des Doges, je me suis évanoui sous les vingt-deux mètres sur sept du Paradis de Tintoret, puis, l'étage au-dessus, où je restais hypnotisé dans l'axe de visée lumineuse du tunnel avec les âmes et les anges de Jérôme Bosch...
- Ce sont les matériaux divers qui préludent à la fiction de l'œuvre d'art, tout simplement.
- Tout simplement ! N'oublie pas que Freud lui-même avouait flancher devant le mystère de l'œuvre d'art. Et je ne vais pas me prétendre artiste pour un rêve qui est dans le domaine public de l'humanité, ou pour une réalité supérieure qui n'est pas de mon fait.
- Freud aurait peut-être vu une érection dans ton rameau d’or. Et dans ton tunnel l'envers du conduit vaginal de sortie. Il aurait dit que l'inconscient aime à nier la mort. Son seul défaut était de ne rien connaître à la biochimie.
- À laquelle tu ne connais rien toi-même. Et moi guère plus. On fait une belle paire de causeurs d'embrouilles sur cette montagne à forêts. Ou alors, ce que j'ai vu, c'est du vrai, c'est du gâteau de réalité.
- Peut-être qu'au moment de débrancher la vie, le cerveau désinhibe ses circuits et éclaire d'un flash toutes ses ressources ?
- Pourquoi est-ce que je ne peux pas sauter de ce sommet vers la lumière du savoir et sourire à ses anges ?
- Tu peux sauter dans la fiction, si tu veux. Ou te suicider pour quitter la grotte platonicienne de la vie où tu ne vois rien. Non, pour moi, la vérité est ici, et parmi nous.
- Non, le suicide, n’est pas dans ma nature. Depuis, la vie intégrale m'est devenue plus précieuse encore. On dit que ça ne se passe pas trop bien pour les suicidés, là-haut. Quelques-uns ont raconté qu'avant d'être renvoyés parmi les vivants, des ombres aux poignets tailladés leur avaient fait ressentir la honte et le tourment de leur geste erroné. Le genre bottée d'orties amères dans la gorge, tu vois...
- Parce que le chrétien est conditionné à voir dans le suicide une faute grave. Et la plupart ont autant de mal à avaler leur vie que leur mort, alors... Je crois qu'après ton histoire il peut y avoir un bout d’épisode, puis, plus rien.
- Quel matérialisme, regrette Rémi. Et Dieu ? Qui a jeté cet espèce de moi dans mon espèce de corps, dans cette espèce de monde ?
- Enfant, j'ai un jour pensé que tout le monde savait. Qu'on m'avait jeté dans ce moi, dans ce monde, sans rien m'en dire, pour m'observer... Aujourd'hui encore, j'ai l'impression que c'est étrangement que la société me laisse braconner sur ses terres...
- Donc, l'hypothèse Dieu ?
- Toutes ces religions... Pourquoi ce dieu plutôt que cet autre? Entre un seul dieu et ceux qui disent plusieurs... Je préfère les dieux de la montagne, de la source et du loup. Et quoique ce pin puisse ressembler, torturé, desséché comme il est, à quelque christ sur sa croix, quelle horreur d'adorer la figure répugnante d'un corps souffrant ! J'adore Aphrodite...
- Et s'il existe après tout ? Et que tu le rencontres après?
- Improbable. Cet homme est mort depuis longtemps. Cependant, je lui accorderais qu'il a bien fait de me laisser mon libre arbitre. J'aurais des conversations avec lui, qui, très vite, manqueraient de piment: il saurait tout. J'accorderais qu'il a fait un sacré boulot, mais sans être de la meute bêlante de ses adorateurs. J'irais rencontrer Nietzsche et Monteverdi, Picasso, Dante et Titien, Proust, Jim Morrison et Lucrèce, Webern et Max Planck, et bien d'autres... Je ne perdrais pas mon infini, je te le promet. Et s'il a la stupidité de m'envoyer dans son enfer à quincailleries de souffrances au lieu de son paradis des houris, eh bien, je hurlerais d'ironies inutiles. Contre le seul coupable de l’affaire : lui !
