Pierre Besson : Un Pâtre du Cantal, illustrations de Robida, Delagrave, 1936.
Photo : T. Guinhut.
Le Recours aux monts du Cantal
et autres récits en Massif Central.
Actes Sud, 1991.
Loin des mirages de l'exotisme ou de l'exploit, voici qu'un amateur de marches, de paysages, d'observation, de photographie (et peut-être de méditation) nous propose quatre échapées en solitaire, mais non sans rencontres insolites, voire philosophiques, dans la gloire et la modestie des sentiers du Massif Central.
I : Le recours aux monts du Cantal
II : Une comédie à Sylvanès, Aveyron
III : Lecture de Thomas Bernhard en Livradois-Forez
IV : Orages d'été en Margeride
I Le recours aux monts du Cantal.
Traversées.
Extrait, p 34-35.
Je voulais cependant, accédant à la crête sommitale, sur le Puy Brunet, par le biais et le haut de ces montagnes, devenir plus, devenir autre. Parvenir à cette montagne équivaudrait à une ascèse, me disais-je. Et, cette ascèse, je la voulais aussi pure que définitive, celle d’où je n’aurais plus que des pensées depuis le haut, comme un survol des humains… Elle serait claire et suave autant que mon sommeil de la nuit, passée dans la paille d’un buron à mi-chemin, avait été opaque et fruité. Elle serait l’altitude et le filé de l’esprit, la transparence à l’infinitude accordée à mes sens, la diaphanéité, la complétude fine et déliée du moi.
À la réflexion, je ne tardai pas à réaliser mon erreur. En quoi consistait cette « hauteur spirituelle » dont on parlait quant à la montagne ? N’y avait-il pas là une imposture, une mythologie ; n’était-ce pas puéril d’associer la hauteur physique des monts à celle de l’esprit ? Ce que je ressentais était une légèreté (hors la fatigue), une exaltation lyrique, une vibration de la béatitude, une euphorie due à la visibilité élargie sur le proche et le lointain (le mouvement calme et altier du paysage), tout cela dû peut-être à la pureté de l’air, à la raréfaction, pourtant à peine sensible à mille huit cents mètres, de l’oxygène… Mais de là à croire que je penserais plus et mieux, que je saisirais le fin du fin de quelque sagesse ou zen intérieur, il y avait loin. Suffisait-il de lieux neufs pour se changer ? Suffisait-il de monter pour s’élever ?
Et qu’était donc cette altitude spirituelle, ce moi transmué et évacué, ce blanc de la perfection, sinon le vide cristallin jusqu’au silence et lumineux jusqu’à l’aveuglement ? Si cette « ascèse » allait me nettoyer des scories du monde, elle allait en même temps (illusoire combien) me laver jusqu’à l’os, me dissoudre jusqu’à la moelle, me souffler jusqu’aux atomes, me réduire à rien, ou au « pur esprit », ce qui est la même chose. Pur, unique (à la bien improbable condition d’y parvenir), au-dessus des impuretés et des divers du monde, essence parmi les existences, les substances et les matériaux, je ne serais plus rien qu’abstraction, cadavre sec, fétu d’air effacé au moindre souffle du vivant, rien et vide…
Être un marcheur des montagnes me suffisait. Même dans la mauvaise grêle qui me fouettait sous le Plomb, brusquement, chue d’un court nuage noir. Même avec l’insipidité des quelques nourritures qui me restaient dans le sac. Même avec ce moment de platitude vulgaire du paysage sur le sommet du Plomb, mince monticule posé sur la crête et piétiné par un troupeau de touristes que le téléphérique avait déversé sur une bande convenue et élimée de la montagne (« leur vilain paillasson », me disais-je). J’étais à mille lieux des rocs proche de l’Arpon du Diable où tournaient et plongeaient les milans noirs et royaux. Je mis rapidement le large entre cet endroit (le « sommet » et ses abords) et moi. Sur le puy du Rocher, à peine moins haut, je me sentis à l’abri, reprenant le cours de ma traversée.
Le recours à la montagne.
Extrait, p 41-45.
« Je ne suis rebelle envers l’homme ou l’Etat
que s’il est mon agresseur et celui de la montagne »
C’était un de ces jours poignants, de demi-hiver encore, congères défaites sur la route, haillons, taches, véroles et traînées de neige sur le jaune de la montagne, avec les seuls sommets intacts en leur blanc, les bourgeons d’en bas couleur de bois mort...
