Henri Gourdin : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur,
Le Pommier, 2022, 288 p, 21 €.
En regardant voler les mouches. Arts, littérature et attention,
La Baconnière, 2022, 144 p, 20 €.
La cigale et la fourmi du fabuliste Jean de La Fontaine étaient le produit, certes d’un amateur des champs et des bois, mais aussi d’un anthropomorphisme aimable. Si les naturalistes du XVIII° siècle, dans le sillage de Buffon, pouvaient observer les insectes de manière plus objective, aucun n’atteint l’abnégation, l’attention infinie comme Jean-Henri Fabre, né en 1823, dans les montagnes de l’Aveyron, mort en 1915 après une longue vie d’étude et d’écriture. Entomologiste scrupuleux, il dédia sa vie aux hyménoptères et coléoptères, non sans une carrière d’instituteur attentif à la transmission. Cependant, la rigueur scientifique de l'observateur n'a d'égal que l'écriture jubilatoire. Et s’il écrivit des milliers de si belles pages au service de ses précieuses bestioles, il est aujourd’hui loisible d’en découvrir quelques-unes parmi les plus étonnantes et sensibles, dans une anthologie, intitulée Souvenirs entomologiques, et choisie par Henri Gourdin, qui parallèlement nous propose une biographie de son maître, Jean-Henri Fabre, dont on pourrait fêter le bicentenaire de la naissance. Au moyen de sa poétique insectophilie, n'a-t-il pas tant à nous apprendre sur la multiplicité des vies miniatures, sur les beautés et les cruautés de la nature? Alors qu’une poignée d’essayistes d’aujourd’hui n’aime rien tant qu’écrire avec attention En regardant voler les mouches, ces dernières, bien qu’irritantes, ayant également tant à nous apprendre, nous surprendre, parmi les fantaisies des Arts et des Lettres.
Faut-il commencer, en quelque sorte chronologiquement, par la vie ou par les écrits ? Si nous laissons in fine notre lecteur seul juge, c’est l’œuvre qui nous parait première, en une justification de la vie, voire une assomption. C’est au pied et jusqu’à la cime du Ventoux que se situe le théâtre des opérations. En 1865, sa rude et rocailleuse ascension est l’un des axes essentiels de ce recueil, car « une demi-journée de déplacement suivant la verticale fait passer sous les regards la succession des principaux types végétaux du sud au nord, suivant le même méridien ». L’on passe ainsi du thym méditerranéen au pavot velu alpestre. Le récit est vif, animé par le « coup de baromètre » (entendez une gorgée de rhum à chaque consultation de l’instrument par les compagnons de l’auteur) le goût de l’oseille. Une brève nuit à l’abri d’un « Jas de pierre » à 1500 mètres d’altitude permet de préparer la dernière montée pour assister au lever de soleil sommital. Une brume pluvieuse insistante les avait surpris au soir, cependant le matin permet d’élargir la vue jusqu’au Rhône. Le dramatique suspense, les descriptions lyriques donnent au récit un charme prenant. Les « douces joies » du naturaliste culminent lorsqu’il peut observer le Parnassius Apollo, ce papillon « à ailes blanches avec quatre taches d’un rouge carmin », « hôte élégant des solitudes des Alpes » !
Lisons ces pages lumineuses en pensant également au premier ascensionniste écrivain au Ventoux, le poète Pétrarque[1] lui-même, qui, en l’an 1336, fit son épuisante ascension, mais dans une perspective moins scientifique que philosophique, au-dessus de « la vallée de tes péchés » et « vers « la cime de la béatitude[2] ».
Chaque objet de l’observation de l’entomologiste ne peut se séparer de son milieu, de ses prédateurs et de ses proies. Car ici point de pitié : le sphex aux ailes jaunes se gorge des femelles chargées d’œufs de l’éphippigère des vignes et ramène des grillons pour les enfermer avec ses rejetons qui s’en nourriront ; les ammophiles dévorent des chenilles et seront dévorés à leur tour par des oiseaux migrateurs. Ainsi va la chaîne de la vie et de la mort nécessaire.
Plus loin, apparaissent des créatures emblématiques, la « tarentule au ventre noir » et le « scarabée sacré ». La première est un « expert tueur » qui, grâce à sa morsure, paralyse le malheureux insecte qui s’est laissé surprendre. Non seulement elle est active sur le terrain, mais observée dans un large flacon préparé par le soin du patient narrateur et analyste. Le second accourt au fumet du crottin pour travailler avec ardeur à « la pilule sphérique, simples vivres que l’insecte cueille pour son propre usage et achemine vers une salle à manger creusée en lieu propice ». L’étude de ses mœurs va jusqu’à sa métamorphose, de larve à nymphe, afin de découvrir ce « bijou » que les Egyptiens divinisaient, voyant dans la boule excrémentielle roulée un symbole cosmique.
