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23 novembre 2022 3 23 /11 /novembre /2022 13:36

 

Les Mille et une nuits, traduction Mardrus, cartonnage Bonet,

Illustrations Van Dongen, Gallimard, 1955.

Photo : T Guinhut.

 

 

 

 

Explorations et réécritures des Mille et une nuits,

par Schéhérazade, Sir Richard Francis Burton,

& Hanan el-Cheikh.

 

 

Les Mille et une nuits, 3 volumes sous coffret,

La Pléiade, Gallimard, 2006, 2416 p, 195 €.

 

Sir Richard Francis Francis Burton : Le Livre noir des Mille et une nuits,

traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Jean-Marie Blas de Roblès,

Le Cherche Midi, 2022, 480 p, 22,90 €.

 

Hanan el-Cheikh : La Maison de Schéhérazade,

traduit de l’arabe (Liban) par Stéphanie Dujols, Actes Sud, 2014, 382 p, 23 €.

 

 

 

De quel syncrétisme, de quel collage de civilisations, de quel imaginatif cerveau collationnant plus de cent récits en créant Schéhérazade, viennent Mille et une nuits ? S’il n’y avait pas eu la curiosité d’Antoine Galland, orientaliste et ambassadeur de Louis XIV fouillant dans les poudreux manuscrits venus de Syrie, et plus tard ceux découverts en Egypte, nous n’en saurions pas une ligne. Bien que ce dernier soit le révélateur d’un livre oublié, il faut compter sur ses émules ultérieurs, en particulier l’Anglais Sir Richard Francis Burton, prodige un brin érotomane, qui en fit grandement évoluer la compréhension et la légende. Etonnamment, son livre dut attendre plus d’un siècle pour être ici traduit par un aventurier des lettres, Jean-Marie Blas de Roblès[1] : Le Livre noir des Mille et une nuits mérite d’être tenu pour ce qu’il est infiniment : une étude des mœurs moyen-orientales, une anthropologie sexuelle, une ode au plaisir et à la connaissance.

Que faire lorsque l’on découvre ses épouses le trompant avec des esclaves noirs, sinon décapiter tous les participants d’une telle infamie ? De surcroit, pour faire bonne mesure, le roi décide de tuer chaque matin la dame, toujours renouvelée, de ses ébats nocturnes. Bientôt l’hécatombe fâchant le royaume, seule Shahrâzâd, selon la traduction de ce coffret pléiade, se résout à épouser le monstre. Mais elle occupe chaque nuit avec des contes palpitants, de plus enrichis de récits emboités, alors que la montée de l'aube ne peut coïncider avec la chute de l’histoire… Quel suspense ! Au point qu’au bout de mille et une nuits, Shahrâzâd se voit bien entendu intronisée épouse légitime préférée, mère et reine, la fin heureuse ne préjugeant pas de la naissance d’autres contes. Les histoires sont celles de femmes d'une ruse infinie capables de tromper même les génies, celles de voyages fabuleux, d’un cheval magique. Les aventures chevaleresques côtoient les récits picaresques. Musulmans, Juifs et Chrétiens se mêlent, mais également pêcheur, marchand et bossu, au côté du sommet de la pyramide sociale, avec khalife et vizir. Et encore bien des femmes, « lieutenante des oiseaux », princesse Boudour ou fée Pari-Banou. La ville de Bagdad offre une vie fastueuse et fantastique, celle du Caire les exploits des voleurs, escrocs et autres filous.

Chacun sait que Les Mille et une nuits, ce chef d’œuvre fascinant et inégalable de la littérature ancienne, est apparu, probablement bien avant le IX° siècle (date du premier manuscrit connu), parmi l’aire arabo-musulmane, semble-t-il à Bagdad. Pourtant ses contes viennent à peu près tous d’autres univers : Inde, Chine, Perse, Arabie préislamique, et même, plus rarement,  Egypte ancienne et Grèce antique. Les auteurs qui ont agrégé cet immense jardin parfumé de récits étaient certainement Persans, lorsqu’ils surent les réunir sur les lèvres de Schéhérazade, ou Shahrâzâd, qui gagne sans cesse un nouveau sursis, sauve sa vie et celles de toutes les femmes en contant au Sultan un flot d’histoires aussi prenantes que fabuleuses. Mais seuls les traducteurs étaient Arabes, retouchant le tout au moyen de l’éthique manichéenne de l’Islam, pour les fixer, les transmettre dans leurs manuscrits, faute d’avoir respecté les textes originels, convertissant le persan rhétorique et fleuri en un arabe plus consensuel, islamisant radicalement le zoroastrisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trois siècles après Antoine Galland, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel proposent une traduction nouvelle, intégrale, en un irremplaçable coffret de trois pléiades. N’omettant pas d’ajouter les histoires d’Aladin et d’Ali Baba, bien qu’elles ne fassent pas partie des Nuits. La précieuse préface confie qu’un libraire bagdadien du X° siècle assurait « que ce livre était l’œuvre d’al-Humâ’î, la fille de Bahman[2] », souveraine de la Perse ancienne. En dépit d’autres traditions qui mentionnent le nom d’al-Jahshiriyârî, l’auteur du Livre des vizirs, nous aimons à penser que cette femme était la géniale compilatrice et styliste originelle, dont l’invention de l’héroïne motrice, Shahrâzâd, peut difficilement provenir d’un islam si notoirement misogyne.

Si les aventures d’Antoine Galland en découvreur et traducteur sont pour le moins fascinantes, et en quelque sorte originelles, celles du traducteur en anglais Sir Richard Francis Burton ne sont pas moins stupéfiantes. Trouvons dans un livre que l’on avait omis de traduire une véritable somme : ignorance, paresse de nos éditeurs, si l’on excepte le travail partiel de Jean-François Gurnay[3] ? La négligence est heureusement réparée grâce à Jean-Marie Blas de Roblès et Le Cherche Midi éditeur, quoiqu’il ne s’agisse pas là non plus d’une édition intégrale.

Les préfaces sont parfois superfétatoires, oiseuses. Celle abondante de Jean-Marie Blas de Roblès est tout le contraire, présentant un homme hors du commun, un prodige d’intelligence, un baroudeur intrépide. Qu’on en juge : maitrisant une quarantaine de langues, du grec ancien à l’arabe en passant par l’hindoustani et le wolof, il contracta la syphilis et le paludisme, fut victime de l’ophtalmie du désert et d’une lance somali qui traversa sa mâchoire de part en part. Officier de l’armée des Indes et consul de Damas, explorateur et chercheur d’or, éditeur de livres érotiques sous le manteau, dont le Kama Sutra, Sir Richard Francis Burton fut aussi officieusement maître soufi. Ce que lui permettait sa qualité de polyglotte arabisant. N’hésitant pas à se travestir, assombrir sa peau, il pouvait ainsi étudier au plus près les cultures de l’Inde et du Pakistan, de la Syrie et de l’Arabie, jusqu’à Médine et La Mecque, ces villes saintes interdites aux Occidentaux : son récit Voyage à Médine et à la Mecque fut un succès de librairie, quoiqu’il reste hélas inédit en France. Cependant il n’oublia pas l’Afrique orientale, où il découvrit l’un des grands lacs et fut à deux doigts de connaître les sources du Nil. Sans négliger d’autres territoires, puisqu’il escalada le Mont Cameroun, côtoyant les pires barbaries, il parcourut les déserts de l’Utah et les forêts du Brésil. En outre il publia des dizaines d’ouvrages ethnologiques, y compris un traité sur l’usage de la baïonnette qui fut traduit avec profit par les Prussiens. L’on devine, qu’outre son épouse, sa liberté de ton et son érudition bavarde scandalisèrent la société victorienne et sa morale corsetée, qui condamnèrent au bagne l'homosexualité d'Oscar Wilde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Voilà qui ne l’empêcha pas de faire sa demande dans la meilleure société : « Et si j’obtiens le consulat de Damas, m’épouseriez-vous pour aller vivre là-bas ? Ne me répondez pas tout de suite, parce que ce que je vous propose risque de bouleverser toute votre existence… Ce serait comme renoncer aux vôtres, à toutes vos habitudes ». Cependant cette épouse passionnée a quelques ambitions pour son mari : au premier chef « faire de lui un homme puissant, respectable et un bon catholique ». La dernière partie de ce programme implique de le trahir post mortem en niant son agnosticisme, en brûlant bien des manuscrits dont les contenus obscènes la révulsent !

Enfin une traduction anglaise non censurée des Mille et Une Nuits vint le jour, comptant seize volumes, grâce aux soins circonspects de Sir Richard Francis Burton (1821-1890), qui avait pourtant l’étrange défaut d’user d’un archaïque anglais du XIV° siècle. Puis ce Livre noir des Mille et une nuits, enrichi de notes choisies parmi les pages de sa traduction. Il s’agit, en cet « Essai final », d’aller d’abord à la recherche des genres fondateurs, l’apologue, souvent animalier, et le conte, chez nous de fées, là-bas de djinns et génies ; ensuite de rendre compte d’une civilisation. Ainsi « l’imaginaire des Nuits sert admirablement de repoussoir au réalisme de ses tableaux ».

Sir Richard Francis Burton est rempli de son sujet : « L’œuvre est un kaléidoscope où tout fait tableau, de magnifiques palais et pavillons, des grottes souterraines et des forteresses macabres, des jardins plus beaux que ceux de l’Hespéride, des mers déferlant sur des montagnes enchantées, des vallées de l’Ombre de la Mort, des voyages aériens et des promenades dans les abysses de l’océan, le duel, la bataille et le ciel, la cour aux jeunes filles et le rite du mariage » ; sans compter les princes, les mendiants et les voleurs. La magie des tapis volants, des enchanteurs et des sorciers, côtoie celle des animaux parlants et des éléphants qui raisonnent.

 

Frontispice de l'édition Bourdin des Mille et une nuits, 1840.

Photo : T Guinhut.

 

Or son exploration des célèbres contes arabes se doublant de divers voyages d’exploration, ces deux sources de connaissance lui permettent de dresser un saisissant tableau des mœurs moyen-orientales. Il idéalise grandement les Arabes d’abord, vantant leur « humanité sans borne », sans manquer ensuite le blâme « d’un fanatisme pervers et d’une haine furieuse contre toute croyance hors du cadre de l’islam ». Quoiqu’il ne répugnât pas aux massacres, le calife de Bagdad, Haroun ar- Rachïd (786-808), est l’objet d’un éloge enthousiaste, d’autant que son règne s’enorgueillit d’une culture raffinée, d’un bouillonnement des arts et des lettres. L’Histoire sociale et religieuse occupe des pages abondantes. Même s’il s’agit là d’une version abrégée, la chose est stupéfiante, tant son auteur propose un encyclopédique essai.

Sans fard, toutes les variantes - ou presque -  du comportement humain sont dévoilées en son étude de la civilisation islamique : hygiène, superstitions, condition féminine dont l’excision, misogynie, esclavage sans ignorer la castration, circoncision, appétit sensuel, viol et délices féminins, adultère et inceste, polygamie et homosexualité, art de la guerre, loi musulmane et ses supplices, tout cela avec un luxe de détails confondant. Bien entendu il en dénonce les violences. En ce sens, Sir Francis Richard Burton n’est pas loin d’Havelock Ellis en matière d’anthropologie sexuelle, il nous confie, depuis l’amour « sotadique » des Grecs jusqu’aux mignons des musulmans, un véritable traité d’érotologie, nourri d’anecdotes charnues : « les Nuits « sont indécentes, non dépravées ; et le parfait naturel de leur nudité semble presque la purifier, montrant qu’il s’agit plutôt de coutumes que de morale ». En conséquence il s’indigne de la pudibonderie, de la censure, des précédents traducteurs. En France, le traducteur Joseph Charles Mardrus saura choisir entre 1899 et 1903 une voie plus nettement érotique encore, à cet égard un brin discultable.

Les réécritures des Mille et une nuits sont infinies. Entre les traductions, qui sont autant d’interprétations - Antoine Galland, Joseph-Charles Mardrus, Armel Guerne, Jamel Eddine Bencheik et André Miquel dans La Pléiade - et ceux qui imaginent de nouvelles nuits - Théophile Gautier, Hugo von Hofmannsthal, Robert-Louis Stevenson -, voire des variations énigmatiques, comme les labyrinthes de Jorge Luis Borges, et les films, dont celui de Pier Paolo Pasolini, il y a place pour une séduisante entreprise : celle d’Hanan el-Cheikh. Elle en fit d’abord une adaptation théâtrale ; puis, de l’immense réservoir de récits, elle tira ce condensé nanti d’une vingtaine de contes. Son travail est bien plus qu’une anthologie, mais une refondation féministe du mythe.

Réécrire les Mille et une nuits est déjà une longue tradition, presque un devoir pour tout écrivain arabe passablement imaginatif, voire libertin, un exercice prêt à mille variations. L’Egyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, sut doubler sous le même titre son modèle, en imaginant une suite où la vie quotidienne des habitants (probablement Cairotes) s’entrelace avec le merveilleux des contes[4].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une libanaise, né en 1945, vivant à Londres, s’empare à son tour aujourd’hui du mythe aux multiples visages. Ainsi, au sortir de la réincarnation de Schéhérazade, sous la plume d’Hanan el-Cheikh, rois, vizirs, marchands, portefaix, toute une société réaliste plie de nouveau sous l’aile surnaturelle des génies, auxquels opposer la ruse. Sa langue, alerte et sensuelle, joue avec habileté des histoires enchâssées, des coups de théâtre. Les « coïncidences dépassent l’imagination », car « le monde est vraiment une malle à secrets ». Humours, coquineries, passions, trahisons, séquestrations, rebondissements, tout ici est fait pour réjouir et faire frémir le lecteur, en ce qui devient cette substantifique moelle des contes. Omniprésentes sont alors les figures féminines qui revendiquent leur indépendance. Leur érotisme est parfois délicat, parfois tyrannique ; jusqu’à la calligraphie qui leur rend hommage : « la phrase avait la forme d’une jeune femme ». Mais la reine du livre est sans conteste Schéhérazade, dont le talent de conteuse préserve sa vie et celles d’autrui, rétablit l’équilibre de la paix et de l’amour en offrant un équivalent du monde : « comme cette nuit ressemble à la vie ! » L’importance accordée au calife bienveillant Haroun al-Rachid met en scène, devant crimes et tromperies, une conception de la justice équitable et humaniste.

Ne doutons pas qu’affleure ici une leçon politique à l’adresse du monde musulman. Monde qui, très probablement, aurait eu bien du mal à conserver les textes des Mille et une nuits si le Français Antoine Galland n’avait acheté de vieux manuscrits venus de Syrie. Depuis cet événement fondateur, s’élève le bouquet de la nostalgie d’un monde irrattrapable, qui ne gît plus que dans les pages, mais dont le pouvoir ne cesse de bourgeonner. Au point que Schéhérazade puisse devenir une icône de la féminité et de la littérature, de la résistance et de l’intelligence. D’al-Humâ’î, fille de Bahman, Hanna el Cheikh est la lointaine descendante spirituelle…

Du IX° au XXI° siècle, les contes de Schéhérazade jouent tout autant leur rôle de divertissement exotique, intemporel et merveilleux ; mais aussi moral, en tant qu’apologues, à la jonction de la poésie, du burlesque et de la sagesse, au service de la formation de l’âme. À ce chef-d’œuvre universel que les Frères musulmans ont voulu interdire, sentant trop bien la dimension érotique et blasphématoire de la chose, Hanan el-Cheikh a rendu un hommage réussi. En mettant l’accent sur le pouvoir narratif, sensuel et de décision des femmes, elle sait lui offrir un parfum de liberté féministe bienvenu. Ne serait-il pas de bon ton que tout bon écolier du monde arabe, sans omettre les continents occidentaux, lise enfin de tels classiques ? Ce dans l’esprit de Sir Francis Richard Burton, cet aventurier néanmoins humaniste, non seulement par ses encyclopédiques connaissances, mais par sa vigoureuse dénonciation de l’excision, de l’infibulation, de la castration, de l’esclavage et du fanatisme.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Voir : Roblès

[2] Préface d’André Miquel : Les Mille et une nuits, Pléiade, 2005, t I, p XVII.

[3] Jean-François Gurnay : Burton, Ambre et lumière de l’Orient, Desclée de Brouwer, 1991.

[4] Nagib Mahfouz : Les Mille et une nuits, Sindbad, Actes Sud, 1997.

 

Les Mille et une nuits, cartonnage Guérin, XIX° siècle,

Photo : T. Guinhut.

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22 octobre 2022 6 22 /10 /octobre /2022 12:14

 

Sierra de Tejada, Burgos. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Gilgamesh,

l’épopée originelle & sa photographie,

aux éditions Diane de Selliers.

 

 

L’Epopée de Gilgamesh illustrée par l’art mésopotamien,

Diane de Selliers, 2022,

un volume relié sous coffret, 280 p, 230 €.

 

 

De l’argile surgissent non seulement Adam, mais les signes, les cités et les épopées. Ainsi des sables jaunes, des terres brunes et des roches rouges, de leurs ocres, naissent sous l’impulsion de la main humaine le briquetage et les civilisations, dont les remparts sont couverts de lapis-lazuli. Et parmi les plus anciennes, celle qui inventa - sinon la première écriture, car elle est plus ou moins contemporaine des hiéroglyphes égyptiens - les cunéiformes, dont les tablettes restituent non seulement les comptes et la « grande encyclopédie babylonienne[1] », mais une épopée : celle de Gilgamesh. Et si nous en connaissions plusieurs éditions françaises, aucune n’est aussi somptueuse que celle des éditions Diane de Selliers, dont la réputation n’est plus à faire[2]. En ce sens voici de la belle ouvrage, dont texte et iconographie tissent des réseaux subtils, entre mythe, sens moral et dimension esthétique.

 

Vieille d’à peu près trente-cinq siècles et bien antérieure à l'Iliade et l'Odyssée d’Homère, elle est la première œuvre littéraire d’ampleur connue. La collusion du souffle narratif et poétique, de la dimension universelle et de l’humanité des sentiments lui permet de mériter ce qualificatif louangeur d’épopée. Une inconnaissable tradition orale précède un texte que l’on peut approximativement dater de 2000 avant Jésus Christ, dont la mise au jour et le déchiffrement ont pris un siècle, jusqu’en 1974.

Entre les fleuves Tigre et Euphrate, parmi l’antique pays de Sumer et une puissante cité-Etat, parmi des canaux d’irrigation, de fières ziggourats, mais aujourd’hui parmi les tessons de terre cuite que charrie encore le désert, le texte affleure parfois. Ce en de multiples versions et variantes parmi lesquelles il est difficile de faire un choix assuré, même si c’est en akkadien que l’on a retrouvé le texte le plus complet, « douze tablettes en six colonnes ». Jusqu’en Egypte et en Arménie, l’on en a reçu des vestiges. Grâce à la préfacière, Ariane Thomas, Directrice des antiquités orientales au Musée du Louvre, nous voilà guidé vers l’intelligence de cette épopée profuse et plastique. Elle nous apprend d’ailleurs que tous les « songes » de Gilgamesh ne sont pas ici traduits. Peut-être faut-il le regretter.