« J’aurais élevé un livre à ces lieux », me disais-je déjà, sans y trouver le sens salutaire et définitif que d’aucuns auraient pu y voir. Pétrarque escaladant le Ventoux avait pu se tourner vers « le terme de sa quête », c’est-à-dire « Dieu » et la « vraie certitude ». Pour moi, sur les monts du Cantal, il n’y avait plus rien des défroques de l’absolu et de la métaphysique. J’avais lavé la montagne des dieux, ôté à mes ascensions tout enjeu transcendant, nostalgie de l’origine, fiction de l’essence et de l’Un. Je gardais l’enjeu suffisant de vivre, de n’être rien ni avant ni après, de traverser. Cela seul m’était une joie, calme et assurée. Ma quête ne prenait pas sens dans un Graal qui l’aurait terminée, mais dans son mouvement même, dans sa dispersion. En ce sens, j’avais retourné les termes de l’initiation et l’avais rendue au divers du monde.
J’en étais là de mes réflexions, assis sur une borne du hameau de Rudez, au-dessus de Mandailles, quand un homme m’aborda. Il me demanda d’où je venais, qui j’étais et où j’allais. Un instant, de telles questions, comme venues tout droit du tableau de Gauguin du même nom, me semblèrent une injonction métaphysique. Il n’en était rien. Je me repris et répondis :
- D’Aurillac par le sentier des crêtes, Paul Dechêne, sur une botte de paille d’un buron pour y passer le nuit.
(J’aurais pu tout aussi bien répondre : « Du néant et d la matière, Paul Dechêne dans les monts du Cantal, vers ailleurs, puis le néant… »)
Nous parlions de la pluie et du beau temps, des sentiers et des cols, l’air de rien, l’un observant l’autre. C’était un homme trapu, vêtu à la va-comme-je-te-pousse, bleu de travail et veste de chasse, visage massif, pupille infiniment mobile… Je n’étais quant à moi qu’un simple jeune homme à chaussures de montagne et sac à dos, et d’apparence fort banale probablement. La conversation roula sur les itinéraires possibles et déliés des sentiers balisés, sur l’hiver finissant, sur ses bêtes qui trépignaient dans l’étable. Il finit par m’inviter pour la nuit dans sa grange, derrière et au-dessus de Rudez, et à sa table, puisque l’heure du repas était venue.
Devant l’âtre énorme qu’animaient deux souches incandescentes, il servit un repas rustique. Notre faim apaisée, la conversation, de presque distraite qu’elle était, changea brusquement de ton quand j’en vins à dire que j’écrivais.
- Alors, regardez ! me dit-il vivement. L’homme (qu’on me permette ici de taire son nom) se dirigea vers une armoire et l’ouvrit. Il y avait quelques livres là : des Jünger dont Le Traité du rebelle ou Le Recours aux forêts, Walden ou la vie dans les bois, le Journal et La désobéissance civile de Thoreau, La Fin de la peinture de paysage de Jürgen Becker, les Scènes de la vie d’un faune d’Arno Schmidt, mais aussi Fenimore Cooper, Whitman, Melville, Stevenson, Hesse, Stifter et quelques autres. Sans compter d’abondants ouvrages de botanique, d’entomologie, de zoologie, de géologie et d’agriculture (y compris d’anciens almanachs à destination de l’éleveur et du jardinier). Et toutes sortes de monographies sur le Massif central. Il y avait aussi, dans une maie, un jeu complet des cartes au 1/25 000 du Massif central. Il avoua enfin qu’il avait la même bibliothèque en caisses de plomb dans des caches de la montagne.
Illustration de couverture : Miles Hyman.
- Croyez-vous qu’une inquisition policière veuille aujourd’hui saisir une telle bibliothèque ? lui demandai-je.
- Non, je vous l’accorde. Mais que sait-on de demain, du feu qui peut brûler ma maison, de la mort du paysage, de l’apocalypse humaine et nucléaire répandue sur la moitié ou l’entier du monde ?
- Mais une telle apocalypse épargnerait vos livres sans épargner l’homme !
Il eut un sourire matois :
- J’ai aussi des caches pour l’homme dans la montagne… Où quelques vivants s’enterreront plus profond que les morts pour survivre et vivre. Avec équipements et réserves pour plusieurs années… Je veux aussi pouvoir à tout instant me délivrer des trop doucereuses commodités de la société organisée.
