Philipe Beck : Traité des sirènes. Suivi de Musiques du nom,
Le Bruit du temps, 2020, 128 p, 16 €.
« Viens, Ulysse fameux, gloire éternelle de la Grèce,
arrête ton navire afin d’écouter notre voix !
jamais aucun navire noir n’est passé là
sans écouter de notre bouche de beaux chants.
Puis on repart, charmé, lourd d’un plus lourd trésor de science. »
C’est dans l’Odyssée d’Homère, ici bellement traduite en vers par Philippe Jaccottet, qu’apparaît le mythe des sirènes, dont il faut se garder de l’ensorceleuse voix, sous peine de finir en « os des corps décomposés dont les chairs se réduisent[1] », comme en prévient Circé. L’on sait qu’Ulysse comblera de cire les oreilles de ses marins et se fera lier au mât pour jouir sans risque du chant de ses sirènes ailées qui alimentèrent l’imagination des poètes et fascinèrent les peintres. Aujourd’hui encore, en son avatar à la queue poissoneuse, le mythe trouve ses réécritures chez les nouvellistes, comme Guiseppe Tomasi di Lampedusa, les romanciers, à l’instar d’Hubert Haddad, mais également un poète, Philippe Beck. Ainsi résonnent toujours les pouvoirs exquis et maléfiques de l’éros et du chant.
Le succès affolant du Guépard, de plus magnifié par le film de Luchino Visconti, cache dans son ombre un récit lumineux et aquatique de Guiseppe Tomasi di Lampedusa : Le professeur et la sirène, qui est l’un des quatre joyaux de ce recueil de nouvelles charnelles et spirituelles, initialement paru en 1961. Parmi ses « Souvenirs d’enfance » qui constituent le premier volet de ce retable, c’est une série d’impressions visuelles venues des vastes demeures de la noblesse sicilienne, ranimées par les fragments autobiographiques. Mais aussi, dans « Les chatons aveugles », un cadastre « coloré de jaune » à mesure des achats, « un château de mensonges […] entièrement fait de cuisses de femmes ». Ce qui reste dans le registre profondément érotique de la meilleure page de ce quatuor de nouvelles…
Nous restons cependant irrésistiblement aimantés par une sirène et son chant. À partir d’une confrontation réaliste dans un café - « une sorte d’Hadès peuplé d’ombres exsangues » - s’ouvre un récit emboité. La confession du vieux professeur à son jeune camarade déplie une histoire fantastique d’un postromantisme échevelé. Car lorsque le narrateur, alors étudiant, se retire près d’une mer Méditerranée solaire, la troublante apparition d’une voluptueuse, à la fois apollinienne et dionysiaque, sirène l’enchante : « Sous l’aine, sous les fesses, son corps était celui d’un poisson, revêtu d’écailles nacrées et bleutées très menues, et finissait en une queue fourchue ». Nommée Lighea, « fille de Calliope » (qui est la Muse de la poésie épique), elle parle en grec ancien : « sa parole avait une immédiateté puissante que je n’ai retrouvée que chez quelques grands poètes ». La rencontre est le prélude d’une amoureuse parenthèse aux vies trop sordides : « dans ces étreintes, je jouissais à la fois de la plus haute forme de volupté spirituelle et de l’autre forme, élémentaire, privée de toute résonnance sociale, que nos bergers solitaires éprouvent quand sur les montagnes ils s’unissent à leurs chèvres ».
Comme en un fantasme qui devient immanquablement le nôtre, il faut se plonger en la fulgurance de cette prose éclaboussée d’éros, de beauté et d’émotion pour découvrir enfin comment le professeur rejoindra sa nostalgie infinie. N’a-t-il pas évolué à la trouble lisière de la zoophilie et du platonisme, dans le cadre d’un paganisme librement assumé et « des plans bestial et surhumain » ? En effet, « c’était un animal mais c’était aussi, en même temps une Immortelle ». Magnifiquement construit autour d’un oxymore entre animalité et spiritualité, et autour d’une antithèse entre les deux hommes - narrateur et auditeur -, entre une ville froide du nord italien et les abords méditerranéens de l’Etna, ce récit est également une profession de foi esthétique nietzschéenne, à laquelle cette nouvelle traduction rend splendidement justice. Non sans compter qu’il y a là une dimension féministe et initiatique évidente : c’est l’éternellement jeune sirène qui prend en main la séduction libertine et réalise l’osmose des plans charnels et spirituels, qui appelle le jeune homme en un au-delà de l’humanité, quoique aujourd’hui devenu vieillard. Pour quel naufrage morbide, pour quelle éternité de bonheur ? Peut-être vaut-il mieux penser que le nouvelliste nous propose un heureux contre-modèle aux traitresses sirènes homériques…
Noble sicilien, d’une antique famille peu à peu déclassée, Giuseppe Tomasi di Lampedusa (1896-1957), était toujours un peu ailleurs : dans son enfance somptueuse, dans le passé mythique en décomposition du Guépard, dans un en-deçà ou un au-delà merveilleux où vivent et aiment les sirènes. À la hauteur des plus belles nouvelles de Théophile Gautier et d’Henry James[2], son écriture, étonnement produite lors de ses deux dernières années, à la lisière du testamentaire et du fantasmatique, a pour nous rédimé les temps disparus et les rêves impossibles.