« Semblable à un héros sauvage [dont la] force est incomparable », Gilgamesh est fils de la déesse Ninsoun, voire d’un « démon lilû », dont il a pu hériter la dignité de dieu des Enfers. Mais « pour deux tiers, il est dieu / pour un tiers il est homme ». Il aurait régné vers 2650 avant notre ère et aurait vaincu les rois de Kish. Son ardeur « ne laisse pas un fils à son père » ni « ne laisse pas une vierge à sa mère », faisant montre de ce que l’on appelle aujourd’hui une bisexualité prédatrice. Ce souverain d’Ourouk, cité mésopotamienne à quelques 220 km au sud-est de l’actuelle Bagdad, n’est guère apprécié, ne serait-ce qu’à cause des corvées imposées, au point que les habitants se plaignent aux dieux. Ces derniers créent d’une « poignée d’argile » (comme Adam par ailleurs) un rival : « qu’il lui soit par la force du cœur et du corps comparable [de façon à ce] qu’ils luttent sans cesse ensemble / ainsi Ourouk gagnera la paix et la tranquillité ». Il se nomme Enkidou : « son corps est couvert de poils / sa chevelure est celle d’une femme ». Découvert par un  chasseur, il aborde Gilgamesh pour qu’il lui « donne une prostituée du temple / une courtisane sacrée », laquelle « dominera cet homme ». Après en avoir usé pendant « six jours et sept nuits », Enkidou se voir rejeté par sa harde.

Devant Gilgamesh, « le cœur d’Enkidou se réjouit / car il attendait un ami ». Or le songe érotique de Gilgamesh est ainsi interprété par Ninsoun, sa mère : « La hache que tu as vue / est un homme / Que tu l’aies aimée / que tu te sois penché sur elle / comme tu te penches sur une femme / et que je l’aie rendue égale à toi / cela signifie qu’un compagnon fidèle et plein de force / te viendra en aide ». Parallèlement, la courtisane commande Enkidou : « tu l’aimeras comme un autre toi-même ». Mais apprenant que Gilgamesh souille la cité en prenant « l’épouse avant son époux / et la féconde le premier », sa colère le pousse à défier Gilgamesh alors qu’il aborde la prostituée sacrée. Aussitôt, les belligérants « luttent tels deux taureaux sauvages ». Pourtant, bientôt, « Ils s’embrassent / scellant leur amitié ». Gilgamesh lui propose alors d’assaillir tous deux « le puissant Houmbaba, gardien maléfique de la forêt des cèdres du Liban, dont « le mugissement […] est celui du déluge », ce « pour détruire le mal sur la terre ». La victoire leur permet de rentrer triomphants à Ourouk.

Mais en refusant d’épouser Ishtar, arguant de la triste destinée de ses amants au moyen d’un vaste réquisitoire (« tu es un palais qui extermine les héros / tu es le turban / qui étrangle qui s’en coiffe ») Gilgameh, s’attire sa fureur.  Elle demande alors à son père le taureau céleste, afin de la venger, mais les deux héros le tuent et le dépècent, jetant la cuisse du taureau à la tête de la déesse, provoquant l’imparable et fatale malédiction d’Ishtar. En conséquence, Enkidou tombe bientôt malade et meurt :

« il me dirigea […] vers la demeure

dont les habitants sont privés de lumière

ont la poussière pour nourriture

et la boue pour le pain ».

 Pénétré d’un lourd chagrin, Gilgamesh déclame : « Un démon impitoyable a surgi et m’a dérobé mon ami, mon petit frère ». « Alors comme une fiancée / il couvre le visage de son ami / comme un lion il rugit autour de lui ». Les rituels funéraires accomplis,  l’émouvante déploration ne cesse pas : « Ce qui est arrivé à mon ami me hante / mon ami que j’aimais d’amour si fort / est devenu de l’argile ». Via un « homme-scorpion », Gilgamesh rejoint son aïeul Outa-Napishtim, qui est « le seul survivant du déluge […] afin de découvrir auprès de lui le secret de la vie éternelle ». Plutôt que de se lamenter sans cesse de la disparition de son ami, Sidouri, l’échanson des dieux et d’un jardin merveilleux, lui conseille d’accepter la condition mortelle : « flatte l’enfant qui te tient par la main / réjouis l’épouse qui est dans tes bras / voilà les seuls droits que possèdent les hommes ». Un passeur et batelier des dieux nommé Our-Shanabi le conduisant sur « les eaux de la mort » puis chez le sage Outa-Napishtim, Gilgamesh prie ce dernier de lui faire le récit du déluge, auquel il a survécu : « le dieu Ninourta fit éclater les barrages du ciel / les dieux mêmes s’épouvantaient de la clameur de ce déluge ». Et non loin du récit biblique de Noé, Outa-Napishtim lâche une colombe, une hirondelle et un corbeau. Et bien que l’aïeul à la vie éternelle lui ait offert une plante de jouvence et d’immortalité, elle est dévorée par un serpent qui abandonne sa vieille peau, symbole de régénérescence. Ne reste plus, en cette quête initiatique, en ce memento mori, qu’à se réjouir des instants de la vie…

La dimension morale est implicite : l’hubris du héros et son refus d’obtempérer au désir de la déesse le conduisent à la solitude de l’amant et à la finitude de la condition humaine. Finalement, autant cet antérieur mythe diluvien nous rapproche de la genèse biblique, sans oublier le serpent, autant l’hubris face aux dieux trouve son écho dans la mythologie grecque, sans omettre encore une fois le serpent, mais en tant que gardien des pommes d’or du jardin des Hespérides. Le héros n’est bientôt plus celui de la violence ou de l’orgueil. Si sa jeunesse magnifique trouve à s’épanouir, sa quête impossible a contribué à une maturité marquée par le renoncement, lui permettant d’accéder à la sagesse, à la paix et à la dignité d’un prince au service des dieux et de la cité.

L’intense beauté du texte va bien au-delà de la vitalité narrative, lorsque par exemple Gilgamesh est ainsi formé par la fatalité, voire dirons-nous aujourd’hui son patrimoine génétique : « les dieux le voulurent ainsi / et lui accordèrent ce destin / dès que son cordon ombilical fut coupé ».

L’Epopée de Gilgamesh illustrée par l’art mésopotamien,

Diane de Selliers. Photo : T. Guinhut.

À partir de traductions arabes nous parvient ce texte, grâce à la perspicacité d’Abed Azrié, Syrien poète, chanteur et compositeur, dont le travail fut d’abord publié en 1979[3] et qui réalisa plusieurs œuvres musicales, dont un oratorio, avec chœur, orchestre et solistes en 2017. Mais pourquoi pas directement des cunéiformes en français ? Ainsi Jean Bottéro choisit, lui, de traduire depuis l’akkadien :

« Aruru se pénétra / De ce qu’elle lui dicta ( ?) Anu. / S’étant alors lavé les mains, / Elle prit un lopin d’argile / Et le déposa en la steppe : / (Et c’est là) [dans la step]pe, / (Qu’)elle forma Enkidu-le-Preux. / Mis au monde dans la solitude, / (Aussi) compact (que) Ninurta.  / Abondamment [ve]lu / Par tout le corps[4] »… Outre que le mot « steppe », vient du mongol, via le russe (et connotant le danger), la chose est une prouesse philologique rendant la lecture assez heurtée.

Azrié propose un texte grandiose, non sans fluidité poétique : « Arourou ayant entendu ces paroles / conçoit en elle une image d’Anou / Elle lave ses mais, prend une poignée d’argile / la lance dans la plaine / et dans la plaine est créé Enkidou le héros / substance de Ninourta.  Son corps est couvert de poils (p 60-61) »

Il existait déjà une fort jolie édition de cette épopée, dans la même traduction, illustrée par Claire Forgeot[5], dont les graphismes humanoïdes jouent avec le noir et le rouge, parfois le vert, et bien entendu des ocres, que rappellent les nuances de brique rosée de sa couverture. En revanche Diane de Sellier n’a usé d’un ocre brun, appelé terra cotta, que pour le titre sur le coffret, la reliure du volume et quelques brides significatives du texte ainsi mises en valeur, en une mise en page justement soignée.

Etonnant peut paraître le choix du noir et blanc pour illustrer cet ouvrage, eut égard au luxe coloré des publications précédentes des éditions Diane de Selliers, entre les vitraux pour la poésie de Pétrarque et les peintures baroques pour Les Métamorphoses d’Ovide. Mais sortant des ombres d’un lointain passé, de la lumière violente des contrées désertiques, le contraste des coloris révèle sa nécessité. Car le noir et le blanc sont des couleurs ; ce dont témoigne les essais de l’historien Michel Pastoureau[6].

Le livre est imprimé en trichromie, soit deux noirs et un gris. Voilà de quoi magnifier le travail du photographe Jean-Christophe Ballot, par ailleurs auteur d’expositions et de beaux livres sur les rites funéraires des Torajas des Philippines[7] et les Dormeurs des gisants de Saint-Denis[8]. Pour réaliser un tel périple photographique temporel et géographique, il a fallu plonger parmi les réserves du Musée du Louvre à Paris, du Vorderasiatisches Museum de Berlin et du British Muséum à Londres, mais aussi parmi les salles du Musée national irakien de Bagdad et les contrées des sites archéologiques, fermés au public, rare privilège de l’éditrice et du photographe, et donc du lecteur.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont des statuettes en terre cuite, ivoire ou albâtre, des fragments de parois monumentales, des bas-reliefs, de minuscules sceaux-cylindres gravés, un altier taureau androcéphale. Ou encore les spirales tressées d’une barbe sculpturale, les suggestions de l’accouplement. Tous motifs pour lesquels il n’est pas réellement avéré que l’iconographie relève de l’illustration directe de l’épopée, mais dont le pouvoir d’évocation assure l’étroite adéquation avec le texte, donc la cohérence de notre volume. Mais aussi des tablettes couvertes de cunéiformes bien entendu. Quoique vieux parfois de plus de cinq mille ans, la photographie les fait surgir de l’ombre profonde des temps anciens, comme des blocs de lave aux figure telluriques et humaines à la fois. La plupart cependant datent du III° au I° millénaire avant notre ère.

L’on sait que le flou n’est pas forcément le marqueur d’une maladresse de l’objectif, mais qu’au moyen d’une profondeur de champ concertée, il permet de mettre en valeur tel plan, tel objet, tel détail. Même s’il est permis de regretter qu’il en abuse parfois, Jean-Christophe Ballot - qui n’a pas en vain un diplôme d’architecture - s’en sert de façon à aiguiser le regard, attirer l’attention sur la puissance de la sculpture, sur son aura. Les lumières rasantes révèlent les reliefs et les creux. Les noirs sont si profonds, sont si scintillants, que l’on croirait entendre bruire les cris du combat, les pleurs du désespoir des héros. « Voix ces murailles extérieures / aux frises luisantes comme le cuivre », chante le poète épique, auquel répond avec puissance le photographe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme le montre l’un des préfaciers, Gabriel Bauret, notre photographe travaille sous l’égide de la lumière, ne serait-ce que pour avoir été l’un des élèves d’Henri Alekan, chef opérateur prestigieux (pour La Belle et la bête de Cocteau) et auteur d’un livre de référence sur le cinéma : Des lumières et des ombres[9]. Le cadrage, le point de vue et l’observance des rayons solaires déterminant la ciselure du motif. Détail, géométrisme, immensité, ciel infini, le choc entre une culture brillante aux marques résiduelles et une nature désertique, sévère, voire cruelle, est patent. Le réalisme, voire l’exhibitionnisme de la couleur sont ici ignorés au bénéfice d’une qualité certaine d’abstraction. Ainsi la dimension documentaire se doit d’être dépassée pour dégager l’esprit de la forme et susciter « la dramatisation », donc le don d’observation, l’imparable émotion.

Ainsi « nous voulions théâtraliser l’épopée afin de donner vie aux héros », confie l’éditrice. À cet égard le défi a porté ses fruits. Ishtar, la déesse est aussi séduisante que terrible. La force virile, le mystère divain, la tendresse parfois, la violence, sont représentés par ce qui paraît être des stèles éternelles de l’humanité.

Non content d’offrir un texte autorisé, une iconographie impressionnante, l’ouvrage permet au lecteur d’élargir ses connaissances, grâce à une carte de la Mésopotamie antique, un glossaire, des repères chronologiques, et ben entendu de précises notices consacrées aux œuvres et des légendes des sites irakiens photographiés. La rêverie temporelle s’ajoute au texte intemporel, la poésie lyrique et tragique s’associe à la contemplation esthétique.

 

Outre des auteurs grecs et romains, comme Bérose ou Elien, qui font écho à cet immense mythe, ou le Livre d’Enoch dans la Bible, un épisode des Mille et une nuits, par la voix du récit de Boulouqiya présente un jeune roi partant à l’aventure à la recherche de l’immortalité. Influences ou invariants de la psyché humaine ? La science-fiction elle-même n’a pu résister à la réécriture de l’épopée, joignant l’ancestral passé au futur, ne serait-ce qu’en 1984, lorsque Robert Silverberg[10] publia aux Etats-Unis Gilgamesh, roi d’Ourouk[11] un ambitieux roman dans lequel l’amour pour Enkidou est envisagé sous les traits d’une pure amitié. Cette érotique amitié ne tardant pas attirer aujourd’hui l’attention des études queers, tandis que la geste épique peut nourrir des jeux vidéo. Etablie d’après des fragments akkadiens, sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites, l’épopée traduite en arabe, et depuis ce dernier idiome en français, a quelque chose, in nucleo, de la multiplicité des langues. Or à cet égard il n’est pas indifférent de constater que de cette même Babylone vint ce mythe de Babel qui hante la Genèse et permit à George Steiner le jaillissement de l’un de ses plus beaux ouvrages : Après Babel[12]. Et même parmi les plus récents mangas, le mythe essaime : Ashimo Akira, à la fois scénariste et dessinateur, offre à l’œil du lecteur un brin fasciné Les Bâtisseurs de Babel[13], dans lequel, parmi des guerres récurrentes qui menacent Babylone, deux architectes rivalisent de plans inventifs, gravés sur des myriades de tablettes d’argile.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie


[1] Tous les savoirs du monde, Bibliothèque Nationale de France / Flammarion, 1996, p 35.

[3] L’Epopée de Gilgamesh, Berg International, 1979.

[4] L’Epopée de Gilgames. Le grand homme qui ne voulait pas mourir, L’aube des peuples, Gallimard, 1992, p 69.

[5] L’Epopée de Gilgamesh, Ipomée, 1986.

[7] Jean-Christophe Ballot : Vanité funéraire. Rites en pays Toraja, Centre des Monuments Nationaux, 2017.

[8] Jean-Christophe Ballot : Les Dormeurs de Saint-Denis, Centre des Monuments Nationaux, 2017.

[9] Henri Alekan : Des lumières et des ombres, Le Sycomore, 1984.

[11] Robert Silverberg : Gilgamesh, roi d’Ourouk, L’Atalante, 1990.

[13] Ashimo Akira : Les Bâtisseurs de Babel, Glénat, 2020.

 

Tablettes aux cunéiformes, Museu de Montserrat, Catalunya.

Photo : T. Guinhut.

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5 mars 2022 6 05 /03 /mars /2022 08:31

 

Moulin de la Boire, Ars-en-Ré, Charente-Maritime.
Photo : T. Guinhut.

 

 

 

Les livres insulaires et poissonneux

de Richard Flanagan,

romancier de Tasmanie.

 

 

 

Richard Flanagan : Le Livre de Gould. Roman en douze poissons,

traduit de l’anglais (Australie) par Delphine et Jean-Louis Chevalier,

Flammarion, 2005, 368 p, 23€, Babel, 2016, 11,27 €.

 

Richard Flanagan : Désirer,

traduit de l’anglais (Australie) par Pierre Furlan,

Babel, 2022, 304 p, 8,70 €.

 

Richard Flanagan : Dans la mer vivante des rêves éveillés,

traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon,

Actes Sud, 2022, 288 p, 22,50  €.

 

Une île lointaine, battue des vents et presque ignorée, telle est la Tasmanie, juchée au sud de l’Australie, face aux tempêtes venues de l’Antarctique. Colonisée par les Anglais, elle ne pouvait manquer d’accoucher d’écrivains et particulier d’un Richard Flanagan, né en 1961, dont les romans sont pour la plupart résolument tasmaniens, et néanmoins universels, pour en décliner les strates historiques et en examiner son humanité. Si le cadre est d’une nature sauvage somptueuse, la sauvagerie et l’étrangeté des êtres qui habitent son œuvre ne l’est pas moins, qu’il s’agisse du fantasmatique Livre de Gould, du tragique Désirer, ou encore d’une polymorphe allégorie de la disparition Dans la mer vivante des rêves éveillés.

L’on sait que l’île est le lieu même de l’utopie. Mais avec le temps les réalités ont inversé cet imaginaire. Après Aldous Huxley, George Orwell et bien d’autres, Richard Flanagan, distord l’espace en celui de la dystopie. Cette colonie pénitentiaire et insulaire du XIXème que fut la Tasmanie devient sous le clavier de Richard Flanagan la plus fantasmagorique contre-utopie : Le Livre de Gould. Cultivé en diable, doué d’imagination profuse, a-t-il réussi son pari ? Fête de l’imagination ou prouesse surcultivée ? La dystopie rabelaisienne semble sortir toute armée du cerveau d’un étonnant forçat, peintre de surcroit.

Spécialiste en antiquités trafiquées, Sid Hammet (l’on pense à l’auteur prétendu de Don Quichotte) découvre dans un mauvais meuble de brocante un volume couvert de poissons peints et de manuscrits palimpsestes. Ce serait l’œuvre, si ce n’est un faux, du forçat Gould qui vécut vers 1820. Mais, bientôt perdu, il est finalement réécrit en un vaste récit emboîté, par notre premier narrateur obsessionnel et alcoolique. Si l’on imagine que le poisson est à l’origine de l’homme, l’on conçoit pourquoi ce « roman en douze poissons », comme autant de chapitres, de « l’hippocampe à gros ventre » au « dragon de mer feuillu », est la source de tant de convoitises, de rebondissements et d’extrapolations.

