Tératologie. Photo : T. Guinhut.
Le procès contre la haine :
du juste réquisitoire à la culpabilisation abusive.
Une loi contre un sentiment ? Quelle aberration pousse nos législateurs à sévir contre la dignité humaine en prétendant la protéger ? Ce sentiment si mal venu, si décrié, si responsable de tous les crimes, c’est la haine, comme telle a priori coupable, donc à condamner, éradiquer, par une loi peut-être haïssable. Ce pourquoi notre gouvernement, qui sait si bien veiller au grain et jeter l’ivraie, intente une proposition de loi visant à lutter contre les discours de haine sur Internet, sommant les plateformes en ligne et les moteurs de recherche d'évacuer les contenus haineux - et pourquoi pas mépris, envie, hypocrisie, dans le sillage de la loi de 2018 sur les fausses nouvelles ou infox, qui prétend instaurer un ministère de la Vérité orwellien ? Il est à craindre que la loi Avia, du nom de sa propagandiste - finalement votée au Parlement le 13 mai 2020 - se révèle liberticide, d’autant qu’elle intime l’éradication des propos haineux aux algorithmes aveugles de Google, Twitter ou Facebook, donc une censure indistincte. Sont concernés l’injure, la provocation ou l’appel à la haine contre des personnes en raison de leur religion, orientation sexuelle ou origines, ce qui parait au premier abord moralement bienveillant. Même s’il sera plus que délicat de démêler cette critique rigoureuse - qui ressortit au libre arbitre - de celle qui met en cause des personnes avec violence. Toutefois, dans la plus grande confusion, le réquisitoire enchaîne haine antisémite, raciste, islamophobe, sexiste et caetera. Mais ne la confondons-nous pas avec la colère et son cortège de violence ? Gare alors à la hainophobie et à son cortège de culpabilisation abusive de la haine. Au-delà de savoir si une haine peut être abominable, judicieuse ou injuste, salutaire ou haïssable, il faut bien s’interroger sur la pertinence d’une telle furie législative attentatoire à la liberté d’expression, sur une tentation d’un despotisme épaulé par l’entrisme identitaire et religieux. Et même si cette loi vient, le 18 Juin 2020, d’être déclarée « contraire à la Constitution » et coupable d’ « atteinte à la liberté d’expression et de communication » par le Conseil constitutionnel, il n’est pas de trop de s’interroger à son égard, tant la menace n’est pas pour autant écartée.
Si la haine est un sentiment de l’ordre de l’aversion contre quelque chose ou quelqu’un, un sentiment qui pousse à vouloir du mal à autrui, elle n’est pas tout à fait la colère. Selon le philosophe espagnol José Ortega y Gasset, « Haïr, c'est tuer virtuellement, détruire en intention, supprimer le droit de vivre. Haïr quelqu'un, c'est ressentir de l'irritation du seul fait de son existence, c'est vouloir sa disparition radicale. […] La haine sécrète un suc virulent et corrosif. […] La haine est annulation et assassinat virtuel - non pas un assassinat qui se fait d'un coup ; haïr, c'est assassiner sans relâche, effacer l'être haï de l'existence[1] » Il est permis cependant de lui rétorquer que la haine ne signifie pas le passage à l’acte assassin, il lui faut une décision supplémentaire, ou, plus vigoureusement, l’impulsion de la colère. La colère en effet, venue du latin « colhera », est une maladie humorale et bilieuse (la bile chaude selon la théorie des humeurs antérieure au XVII° siècle), est rapide et brûlante, le plus souvent irrationnelle, réactive, susceptible d’immédiate violence, alors que la haine peut-être froide, raisonnée et raisonnable.
Comme l’indique l’expression vulgaire « avoir la haine », cette dernière est plutôt synonyme de colère. C’est bien la colère qui est un des sept péchés capitaux, et non la haine, depuis Saint-Augustin en passant par Saint-Thomas d’Aquin, quoiqu’ils fussent précédés par l’Antiquité romaine.
