Condorcet : Vie de Voltaire, Imprimerie de la société littéraire-typographique, 1789.
Voltaire : Mélanges, 1764. Photo : T. Guinhut.
Tolérer Voltaire
& retrouver notre sens politique :
du Fanatisme au Traité sur la tolérance.
Décidément Voltaire est intolérable. Auteur de tragédies post-raciniennes fastidieuses, de contes pour sujets de commentaires littéraires lors de l’épreuve du Baccalauréat, d’une correspondance pléthorique (24 000 lettres en treize tomes de la Pléiade), de divers textaillons intolérablement boutefeux qu’il vaudrait mieux laisser dormir au secret… Pourtant, lire Voltaire, c’est retrouver notre sens politique ; ce que nous montrerons grâce au badinage de quelques extraits de la tragique Mort de César, de l’érotique Pucelle, du fanatisme dans la Henriade et Mahomet, à moins d’oublier les billevesées de l’ « Horrible danger de la lecture », de la « Liberté d’imprimer » et du « Traité sur la tolérance ».Auxquelles il faudra d’importance apporter le correctif de Karl Popper.
Face à César, Brutus est un farouche républicain. Si l’on sait que le héros a mauvaise presse, tant il fut l’assassin du premier empereur en ensanglantant les dernières scènes de la tragédie, si l’on n’approuve pas l’acte criminel, il est chez Voltaire un défenseur des libertés. Ecoutons-le :
« Je déteste César avec le nom de roi ;
Mais César citoyen serait un dieu pour moi ;
Je lui sacrifierais ma fortune et ma vie.
César :
Que peux-tu donc haïr en moi ?
Brutus :
La tyrannie. »
Quand César prétend que « Rome demande un maître », Brutus répond en usant de l’exemple de Sylla :
Qui a dit que les tragédies de Voltaire étaient ennuyeuses et pompeuses ? Certes, il n’ajoute guère aux qualités du vers racinien qui l’a précédé, à l’imitation de l’Antiquité qui était le crédo des Classiques, mais, en 1735, la pensée des Lumières est bien là, dans la tradition du Traité du gouvernement civil de Locke et de L’Esprit des lois de Montesquieu, lorsqu’il défend la démocratie et la liberté romaines contre l’absolutisme impérial qui sera celui d’Auguste et de ses successeurs[2].
Au noble sérieux de la tragédie, Voltaire sut plus tard opposer un humour fort coquin. Dans La Pucelle, il conte, une fois de plus en vers, la vie de la pucelle d’Orléans, en d’autres mots Jeanne d’Arc, quoique d’une façon passablement irrévérencieuse. Voulez-vous savoir, aux yeux du roi, « Comment elle eut son brevet de pucelle » :
On consulte ici une édition de 1780, prétendument publiée à Londres, sous le manteau, quoiqu’à Paris, chez Cazin, modestement classée parmi les curiosa ou erotica, tant l’irrespectueux humour envers la sainte patronne de la France choqua. Ce qui nous semble aujourd’hui bénin, d’une légère gaillardise rabelaisienne, passait pour fortement indécent, voire blasphématoire, et risquait d’être brûlé, tant ce texte, publié anonymement en 1755, attirait les foudres du clergé et du pouvoir royal. Pourtant un peu d’humour ne ternit en rien la vertu de celle qui défendit sa patrie contre l’invasion étrangère, donc encore une fois la liberté. Certes, Jeanne est ici une grossière servante qui doit garder sa pureté pendant un an, faute de quoi la France serait perdue, qui est poursuivie par les assiduités du démon hermaphrodite Conculix, puis d’un baudet qui lui sert de coursier, avant de céder après le temps requis à de beaux bras amoureux ; mais cette parodie libertine de poème chevaleresque ne fait pas de mal à une mouche, sauf aux esprits chagrins qui s’imaginent blessés par quelques centaines de décasyllabes. La satire anticléricale va jusqu’à rire des ébats des soudards aux dépends de moniales ; du moine Lourdis qui vit au « règne de la Sottise ». Dévots fanatiques, écartez-vous prestement du chemin de Voltaire…
Ainsi une pièce -irreprésentable aujourd’hui- quoique par ironie dédiée au Pape Benoît XIV qui la reçut avec grâce en 1741, accable une autre religion : Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète. Ce dernier est haï par Zopire qui ne voit en lui qu’un imposteur, fanatique instigateur du meurtre de sa femme et de ses fils. Le prophète fomente de faire assassiner Zopire par Séide, car il a de plus le bonheur intolérable d’être aimé par Palmire. Le prophète engage Séide au meurtre, ce devoir commandé par Allah. Aussitôt après avoir exécuté l’ordre abject, l’assassin expire à son tour au moyen d’un poison obligeamment offert par Mahomet. Palmire, privée de son amant, se tue sous les yeux de celui qui voit disparaitre l’objet de ses désirs.