S’en suit un roman touffu à mi-chemin du picaresque des aventures maritimes et du conte philosophique borgésien, de surcroit bourré de péripéties aventureuses. Avant d’être jugé pour meurtre et finir noyé au court d’une tentative d’évasion, Gould (ou Sid Hammet l’on ne sait) suscite dans son journal de prisonnier tout un monde fantastique ou l’apologue politique le plus sérieux voisine avec les mangeurs d’opium, le célèbre peintre d’oiseaux Audubon, les faussaires et kabbalistes flirtant avec le surnaturel. Enfermé dans une cage qu’envahit périodiquement la marée, le peintre écrivain produit de piètres copies de Constable pour ses gardiens tout en cachant ses poissons et ses textes dans le rocher : « Ma tragédie fut que je crus devenir un poisson ». Ainsi va le malheureux destin de l’un des forçats de cette île Sarah qui crut devenir une nouvelle et meilleure Europe. Dans le cadre d’une confession pauvre en dialogue et riche en digressions à la façon du Tristram Shandy de Sterne, l’on ne saurait rater la critique féroce du colonialisme britannique et la dénonciation du massacre des Aborigènes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au long cours de ce nouvel avatar du réalisme magique, l’horreur, voire la scatologie, chahute avec la beauté la plus raffinée. Le baroquisme, entre pastiche et imagination, qui peut paraître racoleur, est néanmoins prenant. C’est une postmoderne réflexion sur la création divine dévoyée par la cruauté humaine, sur les recréations artistiques et littéraires, les falsifications (en écho des Reconnaissances de Gaddis[1]), servie par un style chatoyant, sensuel, non sans humour, et fort évocateur.

Flanagan a lu (ou trop lu comme son personnage de Jorgensen dont la bibliothèque s’écroule sur les héros) Herman Melville et Sterne, l’histoire de son île et les auteurs fantastiques latino-américains. Comme un lierre qui envahirait le lecteur, l’on est assailli par les allusions les plus baroques et bombardés de nouvelles références possibles, dont L’Ile du jour d’avant d’Umberto Eco[2]… Certains trouveront cela indigeste et m’as-tu vu, d’autres jouiront du tour de force brillant, ironique et entraînant, non sans apprécier la mise en abyme de l’imaginaire Livre des poissons à l’intérieur du Livre de Gould que nous avons entre les mains.

Il faut signaler - une fois n’est pas coutume dans la trop triste édition contemporaine - le soin apporté à ce volume. Au lieu du paquet de feuillets collés auxquels nous ont habitué les gros éditeurs, voici, du moins chez Flammarion, une couverture à rabats, des cahiers cousus, douze chapitres aux encres de couleurs correspondant aux ressources de l’écrivain forçat, des poissons imprimés de ci-delà. Donc une réelle adéquation entre le projet narratif et le livre-objet : « mon histoire est loin d’être en noir & blanc & donc il se peut que la rédiger en écarlate ne soit pas si peu approprié que ça. De grâce, ne soyez pas horrifiés, comparé à presque toutes les infectes saloperies qui me sortent du corps ces temps ci, morve verte, pus jaune & jus de merde, mon sang est réellement d’une pureté & d’une beauté parfaites ». L’on aimerait lire les chef-d’œuvres dans un écrin de papier qui fasse preuve de ce soin et de cette inventivité propre à la destinée météorique du Livre de Gould, comme l’ont compris depuis les éditions Monsieur Toussaint Louverture[3].

 

Loix-en-Ré, Charente-Maritime. Photo : T. Guinhut.

Après cette réussite romanesque puissamment originale, allait-on assister à un nouveau défi ? Pour jouer sur les mots, Richer Flanagan semble le Désirer. C’est le titre d’un roman plus nettement historique, dont l’action se déroule sur une île au-delà d’une île, celle de Flinders, au large de la Tasmanie. Nous sommes en 1839, en ce que l’on appelle alors la Terre de Van Diemen, lorsqu’un prédicateur emmène ses « ouailles ténébreuses » parmi les flots pour les exiler en une terre peu hospitalière, en espérant les protéger des massacres et des épidémies. Ce sont des aborigènes bien mal en points, confiés aux bons soins du Gouverneur sir John Franklin et dont l’épouse adopte la jeune et intelligente Mathinna. L’on sait par ailleurs que ce Franklin s’illustra dans une expédition polaire, dont il n’est jamais revenu. Un tel destin est, une dizaine d’années plus tard, entre les mains de l’écrivain anglais Charles Dickens, à qui revient la tâche de dresser une statue livresque à l’explorateur, sous l’égide de l’épouse de ce dernier, Lady Jane Franklin, qui « refusait de transformer un mystère en tragédie ».

Comme de juste la construction narrative passe par des chapitres alternés, entre l’île exotique et L’Angleterre, où l’on découvrira les amours compliquées de Charles Dickens et la déception de Lady Jane. Mais aussi le déchirement entre les succès de l’écrivain et conférenciers et ses déboires conjugaux. Il semble bien que sur les rives de la Tamise  l’on ne soit guère plus heureux que sur celles du Pacifique Sud. L’on a beau « désirer », pour reprendre le titre, les satisfactions sont loin d’être à la hauteur des espérances, si, de plus, l’on pense aux Grandes espérances de Charles Dickens.

Ecrire ou réécrire l’Histoire ? Telle est la problématique innervant ce roman tasmanien et anglais. Faut-il dresser un monument d’honorabilité, voire une hagiographie comme le désirerait Lady Franklin, ou aller à la recherche de plus réalistes sources pour raconter la vie d’un personnage d’exception, y compris les soupçons de cannibalisme pesant sur John Franklin, acculé à la famine en son bateau ?

En quelque sorte, Désirer est un roman méta-historique, puisqu’il est question de l’écriture de l’Histoire qu’en ferait Charles Dickens. Il est également le champ d’une confrontation explosive entre la société victorienne civilisée, imbue d’elle-même, et la réalité sordide des débris d’un colonialisme putride au détriment des aborigènes. Parmi lesquels l’on trouve des personnages paradoxaux : « Mac Mahon était plus sale que n’importe quel Noir, et il était extraordinairement doué pour citer la Bible, de travers à tout bout de champ » ; il fait de Mathinna « sa servante », non sans la battre. Ou encore Walter Talba Burney qui « possédait des pouvoir magiques. Il pouvait écrire, par exemple ». Quant aux femmes, elles affirment que « Jésus n’est qu’une ruse du diable » : « Dieu, le paradis, c’est des ruses de Blancs ». Pas de manichéisme donc, ni d’idéalisation du bon sauvage, chez Richard Flanagan. Il n’en reste pas moins que la conversion à la civilisation du personnage marionnette qu’est Mathinna n’est pas une réussite. Et l’on se prend à souffrir un soupçon du côté roman à thèse, qui n’est pas autant emporté par le brio narratif et inventif que Le Livre de Gould.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Notre romancier australien aime les constructions en diptyque aux plans alternés. Ainsi Dans la mer vivante des rêves éveillés, son huitième roman, rien de moins, quoiqu’il aille plus exactement jusqu’à étroitement entrelacer ses thématiques. Deux disparitions menacent. Celle de la biosphère en proie au changement climatique d’origine anthropique et celle de Francie, qu’une hémorragie cérébrale et autre pathologies diverses place aux portes de la mort, dans un hôpital d’Hobart, la plus grande ville de Tasmanie. Contre toute raison, aussi bien médicale que venue de la volonté de la vieille dame elle-même, Anna et ses frères, Tommy, Terzo, décident de maintenir leur mère dans un état de vie artificielle, en fait dans un calvaire. L’une est architecte, l’autre « artiste raté » et cependant leurs vies s’effacent devant la fastidieuse et longuette chronique familiale et médicale. Le réalisme est à la hauteur d’une réalité contraignante, quoique l’écriture n’y insuffle pas toujours la hauteur de l’art…

L’amour filial, cependant desaxé, la beauté de la planète, l’espoir, tous ces idéaux semblent devoir être envers et contre tout révérés, mis en œuvre jusqu’à l’impossible. À la dimension écologique s’ajoute une dimension métaphysique ; donc dans une perspective doublement éthique. Qui s’agrémente hélas du souffle des incendies qui marquèrent et le continent australien et la conscience du romancier.

Chacune des vagues narratives fait de la vieille dame et de la nature la métaphore l’une de l’autre. La première devenant une allégorie d’une terre mourante. L’apologue s’emporte parmi les territoires du fantastique, car plusieurs parties du corps de la fille de la mourante, Anna, vont en s’effaçant, en commençant par l’annulaire, peu à peu prises dans « une lèpre muette » car sans douleur : « Tout se volatilisait autour d’elle comme dans une histoire fantastique : poissons, oiseaux, plantes, tous disparaissaient ou étaient en voie d’extinction ». Un nombreux système d’écho, comme à l’occasion d’une composition musicale, contribue à la portée du roman, comme lorsqu’Anna s’aperçoit qu’elle devient elle aussi « vieille », comme lorsque Meg, sa compagne, « se dissolvait ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Cependant, malgré cette belle collusion, il n’est pas interdit de se demander si l’écrivain, un brin en mal d’inspiration, ne cède pas aux sirènes des clichés et des modes de la pensée contemporaine. L’urgence climatique étant devenu un de ces passeports pour le sérieux politiquement correct, il n’est pas interdit de rester dubitatif, surtout si l’on est passablement sceptique face aux injonctions catastrophistes[4]. Le tragique le plus sombre n’est pas forcément le gage attendu de la qualité littéraire. En témoignent, dès l’entrée de l’ouvrage des formules à l’emporte-pièce, tel le « brexitrump de climat carboné », dont les qualités d’analyse politique, économique et scientifique sont la dernière préoccupation. Pour ne donner qu’un exemple, le « Venise était encore inondée », témoigne d’une ignorante stupéfiante : les acqua alta y sont de longtemps courantes, c’est plutôt la ville qui s’enfonce sous son propre poids, et les marégraphes de Trieste n’enregistrent à peu près aucune élévation du niveau de la mer…

En dépit de cette réserve d’importance, et de par ses personnages, le roman reste attachant, le souffle narratif haletant. De surcroit il se pare d’une vigoureuse satire contre l’apathie des êtres et d’une société coagulée par le numérique et les réseaux sociaux, à l’occasion du fils d’Anna, Gus, obsédé par les « jeux en ligne ». Tout ceci aux dépens de la liberté et de l’action soigneusement pensée. La morale de ce roman est peut-être ici : « les humains avaient chassé le jardin d’Eden qui se trouvait en eux et il n’y aurait pas de retour possible ».

De nombreux romanciers se sont emparés de cette angoisse écologique, par exemple, avec un réel brio, l’Américain Richard Powers, dont l’Arbre-Monde et Sidération répondent ainsi au personnage de Tommy qui « aimerait renaître arbre ». Mais il faut admettre que, que grâce à son entrelacement thématique et sa pointe de fantastique, Richard Flanagan le traite d’une manière originale, son sens du tragique restant poignant. Aussi, malgré une écriture parfois trop énumérative, et en dépit d’une fatigante injonction à thèse, nourrit-t-il son œuvre au moyen d’un puissant réalisme magique. Tout cela dans un mouvement romanesque dont l’Histoire et ses convulsions sont le fil rouge de Richard Flanagan, à l’instar de La Route étroite vers le nord lointain[5], titre emprunté à un poème de Bashô, qui traite de la meurtrière construction d’une ligne de chemin de fer en direction de Birmanie, dans le cadre de la Seconde guerre mondiale, lorsque les forces japonaises y employèrent des prisonniers australiens. Entre l’Histoire et l’individu, qu’elle soit humaine ou planétaire, un cheminement romanesque tente de tracer une ligne de vie parmi les voies impénétrables de la destinée.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Le livre de Gould fut publiée dans Le Matricule des anges, mars 2005.

 

[5] Richard Flanagan : La Route étroite vers le nord lointain, Actes Sud, 2016.

 

Plage des Prises, La Couarde-sur-mer, Île de Ré, Charente- Marimtine.

Photo : T. Guinhut.

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27 août 2019 2 27 /08 /août /2019 17:04

 

La Serrurerie, Poitiers. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

Orhan Pamuk

collectionneur de destins et de couleurs :

Le Musée de l’innocence,

La Femme aux cheveux roux.

 

 

Orhan Pamuk : Le musée de l’innocence,

traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, Du monde entier, 674 p, 25 €.

 

Orhan Pamuk : La Femme aux cheveux roux,

traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard Du Monde entier, 304 p, 21 €

 

 

 

 

      Collectionneur de couleurs et d’objets, Orhan Pamuk, sait les entreposer dans le musée bien particulier que forment chacune de ses vitrines romanesques. Avant de devenir un romancier coloriste, il crut en sa jeunesse devoir faire une carrière de peintre. Il intitula d’ailleurs D’autres couleurs[1] un recueil de textes satiriques dans lequel il avait à cœur « d’utiliser les mots comme les couleurs dans un tableau ». Neige[2], Mon nom est rouge[3] ou Le Livre noir[4] sont autant de signaux aux pigments contrastés attachés à des destinés individuelles prises dans l’étau de leurs sentiments et de leur pays : la Turquie. Au Musée de l’innocence, qui collectionne l’amour et tous les objets qui s’y rattachent,  répond un nouveau roman moins innocent aux couleurs vigoureuses de la mémoire et de l’art. Intitulé La Femme aux cheveux roux, il apparait comme une variation sur le mythe d’Œdipe gravée par le grand romancier turc.

      Bluette sentimentale ou grand roman d’amour ? Orhan Pamuk (né en 1952 à Istanbul) ne passait guère pour le styliste absolument raffiné, pour le novateur qu’il est en passe de devenir dans ses derniers ouvrages, et plus particulièrement Neige, dont la dimension politique, entre personnage de poète et fanatiques religieux, est par ailleurs avérée. Il a indéniablement ce sens de la construction romanesque qui n’aurait pas déparé le roman européen du XIX°, de Dickens à Flaubert, en passant par Tolstoï et Balzac. C’est dire, non sans compliment, combien son esthétique, dans le cadre de ce qui est aussi un tableau de société, est à la fois datée, quoique saupoudrée de modernisme et efficace… Cependant, notre totale adhésion à ce Musée de l’innocence sera peut-être conditionnée par cette question : faut-il être soi-même amoureux pour apprécier tous les moments, émotions et aventures d’un drame dont le narrateur-personnage mérite l’identification pleine et intime du lecteur ?

      Kemal est un jeune homme de la « jeunesse dorée » d’Istanbul qui nous conte ses amours d’abord confiantes, puis inquiètes, dramatiques. A la trentaine, il est le promis de Sibel qui, belle et heureuse, va bientôt célébrer avec lui leurs fastueuses fiançailles. Jusque-là, tout paraît aller pour le mieux chez ce couple plein d’avenir, comme dans cette petite société privilégiée et très européanisée, sauf la nécessité de garder sa virginité pour le mariage ; quoique les deux personnages féminins principaux ne s’embarrassent guère de l’interdit, l’une par confiance en son futur époux, l’autre, Füsun, par légèreté et peut-être par contagion amoureuse. Car elle est celle par qui le trouble arrive. Pauvre vendeuse et parente éloignée, Kemal s’éprend d’elle comme par un vent de folie, l’emmène dans l’appartement vide de sa mère pour se livrer aux ardeurs partagées du sexe et de la passion. Ce qui ne l’empêche pas encore de se séparer de Sibel…

      Hélas, la disparition de la jeune fille exacerbe l’addiction de Kemal qui se résout à tout avouer à sa fiancée, à rompre ses fiançailles, malgré la honte, les pleurs, le scandale. Sa quête parait vaine jusqu’à ce qu’il retrouve Füsun, mariée à son ami d’enfance. Rien pourtant n’arrêtera le torrent intérieur de la passion de Kemal. Ses amours se rabibocheront, se distendront, elle prendra de nouveau feu, quoique profondément déçue de ne pouvoir devenir l’actrice qu’elle rêvait d’être, à cause, pense-t-elle, des deux hommes de sa vie, jusqu’à l’accident fatal. Ce couple de l’amour universel est soudain brisé…

      L’anecdote et les péripéties nombreuses du roman intensément psychologique seraient assez pauvres si le héros -ou plutôt anti-héros- ne devenait pas «  l’anthropologue de [son] propre vécu ». Il se met en effet à collectionner tous les objets ayant un rapport quelconque avec la Dame de ses pensées, avec les moments qu’ils ont vécus ensemble. Cela commence par une banale règle récupérée chez la famille de celle-ci, cela devient peu à peu un véritable musée encombré d’un sac à main « Jenny Colon », boucle d’oreille, affiche, flacon de parfum « Soleil noir » (pensons encore à Gérard de Nerval), rapport de l’accident de voiture qui mit fin à la vie aimée… Musée qui n’a de sens que pour lui ; et pour le lecteur.

 

 

      Fait le plus souvent de bricoles du quotidien, mais aussi d’ « images oniriques », ce musée n’est pas sans rappeler celui de la Japonaise Ogawa. En effet, dans Le Musée du silence[5], elle fait d’un jeune muséographe l’employé d’une étrange vieille dame réunissant une foules d’objets et de reliques apparemment banals, voire sordides, qui ont tous appartenus à des morts. Cette réflexion et variation sur la mémoire est évidemment d’une mélancolie plus universelle encore que celle de Pamuk. Qui pourtant, dans un « temps retrouvé », a quelque chose de proustien, tentant de se réapproprier le passé amoureux, l’écrivain par les mots et leur présence irréelle, son personnage par les objets qui sont en eux-mêmes présence réelle, quoique le signe de l’absence de celle qu’ils ne parviennent pas à remplacer. Peut-être y-a-t-il là quelque chose de fétichiste ; à moins qu’il s’agisse de se demander ce qui fait ou ne fait pas art. N’est-ce qu’une collection qui ne parle qu’au collectionneur, ou devient-elle œuvre d’art dans cette œuvre d’art qu’est le roman où quelque chose de cette Füsun est sauvegardé ? On ne se demandera pas si Orhan Pamuk a eu une Füsun, s’il s’agit en partie d’un roman autobiographique. Ce qui serait bien émouvant… Mais à quoi sert ce musée de l’amour sinon au narcissisme, à l’auto-flagellation, au refus d’évoluer ? Quand le livre, lui, à travers la mise en forme du récit, la mise en abyme de la passion sur les rayons et les murs de l’exhibition, est une sorte de catharsis offerte au lecteur.

