Lucrèce Luciani : Le Démon de Saint Jérôme. L’ardeur des livres,
La Bibliothèque, 144 p, 14 €.
Alain Boureau : Le Feu des manuscrits. Lecteurs et scribes des textes médiévaux,
Les Belles lettres, 192 p, 21 €.
Denis Montebello :
Ce Vide lui blesse la vue, La Mèche lente, 80 p, 13,50 € ;
Comment écrire un livre qui fait du bien ? Le Temps qu’il fait, 120 p, 15 €.
Arder est verbe ancien qui signifie brûler. Ainsi, filant la métaphore, un feu intérieur anime qui écrit et qui lit les meilleurs manuscrits et les meilleurs livres ; tandis que le feu de qui les prohibe court parmi les crises de nos civilisations[1]. Non pas le plus ancien, mais l’un des plus symboliques, Saint-Jérôme est pris par l’ardeur des livres, selon Lucrèce Luciani, quand les lecteurs et scribes médiévaux inventoriés par Alain Boureau s’ingénient au moyen d’un feu tout intellectuel sur leurs manuscrits précieux. Quoique toutes les traces manuscrites ne soient pas aussi prestigieuses, Denis Montebello s’attache à une insolite inscription latine, tout en égratignant les livres qui prétendent faire du bien. Mieux vaut cet innocent et facétieux divertissement que l’anathème jeté par Saint-Jérôme sur les livres hérétiques, qui font, prétend-il, du mal.
C’est un célébrissime Docteur de l’Eglise chrétienne, et pourtant méconnu. Si l’on sait que Saint Jérôme de Stridon, ou Hieronymus, a traduit la Bible en latin depuis l’hébreu, ainsi devenue la Vulgate, et qu’il est le patron des traducteurs, c’est le bout de notre connaissance. Originaire de l’actuelle Croatie, en 347, ce fut un polygraphe impénitent ; et pourtant un pénitent qui fit une longue retraite dans le désert syrien pour méditer et encore écrire sur ses tablettes, ses rouleaux et ses parchemins, cajolant Dieu et les Chrétiens, tempêtant contre les hérétiques.
Lucrèce Luciani réveille pour nous Le Démon de Saint-Jérôme avec alacrité et un brin de fantaisie. Il choisit la forme du triptyque, en trois volets donc, qui commentent chacun un tableau, selon le genre ancien de l’ekphrasis, cette description de l’œuvre d’art. D’abord « La bibliothèque flagellée », en la chair de Saint-Jérôme, fouetté par des anges pour trop lire les auteurs païens, comme ses chers Cicéron, Virgile et Platon, dans un retable de Sano di Pietro en 1444, d’ailleurs reproduit avec ses comparses dans un petit cahier couleurs. C’est lors d’un rêve qu’il se sentit ainsi châtié par un « tribunal divin ». En fait la malnutrition en était probablement la cause, y compris de ses stigmates.
Mais c’est beaucoup plus le Saint Jérôme en son cabinet de travail, rustique ou précieux, qui intéresse les peintres. S’il est au désert, parmi les rochers, demi-nu, chez Lorenzo Lotto en 1506, il n’a qu’un livre avec lui, sans équivoque possible la Bible. Antonello da Messina, en 1475, préfère peindre le Saint dans une architecture gothique somptueuse, avec l’art le plus achevé de la perspective, et confortablement assis dans un bureau de bois, entouré de deux côtés par des étagères où sont élégamment disposés quelques ouvrages, souvent ouverts.
Le plus étonnant est alors le moteur de l’écriture de Lucrèce Luciani : la représentation des livres auprès du Saint. Ils sont indubitablement peints comme ceux de la Renaissance, dans un anachronisme qui ne gênait en rien les amateurs du temps : le codex tel que nous le connaissons avait remplacé le volumen, roulé sur lui-même, qui était d’usage dans l’Antiquité tardive. Aussi notre essayiste nous entraîne-t-elle dans l’atelier du parcheminier, contemporain de Jérôme, de son copiste, Marcellus, à qui il dictait « mille lignes par jour » sur un manuscrit où les mots n’étaient pas séparés. Sans compter qu’il lisait tant le latin que le grec, le syriaque et l’hébreu. Car ici, « la lecture occidentale reçoit son acte de naissance ».
La fureur livresque et le délire ascétique du saint, « minotaure omnipotent » et « bibliothèque vivante », qui dirige les lectures et les vies d’un « aréopage féminin », entraînent Lucrèce Luciani à concocter un véritable manuel du libraire antique puis médiéval autour de celui qui incarne « la passation d’un érudit profane en un savant chrétien ». Au cours du Moyen-Âge, les savants copistes sont presqu’autant enchaînés sur leurs bancs que les livres à leur armoire ; et les volumes sont d’abord rangés à plats, avant d’être reliés.