Cette tragédie fit se lever les foudres de la controverse. La critique virulente de toute forme de fanatisme, de superstition, sans oublier la soumission à l’arbitraire du dogme, fit passer Voltaire, que l’on sait pourtant déiste, pour un indécrottable athée. Depuis, la pièce est top souvent taxée d’ « une faible valeur littéraire[4] ». Quoique… Rien n’est moins sûr en effet. Dès les premiers vers le talent rhétorique et politique de Voltaire est redoutable. Ainsi fait-il tonner Zopire :
« Qui ? moi, baisser les yeux devant ces faux prodiges !
Moi, de ce fanatique encenser les prestiges ! »
Ce à quoi lui répond le sénateur de la Mecque, Phanor :
« Mahomet citoyen ne parut à vos yeux
Qu’un novateur obscur, un vil séditieux :
Aujourd’hui c’est un prince, il triomphe, il domine,
Imposteur à la Mecque, et prophète à Médine,
Il sait faire adorer à trente nations
Tous ces mêmes forfaits qu’ici nous détestons. »
Plus loin, dans l’acte II, le lieutenant Omar répond de Séide :
« Séide est tout en proie aux superstitions ;
C’est un lion docile à la voix qui le guide. »
On n’y verra bien entendu aucune anachronique allusion au terrorisme islamiste de notre siècle. D’autant que ce Séide, qui eut la chance de passer à la postérité par antonomase en devenant un nom commun, est solidement assermenté par Omar :
« J’ai mis un fer sacré dans sa main parricide,
Et la religion le remplit de fureur.»
Et si Séide a la présomption d’hésiter, le voilà conspué, excité par son maître :
« On devient sacrilège alors qu’on délibère.
Loin de moi les mortels assez audacieux
Pour juger par eux-mêmes et pour voir par leurs yeux !
[…] Obéissez, frappez ; teint du sang d’un impie,
Méritez par sa mort une éternelle vie. »
Assez ! La cruelle clairvoyance de Voltaire est intolérable ! Qu’on l’embastille et le censure ! Surtout après avoir entendu Séide se préparer à obéir :
Non seulement Voltaire est ici un fin psychologue, en mettant à nu les mécanismes de la sujétion au fanatisme, mais il exécute une précieuse satire religieuse et politique, sans donner le moindre crédit au prétendu délit de blasphème, au service de la lutte contre l’obscurantisme, donc au service de la liberté des Lumières.
Le fanatisme est aussi, hélas, chrétien, quoique en contradiction totale avec le message du Christ dans les Evangiles. C’est au cœur de La Henriade, une épopée de 1723, dans laquelle Henri IV met fin aux fratricides guerres de religion, entre catholiques et calvinistes, épopée prétendument ratée, prolixe et touffue, que des vers formidables tonnent :
« La Discorde attentive en traversant les airs,
Entend ces cris affreux, & les porte aux Enfers.
Elle amène à l’instant de ces Royaumes sombres,
Le plus cruel Tyran de l’Empire des ombres.
Il vient, le FANATISME est son horrible nom :
Enfant dénaturé de la Religion,
Armé pour la défendre, il cherche à la détruire,
Et reçu dans son sein, l’embrasse & le déchire.[6] »
Qui a dit que la poésie était une bluette, une niaiserie sentimentale ? Poète engagé, dont le style ici allégorique peut ne pas convaincre, Voltaire l’est pourtant supérieurement.
Frontispice de 1768 pour La Henriade de Voltaire. Photo : T. Guinhut.
Cependant la prose de l’auteur de Candide, sait être tout aussi vigoureuse, ne pas rater d’un pouce la cible des superstitions obscures. Comme en un bref essai aiguisé par l’ironie : « De l’horrible danger de la lecture ». Sous la forme d’une lettre, d’une ordonnance, Voltaire imagine en 1765 un « mouphti du Saint-Empire ottoman », nommé par dérision « Joussouf-Chéribi », qui « par la grâce de Dieu », se met en tête « de condamner, de proscrire, anathémiser ladite infernale invention de l’imprimerie ». Mais pourquoi, nous direz-vous ? Elle tend en effet à « dissiper l’ignorance, qui est la gardienne des Etats bien policés », à proposer « des livres d’histoire dégagés du merveilleux ». Qui sait si « de misérables philosophes, sous le prétexte spécieux, mais punissable, d’éclairer les hommes et de les rendre meilleurs, viendraient nous enseigner des vertus dangereuses dont le peuple ne doit avoir jamais de connaissance » ? C’est alors que « nous serions assez malheureux pour nous garantir de la peste, ce qui serait un attentat énorme contre les ordres de la Providence ». Ne croirait-on pas entendre Boko Haram (ce qui signifie livres impurs) : « nous défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle […] nous défendons expressément de penser ». Voilà l’édit prononcé dans le « palais de la stupidité, le 7 de la lune de Muharem, l’an 1443 de l’hégire[7] ». Le blâme paradoxal est succulent, fort d’une ironie corrosive et joviale. C’est par l’absurde que le mouphti se décrédibilise, ridiculisé par la caricature, qui, hélas, est trop souvent réaliste, y compris au IVème siècle des Lumières.