      Le plus étonnant de ce vaste roman, qui ne révèle que peu à peu tout son jeu, est peut-être l’apparition d’Orhan Pamuk comme personnage, en quelque sorte à la façon qu’affectionne Philip Roth[6] qui est coutumier de se mettre en scène dans ses fictions. En effet, Kemal, pensant rédiger le catalogue, après avoir « visité mille sept cent quarante-trois musées à travers le monde », dont ceux de Proust et de Nabokov, ces spécialistes en mémoire, fait appel à l’écrivain en personne pour raconter son histoire et nous offrir ce volume que nous tenons entre nos mains. La preuve en est, le musée en l’honneur de son amour pour Füsun avait irrévocablement besoin de l’artiste pour prendre sa nécessaire dimension d’œuvre d’art. Entre mélo assumé, pastiche peut-être du genre, techniques post-modernes d’inclusion de l’auteur dans le récit et développement spiralé sur la mémoire, ce roman méticuleux parvient à fasciner… C’est sans remord que l’on finit par céder à ce soupçon de kitsch sans niaiserie, à ce sucré-amer amoureux. D'autant qu'Orhan Pamuk lui-même nous livre dans L'Innocence des objets[7], son propre musée de bricoles, jouets et symboles, qui prennent ainsi une dimension étonnante, entre puzzle autobiographique, confession intime et figuration du monde...

      Reste que dans le contexte d’une Turquie partagée entre ouverture brillante sur l’Occident et liberté des mœurs d’une part et les intégrismes politiques nationalistes et musulmans d’autre part, ce roman est une revendication de liberté morale et créatrice. Liberté que l’écrivain a trouvée aux Etats-Unis où il vit désormais, loin - du moins espérons-le - des tracasseries des pouvoirs militaires, islamisants et islamistes. Rappelons que cet humaniste a dénoncé la fatwa contre Salman Rushdie[8], qu’il a condamné dans la presse les génocides arménien et kurde, ce qui ne lui a pas valu que des amitiés, y compris un procès aux poursuites finalement abandonnées, dans son pays, dont certains milieux nationalistes continuent de le menacer. Ce pourquoi la nostalgie de la ville d’Istanbul, à laquelle il a consacré un recueil de « souvenirs », et qui est un personnage presque aussi fondamental que Dublin pour Joyce ou Londres pour Ackroyd, est aussi prégnante.

      Cette dimension politique est flagrante à l'occasion de cet autre alter ego, le malheureux héros de Neige. Son nom est Karim Alakusoglu ; il se fait cependant appeler « Ka », probablement par allusion à Kafka. Au retour de son exil politique en Allemagne, il est envoyé au fin fond des neiges de l’Anatolie, à Kars, autre allusion kafkaïenne. Journaliste, il enquête sur une élection à haut risque et une vague de suicides de jeunes filles voilées, autant que sur les sentiments de la belle Ipek, ancienne condisciple de faculté, divorcée d’un candidat islamiste à la mairie. On devine que les événements vont se précipiter. Parmi tous ceux qui veulent l’attirer dans les filets de leurs convictions, athées ou fanatiques religieux qui veulent faire du pays un nouvel Iran, il se sent pris au piège ; même si, étrangement, Ipek parait sensible à sa passion, en même temps que lui revient l’inspiration poétique. Jusqu’à ce qu’un putsch kémaliste contre le « parti de Dieu » macule la neige de sang, signant la faille entre occidentalisation et sursaut fondamentaliste musulman. Une fois de plus les destins individuels n’échappent pas aux fractures politiques et religieuses qui dévastent la Turquie.

      L’on devine que la rousseur est rare entre Istanbul et le Moyen-Orient, qu’une femme rousse peut avoir quelque chose de diabolique pour les esprits enferrés dans les superstitions : « une créature différente, incontrôlable et, la plupart du temps, effrayante » ; ce que le personnage éponyme assume à sa façon : « Je veux être différente. Une femme occidentalisée qui n’obéit pas aux règles religieuses ». Cette rousseur est la couleur d’une liberté nécessaire, mais aussi d’une fatalité. L’on devine alors qu’Orhan Pamuk sait dépasser la trop mince dimension du roman sentimental et de mœurs. En témoignent les épigraphes venues de Sophocle, Nietzsche et Ferdowsî, et encore une fois les allusions à Œdipe roi de Sophocle. La relation du fils au père, ainsi que la perte de ce dernier, est bien le fil conducteur de ce nouvel opus du Turc Orhan Pamuk, originellement paru en 2016.

      Le roman de formation d’un jeune homme, Cem, prend son envol à la disparition de son père ; est-ce à cause d’une arrestation politique, d’une infidélité conjugale ? On ne sait. Quant à l’adolescent, va-t-il se diriger vers une carrière scientifique, pour honorer la figure paternelle, ou vers son plus puissant désir : « être écrivain » ? Pour pouvoir poursuivre des études universitaires, il faut bien alors vaquer à de petits boulots, aide-libraire, mais surtout apprenti puisatier avec « Maître Mahmut », charismatique initiateur, raconteur d’histoires coraniques et père spirituel éphémère. En retour Cem lui conte celle d’Œdipe, qui n’a guère de succès. Alors que creuser un puits a pour but de trouver l’eau, nos deux protagonistes creusent l’Histoire de la péninsule turque, entre Islam et racines grecques. Le pays devrait donc choisir de tuer un père…

      La rencontre avec la femme du titre est presque magique : « Nous nous étions regardés comme si nous cherchions tous deux la trace d’un souvenir, avec une insistance presque inquisitrice ». Dans le théâtre ambulant animé par cette beauté rousse, se racontent et se jouent des bribes d’Hamlet, des mythes et des légendes. Ainsi toutes ces histoires sont les mères de l’écrivain en herbe, qui devient l’amant d’une nuit de celle qui a le double de son âge. Cependant, lorsqu’un accident survient sur le chantier, engloutissant le puisatier, il faut se demander s’il ne s’agit que d’un fait divers ou de la métaphore du meurtre du père, qui fait de Cem, croit-il, « un assassin », ou encore de la carence paternelle.

      Le désarroi existentiel et moral accable Cem au retour à Istanbul : « un être dépourvu de conscience et de cœur au point d’abandonner son maître à la mort au fond d’un puits pouvait-il devenir écrivain ? » Ses études en « ingénierie géologique » ne sont à cet égard pas innocentes, n’en continuant pas moins son travail à la librairie, ses lectures, entre Sophocle et Freud. Une étudiante, bien que « châtain clair » lui rappelle la belle rousse et devient sa femme. D’où vient alors leur « frustration de ne pas avoir d’enfant » ? Devenu un homme mûr, la quête de la Femme aux Cheveux roux par Cem répond à celle des manuscrits du Livre des Rois de Ferdowsî[9], un poème épique persan et préislamique, dans lequel Rostam tue son fils Sohrâb. Ainsi la recherche d’un passé mythique s’adosse à celle d’un passé personnel, qui assurera enfin des révélations cruciales, politique, filiale et criminelle, y compris grâce à une narratrice rousse qui doit prendre le relai après la tragique mort du père par son fils soudain révélé…

 

 

      Parallèlement à l’évolution de la perception et du caractère de Sem, assurée par l’analyse psychologique, le tableau de société s’élargit. Militaires, étudiants sont rapidement brossés, le travail de Cem le conduit en Iran avant la Révolution islamique, alors que la « laïcité » n’est guère discutée en Turquie. Sa situation sociale est privilégiée, sauf inquiétude et remord : « Mais quelquefois je me demandais ce que dirais mon père s’il savait que j’étais comme cul et chemise avec les dirigeants du parti au pouvoir ».

      Notre héros n’écrira pas, « dans une veine épique et encyclopédique », sa « Structure géologique de la Turquie »… Cem étant qui sait un avatar d’Orhan Pamuk lui-même, l’on ne peut s’empêcher de penser à son discours prononcé lors de la réception du Prix Nobel, intitulé « La valise de mon père », dans lequel il révéla qu’il reçut de ce dernier, en guise de legs, tous ses cahiers manuscrits. Or, la dernière phrase de La Femme aux cheveux roux, n’est-elle pas : « N’oublie pas que ton père aussi a toujours voulu être écrivain »…

      Alors que l’infatigable ardeur du romancier n’a pas négligé l’autobiographie, dans Istanbul[10], qui est peut-être son livre emblématique, il n’en reste pas moins que la puissance d’évocation est intacte au contact des motifs entrelacés de la rousseur et de la paternité, et au nœud d’une tragédie à la fois antique et contemporaine. Entraînant le lecteur sans coup férir dans l’immédiate efficacité de la narration, le réalisme (là encore dans le cadre de la grande tradition venue du XIX° siècle) est tissé de poésie lyrique et tragique, jusqu’à la révélatrice acmé finale. Car les mystères d’un être sont mis en relation avec la dimension universelle des mythes, dans le cadre de l’histoire d’un pays parcouru de tyrannies militaires et religieuses, tout cela d’une main de maître. Parmi les romans d’un des plus grands écrivains turcs contemporains, la rencontre du personnage principal, stambouliote européanisé, avec la Turquie profonde et rurale est édifiante.

      Prix Nobel de littérature en 2006, Orhan Pamuk est méticuleux sans ennui. Quelques soient ses romans, le portrait d’un monde et d’un voyage intérieur se dresse efficacement devant nous. Et nul doute qu’un tel talent d’investigation l’amène à être redouté par le pouvoir turc, qu’il soit kémaliste ou islamiste. Un pouvoir qui ne se fit pas faute de tracasser avec insistance l’écrivain pour ses chiffres réalistes du génocide arménien, pour ses positions au sujet des Kurdes, au point que sa vie, menacée est protégée par un garde du corps. La Turquie est-elle mûre pour une vraie démocratie ? À qui s’interrogerait sur l’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne, il faut conseiller, l’essai d’Alexandre del Valle, La Turquie dans l’Europe. Un cheval de Troie islamiste ?[11] Titre qui n’a que la valeur d’une question rhétorique, en sus de la pertinence de son analyse fouillée, tant le régime dictatorial d’Erdogan, qui, outre les opposants emprisonnés par miliers, fait brûler plus de trois cent mille livres, confirme ce redoutablee infléchissement…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur La Femme aux cheveux roux a été publiée dans Le Matricule des anges, mai 2019

 

[1] Orhan Pamuk : D’autres couleurs, Gallimard, 2007.

[2] Orhan Pamuk : Neige, Gallimard, 2005.

[3] Orhan Pamuk : Mon nom est rouge, Gallimard, 2001.

[4] Orhan Pamuk : Le Livre noir, Gallimard, 1995.

[7] Orhan Pamuk : L'Innocence des objets, Gallimard, 2012.

[8] Voir : Salman Rushdie : Joseph Anton, plaidoyer pour les libertés outragées

[9] Ferdowsî : Le Livre des Rois, Sindbad, Actes Sud, 2002.

[11] Alexandre del Valle : La Turquie dans l’Europe. Un cheval de Troie islamiste ? L’Artilleur, 2004.

 

Photo : T. Guinhut.

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31 mars 2018 6 31 /03 /mars /2018 10:39

 

Château de Montreuil-Bonin, Vienne. Photo : T. Guinhut.
 

 

 

L’Histoire d’une vie et des Partisans,

une résistance biblique et humaniste

d’une stupéfiante clarté

par Aharon Appelfeld.

 

 

 

Aharon Appelfeld : Les Partisans,

traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti,

L’Olivier, 2015, 320 p, 22 €, Points, 336 p, 7,40 €.

 

Aharon Appelfeld : Des Jours d’une stupéfiante clarté,

traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 2018, 272 p, 20,50 €.

 

Aharon Appelfeld : Histoire d’une vie, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti,

L’Olivier, 2004 ; Points, 224 p, 6,50 €.

 

Aharon Appelfeld : Mon père et ma mère,

traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, L’Olivier, 2020, 304 p, 22 €.

 

 

      Hannah Arendt fit scandale lorsque dans Eichmann à Jérusalem[1] elle fit remarquer la passivité, « l’humble soumission », des Juifs dans les ghettos face à la volonté génocidaire nazie. Ainsi, on a « attesté de la coopération entre les dirigeants nazis et les autorités juives », pire, « les Juifs avaient dégénéré au point d’aller à la mort comme des moutons à l’abattoir[2] ». L’on sait toutefois que des actes de résistance désespérés furent menés. Ainsi, parmi les marges de l’Ukraine, l’écrivain hébreu Aharon Appelfeld met en relief les actions héroïques au dénouement heureux d’une poignée de Partisans, lors les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale. Puis, lors de la libération des quelques Juifs survivants, il va jusqu’à ouvrir une soudaine fenêtre sur Des Jours d’une stupéfiante clarté. Tout cela, bien sûr, dans une évidente cohérence avec son œuvre fondatrice : Histoire d’une vie. Car chez lui, face aux ruines de l'Histoire, tout est résistance biblique et humaniste.

 

      L’adolescent Edmund, dix-sept ans, enserre son récit parmi les plaines, « dans le pays de l’eau », puis sur une cime montagneuse des Carpates où se réfugient une poignée de jeunes hommes, qui trouvent un gite précaire dans des bunkers et sous des tentes. Se cacher, se nourrir, se soigner, progresser, attaquer soudain : tel est le quotidien de ces « Partisans », d’abord échappés du ghetto. Selon Kamil, le commandant, la mission est claire : « nous devons faire dérailler les trains qui conduisent les Juifs vers les camps […] chaque Juif arraché aux griffes de ces prédateurs sera une fête ». Ils parviendront en effet à « sauver une poignée de gens précieuse ». Ponctué d’escarmouches, de combats parfois meurtriers, harcelés qu’ils sont par les Allemands et des Ukrainiens qui collaborent avec ces derniers, le récit emprunte sans pathos ni grandiloquence, une discrète mais nécessaire tonalité épique.

      Parmi ces partisans, les uns sont comme Karl, « un vrai croyant communiste » bardé d’illusions, les autres sont membres des Jeunesses sionistes. Outre les engagements religieux et politiques, les questions éthiques pullulent. Est-il juste de voler sa nourriture aux paysans ? Faut-il dire la vérité sur les camps à un enfant ? « Nous voulons nous transformer et changer le monde qui nous entoure », plaident-ils au milieu d’une Europe prise en tenaille par les Allemands et les Soviétiques, ces derniers apparaissant cependant comme des forces salvatrices. Il est alors évident que la « cime » où les partisans soignent les rescapés prélevés aux trains de la mort est une cime morale, qui « a élargi [leur] conscience », où règnent l’amour et la bonté, où l’on peut « produire du Bien et de la beauté » ; ce malgré le médecin enlevé qui rechigne à la tâche, malgré cet officier nazi agonisant qui a obéi à la banalité du mal[3], malgré les morts sous les obus allemands…

      Sans omettre celui de leur famille, ces ex-lycéens ou étudiants souffrent d’un réel manque : « Livres, livres, où êtes-vous ? Avez-vous seulement existé ? » Aussi la découverte de nombreux volumes, Bibles, mais aussi Crime et châtiment de Dostoïevski, qu’il faut lire « comme on lit un texte sacré », les poèmes de Rilke ou Heine, dans une maison dévastée, est-elle fêtée. Martin Buber est soudain le « guide des égarés de notre génération », car le peuple du Livre sait que « vivre privé de livres équivaut à une mutilation ». Une réelle élévation intellectuelle et spirituelle se fait jour, au point que Stefan Zweig paraisse maintenant « candide » à l’un des partisans. Il y n’y a pas en effet de civilisation sans haute culture ouverte.

      Le récit des Partisans est tendu, maîtrisé, haletant, semé de péripéties guerrières et d’aventure, en un documentaire historique vivant. Serein cependant, car la certitude d’une cause juste soutient ces jeunes héros. Cependant, l’intérêt serait moindre si ne s’y incrustait le substrat biblique. La foi en effet soutient nos personnages, mais pas un instant comme un délire fanatique : « Nous allons conserver un visage humain, et nous ne laisserons pas le Mal nous défigurer ». En toute logique, l’on n’a pas « de grief contre Dieu qui ne fait pas régner la justice en ce monde, mais contre les hommes qui ne méritent pas le qualificatif d’hommes ». Une mission sacrée s’impose alors : « Nous avons été témoins de la révélation du Mal, et Dieu nous a choisi pour prendre la tête du combat contre lui ». Religieux, athées ou agnostiques lecteurs, nous savons aujourd’hui encore le poids de vérité d’une telle profession de foi.

      Peut-être est-il le personnage principal : Edmund pense à ses parents disparus, rêve encore d’Anastasia, son amour perdu qui n’était pas Juive, tout en parcourant les étapes de l’initiation qui fait de lui un combattant aguerri. Entre souvenirs familiaux et mémoire juive, entre combats et lecture, entre chronique et dimension mythique, Les Partisans, roman d’éducation en des temps troublés, agit comme un philtre de force et de charité. À moins qu’il faille lire ce récit comme une autre parabole, celle de la résistance d’Israël devant l’oppression arabe…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Pour le rare rescapé des camps nazis, le temps du retour est enfin venu. Plutôt que de suivre ses camarades, le jeune Théo décide de partir seul, à pieds, pour rejoindre sa maison. La modeste odyssée prend rapidement les couleurs d’une découverte des paysages de l’Europe centrale, autant que, là encore, d’un roman d’initiation. Il s’agit, après la noirceur et la famine d’une longue captivité à l’ombre de la mort omniprésente, de Jours d’une stupéfiante clarté.

      Des figures hantent notre adolescent. Outre les déportés fantomatiques qui rôdent, ceux qui, en une justice plus ou moins raisonnée, châtient les « collabos » pitoyables, d’autres plus lumineuses l’apaisent : le souvenir de sa mère, splendide et pleine de vie, amoureuse de Bach, des icônes et du luxe, cependant capricieuse, dépensière et pleine d’ « intranquillité » ; et de son père, libraire bientôt ruiné, qu’à l’occasion de sa rencontre avec Madeleine qui l’a connu, il peut redécouvrir, et comprendre. Parmi son lent voyage erratique, il se charge de recueillir dans une cabane à soldats, puis soigner, Madeleine avec compassion. Il croise les affres et la bonté d’anonymes, d’infirmières, qui sont comme des figures maternelles dévouées et idéalisées : car « nous sommes le peu qui reste d’une multitude »…

      Au cours du récit sans cesse empreint d’humanité, l’écriture limpide sait éclairer avec ses nuances « dénuées de pathos » autant l’horreur passée du « peuple supplicié » que les clartés des souvenirs et celles nouvelles -et lumineusement bibliques- des espaces de la liberté et de l’entraide ; ce sont « de beaux jours et des visions qui nous réchauffent le cœur ».

