Les Mille et une nuits, traduction Mardrus, cartonnage Bonet,
Illustrations Van Dongen, Gallimard, 1955.
Photo : T Guinhut.
Explorations et réécritures des Mille et une nuits,
par Schéhérazade, Sir Richard Francis Burton,
& Hanan el-Cheikh.
Les Mille et une nuits, 3 volumes sous coffret,
La Pléiade, Gallimard, 2006, 2416 p, 195 €.
Sir Richard Francis Francis Burton : Le Livre noir des Mille et une nuits,
traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jean-Marie Blas de Roblès,
Le Cherche Midi, 2022, 480 p, 22,90 €.
Hanan el-Cheikh : La Maison de Schéhérazade,
traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols, Actes Sud, 2014, 382 p, 23 €.
De quel syncrétisme, de quel collage de civilisations, de quel imaginatif cerveau collationnant plus de cent récits en créant Schéhérazade, viennent Mille et une nuits ? S’il n’y avait pas eu la curiosité d’Antoine Galland, orientaliste et ambassadeur de Louis XIV fouillant dans les poudreux manuscrits venus de Syrie, et plus tard ceux découverts en Egypte, nous n’en saurions pas une ligne. Bien que ce dernier soit le révélateur d’un livre oublié, il faut compter sur ses émules ultérieurs, en particulier l’Anglais Sir Richard Francis Burton, prodige un brin érotomane, qui en fit grandement évoluer la compréhension et la légende. Etonnamment, son livre dut attendre plus d’un siècle pour être ici traduit par un aventurier des lettres, Jean-Marie Blas de Roblès[1] : Le Livre noir des Mille et une nuits mérite d’être tenu pour ce qu’il est infiniment : une étude des mœurs moyen-orientales, une anthropologie sexuelle, une ode au plaisir et à la connaissance.
Que faire lorsque l’on découvre ses épouses le trompant avec des esclaves noirs, sinon décapiter tous les participants d’une telle infamie ? De surcroit, pour faire bonne mesure, le roi décide de tuer chaque matin la dame, toujours renouvelée, de ses ébats nocturnes. Bientôt l’hécatombe fâchant le royaume, seule Shahrâzâd, selon la traduction de ce coffret pléiade, se résout à épouser le monstre. Mais elle occupe chaque nuit avec des contes palpitants, de plus enrichis de récits emboités, alors que la montée de l'aube ne peut coïncider avec la chute de l’histoire… Quel suspense ! Au point qu’au bout de mille et une nuits, Shahrâzâd se voit bien entendu intronisée épouse légitime préférée, mère et reine, la fin heureuse ne préjugeant pas de la naissance d’autres contes. Les histoires sont celles de femmes d'une ruse infinie capables de tromper même les génies, celles de voyages fabuleux, d’un cheval magique. Les aventures chevaleresques côtoient les récits picaresques. Musulmans, Juifs et Chrétiens se mêlent, mais également pêcheur, marchand et bossu, au côté du sommet de la pyramide sociale, avec khalife et vizir. Et encore bien des femmes, « lieutenante des oiseaux », princesse Boudour ou fée Pari-Banou. La ville de Bagdad offre une vie fastueuse et fantastique, celle du Caire les exploits des voleurs, escrocs et autres filous.
Chacun sait que Les Mille et une nuits, ce chef d’œuvre fascinant et inégalable de la littérature ancienne, est apparu, probablement bien avant le IX° siècle (date du premier manuscrit connu), parmi l’aire arabo-musulmane, semble-t-il à Bagdad. Pourtant ses contes viennent à peu près tous d’autres univers : Inde, Chine, Perse, Arabie préislamique, et même, plus rarement, Egypte ancienne et Grèce antique. Les auteurs qui ont agrégé cet immense jardin parfumé de récits étaient certainement Persans, lorsqu’ils surent les réunir sur les lèvres de Schéhérazade, ou Shahrâzâd, qui gagne sans cesse un nouveau sursis, sauve sa vie et celles de toutes les femmes en contant au Sultan un flot d’histoires aussi prenantes que fabuleuses. Mais seuls les traducteurs étaient Arabes, retouchant le tout au moyen de l’éthique manichéenne de l’Islam, pour les fixer, les transmettre dans leurs manuscrits, faute d’avoir respecté les textes originels, convertissant le persan rhétorique et fleuri en un arabe plus consensuel, islamisant radicalement le zoroastrisme.