Sénèque, philosophe stoïcien du premier siècle, ne parle en effet pas de haine, mais bien de colère, en son traité fondamental : « les autres affections admettent le délai, une cure plus lente : celle-ci, impétueuse, emportée par elle-même comme par un tourbillon, n’avance point pas à pas, elle nait avec toute sa force. Elle ne sollicite point l’âme comme les autres vices, elle l’entraîne et jette hors de lui l’homme qui a soif de nuire, dût le mal l’envelopper aussi ; elle se rue à la fois sur ce qu’elle poursuit et sur ce qu’elle trouve en son passage. […] Mais aucun peuple ne résiste à la colère, aussi puissante chez le Grec que chez le Barbare, non moins funeste où a loi se fait craindre qu’aux lieux où la force est la mesure du droit[2] ». La haine, qui peut rester sourde et muette, retenue, a-t-elle autant cette dimension populaire et politique ?
Pourtant la puissance du seul discours haineux est capable d’affecter psychologiquement, voire gravement, qui le reçoit en pleine face. Et, comme tel, allumant la colère, courent à sa suite, surtout avec les secours de la foule, de sa contamination et de son instinct grégaire, pogroms et bûchers, lynchages et autodafés, voire génocides. Mais cette traînée de poudre de la haine ne s’est-elle pas allumée qu’avec le silex de la colère ? Pensons à cet égard à l’excitation orchestrée des « deux minutes de la haine » dans 1984 d’Orwell, qui ne sert que d’exutoire et de défoulement, que de fanatisme politique au service de Big Brother, en l’absence d’un objet sous la main à écraser, éliminer, car Goldstein (au patronyme éminemment juif et capitaliste, voire Totskiste face à un stalinisme totalitaire) n’est qu’une fiction, cependant digne de la plus virulente hystérie forcément collective : « Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d’écraser des visages sous un marteau, semblait se répandre dans l’assistance comme un courant électrique et transformer chacun, même contre sa volonté, en un fou vociférant et grimaçant[3] ». Mais il s’agit là bien plus que de haine, mais d’une venimeuse excitation colérique orchestrée aux dépens d’un bouc émissaire, bien digne de transmuer les frustrations en jouissances sadiques.
La haine colérique échappe à la raison. Ce pourquoi Heinrich Mann dans son essai publié en 1933, en français et en France (l’on devine que sa publication eût été impensable outre-Rhin), titré La Haine, se livre à un pamphlet bien senti contre le nazisme et contre les masses du national-socialisme qu’il fait ainsi parler : « C’est la révolution de la nation contre les partis, et aussi contre tous ceux qui pensent. L’ennemi c’est la raison. Unissons-nous contre elle ! […] La véhémence de notre haine, c’est ce que nous avons de révolutionnaire ». Notons que moins la rhétorique de la nation, c’est un discours qui n’est pas loin de celui que tenaient les Bolcheviques et communistes de 1917. Heinrich Mann conclue avec pertinence : « La haine, non seulement comme moyen, mais comme seule raison d’être d’un puissant mouvement populaire, voilà la trouvaille du grand Hitler.[4] » Dans son chapitre intitulé « Leur méprisable antisémitisme », notre essayiste ne peut ignorer le principal levier de la haine : ignorant l’apport considérable des Juifs au bénéfice de la culture allemande, il pointe l’imbécillité d’Hitler : « Son antisémitisme s’explique par un grand vide intellectuel et par un défaut absolu de toute parenté culturelle[5] ». Hélas le pamphlet d’Heinrich Mann, comme la traduction de Mein Kampf [6]en 1934, n’eurent guère l’effet escompté d’avertisseurs…
Nous n’oublierons pas que les vitupérations haineuses du passé purent se répandre plus vite qu’un crachat à la surface d’un pays et de la terre avant la naissance des réseaux sociaux. Cependant ces derniers sont de toute évidence un accélérateur du phénomène, et de son grégarisme. Marc Knobel, dans son essai L’Internet de la haine[7], exhibe, avec le concours d’une documentation impressionnante, l’assaut des « racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes », cette brochette d’intolérants virulents qui occupe avec véhémence les bastions du Web. Dans son livre Haine et violences antisémites[8] le même Marc Knobel débobine les avatars du préjugé haineux le plus ancestral et le plus entretenu, qu’il passe par l’Intifada, la délinquance et le djihadisme, ou glissant de l’euphémisme de l’antisionisme à l’antisémitisme stricto sensu. Il fait par exemple référence à l’idéologue égyptien Sayyid Qutb (1906-1966) dont le pamphlet Notre combat contre les Juifs nourrit cette haine jusqu’au vomitif trop-plein, de Gaza au Québec, du Maghreb à la Seine-Saint-Denis, partout où l’immigration musulmane s’infiltre, et pas exclusivement car l’extrême gauche anticapitaliste ne dédaigne pas cette passion vénéneuse. L’Historien établit avec rigueur comment l’islamisme succède, et dépasse grâce à sa généalogie venue du VII° siècle en Arabie, à l’antisémitisme chrétien des siècles passés, et au plus récent nazisme, tout en ne méprisant pas leurs a priori pour ainsi sédimenter leur furia génocidaire. En outre, lorsque l’on fait feu de tout bois, toute communauté parmi les jeunes musulmans en échec scolaire et social, tant dans les banlieues, les mosquées et les prisons, tout fait réseau, et en conséquence au moyen des réseaux sociaux et des sites internet, qui deviennent des armes de prosélytisme massives.