      Mais en ce récit apparemment évident comme une parabole, en ses ombres et ses lumières errantes d’une société en voie de reconstruction, la dimension symbolique affleure, s’impose. La mère disparue de Théo, littéralement amoureuse des icônes et de la musique de Jean-Sébastien Bach, quoique juive, est la vaine allégorie d’une acculturation dramatique, d’une impossible accession à la culture judéo-chrétienne, que l’assignation à une infâme judéité par le nazisme allemand rend inaccessible, impensable. Probablement d’ailleurs elle ne reviendra pas de quelque camp que ce soit, comme permet de le deviner la fin ouverte. Enfin, le récit nous laisse dans l’ignorance de ce que Théo, au prénom signifiant, trouvera en revenant dans sa maison familiale. Probablement personne, le condamnant à inventer sa solitude ; ou, comme Aharon Appelfeld lui-même, à émigrer vers Israël, où se construire dans une nouvelle communauté, apprendre une nouvelle langue, l’hébreu, et bientôt défendre ce pays qui devient intimement le sien. L’histoire de Théo, publiée en 2014 en Israël, plus fictionnelle que le récit fondateur de l’écrivain, n’en est pas une redite superflue, mais une variation riche de pertes, d’espoirs et d’hommages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Dans Histoire d’une vie, son œuvre autobiographique emblématique, il racontait avec effroi et finesse son enfance à l’abrupte croisée du totalitarisme nazi. D’abord son internement dans le ghetto, enfin un camp de travail à la frontière ukrainienne, avec son père, à la frontière ukrainienne ; mais aussi sa fuite, à l’âge de dix ans, parmi les forêts sombres où il vit une éprouvante errance. Providentiels, des paysans le recueillent. À douze ans, à l’occasion du crépuscule des dieux nazis, sa décision de quitter l’Europe pour rejoindre la Palestine est indéfectible. Là encore se déroule un voyage, parmi le tohu-bohu des camps de rescapés, sur le bateau qui fait route à travers la Méditerranée : c’est l’occasion de rencontres fugaces, pathétiques, impressionnantes, entre enfants égarés et adultes protecteurs ou crapuleux. La terre promise est celle d’une école d’agriculture, du service militaire…

      À l’arrachement géographique répond l’arrachement linguistique. Quand l’allemand et le yiddish sont langues maternelles, il faut à la fois les conserver et les abandonner, comme si sa « mère mourrait une seconde fois », et se propulser dans l’hébreu qui est constitutif de l’identité israélienne. Heureusement, sa formation universitaire se verra irriguée par la rencontre de rayonnants intellectuels comme Martin Buber et Samuel Joseph Agnon.

      Mais à l’écrivain en gestation, il fallut un effort, une alchimie, au cœur du processus de remémoration : « La mémoire est fuyante et sélective, elle produit ce qu’elle choisit. [...] La mémoire, tout comme le rêve, saisit dans le flux épais des événements certains détails, parfois si signifiants, les emmagasine  et les fait remonter à la surface à un moment précis. Tout comme le rêve, la mémoire tente de donner aux événements une signification ». En effet, il ne s’agit là que partiellement d’une autobiographie, pas toujours chronologique, dans laquelle la judaïté n’est qu’un fantôme, venu de ses grands-parents fort pratiquants, d’une synagogue à l’impressionniste visibilité, et qu’il faudra revivifier au cours de ses études sur la terre biblique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Aussi, la sélectivité de l’écriture est nécessaire, parfois forcée : « Il y avait des horreurs qu’on détaillait, et d’autres dont personne n’osait parler ». Une éthique, de l’ordre de la rédemption, innerve la réflexion : « Les premiers mots de ma main furent des appels désespérés pour trouver le silence qui  m’avait entouré pendant la guerre et pour le faire revenir vers moi. Avec le même sens que celui des aveugles, j’ai compris que dans ce silence était caché mon âme et que, si je parlais à le ressusciter peut-être que la parole juste me reviendrait. » Une telle méditation peut d’ailleurs être pensée comme un écho à l’excavation par l’écriture chez Franz Kafka[4]. Il faut alors dépasser le plat déroulé des faits pour allumer chez son lecteur une vibration qui est celle de la connivence, mais aussi d’une dimension supérieure, presque biblique : « La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle ».

      Le rôle de l’écrivain, à la fois mémoriel et créateur, ne doit cependant pas, pour Aharon Appelfeld, être contraint par quelque interdit, quelque diktat que ce soit : « Ils prétendaient que sur la Shoah, il n’y avait pas lieu de composer des poèmes, d’inventer des histoires, mais qu’il fallait évoquer des faits. Ces remarques qui contenaient une certaine vérité et aussi une dose de méchanceté, me blessaient, même si je savais qu’une longue route m’attendait, et que je n’en étais encore qu’au commencement ». Au-delà de l’injonction d’Adorno, selon laquelle la poésie serait morte à Auschwitz, une réelle liberté narrative -car un récit comme celui Des jours d’une stupéfiante clarté a quelque chose du poème en prose- est en quelque sorte un prélude à une philosophie de la Shoah[5].

        Parmi les romans plus ou moins autobiographiques de notre cher Aharon, il y a place autant pour le bruit des civilisations malheureuses que pour la nostalgie familiale. Ainsi, dans Mon père et ma mère, il relate des vacances estivales en Europe centrale. Villégiature heureuse au milieu de personnages curieux, une amatrice de l'avenir dans les lignes de la main, un écrivain plus mondain qu'attaché au travail, une amoureuse, un homme estropié, l'ombre de l'Histoire s'amasse comme de sombres orages, puisque nous sommes en 1938...

 

      L’écrivain juif, né en 1932, vient hélas de décéder. Né comme le poète Paul Celan[6] à Czernowitz, en Bucovine, en 1932, celui qui vécut comme le Hongrois Kertész[7] une partie de son enfance dans les camps nazis, puis réussit à s’en échapper à dix ans, a définitivement été citoyen israélien, enseignant la littérature à l’Université Ben Gourion, non sans regretter avec amertume la vigueur du sionisme ainsi que la haine du monde arabe envers sa nation. Laissant au contraire de Celan derrière lui la langue allemande, Aharon Appelfeld a publié en une longue ascèse lumineuse une douzaine de livres, chez nous presque tous traduits, parmi lesquels La Chambre de Mariana ou Badenheim 1939. Autobiographie, conscience juive et témoignage de l’Histoire universelle nourrissent ses récits et romans. Faut-il penser que Les Partisans, mémoire combattante et de chaleur amicale et spirituelle, est l’un de ses plus beaux livres ? Probablement s’agit-il d’une parabole biblique venue de L’Exode, une nouvelle exode dont si peu de Juif revinrent, dont la « cime » est peut-être une métaphore du mont Sinaï où Moïse reçut les tables de la loi. Voilà qui témoigne d’un peuple élu, non pas seulement par un Dieu qui n’est peut-être que fiction, mais par ses qualités intellectuelles et humaines.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

Gustave Doré : L'armée de Pharaon engloutie par la Mer rouge, 1866.

Photo : T. Guinhut.

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28 février 2018 3 28 /02 /février /2018 09:29

 

Ganesh, Hôtel de Ville, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

L’Inde des Hijras et des romanciers engagés

par Arundhati Roy, Anosh Irani & Jeet Thayil :

Le Dieu des petits riens,

Le Ministère du bonheur suprême,

Le Colis, Narcopolis.

 

 

Arundhati Roy : Le Dieu des petits riens,

traduit de l’anglais (Inde) par Claude Demanelli, Folio, 448 p, 8,90 €.

 

Arundhati Roy : Le Ministère du bonheur suprême,

traduit de l’anglais (Inde) par Irène Margit, Gallimard, 544 p, 24 €.

 

Anosh Irani : Le Colis, traduit de l’anglais (Inde)

par Mélanie Basnel, Philippe Rey, 336 p, 21 €.

 

Jeet Thayil : Narcopolis,

traduit de l’anglais (Inde) par Bernard Turle, L’Olivier, 304 p, 22 €.

 

 

 

 

      Ganesh à tête d’éléphant est le dieu indien de la sagesse, de l’intelligence, de l’éducation et de la prudence. Fils de Shiva et de Parvati, il est incontestablement le plus vénéré. Il est de plus l’époux de Siddhi (le Succès), de Buddhi (l'Intellect) et de Rhiddhî (la Richesse). On est cependant en droit de douter qu’il favorise tous les Indiens, malgré une indubitable évolution du pays vers la prospérité, et encore moins les hijras, ces étrangetés sexuelles, ou troisième sexe. Trois romanciers, Arundhati Roy, Anosh Irani et Jeet Thayil, animent de tels personnages, méprisés, exploités à l’envi, jusqu’à la révolte, et peut-être la rédemption. Au-delà de leur quartier réservé, elles sont le reflet du sous-continent indien, de ses obscurantismes sociaux et de ses chaos politiques, espérant cependant rejoindre un jour un bonheur suprême.

      C’est avec Le Dieu des petits riens que l’Indienne Arundhati Roy révéla son talent en 1997, un roman aussitôt récompensé par le Booker Prize, qui paraissait intouchable par une indienne, quoique contant l’amour impossible d’une femme pour un Intouchable. Née en 1961 d’une mère chrétienne au Kerala et d’un père hindouiste et bengali -deux religions et deux ethnies- elle fréquenta les Intouchables, ou Dalits, ces inférieurs affectés aux tâches les plus impures, comme la vidange ; et ce malgré l’inconstitutionnalité de cette injuste discrimination, combattue par Gandhi. Même si l’un d’eux devint juge de la cour suprême de New Delhi, ou Premier Ministre, les cloisons étanches des centaines de castes sont loin d’être abolies dans les faits. Ainsi, l’Intouchable aimé par la mère des jumeaux de huit ans, Rahel et Estha, et mis en scène par la romancière, figure le coupable idéal et honni en toute injustice. En ce roman semi-autobiographique, l’on côtoie leur grand-mère, Mammachi, qui fabrique en sa conserverie des confitures trop sucrées, l'oncle Chacko, coureur de jupons néanmoins romantique converti au marxisme pour servir son portefeuille, la grand-tante Baby Kochamma, mystiquement énamourée d’un prêtre irlandais. L’univers des jumeaux est ébranlé lorsqu’Ammu, leur mère abandonnée par son mari, aime passionnément Velutha, cet Intouchable qui est le pivot du roman engagé, ce qui vaut à l’auteure de la transgression une haine sociale indéfectible. C’est bien une gageure que de se laver, « comme d’une vieille peau de serpent », des oripeaux d’une culture obscurantiste et oppressive…

      Fleuves et sucreries, rixes entre communistes et propriétaires, coureurs de jupons endiablés, amours mystiques et romantiques, voilà un roman immense, coloré, violent, tendre et sensuel, où le dieu repose dans les « petits riens », telle l’araignée « Sa Majesté des débris ». On entre en pays d’enchantement et de cauchemars, et l’on comprend aisément que la famille des jumeaux reflète dans son histoire celle de l’Inde entière. La construction savante est celle d’une architecture où les piliers du temple et les voûtes de l’espace sont distribués selon le bon vouloir de la romancière virtuose qui n’hésite pas à déconstruire le suspense en laissant deviner, dès les premières pages, le tragique dénouement. Les plans changeants du récit, la richesse des métaphores, des champs lexicaux et des allusions, du lyrique et du trivial, la sûreté de la poétique culminent lors du final, quand Ammu aime Velutha, lorsqu’une « langue d’intouchable toucha ce qu’il y avait de plus intime en elle ». C’est ainsi qu’Arundhati Roy -non sans polémiques- devint avec Le Dieu des petits riens une sorte de vitrine du féminisme indien.

      L’engagement social de la romancière tint à cœur de défendre des populations rurales menacées par la construction d’un barrage gigantesque, mais cette fois dans un essai, Le Coût de la vie[1]. Son article « La fin de l’imagination », conspuant les essais nucléaires indiens, fit d’elle une incontournable conscience politique. « J’écrirai un autre livre si j’ai quelque chose à raconter » aurait-elle alors déclaré. Son premier roman, brillant au demeurant, fut en effet suivi -et ce fut peut-être dommage- par une carrière d’essayiste engagée, contre le capitalisme, contre le nationalisme hindou et en faveur de la cause écologiste ; selon ses convictions, le lecteur se résolut à devoir préférer l’un ou l’autre engagement. Plût cependant à l’éléphant Ganesh, dieu porte-bonheur et patron de la science, des arts et de la littérature, d’inspirer à nouveau une auteure aux beautés -du style et du visage- également confondantes…

 

      Il est heureux qu’Arundhati Roy retrouve, vingt ans plus tard, le territoire de la fiction. Intrigant, généreux, tel apparait Le Ministère du bonheur suprême ; car cet océan d’histoires est une somme, peuplée d’une réelle abondance de personnages, reflétant la mosaïque ethnique, culturelle et religieuse de l’Inde moderne, issue de la partition, « tranchant la carotide de Dieu le long d’une nouvelle frontière entre l’Inde et le Pakistan », ce qui est une belle formule.

      Suivant la destinée d’Anjum, nous voici parmi les Hijras, ces homme-femmes, eunuques et autres transgenres, confinés dans un quartier réservé, à New-Delhi. Qu’elles soient musulmanes ou hindouistes, leur sort est à la fois sacré et méprisable, un peu comme celui des Intouchables. La jeune mère d’Anjum voit à sa grande surprise apparaitre « niché sous ses parties masculines, un petit organe, à peine formé, mais indubitablement féminin », comme dans l’histoire de Calliope, dans le roman de Jeffrey Eugenides, Middlesex[2]. Hermaphrodite bientôt rejetée par ses parents, elle est une prostituée qui se fait transsexuelle, quittant sa masculinité, mais aussi la jouissance. Hélas, elle ne vit pas au XVI° siècle, lorsque sous le règne de l’empereur moghol les hijras étaient éminemment respectées ; elles sont honteusement exploitées. Anjum a cependant pour consolation un « seul amour » : une enfant trouvée qu’elle adopte.

      Tilo, un architecte, croise la route de notre malheureuse héroïne. Lui découvrit le sens de sa vie en devenant activiste politique ; et peut-être est-il l’acter ego de notre romancière et essayiste. De surcroît le sens du romanesque ne se fait pas faute d’oublier lui accoler trois hommes amoureux. Tilo et Anjum fondent enfin le « ministère du bonheur suprême » près d’un cimetière où elle vit en paria, avec piscine, zoo, école « pour le Peuple », entreprenant une utopie réalisable. Ce qui rend essentiellement nécessaire le personnage d’Arundhati Roy, romancière en ce sens judicieusement engagée au moyen de ses modèles, parias parmi les minorités, qu’elles soient hijras ou intouchables.

      L’on croise dans Le Ministère du bonheur suprême des personnages hauts en couleurs, l’on bute sur le docteur Azad qui jeûne pour la cause révolutionnaire, l’on entend l’écho de l’explosion de l’usine de pesticides de Bhopal, du 11 septembre et de la guerre en Afghanistan… Car à ces destinées individuelles s’ajoute celle du continent indien tout entier : Tilo devient « peu à peu tout le monde » et « peu à peu tout ». Au cours d’un voyage, notre héroïne, ou anti-héroïne, se trouve mêlée à un massacre de pèlerins hindous et à la répression gouvernementale sanglante contre les Musulmans. Le Cachemire et ses vallées sublimes sont alors le nouveau théâtre des opérations, tiraillé entre les velléités d’indépendance et les grandes puissances qui l’oppriment. Le bruit et la fureur des nationalismes et des fanatismes religieux résonnent. Reste que l’abondance des péripéties n’entraîne pas toujours l’adhésion du lecteur, faute peut-être de suspense.

      L’univers mis en œuvre par Arundathi Roy est fourmillant, truculent, souvent sordide, sensuel et brutal, vigoureusement réaliste, et tenaillé par une palette d’émotions considérable : douleur, compassion, joies fugaces… Il est accusé par une écriture fouillée, attentive, coruscante. Si elle écrit en anglais, cette langue qui chapeaute les centaines de langues et dialectes indiens, elle sait autant briller par la couleur locale qu’en rendant ses personnages, dont au premier chef Anjum, très attachants.

      Ce qui pourrait être une fresque émouvante, brûlante et vigoureusement contrastée, pâtit cependant d’une dynamique romanesque inégale : c’est de l’ordre du collage qu’apparaissent des éléments tirés de la presse et des médias, des publicités, des « infos », des lettres et des poèmes, des récits emboités, comme lorsqu’elle rapporte le lynchage de Musulmans dans l’Etat du Gujarat, ce à la façon de la technique initiée par John Dos Passos, dans 42° Parrallèle[3].

      Le risque, de la part d’une auteure aux convictions politiques affirmées et qui pratique « le langage enfiévré de la Gauche », est de se confier à un manichéisme que d’aucuns trouveront dommageable. Le parti au pouvoir et ses « brutes » sont les « défenseurs de la foi hindoue », quand les Musulmans ne sont que victimes, alors que l’on connait l’atavique propension au jihad guerrier contre les infidèles[4]. La reductio ad hitlerum est pour le moins dommageable : « la vague safran du nationalisme hindou se lève dans notre pays comme le svastika dans un autre au siècle dernier ». L’utile dénonciation sociale assène une réflexion géopolitique qui frôle le prêchi-prêcha, handicapant les ressorts de la fiction. Au point de nous interroger : nous fait-elle le plaisir d’un roman qui ne soit pas lourdement à thèse ?

      Nous ne pouvons que comprendre et soutenir l’indignation d’Arundhati Roy : « Comment pouvez-vous accepter qu'on mutile des centaines de gens au Cachemire ? Comment pouvez-vous accepter une société qui, depuis des milliers d'années, a décidé qu'une partie de sa population pouvait être appelée intouchable ? Comment pouvez-vous accepter une société qui brûle les maisons des populations tribales et les expulse de leurs foyers au nom du progrès ? » dit-elle dans un entretien paru dans Courrier International[5]. On ne la suivra cependant plus lorsque son anticapitalisme fait fi de ce que le capitalisme[6] apporta, apporte et apportera au bien-être d’une immense majorité de l’humanité, lorsque son écologisme[7] devient irrationnel, lorsque sa cécité idéologique lui fait baisser les paupières de son intelligence devant l’Islam…

      Le souffle de la romancière Arundhati Roy nous pousse à nous demander s’il faut la comparer à Faulkner, à Garcia Marquez, à Dickens ou à Salman Rushdie. Si elle a probablement lu et relu ses illustres devanciers, en son roman de société ses yeux d’Argus savent voir parmi quelques-unes des facettes de l’Inde, dans une perspective humaniste, quoique trop partisane et souvent erronée. Ecrire est une éthique, que l’on soit romancière d’envergure internationale ou critique de plus modeste ampleur, au lecteur de savoir choisir, au-delà de l’argument d’autorité, mais de la connaissance des idéologies et des faits.