Romancier prolixe, nouvelliste réaliste et fantastique[3], amant d’un japonisme[4] du meilleur aloi, Hubert Haddad cède lui aussi au chant de ces dames mi chair mi poisson, quoique d’une manière beaucoup allusive. Nous sommes plus en Méditerranée, mais au bord de l’océan.
Quel est donc cette Leeloo, sans autre nom connue, conduite « à la pointe sud de la baie d’Umwelt, dans ce drôle de château face au vide » ? Accueillie dans l’étrange maison de santé des « Descenderies » par le docteur Riwald, son amnésie n’éveille que soliloques et « bredouillages », alors qu’elle aime extravaguer parmi le labyrinthe du jardin. Elle accouche d’un enfant handicapé, car sourd, appelé « Malgorne », que veille jalousement Sigrid, la vieille infirmière. Echappée du domaine, dont les falaises s’écroulent et reculent avec insistance, Leeloo disparait dans les flots. Plus tard, à seize ans, nanti d’un diplôme concernant « l’art des jardins », voici notre jeune homme réintégrant le domaine. Bientôt, le long de la route adjacente, passe la « robe incandescente » d’une jeune cycliste. Le préposé à l’entretien du labyrinthe de résineux, dont le code est celui d’un « Petit labyrinthe harmonique », est, l’on s’en doute, bouleversé. Le voici qui « bredouille une langue de silence » et s’en va observer « l’habitante du sémaphore », rêvant « follement partager le secret humide et chaud des paroles ».
Soudain, la foudre le traverse et lui révèle le son de l’orgue de l’église où il s’est réfugié : « Une vibration le taraude, mille frelons de bronze ». Au loin, un père oublieux, conduit un tanker au-devant du fjord : « un navire colossal au large actionne sa sirène ». Tout semble se répondre, à la seule lisière d’un fantastique qui ne s’avoue pas.
Mais où donc la sirène ? nous direz-vous… Le narrateur compare les oreilles de notre jeune sourd à celles « scellées de cire », face aux sirènes de la mélancolie dont est empreint le labyrinthe. Auprès de la jeune fille, nommée Peirdre, qui comble sa solitude avec une amie imaginaire, il observe un mammifère marin échoué, une « rhytine », ou « croisement de sirène et de cachalot ». À moins que cette « sirène d’Isé » soit la jeune Peirdre qui ferait perdre la raison à son admirateur, entraîné à sa suite. Ou une clandestine échappée en « sirène noire » du pétrolier conduit par le père lointain, qui aura en quelque sorte troqué sa fille pour une autre. Qui sera englouti dans les flots de l’éternité, qui survivra ?
Pleine de subtils échos, cette variation poétique sur les voix et les corps, sur la terre et la mer, sur leur pouvoir d’attraction inégaux, nourrit de manière prégnante la très allusive réécriture du mythe. La souplesse du phrasé, la richesse du vocabulaire et la finesse de la suggestion font merveille en ce conte tragique. Par son intemporelle beauté, c’est moins un roman qu’un poème en prose onirique. L’on y trouve « de sombres lignes de veuves épiant les grimaces de l’au-delà, des vieillards aux yeux de poulpes dispensateurs de lubies », ou, à propos de Peirdre, « la coque de vacuité mélancolique qui la pétrifiait par accès ». Au sortir de ce livre hypnotique, il sera difficile de quitter « les pieuvres des songes épiant à la croisée des miroirs »…
Revenons à Homère et à la poésie, du moins en prose et mâtinée de philosophie, avec Philippe Beck. Le titre le dit bien, Traité des sirènes, il ne s’agit plus de récit, mais d’une tentative d’exégèse du mythe, d’une substantifique moelle, au travers de quarante-huit textes qui sont chacun une « Dignité ».