Trois siècles après Antoine Galland, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel proposent une traduction nouvelle, intégrale, en un irremplaçable coffret de trois pléiades. N’omettant pas d’ajouter les histoires d’Aladin et d’Ali Baba, bien qu’elles ne fassent pas partie des Nuits. La précieuse préface confie qu’un libraire bagdadien du X° siècle assurait « que ce livre était l’œuvre d’al-Humâ’î, la fille de Bahman[2] », souveraine de la Perse ancienne. En dépit d’autres traditions qui mentionnent le nom d’al-Jahshiriyârî, l’auteur du Livre des vizirs, nous aimons à penser que cette femme était la géniale compilatrice et styliste originelle, dont l’invention de l’héroïne motrice, Shahrâzâd, peut difficilement provenir d’un islam si notoirement misogyne.
Si les aventures d’Antoine Galland en découvreur et traducteur sont pour le moins fascinantes, et en quelque sorte originelles, celles du traducteur en anglais Sir Richard Francis Burton ne sont pas moins stupéfiantes. Trouvons dans un livre que l’on avait omis de traduire une véritable somme : ignorance, paresse de nos éditeurs, si l’on excepte le travail partiel de Jean-François Gurnay[3] ? La négligence est heureusement réparée grâce à Jean-Marie Blas de Roblès et Le Cherche Midi éditeur, quoiqu’il ne s’agisse pas là non plus d’une édition intégrale.
Les préfaces sont parfois superfétatoires, oiseuses. Celle abondante de Jean-Marie Blas de Roblès est tout le contraire, présentant un homme hors du commun, un prodige d’intelligence, un baroudeur intrépide. Qu’on en juge : maitrisant une quarantaine de langues, du grec ancien à l’arabe en passant par l’hindoustani et le wolof, il contracta la syphilis et le paludisme, fut victime de l’ophtalmie du désert et d’une lance somali qui traversa sa mâchoire de part en part. Officier de l’armée des Indes et consul de Damas, explorateur et chercheur d’or, éditeur de livres érotiques sous le manteau, dont le Kama Sutra, Sir Richard Francis Burton fut aussi officieusement maître soufi. Ce que lui permettait sa qualité de polyglotte arabisant. N’hésitant pas à se travestir, assombrir sa peau, il pouvait ainsi étudier au plus près les cultures de l’Inde et du Pakistan, de la Syrie et de l’Arabie, jusqu’à Médine et La Mecque, ces villes saintes interdites aux Occidentaux : son récit Voyage à Médine et à la Mecque fut un succès de librairie, quoiqu’il reste hélas inédit en France. Cependant il n’oublia pas l’Afrique orientale, où il découvrit l’un des grands lacs et fut à deux doigts de connaître les sources du Nil. Sans négliger d’autres territoires, puisqu’il escalada le Mont Cameroun, côtoyant les pires barbaries, il parcourut les déserts de l’Utah et les forêts du Brésil. En outre il publia des dizaines d’ouvrages ethnologiques, y compris un traité sur l’usage de la baïonnette qui fut traduit avec profit par les Prussiens. L’on devine, qu’outre son épouse, sa liberté de ton et son érudition bavarde scandalisèrent la société victorienne et sa morale corsetée, qui condamnèrent au bagne l'homosexualité d'Oscar Wilde.
Voilà qui ne l’empêcha pas de faire sa demande dans la meilleure société : « Et si j’obtiens le consulat de Damas, m’épouseriez-vous pour aller vivre là-bas ? Ne me répondez pas tout de suite, parce que ce que je vous propose risque de bouleverser toute votre existence… Ce serait comme renoncer aux vôtres, à toutes vos habitudes ». Cependant cette épouse passionnée a quelques ambitions pour son mari : au premier chef « faire de lui un homme puissant, respectable et un bon catholique ». La dernière partie de ce programme implique de le trahir post mortem en niant son agnosticisme, en brûlant bien des manuscrits dont les contenus obscènes la révulsent !