 

      L’hijra d’Anosh Irani, quoique née dans un corps masculin, se vit à quatorze ans amputée de ses organes génitaux, pour avoir été suspecté d’homosexualité. Prostitution, puis l’âge venant, mendicité, sont le lot des hijras du quartier rouge de Bombay. Le « colis » du titre est celui d’une enfant, parmi celles que vendent les familles pauvres aux fins d’esclavage sexuel. Ainsi le « Monsieur-Femme » Madhu, qui fut un jour « au sommet de sa gloire sexuelle », est-elle contrainte d’éduquer une fillette de dix ans nommée Kinjal à sa future condition servile et misérable ; éduquer signifiant rendre malléable et passive le petit animal amené dans sa cage, y compris lors de sa défloration achetée à prix d’or par un client, puisqu’elle est destinée à une prostitution pléthorique. Ce faisant, Madhu se revoit en ce miroir, sentant « sur ses épaules tout le poids de l’histoire qui se répète », et ramenant à la surface de la conscience et du récit ses propres souvenirs, en un immense retour en arrière, alternant le présent et le passé.

      Créatures tant vénérées que méprisées, les hijras sont le reflet de l’Inde traditionnelle. Pourtant Madhu a un amoureux, nommé Gajja : « Mon trou du cul est public, lui dit-elle un jour, mais mes lèvres sont privées », hommage d’apparence peu galant, mais réel, adressé à cet homme qu’elle bénit et qui la compare à la lune.

      Entre détresse physique de la tuberculose et détresse morale de qui doit endurer sans piper mot, entre misère du trottoir et prostituées battues, balayées par le sida, le pathétique le dispute au réalisme cru, voire au naturalisme à la façon de Zola. Dans un roman sans fard, son auteur, Anosh Irani, mène jusqu’à son terme son regard compassionnel au moyen d’une écriture au scalpel, expressive : le lecteur se sent pris à la gorge devant ces destinées condamnées, devant cette cour des miracles où règne la saleté et la promiscuité, l’exploitation, l’abrutissement et la violence aveugle. Sociologue et psychologue à la fois, le romancier ne néglige pas pour autant l’intrigue, les péripéties sordides d’une vie à son automne, qui saura se sacrifier pour sauver sa jeune élève en une conflagration presque apocalyptique. Ainsi que le terrible roman d’éducation d’une fillette, qui, par chance, évolution des mœurs et concours de l’engagement de diverses Organisation Non Gouvernementales aidant, verra sa condition trouver sa rédemption et témoigner devant la caméra de télévision : « J’ai appris à lire et écrire l’anglais, c’est un vrai accomplissement ».

      Ecrivain engagé, doué d’empathie, efficace, Anosh Irani sait user des images, « avec le culot d’un klaxon de camion ». Un cinéma porno s’appelle « Le Marchand de bites », à l’occasion duquel l’on apprend que des hommes sont persuadés que le Sida n’existe pas. Là où vivent les hijras, « le tiers-monde n’est pas un lieu, c’est un genre », dénonce-t-il.

 

      Vous entrez encore ici dans un monde sordide. Au plus profond de Bombay, le marché de la drogue et de la prostitution prospèrent conjointement. L’Indien Jeet Thayil (né en 1959) met en scène un narrateur venu de New York, nommé Dom, qui vient découvrir l'inframonde de Narcopolis.

      La narration, touffue, précise et onirique à la fois, n’est ni linéaire ni chronologique. Elle rassemble une poignée de personnages qui, tour à tour, nous font découvrir leurs destinées. Fossette tout d’abord, est un(e) eunuque castré dans son enfance, pourvoyeuse de pipes d’opium et de passes souvent brutales : « Quand on te coupe jeune, tu deviens une femme plus tôt », dit-elle. Rashid est l’irascible dealer de substances diverses, opiacés, coke, cannabis, héroïne, car « La vérité est héroïne, est beauté ». Quant à Monsieur Lee, c’est grâce à un vaste retour en arrière que l’on découvre les tragiques tribulations de sa famille en Chine maoïste, puis sa fuite, son lent naufrage dans l’oubli des fumées narcotiques, enfin sa mort et la pauvre fin de ses cendres. Mais aussi un peintre dévasté, un poète raté qui rêve de voir « synthétiser une version de la drogue qui ne procurerait que du plaisir, à savoir un plaisir sans un prix à payer »…

      Entre « le sari et la burqa », entre hindouistes et musulmans, les conflits font rage, le machisme s’étale, la pauvreté côtoie l’argent sale. Ainsi la structure tournoyante et hallucinée du récit, sans euphémisme, permet une sorte d’étude sociologique réaliste et sans concession. Où la fumerie est l’épicentre de l’action, de l’addiction. Ces nouvelles confessions d’un fumeur d’opium, pour réécrire le fameux titre de Thomas de Quincey, feraient désespérer de l’humanité. Qu’il s’agisse de la veulerie des Indiens et Chinois devant la drogue ou de l’exotisme complaisant des touristes occidentaux à son égard, si le romancier ne prend pas explicitement parti, respectant le « libre arbitre » de ses personnages, le verdict reste sans appel.

      Pour reprendre les mots d’Arundathi Roy, « Notre foi imbécile en des singes et des apparitions à tête d’éléphant ne nourrira pas nos masses affamées ». Certes, mais la foi en un communisme périmé ne fera pas mieux, ni même le nationalisme hindou, et moins encore l’Islam, autre « foi imbécile », plus dangereuse encore. Mieux vaut se confier au travail, comme son héroïne et aux Lumières du libéralisme économique, qui d’ailleurs permet que l’Inde aille mieux que lors de son socialisme décrété à l’occasion de l’indépendance. Plus modeste, Anosh Irani ne prétend pas embrasser le destin de l’Inde entière. Ses personnages ont néanmoins, au-delà de leur réalité accusatrice, une valeur allégorique : en un humanisme en marche, l’on espère que, fillettes, femmes, hermaphrodites ou homosexuels, quelques soient leur sexe ou leur genre, le progrès économique et de l’éducation leur rendra leur dignité.

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

La partie sur Narcopolis a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2013

celle sur Le Ministère du bonheur suprême en janvier 2018.

 

 

[1] Arundhati Roy : Le Coût de la vie, Gallimard, 1999.

[3] John Dos Passos : 42° Parallèle, Club Français du Livre, 1949.

[5] Le Courrier international, janvier 2018.

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17 septembre 2017 7 17 /09 /septembre /2017 08:46

 

Krimmler Tauernhaus, Salzburg, Österreich.

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Orhan Pamuk autobiographe d’Istanbul

et des montagnes au loin :

Cette chose étrange en moi

& Souvenirs d’une ville.

 

 

Orhan Pamuk : Cette chose étrange en moi,

traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, Gallimard, 2017, 688 p, 25 €.

 

Orhan Pamuk : Istanbul, souvenirs d’une ville,

traduit du turc par Savas Demirel,

Valérie Gay-Aksov et Jean-François Pérouse, Gallimard, 2007, 552 p, 35 €.

 

Orhan Pamuk : Souvenirs des montagnes au loin,

traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes,

Gallimard, 2022, 396 p, 39,50 €.

 

 

 

 

      Détestable ! doit penser Recep Tayyip Erdogan d’un tel roman, d’un tel écrivain, qui fut censuré en février 2017 pour avoir osé dans Hürriyet, un quotidien turc, critiquer son gouvernement. La nostalgie d’Orhan Pamuk et de ses personnages pour la Turquie laïque d’Atatürk n’arrange rien. Cependant une plus prégnante nostalgie est mise en scène et en pages au travers deux miroirs ouverts ; l’un au profit d’un modeste marchand des rues, dans Cette chose étrange en moi, un fort roman, l’autre au cours d’un album qui se fait vaste autobiographie, enrichi d’une myriade de photographies, laconiquement titré Istanbul. Le versant autobiographique emprunte également la voie des souvenirs montagneux, parmi des carnets dessinés. Les trajets intimes et géographiques appartiennent ainsi à la mémoire de l’écrivain et du lecteur et en rien aux puissants hiérarques du nationalisme et de l’islamisme.

 

      Qu’est-ce que « cette chose étrange en moi » ? Sinon le culte du souvenir, sinon une histoire d’amour ? Mais autant pour une femme, que le jeune Mevlut enlève et épouse au détour d’un quiproquo, croyant échapper ainsi aux mariages arrangés, que pour, au-delà du village de son Anatolie natale, la ville-phare Istanbul, ses collines et son détroit.

      Mevlut est un « bozaci », un vendeur ambulant de « boza », une boisson traditionnelle à partir de millet fermenté. Mais au fil des ans, le raki, dix fois plus alcoolisé, d’ailleurs autorisé par Atatürk, remplace son goût sucré-amer, signant l’évolution des mœurs. Face à la modernité, la mémoire enjolive le passé : « Istanbul avait tellement changé tout au long des vingt-cinq dernières années que ces souvenirs lui semblaient tout droit sortis d’un conte ». En ce sens Mevlut est le prototype d’un temps ancien que sa nostalgie confronte aux temps présents et que l’écrivain ressuscite.

      Pour entrelacer les portes mémorielles, la narration alterne les dates significatives, entre les années cinquante et 2012, sans compter la polyphonie des voix de ceux qui entourent le récit de témoignages divers, multipliant les portraits et les vies des Stambouliotes. L’enfance de Mevlut, dans un village reculé d’Anatolie, s’achève à douze ans lorsqu’il part pour Istanbul avec son père. Une immense part de sa vie tourne sa page lorsqu’en 2009 sa petite maison, rachetée par un promoteur, est détruite : « Tout fut soudain pulvérisé d’un coup de pelleteuse – son enfance, les repas qu’il avait pris, ses devoirs et ses leçons, les odeurs qu’il avait humées, les ronflements de son père endormi et des centaines de milliers de souvenirs ». Il ira désormais vivre dans un appartement. « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel », « écrivait Baudelaire dans « Le cygne[1] », ce que reprend Orhan Pamuk à l’épigraphe de son ultime chapitre, confirmant la dimension élégiaque de son roman, qui, à l’aune de la vie d’un pauvre, prend en écharpe un demi-siècle.

      Quoiqu’attachant, le roman voit sa narration rester trop souvent factuelle et sentimentale, sans ce dynamisme dramatique ou cette pointe de satire qui pimenterait l’ensemble ; même si, par exemple, l’épisode de la découverte du commerce parallèle et des arnaques des employés dans le restaurant « Binbom » vaut son pesant de réalisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Mais en traversant tout un tas de quartiers, comme le fit l’écrivain pendant les six années qu’il eût à cœur de consacrer à son enquête urbaine et à l’écriture de Cette chose étrange en moi, le personnage d’Orhan Pamuk est un observateur, un sociologue sans le savoir, qui voit une délinquance nouvelle le menacer, voire l’islamisme le cerner. Mais c’est aussi un esprit traditionnaliste qui paraît s’accorder avec le retour du religieux, à condition qu’il reste modéré. Il est par exemple bien gêné de se trouver auprès de « Son Excellence » qui enseigne la calligraphie ancienne et professe dans sa « loge soufie ». Il est également un discret contempteur des mœurs trop occidentalisés, quoiqu’il respecte la mémoire d’Atatürk, mais de manière bien mesurée puisqu’il permit une libéralisation qui ne l’agrée pas toujours. Au cours de son voyage en train vers Istanbul, Mevlut croise un écriteau rappelant que Mustapha Kemal Atatürk but du café sous un platane en 1922. Le détail apparent innocent, rappelle que malgré sa dimension dictatoriale, le président turc institua une république laïque. Si l’écrivain partage en son roman social cette nostalgie (somme toute superficielle) de son personnage, il est certain qu’il ne partage guère son traditionalisme. Mevlut n’est donc pas l’alter ego d’Orhan Pamuk, qui a préféré s’éloigner de son moi, faire parler autrui, y compris s’il ne partage pas ses convictions.

      Un tel personnage qui ne reste pauvre parmi ceux qui parviennent à une relative prospérité, anti-héros apparemment innocent, qui ne ferait pas de mal à une mouche, qui aime sa femme Rayiha (y compris dans le plaisir sexuel) et ses deux filles, n’est pas sans soulever bien des questions. S’il vit au milieu de divers événements politiques, coups d’Etat militaires, coups de poing entre gauchistes et nationalistes, islamisme rampant puis agressif, il n’est en guère affecté. Sa perche à bacs de boza sur l’épaule, et quoique son commerce périclite, il se refuse à évoluer, à s’adapter ; sauf lorsque pendant cinq ans il devient gérant de restaurant. Comme bien des ruraux venus de la Turquie intérieure, il vote pour un maire religieux, Erdogan pour ne pas le nommer, comme s’en abstient le romancier, contribuant à faire le lit de l’Islam rigoriste, offensif et liberticide du susnommé Erdogan. Dans quelle mesure en est-il responsable ?

      Orhan Pamuk ne s’embarrasse pas de grand flamboiements rhétoriques, d’images précieuses ni de secrets sous-entendus. Une écriture limpide emporte sans peine le lecteur, même si son caractère méticuleux peut par instants confiner au manque de concision. Il s’agit de prendre un personnage de modeste extraction à bras le corps, de suivre son destin, celui de sa famille ; mieux, il devient un personnage finalement emblématique des aspirations humaines des Stambouliotes à la tranquillité, une allégorie de son pays : la Turquie. Ce qu’ont bien compris ses lecteurs, puisque Cette chose étrange en moi est devenu là-bas, comme en un mouvement un brin narcissique, un best-seller. En dépit de ses ambigüités, inhérentes à un personnage à la fois un brin nostalgique du laïque Atatürk et néanmoins attaché à la religion. Aussi Pamuk ménage tout son public, ne portant pas de jugement sur ses personnages, laissant s’identifier le lecteur comme il l’entendra, en faveur d’un passé traditionnel fantasmé, ou lui permettant une lecture critiques des forces qui sous-tendent le devenir d’une telle ville-monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Ne nous laissons pas abuser par un premier regard. Istanbul parait d’abord un lourd volume encombré de pléthoriques photos en noir et blanc, poussiéreuses, d’une netteté quelquefois discutable. Dès lors on craindrait que le texte soit à l’avenant. Cependant, si l’on consent à plonger en cet univers, l’on est infailliblement happé par la langue, si proche du lecteur qui s’identifie immédiatement tant avec l’enfant, qui ainsi revit, qu’avec l’adulte qui écrit et revient avec précision et tendresse sur son passé et sur celui de sa ville fétiche.

      La patiente, méticuleuse, écriture autobiographique s’enlace étroitement, comme le lierre autour de l’arbre, avec le portrait d’une ville personnifiée. De la naissance, en 1952, à l’aube de l’âge mûr, tout concourt, même sans le savoir, à la décision qui clôt le livre : « Je ne serai pas peintre, dis-je, moi je serai écrivain ». Enfin, le livre achevé devient « une deuxième vie ».

      Dans une riche famille qui s’appauvrit peu à peu, apparait « le sentiment […] que je constituais un moi à part entière ». Aussi Orhan Pamuk respecte le pacte autobiographique mis en place à l’orée des Confessions par Jean-Jacques Rousseau : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature[2] ». Il paraît ne rien celer, y compris l’enfantin « durcissement » de son « zizi ». Le « monde parallèle des rêves », qui est celui de tout enfant, semble cependant les prémices de l’écrivain futur.

      L’horizon sentimental s’ouvre avec un « premier amour », dont le prénom signifiait « rose noire » en persan. Il a dix-neuf ans, elle vient à dix-sept ans visiter son atelier de peintre, puis poser pour lui et faire l’amour. La colère des riches parents, qui redoutent un peintre désargenté pour leur fille, les oblige à échanger leurs baisers dans un musée, et pousse cette dernière à demander : « Enlève-moi ». Mais c’est dans une école suisse que ses parents l’envoient. Ne reste que « la souffrance de l’amour ».

      De la « maison-musée » familiale aux paysages du Bosphore, une « Encyclopédie » -et en quelque sorte autobiographie- d’Istanbul prend peu à peu de l’ampleur, parallèlement au développement de celui qui entame son initiation centrifuge, mais aussi centripète, car le ramenant sans cesse à l’appartement originel que l’écrivain d’âge mûr habite toujours. L’espace s’élargit, le temps littéraire également, qu’il s’agisse de celui de l’auteur ou des auteurs romantiques convoqués : Nerval, Gautier, Flaubert, explorant l’ancienne Constantinople. Ce sont cette culture, ces lectures, et bien d’autres (« Woolf, Freud, Sartre, Mann, Faulkner »), qui permirent à ses compagnons de le taxer sans aménité du sobriquet d’« intellectuel ».

      En effet, l’horizon intellectuel s’élargissant sur l’Occident, il ne peut que buter en même temps sur le nationalisme et sur la religion. L’anniversaire de la chute de Constantinople, ou de sa conquête, selon le parti-pris, en 1953, permet de raviver la mémoire enfouie, et de mentionner les pillages, saccages, viols de « Rums », meurtres de prêtres grecs en 1955, que les photographies de rues chargées de débris illustrent ; ce qui permet au lecteur de prendre conscience de l’éjection des Chrétiens de Turquie au cours des dernières décennies.

      Dans les années cinquante et soixante, seuls les pauvres stambouliotes se montraient religieux. On est « indisposé par les bigots ». Devant une vieille domestique en prière, l’enfant est mal à l’aise : « la peur que j’éprouvais, comme toute la bourgeoisie turque laïque, n’était pas la crainte de Dieu, mais la crainte de la colère de ceux qui croient trop en lui ». Il émet une hypothèse non négligeable : « c’était peut-être parce qu’ils croyaient autant en Dieu qu’ils étaient resté pauvres ». La satire de la religiosité se mêle à une autre lourde inquiétude : « En glissant subrepticement de la religion à la sphère de l’islam politique […] et des coups d’Etat militaires, je crains de rompre la secrète harmonie de ce livre ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Riche de détails, de culture et d’émotions, bourrée jusqu’à la gueule d’anecdotes, de révolte adolescence et de sagesse, cette autobiographie talentueuse nous renvoie à notre propre enfance et jeunesse. Si différente soit-elle, c’est dans son mouvement et son travail d’accouchement du temps passé qu’elle nous permet, par rebonds, de nous récréer en notre singularité.

      Clichés grisés et travail de remémoration entraînent fatalement une certaine mélancolie, ce « hüzün », terme passablement intraduisible, auquel notre autobiographe consacre de longues et subtiles analyses, entre des versets du Coran et l’Anatomie de la mélancolie de Robert Burton[3]. La « mélancolie des ruines » côtoie « les beautés pittoresques » des faubourgs, or « ces vestiges, pour la plupart aujourd’hui disparus, étaient l’âme d’Istanbul ».

      L’auteur, encore jeune photographe amateur, n’est pas naïf. Comme pour l’écrivain, sa foi dans le réalisme est bien mesurée : « En posant pour l’avenir, nous arrangions aussi le présent ». Grâce à ces clichés, il s’engouffre en « la redécouverte de notre vécu ». De plus, par ces détails que le photographe n’avait pas l’intention de voir, l’on découvre mille secrets du quotidien perdu, d’où le « hüzün » qui imprègne immanquablement ces images, qui, quoique poudrées, parfois impeccablement composées, allient l’émotion élégiaque à l’esthétique. Car les images familiales côtoient celles des grands photographes de son temps, comme Ara Güler, ou de divers anonymes.