Sans oublier de plus théoriques observations sur l’instinct, son « discernement » et et ses « aberrations », notre entomologiste aime à quitter parfois le monde de ses bestioles favorites, mais jamais bien loin, pour guigner « l’hirondelle et le moineau », dont les nids sont tout un ouvrage, où l’on ramène mille proies miniatures à ses insectivores oisillons.
Parnassius Apollo, Valle Aurina, Prettau / Prédoi, Südtirol.
Photo : T. Guinhut.
Et si l’on s’attend à un froid exposé scientifique, l’on sera heureusement démenti. En effet, outre une exactitude scrupuleuse, la plume avisée, lyrique, de Jean-Henri Fabre use sans relâche d’un sens de la description contrasté, coloré, et d’une remarquable vivacité du récit. Au point que les activités, les combats de ces minuscules héros paraissent des épopées grandioses et pleine d’intérêt. Avec raison Victor Hugo, pourtant trop amateur d’hyperboles, l’appelait « Homère des insectes » ; dans cette lignée, Edmond Rostand préférait le qualifier de « Virgile des insectes ». Cette modeste anthologie, judicieusement concoctée, ne peut que donner envie de se plonger dans les dix fort volumes de ses Souvenirs entomologiques, écrits entre 1879 et 1907, dont l’édition définitive fut publiée à partir de 1924[3], et dont les textes sont accessibles chez Bouquins[4], moins les illustrations. À ce propos, il est dommage que l’anthologiste et l’éditeur n’aient pas songé d’inclure quelques illustrations, dessins et photographies qui ajoutent bien du charme et de l’intérêt scientifique à l’œuvre complète de notre réel écrivain. Il n’en est que pour preuve, au-delà de l’évident bonheur de lecture qui nous transporte dans un incroyable univers, que les treize langues où il fut traduit ; le Japon lui vouant un véritable culte. Au point que quelques Japonais à l’esprit curieux viennent visiter les musées qui lui sont consacrées à Saint-Léons en Aveyron et à Sérignan-du-Comtat dans le Vaucluse…
En sus de sa qualité d’entomologiste, nous rapporte Henri Gourdin, il était enseignant et poète, auteur de divers manuels scolaires, illustrateur de ses ouvrages et aquarelliste de 660 planches de champignons : un aimable monstre de patience et de travail. « Inimitable observateur » selon Charles Darwin, qui l’honore dans son Origine des espèces, Jean-Henri Fabre ne reconnaissait pourtant guère l’évolutionnisme, ne rendant pas la politesse à son confrère anglais. En précurseur cependant, notre naturaliste associe l’écologie, science des relations avec milieu naturel, avec l’éthologie, science des comportements. Ce précurseur ouvre la voie aux recherches sur le phylloxera, qui s’attaque à la vigne, sur les sauterelles invasives, sur les chenilles processionnaires et les pucerons invasifs, dont les coccinelles sont friandes. Soit à une agriculture raisonnée, loin de la pureté revendiquée par bien des écologistes, qui voudraient laisser faire une invasive nature aux dépens de l’homme.
Ainsi, c’est avec enthousiaste qu’Henri Gourdin consacre une biographie documentée au « poète des hannetons » : Jean-Henri Fabre l’inimitable observateur. Tandis que son choix de Souvenirs entomologiques figure dans une déjà généreuse collection des « Pionniers de l’écologie » chez le même éditeur. Elle compte des volumes consacrés aux oiseaux du peintre et naturaliste américain Jean-Jacques Audubon, au philosophe également américain Emerson[5], aux Steppes et déserts d’Humboldt, au géographe Elisée Reclus. La mode de l’écologisme ayant ceci de bon qu’elle permet de se pencher sur de beaux et précieux textes. Pourtant il faut se rappeler que Jean-Henri Fabre était farouchement opposé au « progrès hostile à la nature, qui en déforme la beauté ». Que dirait-il aujourd’hui, effaré par l’industrialisation et l’urbanisation conquérantes ? Prenons garde cependant que si la belle nature est indispensable, tant sanitairement qu’esthétiquement, elle ne doit pas avec les thuriféraires de l’écologisme ramener l’humanité à un désastreux état de nature, mais pactiser avec les progrès scientifiques et techniques salvateurs.