Enfin une traduction anglaise non censurée des Mille et Une Nuits vint le jour, comptant seize volumes, grâce aux soins circonspects de Sir Richard Francis Burton (1821-1890), qui avait pourtant l’étrange défaut d’user d’un archaïque anglais du XIV° siècle. Puis ce Livre noir des Mille et une nuits, enrichi de notes choisies parmi les pages de sa traduction. Il s’agit, en cet « Essai final », d’aller d’abord à la recherche des genres fondateurs, l’apologue, souvent animalier, et le conte, chez nous de fées, là-bas de djinns et génies ; ensuite de rendre compte d’une civilisation. Ainsi « l’imaginaire des Nuits sert admirablement de repoussoir au réalisme de ses tableaux ».
Sir Richard Francis Burton est rempli de son sujet : « L’œuvre est un kaléidoscope où tout fait tableau, de magnifiques palais et pavillons, des grottes souterraines et des forteresses macabres, des jardins plus beaux que ceux de l’Hespéride, des mers déferlant sur des montagnes enchantées, des vallées de l’Ombre de la Mort, des voyages aériens et des promenades dans les abysses de l’océan, le duel, la bataille et le ciel, la cour aux jeunes filles et le rite du mariage » ; sans compter les princes, les mendiants et les voleurs. La magie des tapis volants, des enchanteurs et des sorciers, côtoie celle des animaux parlants et des éléphants qui raisonnent.
Frontispice de l'édition Bourdin des Mille et une nuits, 1840.
Photo : T Guinhut.
Or son exploration des célèbres contes arabes se doublant de divers voyages d’exploration, ces deux sources de connaissance lui permettent de dresser un saisissant tableau des mœurs moyen-orientales. Il idéalise grandement les Arabes d’abord, vantant leur « humanité sans borne », sans manquer ensuite le blâme « d’un fanatisme pervers et d’une haine furieuse contre toute croyance hors du cadre de l’islam ». Quoiqu’il ne répugnât pas aux massacres, le calife de Bagdad, Haroun ar- Rachïd (786-808), est l’objet d’un éloge enthousiaste, d’autant que son règne s’enorgueillit d’une culture raffinée, d’un bouillonnement des arts et des lettres. L’Histoire sociale et religieuse occupe des pages abondantes. Même s’il s’agit là d’une version abrégée, la chose est stupéfiante, tant son auteur propose un encyclopédique essai.
Sans fard, toutes les variantes - ou presque - du comportement humain sont dévoilées en son étude de la civilisation islamique : hygiène, superstitions, condition féminine dont l’excision, misogynie, esclavage sans ignorer la castration, circoncision, appétit sensuel, viol et délices féminins, adultère et inceste, polygamie et homosexualité, art de la guerre, loi musulmane et ses supplices, tout cela avec un luxe de détails confondant. Bien entendu il en dénonce les violences. En ce sens, Sir Francis Richard Burton n’est pas loin d’Havelock Ellis en matière d’anthropologie sexuelle, il nous confie, depuis l’amour « sotadique » des Grecs jusqu’aux mignons des musulmans, un véritable traité d’érotologie, nourri d’anecdotes charnues : « les Nuits « sont indécentes, non dépravées ; et le parfait naturel de leur nudité semble presque la purifier, montrant qu’il s’agit plutôt de coutumes que de morale ». En conséquence il s’indigne de la pudibonderie, de la censure, des précédents traducteurs. En France, le traducteur Joseph Charles Mardrus saura choisir entre 1899 et 1903 une voie plus nettement érotique encore, à cet égard un brin discultable.
Les réécritures des Mille et une nuits sont infinies. Entre les traductions, qui sont autant d’interprétations - Antoine Galland, Joseph-Charles Mardrus, Armel Guerne, Jamel Eddine Bencheik et André Miquel dans La Pléiade - et ceux qui imaginent de nouvelles nuits - Théophile Gautier, Hugo von Hofmannsthal, Robert-Louis Stevenson -, voire des variations énigmatiques, comme les labyrinthes de Jorge Luis Borges, et les films, dont celui de Pier Paolo Pasolini, il y a place pour une séduisante entreprise : celle d’Hanan el-Cheikh. Elle en fit d’abord une adaptation théâtrale ; puis, de l’immense réservoir de récits, elle tira ce condensé nanti d’une vingtaine de contes. Son travail est bien plus qu’une anthologie, mais une refondation féministe du mythe.