      Mais à observer avec plus d’attention cette pléthore de photographies, Bosphore, mosquées, rues, immeubles, collines et maisonnettes, l’on ne peut qu’être frappé par l’occidentalisation des costumes, donc des mœurs, dans une « société qui désirait s’occidentaliser », en ces années cinquante et soixante : il est fort rare, hors dans quelque ruelle d’un lointain faubourg, d’y croiser une femme voilée (le voile ayant été interdite en 1925 par Ataturk). Nul doute que le paysage urbain soit hélas aujourd’hui quadrillé de voiles.

      Quoiqu’Istanbul ait été déjà publié en 2007 par Gallimard, il s’agit là d’une édition considérablement enrichie, tant de deux-cents nouvelles photographies que d’une introduction, voire de passages ajoutés, un work in progress en somme. Témoignant d’une passion jamais démentie, depuis la plus prime enfance, pour le pouvoir de la photographie, qui « répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter existentiellement », selon les mots de Roland Barthes. Or Pamuk, comme le dit si bien l’auteur de La Chambre claire (qu’il n’ignore pas) fait « revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps[4] ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autre rapport à l’autobiographie et à l’image, ces carnets dessinés : Souvenirs des montagnes au loin. Il peut paraître surprenant que l’autobiographe d’Istanbul, ville sise entre deux mers, Noire et Méditerranée, soit tant marqué par les horizons montagneux. Souvenons-nous cependant de son roman intitulé Neige. Sachons également que la première et enfantine vocation d’Orhan Pamuk fut celle de devenir peintre. Et si l’écriture l’a définitivement emporté, les pulsions souterraines de ce goût des crayons et des pinceaux se réveillèrent en entrant dans une boutique idoine d’où il ressortit en 2008, chargé de deux sacs à malices pour dessinateur et peintre émerveillé.

Depuis, chaque jour, ses carnets se couvrent de notes intimes, événementielles, romanesques et politiques, auxquelles se mêlent croquis et couleurs, en un foisonnant et plaisant désordre. L’on se doute qu’en cette anthologie sont les meilleures pages, tant le lecteur voit ses yeux fourmiller, penser, rêver. Que l’œuvre ainsi conçue ait quelque chose d’enfantin, voire de naïf, n’empêche en rien le bonheur plastique, non sans une certaine technique pointilliste. « Le paysage est la base de tout », confie-t-il, associant des vues de bras de mer, du Bosphore, des collines et des mosquées, des horizons bosselés et embrumés d’Anatolie, des places de village où prendre un verre, un voyage en Inde face au Taj Mahal… En cette encyclopédie personnelle, cette malle aux trésors, ce « sentiment romantique », tout est coloré à l’envi, bousculant les marges, reproduisant ici des doubles pages en de parfaits fac simile, tout est omnivore et irrévérencieusement libre. Notre romancier rejoint en toute modestie ces poètes qui ont autant écrit que peint, comme l’Anglais William Blake.

Avec l’écrivain émerveillé par les paysages de l’esprit et de la terre, dont la quintessence s’allume dans ce patchwork de calligraphies et de dessins, nous avons le bonheur d’échapper, comme son auteur, aux tracasseries, voire aux traques des puissants de la turquerie, qui tentent d’accabler un écrivain sous les procès et les vexations. Bel exutoire, belle libération…

 

      Notre Prix Nobel de littérature 2006, né en 1952, qui vient de se voir consacré par un Cahier de l’Herne bienvenu, collectionne les photos anciennes, de même il réunit en ces romans une foule de vies, anecdotes, paysages et sensations. Comme un autre de ses anti-héros collectionnait dans Le Musée de l’Innocence[5] les objets rappelant son amour, lui-même commit un album muséal intitulé L’Innocence des objets. Certainement pour nous dire que la mission de l’écrivain, associant roman d’apprentissage des humbles et autobiographie de la formation d’un écrivain, au-delà de ce monde premier qui est le noyau de son identité et le substrat de sa ville polymorphe, est d’être un collectionneur de mondes. Mais aussi, d’être un intellectuel engagé, au risque de la prison, voire de la vie, en une Turquie qui, sous la férule d’Erdogan, ne supporte plus la moindre déviance envers le nationalisme, la moindre mécréance envers l’Islam totalitaire. Ainsi, en 2005, Orhan Pamuk fut poursuivi par la justice de son pays pour avoir publiquement reconnu le génocide arménien, dont on sait que les causes ne furent pas uniquement ethniques, mais également un projet d’éradication du christianisme sur le territoire turc. Il ne se fait pas faute de ne pas dénoncer le monstre politico-religieux qui s’abat sur un pays qui exporte moins des productions économiques et des livres d’écrivains que des thuriféraires et séides…

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Charles Baudelaire : Les Fleurs du mal, Œuvres I, La Pléiade, Gallimard, 2001, p 85.

[2] Jean-Jacques Rousseau : Les Confessions, La Pléiade, 2001, Gallimard, p 5.

[4] Roland Barthes : La Chambre claire, Œuvres complètes III, Seuil, 1994, p 1112, 1192.

[5] Voir : Orhan Pamuk : Le Musée de l'innocence, roman d'amour et de mémoire

 

Autoportrait au miroir ancien, Parador San Marcos, León, España.
Photo : T. Guinhut.
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9 avril 2017 7 09 /04 /avril /2017 15:48

 

Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Quand l’Euramérique émigre vers l’Afrique.

Une renversante uchronie

par Abdourahman A. Waberi :

Aux Etats-Unis d’Afrique.

 

Abdourahman A. Waberi :

Aux Etats-Unis d’Afrique, Zulma, 188 p, 8,95 €.

 

 

 

 

      Au pays des « houyhnhnms », de Jonathan Swift, ces créatures sont des chevaux dotés de parole et de raison, quand les « yahous » sont des bipèdes simiesques stupides. L’auteur des Voyages de Gulliver sut intervertir l’humanité et la bestialité. Ainsi Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi intervertit les civilisations : sur le continent africain, richesse et développement attirent des hordes d’immigrés venus d’Europe, d’Amérique et du Japon. L’ironie de la situation serait un peu facile en l’apologue s’il n’était servi par un style affuté, expressif, et par une étonnante hauteur de la pensée. Nous avions eu le tort de ne pas remarquer la première édition[1] de ce roman plus que singulier, brillant ; il n’est que temps de réparer cette injuste cécité.

      En ce monde au sommet de la civilisation, la topographie africaine, où l’Africain vit « sur cette terre comme un être supérieur », est hallucinante. Entre la ville-lumière d’Asmara, où grouillent les prostitués blanches, et « la colline d’Haile Wade », temple de l’industrie du cinéma », les mœurs occidentales sont singées pour le meilleur (peu) et pour le pire (beaucoup). Le « professeur Garba Huntingabwe » qui préconise de « se débarrasser des sous-développés, est une parodie, certes excessive, de Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations[2]. En cet espace de la splendeur économique, on boit du « Neguscafé » et des « cafés Sarr Mbock », on va chez « McDiop »…

      Cependant la topographie euraméricaine vaut son pesant de pauvreté. Savez-vous (à moins d’être mal renseigné) que Zurich est couverte de favelas, qu’un conflit entre Français et Anglais secoue le Canada, au point que les casques bleus bangladeshis doivent intervenir ? Qu’à Toulouse, une « guerre ethnique » oppose Occitans et Parisiens ?

      Devant une déferlante migratoire, qui introduit « le tiers-monde dans l’anus des Etats-Unis d’Afrique », « la crème de la diplomatie internationale […] est censée décider du sort de millions de réfugiés caucasiens » qui « propagent leur natalité galopante » et « leur religions rétrogrades comme le judaïsme, le protestantisme ou le catholicisme ». Quand « les golden boys de Tananarive sont à des années-lumière de la misère blanche de notre charpentier helvète », l’on en vient à l’évidence : « les Etats-Unis d’Afrique ne peuvent accueillir toute la misère du monde ». La charge satirique contre notre égoïsme occidental est à son comble. D’ « Asmara, capitale fédérale » à Paris, en passant par « l’atelier » de l’artiste, avant le « retour à Asmara », la pérégrination est planétaire.

      Outre Yacouba, un Helvète qui eut pour nom de « Maximilien Geoffroy de Saint-Hilaire », qui a fui son pays où l’on « se zigouille allègrement », et trouve une mort sordide sur un trottoir, il faut nécessairement un personnage emblématique pour animer cette fiction : ce sera Maya, une jeune fille qui a eu le malheur de venir au monde dans un trou de Normandie, ravagée par « la guerre contre les Bretons », et le bonheur d’être tôt adoptée par une famille érythréenne, riche comme il se doit. Son enfance est alors narrée d’un pinceau lyrique, malgré l’agonie de sa mère et le chagrin de son père, « Docteur Papa », médecin humanitaire qui porte « sur ses épaules toute la misère de Manhattan ».

     Peu à peu se détache le roman de formation de Maya, artiste et sculptrice sous le nom de Malaïka, qui est aimé par l’artiste-photographe Adama Traoré, dont la lettre d’amour affiche un lyrisme dans la veine de Léopold Sédar Senghor et Saint John Perse.

     N’empêche qu’elle se sent obligée de comprendre, au point de se lancer dans la quête de ses origines, jusqu’à retrouver sans amour sa mère. Lorsqu’elle aborde la France, la description de l’unique aéroport parisien, glacial, miteux, aux agents « bourrés d’oisiveté et de vinasse », puis de la miséreuse place Vendôme, vaut son pesant de littérature. Les femmes ont « un foulard sur la tête », la langue française est « monotone, dépourvue d’accent et de génie », bien sûr « sans académie ni panthéon ». Si nous avons besoin de nous rassurer sur ce point, il suffit de voir ce qu’en fait notre ami Abdourahman A. Waberi. Pire cependant, « les autochtones consomment des surdoses d’identité à s’en éclater la cervelle » et sont « dressés et éduqués pour s’entredétester » !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Avec Aux Etats-Unis d’Afrique, Abdourahman A. Waberi n’a pas démérité de son ambition : « rien de plus jouissif qu’un renversement de la situation politique, rien de plus jouissif qu’un grand rire nègre et rabelaisien pour dire le monde tel qu’il boite[3] ». Il a en effet su donner voix à une uchronie renversante, qui dit notre orgueil et notre fragilité, autant qu’elle dit l’orgueil et la fragilité de l’autre. Pensons que les écrivains, nommés « Kafka, Faulkner et Borges » séjournèrent dans des universités africaines ! Les clichés qui collent aux basques des pays sont renversés. C’est ainsi que la brillante Afrique, glorieuse de son panafricanisme, se lance dans la « chasse aux immigrés », grâce à une police « aux pectoraux gonflés d’orgueil et de préjugés » qui ne recule pas un instant devant l’assassinat.

      Sans nul doute, l’inversion des situations géopolitique nous interroge : que penserions et ferions-nous si tel était le cas ? Il n’est pas sûr que l’auteur veuille seulement nous culpabiliser, nous Occidentaux, et nous rassurer, nous Africains ; seulement inviter la main noire et la main blanche à se tendre l’un vers l’autre, en un humanisme vertueux, quoique naïf. Loin de tomber dans le facile manichéisme, dans la sentencieuse  diabolisation des égoïsmes de l’Occident, son ironie diablement facétieuse s’adresse en fait aux deux camps. Car les tares européennes ne sont que le reflet de celles d’outre-Méditerranée. Car il s’agit d’une « Afrique repue, grasse, rotant d’aise et d’ennui ».

      Comment se fait-il que l’Afrique n’ait pas su se développer comme le postule cette fiction ? Ainsi « l’antique contrée d’Erythrée, dirigée depuis des siècles, par une lignée de puritains musulmans profondément marqués par le rigorisme des Mourides du Sénégal, a su prospérer en alliant le sens des affaires et les vertus de la démocratie parlementaire ». Tiens donc ! N’y-a-t-il pas contradiction des termes ? Cet Islam, qui stigmatise ici les « païens des îles de la Baltique qui pratiquaient le cannibalisme », cette « domination masculine que les religions ont contribué à perpétuer », ne s’est guère montré capable de telles prouesses, et l’on devrait escompter qu’en l’accueillant on bénéficierait des largesses de sa tyrannie théocratique ? De plus ce n’est pas qu’un effet du renversement opéré que de signaler les « ports esclavagistes […] du Nord-Est africain béni par la Providence », ce qui est une réalité historique -et l’on ne peut penser que notre romancier l’ignore.

      Aussi ce serait (si l’on pardonne l’image un peu brusque) se mettre le doigt dans l’œil jusqu’au talon d’Achille, que ne voir en ce roman qu’une charge contre le Nord pourri de luxe et de suffisance. Ne s’agit-il pas de renvoyer le compliment à une Afrique bouffie de culpabilisation de l’autre, de prétention moralisatrice, d’orgueil culturel et de pulsion conquérante ? La petite Maya est bien sûr en bute au racisme : on la stigmatise en « Face de lait, Lait caillé ». En outre, cette peau blanche donne lieu à des clichés érotiques, qui sont l’envers de ceux associées aux femmes noires : « Lourde tantôt de senteurs de lait et de sperme, tantôt de poudre et de fourrure, tantôt de remugles d’ail et d’ortie ». Ainsi pas le moindre afrocentrisme dans la pensée d’Abdourahman A. Waberi ; plutôt un humanisme critique sans angélisme : l’aiguillon du lettré s’adresse à toute l’humanité que nous sommes. De surcroît, comble de l’ironie, la famille de Traoré est de celles des « colonisateurs […] qui pressèrent le jus de l’Europe et de l’Amérique du Nord dès 1596 » !

      Malgré son incontestable brio, Abdourahman A. Waberi se fait faute d’oublier deux faits importants pour aller jusqu’au bout de sa démonstration. Un : il ne fait pas mention de quartiers et de zones de non-droit où les immigrants mettent en place un communautarisme exclusif. Deux : qu’il s’agisse de judaïsme, de christianisme ou d’athéisme, voire de confucianisme ou de shintoïsme, les Occidentaux, même si leur religion a pu chapeauter une fort discutable colonisation, ne s’appuient pas sur une idéologie aussi théocratique et conquérante que l’Islam pour coloniser les autres continents…

      Découvrir soudain Abdourahman A. Waberi, né en 1965 à Djibouti, laisse à penser qu’en ses autres livres se cachent des richesses à déguster, comme Moisson de cranes[4], dédié au génocide rwandais. Quant à La Divine Chanson[5], elle est le dernier volet d’une trilogie consacrée à son pays natal, entre réalisme, rythmes de jazz venus de Gil Scott-Heron[6], et lyrisme digne des contes… Sans nul doute, il va jusqu’au bout de son éthique : « où se fait la jonction entre le privé et le politique, entre l’histoire individuelle et la grande Histoire ? Tu connais la réponse, Maya. Tu dis sans hésitation : dans l’art et dans la littérature ». Le militantisme de l’auteur réside en un vaste cosmopolitisme littéraire de récits et de traductions, en un « nomadisme fertilisant », ouverts au monde à pacifier et parfaire.

      Disons-le sans ambages : le talent d’Abdourahman A. Waberi est stupéfiant : ne fait-il pas allusion à des livres imaginaires, comme celui sur « l’immigration en provenance d’Alaska », publié au Rwanda ? Ne cite-t-il pas René Caillié découvrant Tombouctou en 1828 ? Ne brosse-t-il pas un tableau satirique de l’art contemporain, tout en exaltant le travail plastique de Maya ? Son clavier toujours imagé a mille voix et registres, à la lisière du conte de fée des savanes, du poème enfiévré à l’apologue cruel, et jusqu’aux marges de l’essai érudit sur la nature et les destinées des civilisations[7]. Un exemple de plus : le réalisme magique imagine le retour du prophète biblique Enoch et du jeune prophète Mohammed : « de quoi alimenter les braises imaginaires pour des siècles, du côté de Vatican ou de Médine, et susciter des flux migratoires ». Tout cela virevoltant avec la plume légère de l’ironie, la griffe profonde du satiriste des mœurs et des temps. L’apologue et l’uchronie, dans le sillage de Swift, de Voltaire ou d’Orwell, font le fil romanesque le plus à même de tailler dans l’obscurantisme et de filer vers les Lumières, du moins de la pensée.

 

Thierry Guinhut

Une vie d'écriture et de photographie

 

[1] Abdourahman A. Waberi : Aux Etats-Unis d’Afrique, Jean-Claude Lattès, 2006.

[2] Samuel Huntington : Le Choc des civilisations, Odile Jacob, 1997.

[3] Entretien avec Pierre Maury pour Le Soir.

[4] Abdourahman A. Waberi : Moisson de cranes, Serpent à plumes, 2000.

[5] Abdourahman A. Waberi : La Divine chanson, Zulma, 2015.

[7] Voir : Petit précis de civilisations comparées

 

 

 

 

 

 

 

 

Photos : T. Guinhut.

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21 janvier 2017 6 21 /01 /janvier /2017 14:43

 

Figuier en Poitou. Photo : T. Guinhut.

 

 

 

 

 

 

Amos Oz, Judas anti-fanatique

 

de la destinée d’Israël.

 

 

Amos Oz : Judas, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 352 p, 21 €.

 

Comment guérir un fanatique, traduit de l’anglais par Sylvie Cohen,

Arcades Gallimard, 88 p, 8,50 €.

 

 

 

      Qu’importe l’histoire, l’action, les personnages, si l’écriture sait emporter ! Non que ces trois premières composantes soient insignifiantes chez Amos Oz, mais on est dès les premières pages de son Judas indéfectiblement happé par l’expressivité des sensations et des motifs. Comme par ce figuier qui n’avait rien donné au Christ et qui fut en conséquence celui où se pendit Judas. Ainsi la couleur et le degré de réalité des images, l’usage inventif de la langue permettent de faire appréhender au lecteur un univers. À cet égard, certainement la traductrice, Sylvie Cohen, a mis autant de respect que d’inventivité au service de ce huis-clos, de ce miroir intimiste de la destinée d’Israël. Et de cet écrivain engagé, né en 1939, qui prétend savoir Comment guérir un fanatique.

      Un étudiant désargenté, Shmuel Asch, va devoir abandonner ses études, en particulier son mémoire de maîtrise « Jésus dans la tradition juive » : il doit trouver d’urgence un job rémunérateur. Jusque-là rien que de très banal. Ce garçon grassouillet, asthmatique, qui cauchemarde avec Staline, s’enthousiasme en 1959 pour « les héros de la révolution cubaine[1] » et s’est fait lâcher par sa petite amie, n’a pas grand-chose pour plaire. Il devient soudain « garçon de compagnie » pour le vieux et « difforme » Gershom Wald. Impossible de résister à telle entrée en matière, lorsqu’il pénètre dans le bureau de son futur mentor : « son front s’enfonçant dans les ténèbres telle la tête d’un fœtus s’engageant dans le col de l’utérus ». Ce qui n’a de rien de gratuit, signe d’une nouvelle naissance en ce roman d’initiation.