Ce qui retient également l’attention de l’essayiste scrupuleuse est la position ambigüe de notre bibliophile hiéronymite : aime-t-il tant Dieu ou le « démon » des livres ? Est-il le fils du Dieu des Chrétiens ou le fils du dieu des bibliophiles ? À moins que son intolérance le pousse à en être le pire ennemi. C’est une époque où les moines peuvent être « jaloux d’un manuscrit », où l’on vole ces livres si rares et précieux, où l’on plagie sans remord aucun, tel notre Jérôme qui pille allègrement Origène, Didyme et bien d’autres. Il est cependant un redoutable contempteur de médiocres textes sacrés : « Un petit autodafé personnel et place nette ! » Le danger étant de juger « la Bible et son style infiniment inférieurs à celui des auteurs profanes » !
La position de Saint-Jérôme est ainsi profondément ambigüe, entre épitres et traductions, entre création littéraire et exégèse, mais aussi entre curiosité inlassable et traque furibonde des hérésies, comme celle de Jovinien, qui contestait « la virginité perpétuelle de Marie ». Pour lui, « les hérétiques sont vautrés dans les ordures de la passion » ; ce que lui renverra Luther, le rangeant avec acrimonie parmi les hérétiques. Mû par la colère, son péché capital récurrent, le voici aux lisières du saint autodafé et précurseur de l’Index librorum prohibitorum[2].
Mais qui est Lucrèce Luciani ? La discrétion de l’excellent éditeur « La Bibliothèque », aux textes toujours rares et roboratifs, n’en laisse rien paraître sur sa couverture aux rabats soignés, et cependant muets à cet égard, en un tentant mystère. Très certainement s’agit-il de cette Lucrèce Luciani qui a publié un volume sur l’acédie[3], cette antique mélancolie qui rongea le christianisme, et un roman : L’œil et le loup[4]. Ce qui ne l’empêche en rien dans son essai plein d’allant, discrètement érudit, doctement et diablement instructif, Le Démon de Saint-Jérôme, d’écrire non sans poésie : « chaque lettre est un nœud qu’il faut broder à plat ». Et d’user d’un rien d’humour : « Une vraie collection de coings desséchés que toutes ces images ! » Sans omettre un brin de polémique bienvenue : « Il n’y a qu’un certain habitus intellectuel pour croire que cette conversation avec les livres est la même que dans nos librairies civilisées, nos abominables rayons livresques au supermarché, nos ahurissantes fabrications de best-sellers à rugir d’ennui, nos émissions télévisées culturellement conformes »…
Ce qui est déjà un manuel de librairie et d’atelier de copiste chez Lucrèce Luciani, historienne du livre, trouve son expression plus savante encore et scrupuleuse chez Alain Boureau dans son Feu des manuscrits. Sous-titré « Lecteurs et scribes des textes médiévaux », cet ouvrage marie l’érudition à l’élégance de la mise en passe et des illustrations.
Alain Boureau se présente comme un « déchiffreur ». Il nous parle avec feu « de l’éclat lumineux des manuscrits et de l’obscurité qui les menace toujours ». Du codex Tonalamatl-Aubin, qui est un calendrier aztèque du XVI° siècle, à une Bible du XIII° siècle, ce sont deux affaires de vol qui affectèrent la Bibliothèque Nationale de France. D’où d’effarantes questions de propriété, sans compter la valeur marchande considérable du manuscrit rare, « cet obscur objet du désir patrimonial ». Le « feu » qui anime Alain Boureau est bien plutôt celui de l’attentif passionné de la pensée scholastique latine. Aussi nous fait-il partager ses expériences de lecteur avisé, ses quêtes parmi les bibliothèques parfois lointaines, parfois aisées, parfois complexes, tant administrativement que financièrement. Ses aventures de chercheur qui édite les œuvres de Pierre de Jean Olivi, en particulier son Traité des démons[5], et de Richard de Mediavilla se heurtent jusqu’à des querelles de spécialistes : il se démarque de « l’intégrisme philologique » de qui se réserve le soin de l’attribution à un auteur. Il semble que les scribes attachés à leur cuir de mouton n’aient plus de secret pour lui, même si la généalogie des manuscrits ne permet pas souvent de leur établir un auteur : bien rares sont les autographes. Il lui faut peiner sur des encres labiles, sur des supports maltraités par le temps, parmi des marginalia étranges. Mais aussi sur « l’embardée du sens », les fautes et les biffures des scribes signalant une « erreur de foi », sur l’illisibilité de la main des auteurs, par exemple le grand Saint-Thomas d’Aquin, le philosophe de la Somme théologique. Les problèmes d’attribution et de collationnement sont fort nombreux : il faut parfois consulter une dizaine de manuscrits pour pouvoir publier les Questions disputées de Richard de Mediavilla[6], qui en 1296 traita dans son Quodlibet de « la fascination, ce pouvoir d’agir sur autrui par le regard[7] »…
Loin de rester un essai aride et poussiéreux, l’ouvrage d’Alain Boureau peut se lire comme une chasse au trésor parmi les traités les plus insolites : sur les cas de consciences, ou sur les fleuves et les alluvions (en 1355). Ce Tractatus de fluminibus bénéficie de trois ou quatre reproductions pour les figures schématiques produites par des copistes différents. Il y a bien une « délectation » devant la « haute couture » des manuscrits, de surcroit reliés en leur temps, y compris fautivement. Au point que certains, outragés par leur fragilité, soit recousus. Certes, lettrines et enluminures ajoutent au bonheur du déchiffrement une flatteuse dimension esthétique. Ainsi Alain Boureau, en son plein enthousiasme pour le passé lointain des manuscrits sait « ranimer leur flamme ».