Réécrire les Mille et une nuits est déjà une longue tradition, presque un devoir pour tout écrivain arabe passablement imaginatif, voire libertin, un exercice prêt à mille variations. L’Egyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, sut doubler sous le même titre son modèle, en imaginant une suite où la vie quotidienne des habitants (probablement Cairotes) s’entrelace avec le merveilleux des contes[4].
Une libanaise, né en 1945, vivant à Londres, s’empare à son tour aujourd’hui du mythe aux multiples visages. Ainsi, au sortir de la réincarnation de Schéhérazade, sous la plume d’Hanan el-Cheikh, rois, vizirs, marchands, portefaix, toute une société réaliste plie de nouveau sous l’aile surnaturelle des génies, auxquels opposer la ruse. Sa langue, alerte et sensuelle, joue avec habileté des histoires enchâssées, des coups de théâtre. Les « coïncidences dépassent l’imagination », car « le monde est vraiment une malle à secrets ». Humours, coquineries, passions, trahisons, séquestrations, rebondissements, tout ici est fait pour réjouir et faire frémir le lecteur, en ce qui devient cette substantifique moelle des contes. Omniprésentes sont alors les figures féminines qui revendiquent leur indépendance. Leur érotisme est parfois délicat, parfois tyrannique ; jusqu’à la calligraphie qui leur rend hommage : « la phrase avait la forme d’une jeune femme ». Mais la reine du livre est sans conteste Schéhérazade, dont le talent de conteuse préserve sa vie et celles d’autrui, rétablit l’équilibre de la paix et de l’amour en offrant un équivalent du monde : « comme cette nuit ressemble à la vie ! » L’importance accordée au calife bienveillant Haroun al-Rachid met en scène, devant crimes et tromperies, une conception de la justice équitable et humaniste.
Ne doutons pas qu’affleure ici une leçon politique à l’adresse du monde musulman. Monde qui, très probablement, aurait eu bien du mal à conserver les textes des Mille et une nuits si le Français Antoine Galland n’avait acheté de vieux manuscrits venus de Syrie. Depuis cet événement fondateur, s’élève le bouquet de la nostalgie d’un monde irrattrapable, qui ne gît plus que dans les pages, mais dont le pouvoir ne cesse de bourgeonner. Au point que Schéhérazade puisse devenir une icône de la féminité et de la littérature, de la résistance et de l’intelligence. D’al-Humâ’î, fille de Bahman, Hanna el Cheikh est la lointaine descendante spirituelle…
Du IX° au XXI° siècle, les contes de Schéhérazade jouent tout autant leur rôle de divertissement exotique, intemporel et merveilleux ; mais aussi moral, en tant qu’apologues, à la jonction de la poésie, du burlesque et de la sagesse, au service de la formation de l’âme. À ce chef-d’œuvre universel que les Frères musulmans ont voulu interdire, sentant trop bien la dimension érotique et blasphématoire de la chose, Hanan el-Cheikh a rendu un hommage réussi. En mettant l’accent sur le pouvoir narratif, sensuel et de décision des femmes, elle sait lui offrir un parfum de liberté féministe bienvenu. Ne serait-il pas de bon ton que tout bon écolier du monde arabe, sans omettre les continents occidentaux, lise enfin de tels classiques ? Ce dans l’esprit de Sir Francis Richard Burton, cet aventurier néanmoins humaniste, non seulement par ses encyclopédiques connaissances, mais par sa vigoureuse dénonciation de l’excision, de l’infibulation, de la castration, de l’esclavage et du fanatisme.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
[1] Voir : Roblès
[2] Préface d’André Miquel : Les Mille et une nuits, Pléiade, 2005, t I, p XVII.
[3] Jean-François Gurnay : Burton, Ambre et lumière de l’Orient, Desclée de Brouwer, 1991.
[4] Nagib Mahfouz : Les Mille et une nuits, Sindbad, Actes Sud, 1997.
Les Mille et une nuits, cartonnage Guérin, XIX° siècle,
Photo : T. Guinhut.
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