Faut-il donc sévir pénalement ? S’il s’agit, et là l’on n’en doute guère, plus que d’incitation à la haine, mais d’incitations, d’ordre explicite, au passage à l’acte criminel, c’est là une évidence. Des Dieudonné et des Céline[9] chauffant la salle du meurtre rituel méritent-ils cependant l’exclusion pénale ? Il faudrait apprécier le degré explicite d’incitation à la curée sanglante, travail aussi ingrat que délicat. Au risque d’enfermer la haine dans un chaudron à ne pas laisser ouvrir et qui exploserait…
Rappelons-nous cependant que, si vicieuse moralement que soit une haine, elle n’a rien de criminelle tant que le passage à l’acte violent n’a pas sévi. Les vices ne sont pas des crimes, comme le montre le juriste américain Lysander Spooner[10], tant qu’ils ne nuisent qu’à la personne morale qui les abrite. Cette revendication de liberté morale doit concerner autant l’usage personnel du cannabis (malgré sa dangerosité) que celui de la haine. De plus, si le discours peut être la cause de la conséquence criminelle, il ne l’est, sine qua non, que si le récepteur, avant tout responsable de lui-même et de ses actes, est déjà animé par la pulsion violente et persuadé par les arguments fallacieux de la haine. Comme lorsque l’Inde vit en 2002 une déferlante de crimes de haine à l’encontre de populations de castes inférieures, de genres honnis, de religions adverses, tel que le rapporte Revati Laul, dans The Anatomy of Hate[11], qui s’intéresse tout autant aux faits qu’à une nature humaine criminelle.
Une ochlocratie, venue autant de la plèbe d’extrême-droite que d’extrême-gauche, que du vulgaire, autrement dit du plouc, pratique la haine des intellectuels, ou des « intellos » ; un tel anti-intellectualisme, depuis le XIX° siècle, englobe selon l’étude de Sarah Al-Matary[12] un vaste panier de crabes, de Proudhon à Michel Houellebecq, des anarchistes aux catholiques les plus crispés, des nationalistes maurrassiens aux maoïstes ou aux situationnistes… L’envie, la bêtise la plus crasse, l’incompréhension et le radicalisme aux réponses courtes devant des problèmes complexes font le terreau de cette haine à l’encontre de qui s’arroge la liberté et l’autorité de penser. Nul doute que cette haïssable haine des intellectuels, qui n’est pas sans parenté avec l’antisémitisme, mais aussi celle à l’encontre des bourgeois, puissent figurer dans une Histoire de la haine[13]. Ce qui ne signifie pas qu’il faille accorder un blanc-seing à un intellectuel patenté : cette dernière qualité n’empêche pas hélas d’être haineux envers les Juifs, comme Céline, envers la bourgeoisie anticommuniste, comme Sartre, envers les capitalistes, comme tant de nos élites politiques…
Hors les haines les plus médiatisées, forcément fascistes et racistes, il faut veiller aux haines identitaires, pas seulement nationalistes, mais indigénistes, racisées, voire féministes et gays. Là où une identité de couleur, de sexe, de genre, de classe dresse les sensibilités associatrices les unes contre les autres, et surtout là où elles obèrent l’individu au profit d’une appartenance communautaire.