       Le maître, pour le moins fantaisiste, mais aussi monstrueusement cultivé, qui n’est ni religieux ni révolutionnaire, embarque le disciple dans des  controverses enflammées sur l’Histoire d’Israël, sur l’utopie et l’anti-utopie sionistes, sur les destinées arabes, sur l’historicité de Jésus. Tout en s’embarquant dans des réfutations discutables du darwinisme, des associations entre les mythes de Judas et du Juif errant : « Nous sommes tous des Judas », proclame-t-il. Quant à Shmuel, bien qu’athée, il aime autant Jésus que Judas, qui entendait « démontrer sa grandeur » en étant l’espion des Grands Prêtres, et fut « l’imprésario » de la crucifixion, donc le « fondateur de la religion chrétienne ». Notre piètre héros est cependant fort actuel lorsqu’il évoque « les problèmes existentiels de l’Etat d’Israël : convertir un ennemi en amant, un fanatique en tolérant, un vengeur en allié »… Probablement l’auteur, par ailleurs essayiste, se cache-t-il parmi ces deux voix, en une vigoureuse prise de position engagée, brillamment ironique : « qu’ils se gardent les rédemptions avec les massacres, les croisades, les djihads, les goulags, les guerres de Gog et Démagogue ».

 

 

      On devine que la joute intellectuelle, quoique prodigieusement nourrissante, ne suffira pas au jeune impétrant, qu’il sera bouleversé par une veuve qui partage la demeure du vieux lion, son beau-père. Dans les quarante-cinq ans, « pleinement consciente de sa féminité », Atalia Abravanel parait inaccessible, malgré des soirées qu’elle lui accorde au cinéma, au restaurant, malgré la confidence sur son Micha disparu, puis brûlante…

      Micha est l’ombre noire qui pèse sur cette maison et sur ce figuier : celui qui croyait devoir pactiser avec les revendications des Arabes, alors qu’il « frayait avec eux », fut, non seulement par ses pairs israéliens qualifié de « traitre », « Judas », mais tué de la plus atroce manière par ceux avec qui il prétendait fraterniser.

      Sans crainte d’une intrigue assez mince, car d’autant plus intense, le roman bruit d’images et d’humanité : le figuier et la pluie, « l’âme nue comme une montre dont on aurait ôté le verre », « deux peuples rongés par la haine et le fiel » ; pas une platitude dans cette alliance du récit psychologique et de la perspective historique et politique. Le huis clos devient en effet le reflet de la tragédie d’une nation toute entière, voire du Moyen-Orient.

      Si Amos Oz est un humaniste partisan de la coexistence pacifique des Arabes palestiniens et d’Israël, on est en droit de se demander dans quelle mesure il ne donne pas dans l’illusion, tant il oublie le farouche antisémitisme musulman, l’irréductible et violente détestation brodée à l’envi par tous ceux qui exècrent la seule démocratie libérale du Moyen-Orient et sont jaloux de la réussite de la nation des Hébreux. Pourtant il n’ignore pas ce qu’est un fanatique.

 

 

      Ainsi, pour découvrir l’âme intellectuelle du roman, il faut se tourner vers Comment guérir un fanatique, précieux de trois petites conférences prononcées en 2002 à Tübingen. Il faut alors « se glisser dans la peau de l’autre » et préconiser dès la Guerre des six jours (1967), « l’existence d’un Etat palestinien à côté de l’Etat d’Israël, ce qui, en ces jours d’euphorie nationale, était considéré en Israël non seulement comme une trahison, mais encore comme la pire des sottises ». Il faut donc, aux fanatismes du grand et pur Israël et de l’arabisation islamique, proposer autre chose que cette « constante de la nature humaine », ce « gène déficient », dont « le germe s’ancre dans la vertu moralisatrice ». Pour le fanatique, « le traitre est celui qui s’adapte ». En une pertinente analyse, notre conférencier montre qu’hélas ce monstre n’est pas égoïste, mais un « altruiste » qui se préoccupe bien trop des autres et veut « sauver nos âmes, nous affranchir de notre détestable système de valeurs, de la liberté d’expression, de la liberté des femmes ». Que faire, et comment guérir de ce virus natif ? Il reste à penser en écrivain,  que « la littérature est la panacée parce que c’est un antidote au fanatisme, grâce à l’imaginaire ». Non sans y ajouter l’indispensable « sens de l’humour », à savoir « se moquer de soi, avoir le sens du relatif, se voir au travers du regard des autres, ne jamais se prendre au sérieux ». Si l’on ne peut que souscrire à ce délicieux traitement psychiatrique, on reste cependant dubitatif de l’effet d’une telle potion magique et poudre de perlimpinpin à l’égard de ceux que bétonnent le nationalisme et, pire encore, la caution du prophète Mahomet, grand fanatique devant l’Eternel…

      Partisan de la coexistence des deux Etats, palestinien et israélien, Amos Oz préconise un retour aux frontières de 1967. N’oublions cependant pas qu’Israël est la seule démocratie libérale du Moyen-Orient au milieu d’une meute de tyrannies arabes[2]. Que la bande de Gaza, se prétendant palestinienne alors que le nom ancien d’Israël est la Palestine, fomente le jihad et l’antisémitisme le plus haineux jusque dans la propagande de ses maternelles et de ses manuels scolaires. En ce sens Amos Oz se montre pour le moins irénique s’il imagine que le projet de l’Islam qui encercle Israël puisse être tolérance et libéralisme politique au lieu d’un programme d’éradication totale des Hébreux et de leur nation. Vouloir considérer, selon le titre d’une de ses conférences, qu’il s’agit d’ « un conflit entre deux causes justes » est pour le moins excessif, dans la mesure où l’on peut être Arabe musulman en Israël et nanti de tous les droits civiques, et où l’on ne peut qu’être menacé de mort, en absence de tous droits libéraux, dans la plus grande partie des Etats arabes environnants…

      La beauté mélancolique du dernier roman d’Amos Oz, partisan de la gauche sioniste et de la solution à deux Etats (nous avons compris que c’est ce qui lui valut d’être traité en Judas), écrivain fêté par traductions et prix, est de l’ordre de la parabole. L’autorité morale et intellectuelle du romancier  d’Une Histoire d’amour et de ténèbres[3]  n’est plus à prouver, même si l’on peut avec pertinence, et sans une once de fanatisme, discuter ses thèses. Entre un vieil apôtre de la force d’Israël (Oz signifie force en hébreu) et un jeune personnage qui doute et postule « l’Evangile selon Judas Iscariote », la destinée de deux traditions religieuses et d’un pays en formation se cristallise avec nuances et talent. Le fils d’Amos Oz (né en 1939) étant, comme le jeune impétrant de sa fiction, asthmatique, il s’agit là également d’un intime dialogue entre deux générations. Quel Judas, traitre aux fanatismes, saura démontrer la grandeur d’Israël ?

 

Thierry Guinhut

Article -ici augmenté- publié dans Le Matricule des anges, novembre 2016.

 

 

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14 février 2015 6 14 /02 /février /2015 16:41

 

Emmaüs, Niort, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
 

 

 

 

 

Eleanor Catton : La Répétition

 ou le petit théâtre de la pédophilie ;

suivi des Luminaires

du roman d'aventures néo-zélandaises.

 

 

 

 

 

Eleonor Catton : La Répétition,

traduit de l’anglais (Nouvelle Zélande) par Erika Abrams, Denoël, 448 p, 22 €.

 

Eleanor Catton : Les Luminaires,

traduit de l’anglais (Nouvelle Zélande) par Erika Abrams, Buchet-Chastel, 992 p, 27 €.

 

 

 

 

      Pour assurer un minime succès de curiosité au roman de mœurs contemporain, il faut au moins pointer l’un des tabous les plus puissants. Ce sera celui de la pédophilie, du moins celui de la sexualité des adolescentes confrontée à la sujétion des adultes dans l’univers d’un lycée. Pourtant, Eleonor Catton, dès ses 23 ans, a su aller au-delà des clichés moralisateurs comme de la seule provocation en proposant un roman aussi dynamique que d’analyse, intitulé La Répétition. Après cette réussite aux allures fort contemporaines, la jeune néo-zélandaise née en 1985 retrouve les fondamentaux des romanciers victoriens. La surprise est alors grande de lire avec Les Luminaires un pastiche des grandes narrations anglaises du XIXème siècle. Avec sûreté, à l’aide de narrateurs à la douzaine, la romancière de 30 ans est aux commandes d'un vaste puzzle de voyage et d’investigation parmi les mers et les terres lointaines de l'Océanie.

      La Répétition est fait de deux intrigues qui courent, finalement se rejoignent et dont la seconde est la « répétition » de la première, au sens propre et au sens théâtral. D’abord, l’histoire de Victoria, enregistrée par une étrange professeur de saxophone qui recueille les commentaires et impressions de ses élèves et de leurs parents ; ensuite, celle de l’école de théâtre dont le concours et le cursus sont le centre de l’univers du jeune Stanley. L’on devine que les ados et les profs sont peu conventionnels, que la problématique de la pédophilie y était traitée avec audace, en y mêlant d’habiles masques théâtraux.

      S’il ne s’agissait que de la relation sexuelle entretenue par Mr Saladin et Victoria, son élève mineure, l’anecdote vaudrait à peine la peine d’être rapportée. Mais Eleanor Catton sait donner un relief, une incroyable épice de vérité à ses personnages. Elle les fait parler avec une langue acérée, sans concession, nourrie d’images coruscantes, en particulier cette prof de saxo dont le franc parler, les qualités d’analyse voisines du cynisme ne s’embarrassent pas de politiquement correct : elle enseigne «  la langue du saxophone » comme celle « des orphelins et des bâtards et des putains », elle veut des élèves « duvetées et pubescentes », elle voit le « péché » de Victoria comme « un état, une maladie fourrée tout au fond d’elle », conception certes discutable. Elle va jusqu’à comparer l’initiation de Victoria avec celle par « un copain », « un garçon sans caractère », et pas au bénéfice de ces derniers. La dimension provocatrice pourra choquer…

      La satire du monde des adultes est criante En particulier le grotesque psychologue qui fait subir à la classe de Terminale des séances moralisatrices bêlantes d’ennui, parfois dynamitées par l’ironie de Julia, l’élève hors normes. Ou encore le père de Stanley, également psychologue et amateur de blagues lourdement scabreuses ; sans compter les mères abusives. Mais elle est dépassée par un tableau sans fard de la perception des adolescentes assez peu horrifiées, surtout curieuses, voire jalouses de l’expérience menée par le trentenaire et sa tendre élève. D’autant que cette dernière continue, après l’éclatement du scandale, de voir en cachette son amoureux renvoyé du collège, à qui Julia ne reproche que de n’avoir pas su attendre les quelques mois qui la séparaient de ses dix-huit ans.

      Certes, ce chiffre est arbitraire. Mais il en faut bien un, d’autant plus que la séduction, si apparemment consentie, s’accompagne d’abus de pouvoir : « Monsieur Saladin, en tant qu’enseignant, a abusé de son autorité en cherchant à nouer une relation avec une élève », requiert avec justesse le psychologue, malgré l’hypocrite euphémisme, même si l’analyse du « risque » proposée par Julia le dépasse visiblement.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Il est indéniable que ce livre, s’il n’avait été écrit par une femme, aurait pu valoir à son auteur quelque soupçon de complaisance envers la pédophilie. Eleonor Catton vient cependant dénoncer le « culte de la victime », cette « rumeur » infondée selon laquelle Victoria « finira en sérial coucheuse » en « loque émotionnelle ». De plus, son sens de la suggestion fait merveille. Elle sait nous faire deviner une tendresse à tous inconnue entre Victoria et Mr Saladin, ainsi que l’émotion de Stanley, brisé par le double jeu de la petite sœur de Victoria, cette trop jeune Isolde (pour les dix-huit ans passés du garçon) qui ressent « cette panique écorchée du désir en abysses » qui lui aura permis de réaliser le rêve lesbien de Julia.

      Même si son goût de l’ambiguïté peut laisser perplexe, rien d’obscène en ce roman aux fines analyses psychologiques. Sauf peut-être les franges de la perversion et de la manipulation mentale exercés par les maîtres de théâtre qui n’hésitent pas à laisser leurs élèves s’aventurer sur le territoire dangereux de la représentation du scandale, autre « répétition » de la manipulation de Saladin, au nom venu des troubles magies des Mille et une nuits…       

      Car les « Maître d’Interprétation » et du « Mouvement », la « Maîtresse d’improvisation » règnent sur cette école extrêmement sélective où ils forment des acteurs, comme d’étranges gourous, semi-sensés, semi-hallucinés : « Le théâtre est un concentré de la vie ordinaire », « Il acceptera d’être laid si son art l’exige », « Nous vous encourageons à soigner votre condition physique, à tomber amoureux, à vous masturber. » Quant à « l’exercice inspiré du Théâtre de la Cruauté », il franchit les bornes de la violence et de l’humiliation publique…

      Ainsi, les coups de griffe contre les systèmes éducatifs sont nombreux. En témoigne cette diatribe de Julia à méditer : « ce n’est plus le meilleur qu’on distingue. Au contraire, il n’y en a que pour les classes de rattrapage et de soutien, l’enseignement spécialisé et les enfants à problèmes… »

      L'on pourra reprocher à ce parti-pris narratif de n’avoir qu’une fin partielle. Ou apprécier au contraire sa conclusion ouverte qui laisse toute liberté aux personnages de se développer selon leurs choix et nos imaginaires. En ce roman de formation en forme de points de suspensions, on choisira le point de vue du lecteur adulte à moins de celui des adolescentes effrayées ou séduites jusqu’à la jalousie par l’expérience hors-normes vécue avec audace par leur consœur… Quel jugement moral la romancière veut-elle porter sur ses personnages ? Au lecteur de répondre par son propre verdict, s’il peut être nuancé.

      La richesse stylistique, même si les parties consacrées aux leçons de théâtre ronronnent parfois dans la facilité d’une narration factuelle à l’intérêt discutable, l’angle d’attaque de son sujet -les analyses des adolescents et celui de profs non conventionnels- nous laissent espérer que ce jeune roman n’est que le premier d’une longue chaîne de surprises. Surtout, qu’Eleanor Catton n’abandonne pas son exigence de vérité intérieure, la vigueur déstabilisante de son regard sur nos motivations secrètes et les failles de nos sociétés. Que notre néo-zélandaise demeure, en gagnant encore de la puissance, une réelle romancière. Qu’elle nous épargne de devenir une faiseuse de scénarios convenu à l’écriture neutre…

      Un séduisant roman d’aventure, où « le châtiment est à la mesure du crime », s’ouvre sous nos yeux ébahi par ces Luminaires. À mi-chemin des traversées maritimes et exotiques de Stevenson[1], des quêtes minières de Jack London et des investigations de Sherlock Holmes… Le voyage narratif est traversé de pluviosités record, de tempêtes et naufrages, de bars appelés « La Poudre et la Pépite », d’escrocs et de courtiers, d’espérances mirifiques. La côte sud-ouest de Nouvelle-Zélande, assaillie par les chercheurs d’or, voit se multiplier « les fortunes montantes ou déjà au faîte du succès, les fortunes déclinantes, tombées, en suspens ». Le capitalisme en accéléré donc. Or, au cœur de cette suractivité, un nœud de mystères réunit une douzaine de personnages dans le fumoir d’un hôtel ; au premier chef Balfour, menacé de chantage, environné de « scélérats ». Autour de lui, un révérend, un politicien, un prospecteur, un trafiquant d’opium, un Maori évidemment tatoué… On y évoque Anna, une prostituée qui s’adonne à l’opium et manie un pistolet pour dames, un capitaine Carver à l’identité fluctuante. Des malles égarées, un notable fortuné disparu, un trésor en or dans une cabane perdue où meurt un ivrogne, et l’enchaînement des péripéties devient vertigineux, malgré les efforts des tenants de la loi : « où peut-on mieux cacher un cadavre que dans la tombe d’un autre ? »

      En ce roman historique, situé autour de 1860, la sagacité psychologique est   sans faute lorsque l’on sonde son narcissisme, son estime de soi, ses interrogations, ses travers ; comme le Maori Te Rau qui « se mit en quête de la sagesse, afin d’apprendre à douter de lui-même ». Le narrateur omniscient se charge de nous guider parmi les protagonistes de l’intrigue, ménageant les fils de son labyrinthe, les ressorts du suspense, en cette « quête de la vérité »…

      L’on devine que l’indubitable talent d’Eleanor Catton a séduit les lecteurs d’un pays aux deux îles australes, grâce auquel ils retrouvent, magnifiée, l’Histoire de leur nation, ses paysages marins et montagnards, ses habitants, colons et Maoris. Au point que la réputation de ce modèle romanesque à l’ancienne se soit répandue parmi les contrées anglo-saxonnes, qui lui ont attribué le prestigieux Man Booker Prize. Notons d’ailleurs qu’elle en est la plus jeune récipiendaire avec le livre le plus volumineux : un roman écrit « par déférence pour l’harmonie des sphères tournantes du temps ».

      Car au-delà de cette histoire aux facettes nombreuses, chacun des personnages, tour à tour prenant en son chapitre le fauteuil du conteur, se voit affublé d’un signe du zodiaque : Thomas Balfour est le Sagittaire, Te Rau est Aries. Ils sont douze à être figurés par des constellations, sans compter les sept planètes associées aux acteurs des machinations  criminelles : Vénus pour Lydia Wells-Carver, Mars pour le martial Francis Carver, escroc et peut-être meurtrier… La composition est cosmique, habile et curieuse.

      Au-delà de l'indéniable réussite de la distribution et du drame romanesque, l’intermittente ironie du narrateur, qui chapeaute l’ensemble, et cette construction zodiacale et planétaire qui explique les Luminaires du titre, suffisent-elles à assurer à ce vaste et ambitieux roman une aura postmoderne parfaitement convaincante ? Le risque étant d’associer à la rigueur compositionnelle de ce beau volume les séductions artificielles de la superstition. Aussi l’on est en droit de préférer La Répétition : quoique écrit par une plus jeune écrivaine, le roman révèle une fraicheur, une acuité plus révélatrice des psychologies humaines, de leurs beautés et de leurs travers.

 

Thierry Guinhut

À partir d'articles publiés dans Le Matricule des anges, octobre 2011 et janvier 2015

Une vie d'écriture et de photographie

 

La Serrurerie, Poitiers. Photo : T. Guinhut.

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