Voltaire : Mélanges, 1764. Photo : T. Guinhut.
Ainsi la voltairienne « Liberté d’imprimer » préconise : « En général, il est de droit naturel de se servir de sa plume comme de sa langue, à ses périls, risques et fortune. Je connais beaucoup de livres qui ont ennuyé, je n’en connais point qui aient fait de mal réel. […] Mais paraît-il parmi vous quelque livre nouveau dont les idées choquent un peu les vôtres (supposé que vous ayez des idées), ou dont l’auteur soit d’un parti contraire à votre faction, ou, qui pis est, dont l’auteur ne soit d’aucun parti : alors vous criez au feu ; c’est un bruit, un scandale, un vacarme universel dans votre petit coin de terre. Voilà un homme abominable, qui a imprimé que si nous n’avions point de mains, nous ne pourrions faire des bas ni des souliers [Helvétius, De l’Esprit, I, 1] : quel blasphème ! Les dévotes crient, les docteurs fourrés s’assemblent, les alarmes se multiplient de collège en collège, de maison en maison ; des corps entiers sont en mouvement et pourquoi ? pour cinq ou six pages dont il n’est plus question au bout de trois mois. Un livre vous déplaît-il, réfutez-le ; vous ennuie-t-il, ne le lisez pas. »
On peut cependant rétorquer à notre philosophe, même avec un brin d’anachronisme, qu’il eût dû connaître quelques livres qui aient fait du mal réel. Ce sont ces volumes aux contenus totalitaires et génocidaires : le Coran, le Manifeste communiste, Mein Kampf, Le Petit livre rouge… Quoique l’on puisse arguer que ce sont moins ces livres que les hommes qui les manient qui font le mal[8]…
Si Henri IV était le héros historique de la tolérance, Voltaire en son Traité de la tolérance, en est enfin le héraut. Son chapitre XIII, « Prière à Dieu », est à cet égard éclairant. Comme un pasteur protestant, le philosophe déiste tutoie Dieu : « Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des mains pour nous égorger ; fais […] que les petites différences entre les vêtements qui couvrent nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi ; que toutes ces petites nuances qui distinguent les atomes appelées hommes ne soient pas des signaux de haine et de persécution. » Ce bel aveu de modestie est une ode au respect des différences, mais pas au point de tolérer la différence intolérante du fanatisme : « Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes[9] ». Que ce texte militant soit né en 1763, à l’occasion de l’affaire Calas, et des funestes querelles entre catholiques et protestants, à peu de choses près révolues, n’enlève rien à son universalité, à son éternité.
Comment pourrions-nous respecter la tradition des Lumières, sans, comme Voltaire, être irrespectueux envers les baudruches sanglantes des tyrannies politiques religieuses ? C’est seulement ainsi que l’on pourra retrouver notre sens politique : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur[10] », disait Figaro. Blâmer les théocraties, les fanatismes mahométans, communistes ou nazis, reste un voltairien devoir de la liberté. Il faudra donc, pour honorer la liberté et l’humanité, tolérer celui qui, comme Peter Sloterdijk, « se fonde sur l’éthique de la science universelle de la civilisation[11]», tolérer enfin Voltaire.
Mais à ce vœu pieux il est nécessaire d’ajouter un correctif, celui du paradoxe de la tolérance, tel qu’avec brio et clarté il est énoncé par Karl Popper et que nous citons in extenso : « Le paradoxe de la tolérance est moins connu : Une tolérance illimitée a pour conséquence fatale la disparition de la tolérance. Si l’on est d’une tolérance absolue, même envers les intolérants, et qu’on ne défende la société tolérante contre leurs assauts, les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. Je ne veux pas dire par là qu’il faille toujours empêcher l’expression de théories intolérantes. Tant qu’il est possible de les contrer par des arguments logiques et de les contenir avec l’aide de l’opinion publique, on aurait tort de les interdire. Mais il faut toujours revendiquer le droit de le faire, même par la force si cela devient nécessaire, car il se peut fort bien que les tenants de ces théories se refusent à toute discussion logique et ne répondent aux arguments que par la violence. Nous devrions donc revendiquer, au nom de la tolérance, le droit de ne pas tolérer les intolérants. Il faudrait alors considérer que, ce faisant, ils se placent hors la loi tout mouvement prêchant l'intolérance se place hors la loi et que l’incitation à l’intolérance est criminelle au même titre que l’incitation au meurtre, par exemple[12] ».
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.