Existe-t-il des haines froides, raisonnées et raisonnables, donc judicieuses ? Le Baron d’Holbach, philosophe des Lumières écrivait : « La colère et la haine, si funestes quelquefois par leurs effets terribles, étant contenues dans de justes bornes, sont des passions utiles et nécessaires pour écarter de nous et de la société les choses capables de nuire. La colère, l’indignation, la haine, sont des mouvements légitimes que la morale, la vertu, l’amour du bien public doivent exciter dans les cœurs honnêtes contre l’injustice et la méchanceté[14] ». Il y a bien alors de bonnes et de mauvaises haines. La xénophobie des peuples occupés par les Nazis entre 1939 et 1945 était plus que compréhensible, l’Allemand n’étant guère en odeur de sainteté. Or la tyrannie, le totalitarisme, le fascisme, le nazisme, le communisme, l’islamisme et l’antisémitisme sont haïssables. Quant au racisme, qu’il soit anti-noirs ou anti-blancs, il n’est pas plus pardonnable d’un côté comme de l’autre. Si habiter sous l’uniforme nazi faisait de tout Allemand un être détestable, habiter sous une couleur de peau ne fait pas de vous un membre des Black Panthers ou un suprématiste blanc.
Aussi haïr en connaissance de cause est-il non seulement pertinent, sans devoir glisser vers l’irrationnelle et contre-productive colère, mais nécessaire. C’est haïr humainement et justement une haine injuste qui ne vise qu’à déshumaniser. Connaître, comprendre, dans ses textes et son Histoire, l’accélération d’une haine ennemie est plus que nécessaire pour se prémunir et combattre au service des libertés. Sinon l’indifférence et l’amour mal placé seront tout autant inefficaces (ou pour le moins ridicules à la façon du trop fameux « Ils n’auront pas ma haine » à la suite des attentats islamistes au Bataclan) pour se préserver de monstres politiques et théologiques, de surcroit si le monstre cumule les deux obédiences. Comme le rappelle Sénèque, Aristote, arguait de la nécessité de la colère, ce qu’ici nous appelons plus exactement la haine : « C’est, dit-il, l’aiguillon de la vertu : qu’on l’arrache, l’âme est désarmée, plus d’élan vers les grandes choses, elle tombe dans l’inertie[15] ». En ce sens la différence entre la colère et la haine est celle qui tranche entre instinct de prédation et fierté morale, violence passionnelle et violence calculée et calculatrice, à la condition que cette dernière ne soit ni du Lager nazi ni du goulag communiste, ni de l’éradication théocratique, et soit de fait au service de la vertu, en particulier de celle de la liberté et de la dignité face aux tyrannies de toutes sortes et de tous bords.
La confusion dépasse des sommets lorsque l’islamophobie côtoie dans l’équivalence le racisme et l’antisémitisme, alors que l’Islam n’a rien à voir avec une couleur de peau, alors que l’Islam repose sur un texte et une histoire criminelles à l’égard des infidèles, quand le Judaïsme, lui, est indemne d’une telle accusation. La fabrication du concept d’islamophobie veut laisser entendre que le rejet de cette religion est aussi infondé qu’irrationnel, ce qui ne suffirait d’ailleurs pas à le criminaliser, alors qu’au-delà d’un préjugé fantasmé, les faits sont indubitables. Ce qui ne permet pas d’incriminer, en une abusive généralisation, tous les pratiquants, cela va sans dire. Le tour de passe-passe du concept d’islamophobie vise à interdire le débat, et, lorsque politiques et législateurs s’en emparent d’avaliser le délit de blasphème[16] ! À ce compte-là, l’islamophilie est un vice, en tant que préjugé, absence de libre arbitre, complaisance, voire complicité criminelle.
Pourtant, en raison de la loi de 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, la république laïque n’est censée ni reconnaître le blasphème, ni le pénaliser, au contraire du racisme moteur du crime, susceptible d’être vigoureusement sanctionné. Or la critique de l’Islam, y compris satirique, au même titre que celle du Christianisme et de toute autre religion, doit rester une prérogative de l’intellect des Lumières et de la liberté de penser et d’expression. Proposer de faire de l’islamophobie un délit est donc une trahison des valeurs civilisationnelles, telles que le droit naturel, la liberté, la connaissance et la dignité humaine.
Devant la bronca des intellectuels conscients des réalités et des idéologies, de députés et polémistes, le terme islamophobie, semble devoir être remplacé par « anti-musulman ». L’on semble déplacer ainsi le débat depuis le terrain des idées vers celui des hommes, en les protégeant des injures haineuses en raison d’une religion. Mais il est à craindre que cela ne change pas grand-chose, dans la mesure où être musulman, chrétien ou bouddhiste, c’est adhérer à une idéologie. Et il est bien nécessaire de refuser des hommes en raison d’une idéologie si elle s’avère délétère et meurtrière, de refuser des porteurs d’un statut de la femme infamant, d’une absence de pluralisme caractéristique d’un Islam qui ne sépare pas le politique et le religieux, impose la charia et éradique la liberté de vivre et de penser tout haut.