- Quelle tête de cochon ! On dit ça, et on retourne sa veste sous le crucifix de l'extrême onction.
- Non, Rémi, nous n'avons eu ce bout de discussion que parce que nous sommes nés dans sa culture là.
- Alors le ciel est vide d'origine, de pourquoi et de but...
- Oui. Les dieux ne sont qu'une défense fictionnelle, au sens de la défense immunitaire, devant les stress de la mort et de l'impensable. Et ça me plait mieux ainsi. Je suis plus libre. Comme lorsqu'au ciel de la politique il n'y a plus d'utopies. Surtout qu'on ne me prouve pas qu'il y a Dieu, qu'il y a une réponse irréfutable au d'où venons nous, qui sommes-nous, où allons-nous. Alors, ça perdrait son intérêt, sa liberté, son plaisir...
- À moi, il me faut les réponses, reprend Rémi. J’entrechoque les faits et les hypothèses, voir si ça fait des étincelles. Avec ces silex, accélérateur de particule ou radiomètre différentiel du satellite COBE, je veux éclairer le cosmos et l'homme, savoir le pourquoi et le comment.
- Finalement, avec le poème d'un autre et l'œil de mon appareil photo, j'ai la même démesure d'ambition...
- Quoi ? Explique toi un peu pour voir.
Alors, Louis lui parle de son De natura rerum, de son livre de photographies en formation. Les principes fondamentaux de l'univers, de la matière et des atomes, les éléments de la nature, l'esprit, le corps et la mort, images, visions, connaissance et amour, « pouvoir tout regarder d'une âme apaisée », l'univers mortel et non divin, l'histoire de l'humanité, physique, astronomie, géologie, botanique, zoologie, les hommes, leurs travaux et leurs langues, la météorologie, foudre, nuages et tempêtes, la terre...
- Ouch! Et sur combien de vies comptes-tu pour ça?
- Oh, ce ne sera qu'un modeste raccourci.
- Et tu as des notions de physique quantique, de chimie supramoléculaire, de catalogues de galaxies, d'interférométrie, d'héliosismologie, de réinterprétation géométrique de l'équation de Fermat ?
- Rien ! Trois fois rien ! L'équation la plus enfantine me laisse pantois, depuis qu'en maths je lisais les poètes romantiques...
- Alors, rêveur fou, ton cas est désespéré.
- N'oublie pas ma tête de cochon. Je n'ai pas à respecter les chasses gardées.
- En quelque chose comme quinze milliard d'années, tu devrais y arriver. Mais j'aimerais voir tes photos. Et peut-être te donner quelques coups de main, si tu veux. Moi aussi, je veux connaître tout ce que cache l'univers.
- Pari tenu ! rit Louis. Ce sommet aux nuages nous monte au cerveau ! C’est le genre de pari pour indécrottables ivrognes de mondes. Un contrat à sceller avec son sang, ou avec du vin... Je n'ai que de l'eau de montagne, ça t'irait ?
Rémi Vénasque sort alors de la poche intérieure de sa parka matelassée vert, comme pour la protection du côté cœur, une mince flasque d'argent, courbe un peu pour épouser la forme de la poitrine...
- Et une goutte de génépi des Alpes, ça marcherait ?
- Et comment ! Avec une poignée de dattes directement importée des oasis édéniques, d'accord ?
- À ma prochaine et dernière mort, reprend Rémi, en soufflant l'ellipse des noyaux vers l'abîme des vallées, je veux qu'on disperse mes cendres du haut du Pont d'Aquitaine. Histoire de bloquer à nouveau la circulation. C'est une antenne cosmique de première grandeur au-dessus du fleuve. Une part d'orbe lumineuse. Et toi ?
- N'importe quel cimetière de montagne avec vue irait à ma carcasse. Soudain, je me demande si Léo Morillon est en haut, derrière ton tunnel, et Julius, et Joss ? Si c'est un Apollon d'or qui attendait Léo ?
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Extrait du roman : La République des rêves
La Serrurerie, Poitiers, Photo T. Guinhut.