Quel est ce chant, sorti de l’incroyable gosier de ces créatures mi chair mi oiseau ou mi poisson, mi femme mi animale, sinon celui d’Homère lui-même ? Car Ulysse veut « savoir ce qu’est le savoir qui arrive en se donnant comme un chant du lointain ». Or chaque sirène offrant « un discours qui se fait bruit à travers l’espace », elle est « le cercle de la Muse », au travers d’une nécessité oraculaire. Ainsi son chant est « enchaîné au choral de la vérité » que doit écouter le « Mât de la Raison ». Mais n’est-elle pas « le chant de la douleur du pensable (la Lyre de la Difficulté, qui tente de ne plus souffrir de sa mélopée) auquel s’efforce de na pas succomber la pensée humaine ». Le lecteur devra veiller de ne pas succomber sous le poids de la voix enveloppante de Philippe Beck.
Cependant, à l’ère chrétienne, cette séductrice devient, selon Bernard de Clairvaux, qui qualifiait ainsi toute femme vivant dans le siècle, « instrument de Satan ». Plus loin, le monstre parcourt les potentialités de l’humanité, lorsqu’il s’agit de « cet impossible [qui] est l’utopie (et la dystopie) de la sirène qui annonce la vie absolue ». Une perspective historique s’empare de ces proses, qui glissent à la limite de l’essai, non sans une argumentation parfois erratique. La lecture de Philip Beck, intensément musicale, quoiqu’un rien marquée par l’emphase, vise rien moins qu’à percer le secret de la poésie.
Augmenté en miroir de quarante-huit « Musiques du nom », ce recueil en multiplie « le doigt d’or enluminé », en même temps qu’il retient celui du lecteur sur des pages profuses. Où l’on découvre qu’ « Ulysse a un cœur de sirène ». Paradoxal ? Qui sait jusqu’où va sa métis aux mille ruses…
Sirène antique. Villa d'Este, Tivoli, Latium. Photo : T. Guinhut.
Songeons enfin à la différence radicale entre les sirènes antiques et celles médiévales. Les premières unissent à la féminité du visage, des seins et des bras, un corps d’oiseau, avec des serres et des ailes emplumées. Les secondes, probablement nées de la vision fugitive des lamantins, associent à cette féminité une chevelure exubérante et, dès les hanches, une queue poissonneuse couverte d’écailles, dont la dimension luxurieuse est évidente. Descend-elle d’Aphrodite (elle-même née de l’écume) et des Muses au chant splendide ? Ou de la baleine qui avait dans la Bible avalé Jonas ? A-t-elle séduit Belzébuth ? Mais dans les deux cas, les contempler et les écouter recèle un immanquable danger, se laisser séduire par un trouble éros, l’enfouissement définitif dans l’élément féminin primordial : l’eau. Le mythe ne s’acheva donc pas avec les créatures homériques, mais à la fois venu de l’univers nordique et christianisé, il trouva de nouveaux avatars, sources d’inspirations profuses. L’on sait que Jean d’Arras, au XIV° siècle, le renouvela grâce au personnage de Mélusine[5], qui peut être épousée et conservée parmi les hommes, tant que l’on n’aperçoit pas la corporelle partie inférieure scandaleusement coupable ; là où le psychanalyste voit une figuration de l’inconscient. Fantasme esthétique ou semi-zoophile, la bête bellement humaine à l’éros froid peut doubler son ambigüité charnelle, sa queue bifide à l’entrecuisse humide, d’un talent inouï, poétique, oraculaire et savant. Celui qu’atteignent nos romanciers et poètes. Qu’ils s’appellent Guiseppe Tomasi di Lampedusa, Hubert Haddad ou Philippe Beck, ils ne cessent de tenter de rivaliser avec une autre étoile du mythe, l’Ondine, du romantique allemand La Motte-Fouqué[6]. En 1811, ce dernier l’imagina dépourvue d’âme et dans la nécessité d’épouser le chevalier Huldebrand pour détenir ce précieux sésame, qui gît dans la poésie.
Thierry Guinhut
La partie sur Lampedusa fut publiée dans Le Matricule des anges, juillet-août 2014
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.