- Cette société a pourtant produit ces livres, ces nourritures et ces objets que vous accumulez pour pouvoir vous en affranchir…
- La société doit servir l’homme, si solitaire soit-il, mais en aucun cas l’homme ne doit être le serf de la société.
- Pouvez-vous concilier cela avec le fait que vous payez des impôts, ce dont je ne doute pas ? lui demandai-je.
- Oui, je paie mes impôts. Et l’électricité, les assurances… Je pourrais tout aussi bien cesser à l’instant de payer, et recourir à la montagne.
- Voulez-vous dire que vous êtes capable de mener dans la montagne, avec vos caches et vos réserves, une vie de paria, une vie de gibier parmi vos semblables attachés à votre perte ?
- Je ne resterais pas terré dans une cache. Enraciné, certes, en plusieurs points de la montagne, mais mobile toujours, du moins jusqu’à ma mort, mort d’homme autant que de bête… Et pourquoi ce gibier ne serait-il pas aussi chasseur ? Il n’y a pas de gibier qui ne soit armé à sa manière. Et je peux compter sur ma montagne, si je ne peux compter sur les fluctuations et les convulsons des sociétés. Et loin de vivre ce retrait sur les hauteurs comme le citron qui se racornit et moisit sur le haut du buffet, je serais le vif milan noir au-dessus des planèzes…
Il se tut un instant pendant lequel je pus me demander si j’étais avec un fou ou avec une façon insolite de sage. Il reprit pourtant, rêveusement d’abord, puis avec vindicte :
- Même ici, dans le retrait des montagnes de Haute-Auvergne, les espaces de nature et de liberté se rétrécissent de plus en plus. Il faut un permis pour chasser, il faudra bientôt un permis pour la cueillette des champignons, sinon des myrtilles, des mûres ou des orties. Il faudra sans doute acquitter un droit de passage sur les sentiers d’en haut, comme on paie son ticket pour prendre le téléski et les pistes de fond. Il y a des itinéraires balisés, « conseillés », « difficiles », il y aura sous peu les « déconseillés », sinon les « interdits » parmi les forêts acides… Je veux pratiquer le hors itinéraire absolu, lors d’inhospitalières demi-saisons, lors de ces vagabondes traversées que vous pratiquez, bien qu’en dilettante…
- Pourquoi « dilettante », lançai-je ?
- Parce que vous vous baladez pour le plaisir et le bien du corps et de l’esprit, en esthète de la nature, petites fleurs, petits oiseaux, belles montagnes, en rêveur et songeur de métaphysique.
Estomaqué, tombé de mon piédestal intérieur, je balbutiai.
- Je…
- Vous êtes jeune, dit-il. Avec ce quelque chose du mûrissement intérieur. Mais trop uniquement intérieur encore… Dites-moi où est la montagne là-dedans, sinon dans la joliesse du paysage et sa solitude ? Vous ne vivez la montagne qu’en spectateur sympathique et sympathisant, qu’en citadin venu s’ébaudir dans le tristement nommé « Parc naturel régional des volcans d’Auvergne ». Le sens que vous donnez à la montagne est bien trop frêle encore, trop allégorique…
- Croyez-vous que le sens à donner à la montagne soit celui de la rébellion contre les hommes, d’une vie de rôdeur nocturne et poursuivi ?
- Je ne suis rebelle envers l’homme ou l’Etat que s’il est mon agresseur et celui de la montagne. Et qui sait jusqu’où je devrais aller si la liberté du remembreur-pollueur-aménageur saccage ma liberté dans l’univers ?
Il resta méditatif, les trait animés par les lueurs rauques du foyer ; puis se leva brusquement pour sortir dans la nuit. J’étais comme hébété, balloté par le remous de ses paroles, hésitant entre le rejet et l’adhésion, allant de la connivence à la répulsion.
Il revint apaisé, comme loin de tout auditeur…
- Allez, brisons là, me dit-il tout à coup. Il est largement temps d’aller se coucher. Faites ce que vous voudrez de ce que je vous ai dit. Vous prendrez là-haut la première chambre.
Thierry Guinhut
Le Recours aux monts du Cantal et autres récits en Massif Central, p 41-45
© Actes Sud, 1991
Une vie d'écriture et de photographie
Carnet de voyage cantalien. T. Guinhut.