Pour le moins curieux, voici un volume à la mystérieuse couverture bleutée qui semble être la figuration des repères visuels d’un volatile en mouvement. Reste à savoir s’il fait mouche. Deux siècles après Jean-Henri Fabre, scientifiques et essayistes exercent leur polymorphe attention : En regardant voler les mouches réunit, entre Natacha Allet et Jean-Philippe Rymann, huit auteurs qui, loin de jouer aux mouches du coche (pour reprendre la fable de La Fontaine) confrontent arts et littérature au phénomène de l’attention.
Qu’est-ce alors que notre attention face aux qualités de l’œil de la mouche, dont on sait qu’elle s’enfuira toujours plus vite que la main qui voudrait l’abattre ? Par ailleurs, distraits par son bourdonnement, savons-nous rester attentifs face au monde ? Voire rester béat « en regardant voler les mouches », soit céder au désœuvrement, à la paresse, quad les yeux à facettes du diptère devraient être notre modèle en termes de connaissance du monde…
Dans la continuité de l’Eloge de la mouche[6], fameux éloge paradoxal du philosophe grec du II° siècle, Lucien, une trentaine de petits essais explore les occurrences du diptère dans les Lettres et parfois la peinture. Qui eût cru qu’allaient défiler en cet inventif exercice rien moins que Blaise Pascal et Georges Bataille, Lautréamont et Roland Barthes, Rabelais et Paul Valéry, Francis Ponge et Claude Simon, Nathalie Sarraute et Robert Musil, en tant que métaphore démultipliée de l’attention et de l’inattention ! Sans oublier l’inoubliable Nabokov dont le filet à papillons emprisonne parfois quelque mouche et dont l’autobiographie, Autres rivages[7], porte la trace mobile sur le front de Mademoiselle, sa gouvernante. Autre dérision, « la mouche sur le nez de l’orateur », qui ramène l’emphase rhétorique, voire politique, à la viande que nous sommes…
Trompe-l’œil favori des peintres, de l’antique Zeuxis au Carlo Crivelli du temps de la Renaissance, elle se pose sur le parapet d’une Vierge à l’enfant. Ironie et scrupule scientifique du temps de l’humanisme font bon ménage Toutefois sa petite taille se voit multipliée à taille humaine dans l’œuvre de l’artiste contemporain Francisco Tropa, de façon à acquérir une inquiétante monstruosité, cassant nos repères. Les ouvrages des naturalistes venus des siècles précédents avaient cependant, à l’aide de précises gravures, puis de photographies généreuses, grandi ces minces créatures à la lisière du fantastique.
L’œil aux 3000 facettes intrigue non seulement le scientifique, mais cinéastes et « acteurs, au moyen de « l’effet-mouche », lorsque Charlot tente de chasser l’intruse et provoque sans tarder le rire. L’on ne pouvait enfin rater l’auteur d’un film impressionnant, coruscant : La Mouche de David Cronenberg[8], cinéaste horrifique et romancier vigoureusement obsédé par les biologies science-fictionnelles et le transhumanisme[9]. Dans la tradition des Métamorphoses d’Ovide, un téméraire expérimentateur voit son corps, sinon son esprit, subir une progressive transition vers celui de l’insecte. Le « bellâtre joue le rôle d’un scientifique » : ses expériences de téléportation sont perturbées par l’intrusion d’une mouche dont l’ADN interfère avec le sien, gonflant son corps de protubérances charnues, d’yeux globuleux, d’ailes bientôt, sous le regard fasciné de sa maîtresse, la journaliste Véronica. La tératologie de Cronenberg n’est jamais innocente…
Un étrange et beau cahier central de photographies souvent en couleurs, rien moins que 32 pages - auquel on aurait pu emprunter quelque gravure pour une couverture plus attirante - anime cet ouvrage décidément original, à la perspicacité redoutable, auquel ne manquent pas les analyses subtiles, pour reprendre l’adjectif du titre de l’entomologiste Ernst Jünger[10]. Et si l'on veut poursuivre cette exploration entomologique, en revenant à notre cher Fabre, sachons qu'il existe, quoiqu'épuisée, une autre anthologie de ses souvenirs[11], vêtue d'une élégante couverture aux scarabées, sphex et mante religieuse...
Tout comme il n’y a de cabinet de curiosité sans insectes, il n’y aurait guère de vie sur notre planète sans eux. Le bousier ne dévore-t-il pas les excréments, en grand nettoyeur, les oiseaux ne se nourrissent-ils pas de leur fourmillement ? Qui sait si, en imaginant l’éradication de l’humanité au moyen de quelque catastrophe nucléaire, l’homme ferait place nette à une entomocratie…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.