À ce compte, le tour de passe-passe sémantique est pitoyable, d’autant qu’il s’agit d’avouer que règne un interdit sur un sentiment ou un argumentaire anti-musulmans, alors qu’il faut deux mots pour ne pas séparer Islam de musulmans, et un seul pour chrétien et Christianisme. Or, le vocable anti-chrétien, injustement, n’est pas prononcé, tant est permise la christianophobie, d’autant que les fidèles du Christ sont éradiqués au Moyen-Orient par l’Etat islamique.
Il sera aussi délicat que risqué de mesurer quand finit la critique d’une religion et de ses disciples et quand commence la haine. Faudra-t-il inventer un hainomètre finement gradué ? En fait ce sera à l’appréciation subjective des associations plaignantes, des juges stipendiés, de la soumission houellebecquienne[17]. Se risqueront-ils à pénaliser et condamner les discours de haine incitant au meurtre des apostats, des athées, des associateurs, c’est à dire des Chrétiens et des Juifs, dans Le Coran ?
Un rappeur de sinistre réputation, Nick Conrad, engageait dans une de ses éructations à « pendre les blancs et à tuer les bébés blancs dans les crèches », ce pourquoi il a écopé d’une peine de 5000 euros, mais avec sursis. Est-ce à dire que le racisme anti-blanc assorti d’incitation aggravée au génocide doit être moins pénalisé qu’un propos bêtement raciste envers des noirs ?
Au-delà d’une maladroite gestion des discours de haine, se lit la frilosité de nos élites politiques, désarmés devant la pression islamiste. Car face à ceux qui nous menacent, de plus en acte, par le terrorisme et la réalité de la charia dans de nombreux quartiers, la France, l’Europe, sans compter d’autres Etats, font montre pour le moins de maladresse et pour le pire de soumission lorsqu’il s’agit de gérer l’immigration de la délinquance et de l’Islam, aussi bien d’un point de vue éthique et culturel, que politique, juridique et pénal. La démission des valeurs venues du monde gréco-romain, judéo-chrétien et des Lumières, honnies par tant de musulmans, sans compter l’extrême gauche, est hélas patente.
Dire que l’on hait tel gouvernement, qu’il est haïssable, y compris l'émetteur d'une telle loi, pourrait donc être punissable par la loi ? À la liberté d’apprécier, d’aimer et d’adorer, faudrait-il opposer dans l’abjection législative et carcérale la licence de détester, de haïr et d’abhorrer ce qui conduirait un Etat sur le chemin de la tyrannie ? Choirons-nous dans l’hainophobie ? L’expression de la pensée critique ne devrait alors passer qu’en termes galants, voilés, euphémisés, voire silencieux. Le bâillon de la censure n’est pas loin, se resserrant d’un degré dès qu’un seuil de sentiment et de vocabulaire, voire de caricatural dessin, dépasserait d’un pouce difficilement appréciable sauf au gré du caprice des pouvoirs législatifs et judiciaire (sans compter la collusion avec l’exécutif). Mieux vaut garder la liberté et le devoir de répondre à une opinion abjecte par l’argumentation (quoique peu soient capables de l’entendre, tant elle doit être trop longue et trop subtile), par la connaissance de l’Histoire et des mœurs.
En une démocratie libérale mise à mal, la tolérance des opinions doit être la règle, dussent-elles nous sembler abjectes. Mais, me direz-vous, l’antisémitisme n’est pas une opinion, c’est un délit. Serait-ce à dire que mal penser, penser abjectement, mérite les rigueurs de la loi ? Il y faudrait encombrer les tribunaux, voire en comptant les opinions homophobes, xénophobes, sexistes, anti-scientifiques, anti-gouvernementales, anti-intellectuelles, pro-nazies, pro-communistes, et non en oublions, encager les trois-quarts de la population. Sentir et penser haineusement ne mérite pas une surveillance orwellienne et à reconnaissance mentale (comme il existe une reconnaissance faciale appliquée par la Chine à ses subordonnés coupables de comportements déviants), tant que n’est pas franchie la limite réellement dangereuse : celle de l’incitation directe au meurtre, puis celle de la discrimination indue en acte, donc l’acte délinquant, vandale et assassin. Si d’autre part il ne faut pas oublier qu’être antisémite est faire injure à la vérité, qu’être homophobe est dénier à autrui le droit de faire ce qu’il a envie de faire avec ses seuls pairs consentants, que ces erreurs sont intellectuellement et moralement condamnables, il n’en reste pas moins que tant qu’il y a pas eu de contrainte exercée sur autrui pour renier son judaïsme ou son homosexualité, aucune suite pénale ne doit pouvoir être envisagée.