Quand la vie est blessée, n’est-il pas nécessaire de recourir à l’ardeur d’un livre consolateur, y compris consacré à un mince manuscrit, bien moins prestigieux que les précédents ? Deux livres aussi insolites que nourrissants glissent de la main de Denis Montebello, auteur délicieusement confidentiel et cependant heureusement prolixe.
Le premier est né de sa passion pour les Lettres classiques et l’Antiquité, à l’occasion d’un « objet-mémoire » anecdotique. Un fragment de brique brisé présente ce graffiti : « Ateuritus à Heutica : salut ça pour elle, dans le con », suivie d’un phallus également gravé. Après avoir été sauvée par un certain Bonsergent au XIX° siècle, il se trouve au Musée Sainte-Croix de Poitiers, dans les réserves, car la « brique lubrique » ne peut être « décemment » exposée, sinon dans un enfer pas même répertorié dans l’Index librorum prohibitorum, alors que l’écrivain plaide pour son dévoilement. Elle provoque chez ce dernier une errante rêverie. Cette gallo-romaine gauloiserie, venue qui sait d’un lupanar, est l’occasion d’une enquête facétieuse et érudite, entre érotisme et archéologie, épicée par des allusions satiriques à notre contemporain le plus « hot ». Sans oublier le goût de l’étymologie et des jeux de mots.
Certainement ce bref opus fait du bien à son lecteur, diverti en faveur d’une époque pittoresque. Est-ce la réponse à la question Comment écrire un livre qui fait du bien ? En une quarantaine de billets, Denis Montebello nous promène de « l’effet-Werther », qui entraîne au suicide les imitateurs de leurs héros, aux « Blagues Carambar ». Ce sont autant de petites histoires embryonnaires, parmi lesquelles vaquent des écrivains et des poètes invités, soucieux de leur gloire, mais qui ont peur de la foule, ou pensent au suicide. Comment leur assurer le bonheur que nous réclamons tous ? C’est avec une subtile ironie que l’auteur se gausse des livres à la mode et à effet thérapeutique garanti, mais aussi de lui-même : « Ce serait dommage que la Troisième Guerre mondiale en éclatant éclipse la sortie de mon livre »…
Qui songerait aujourd’hui à jeter au feu de tels petits livres, si innocents ? Pourtant si Saint-Jérôme, tel le phénix, venait à renaître de ses cendres, il n’est guère douteux qu’il fulminerait, lui qui imaginait le jugement dernier, non sans que l’on puisse le disculper des péchés capitaux de l’envie et de l’orgueil : « L’on y verra ces Rois autrefois si puissants & si redoutables, mais alors seuls et dépouillés de toute leur grandeur, trembler en la présence de leur Juge. Vénus y paraitra avec son fils Cupidon, & Jupiter avec sa foudre. Platon accompagné de ses disciples passera alors pour un insensé ; & Aristote avec tous ses raisonnements se verra confondu[8] ». Nous dédierons ce fragment d’une lettre de Saint-Jérôme l’intransigeant à Denis Montebello, qui a la capacité, donc la joie mitigée, de la lire dans l’original, puisqu’il a traduit deux textes de Pétrarque[9] du latin : L’Ascension du Mont Ventoux[10] et la Lettre à la postérité. En ces quelques pages, le poète, humaniste et épistolier du XIV° siècle, plus modeste que Saint-Jérôme, nous confie comment il fut ravi par la « solitude » de la fontaine de la Sorgue, en Vaucluse, où il amené ses quelques livres : « Il suffira de dire que la plupart de mes pauvres livres furent achevés là[11] ». Songeons néanmoins que l'un de ces pauvres livres, le Canzoniere, aux 366 poèmes, est rien moins que fondateur de la poésie occidentale...
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.