Quand la haine est la conséquence d’une situation sociale et économique désastreuses, il est vain, voire contreproductif, d’imaginer d’en interdire une expression prétendument causale ; d’autant qu’elle risque d’être goûtée de par sa valeur transgressive. Ne doutons pas que cette condamnation morale, et bientôt pénale, absolument liberticide, de la haine, conjointement confiée à l’Etat et aux Google et autres Facebook, et potentiellement totalitaire, vient d’une tradition chrétienne intériorisée, quoique non-assumée, venue du « Aimez-vous les uns les autres » et du commandement à aimer ses ennemis. Au-delà de l’irénisme qui se refuse à voir une religion autrement qu’avec des grilles de lectures hérités du christianisme, et qui ne veut condamner autrui par tolérance, ne s’agit-il pas là d’une tolérance dévoyée lorsqu’elle laisse la porte ouverte à une tyrannique intolérance ? C’est ce que montrait M. de Bonald (un auteur néanmoins discutable) en 1806 : « Les partisans de la tolérance absolue se sont vus forcer de soutenir et d’insinuer l’indifférence de tous les actes religieux, ou autorisés par les diverses religions, ou lorsque ces actes ont paru d’une barbarie et d’une extravagance trop révoltantes ; ils en ont accusé la religion en général, c’est-à-dire toutes les religions injustement[18] ». Si l’on excepte d’une juste intolérance l’Islam, c’est bien par faiblesse. Il faut alors voir dans le Christianisme, comme dans notre démocratie, une religion des faibles[19], qui en quelque sorte a contaminé nos sociétés laïques, qui risquent de ne plus guère l’être. Si le Christianisme dans l’Histoire ne fut pas toujours tolérant et paisible, le Christ recommanda cependant à ses disciples de « laisser croître ensemble le bon grain et l’ivraie jusqu’au temps de la moisson, de peur qu’en arrachant l’ivraie vous ne déraciniez le blé[20] ». Cette recommandation vaut pour l’expression de la haine.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] J. Ortega y Gasset, Études sur l'amour, Payot, 2004, pp. 38-41.
[2] Sénèque : De la colère, Livre III, Œuvres complètes, t I, Hachette 1860, p 48.
[3] George Orwell : 1984, Club des Libraires de France, 1956, p 24.
[4] Heinrich Mann : La Haine, Gallimard, 1933, p 78.
[5] Heinrich Mann : ibidem, p 9.
[7] Marc Knobel : L’Internet de la haine : racistes, antisémites, néonazis, intégristes, islamistes, terroristes et homophobes à l’assaut du web, Berg International, 2012.
[8] Marc Knobel : Haine et violences antisémites, Berg International, 2013.
[10] Lysander Sponer : Les Vices ne sont pas des crimes, Les Belles lettres, 1993.
[11] Revati Laul : The Anatomy of Hate, Westland, 2018.
[12] Sarah Al-Matary : La Haine des clercs. L’anti-intellectualisme en France, Seuil, 2019.
[13] Voir : Frédéric Chauvaud : Histoire de la haine. Une passion funeste, 1830-1930, Presses Universitaires de Rennes, 2014.
[14] Paul-Henry Thiry d’Holbach : La Morale universelle, Œuvres philosophiques 1773-1790, Coda, 2004, p 350.
[15] Sénèque, ibidem, p 49.
[16] Voir : Eloge du blasphème
[18] M. de Bonald : « Réflexions philosophiques sur la tolérance des opinions », Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, Le Clere, 1819, p 271.
[19] Jean Birnbaum : La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, Seuil, 2018.
[20] Evangile selon Saint-Matthieu, 13, 24-30.
M. de Bonald : Mélanges littéraires, politiques et philosophiques, Le Clere, 1819.
Photo : T. Guinhut.