Jugement dernier, XV° siècle, Museo Catedralico Diocesano, Leon.
Photo : T. Guinhut.
Enfers et autres démons :
mythologie des lieux par Hugo Lacroix,
Traité de l’enfer par Sainte Françoise Romaine
& Dictionnaire infernal par Collin de Plancy.
Hugo Lacroix : L'Enfer, Mythologie des lieux,
La Différence, 2012, 244 p, 45 €.
Sainte Françoise Romaine : Traité de l’Enfer,
Jérôme Millon, 2022, 208 p, 19,50 €.
Jacques Collin de Plancy : Dictionnaire infernal,
Jérôme Millon, 2013, 936 p, 37 €.
Tremblez carcasses... Voici le matricule des démons et la cartographie de leur bien aimé séjour : l’Enfer ! Pavé des meilleures intentions encyclopédiques, cet album mis en œuvre par Hugo Lacroix parvient à ranger avec brio tout son monde sous les auspices des « Géographies infernales », des « Habitants de l’enfer et de ses visiteurs », pour finir par le « contester » et, pire encore, par la découverte de « L’enfer sur terre ». Là où « l’enfer est paradoxalement un territoire de liberté, un sujet sur lequel l’écrivain quel qu’il soit ne se censure jamais. » Belle formule qui, au-delà du sadisme inhérent à l’exercice, reste à prouver. Si de toute évidence Dante est avec sa Divine comédie un maître absolu d’un enfer avec succès traversé en direction du purgatoire et du paradis, sous la houlette de Virgile et de Béatrice, ne négligeons pas Sainte Françoise Romaine (1384-1440) qui sut concocter un Traité de l’Enfer. Tandis qu'en revenant aux sources et compilations avec Jacques Collin de Plancy l'on sera rassuré par le pittoresque ordonnancement de son Dictionnaire infernal, qui ne situe ses démons que dans le chrétien au-delà...
Certes l’on aurait pu espérer qu’Hugo Lacroix range son univers sous les espèces des enfers de l’antiquité, puis de l’enfer chrétien. De plus il est justement obligé de tenir compte de bien d’autres séjours infernaux : islamique, bouddhiste et brahmanique, qui étalent également leurs ardents tourments. Précédée par une préface intitulée « Les pépites de l’enfer », aussi lisible qu’informée, l’érudition de l’anthologie thématique est stupéfiante, au-delà des textes bien connus de la Divine comédie de Dante, ou du Satan entraînant ses troupes dans le Paradis perdu de Milton. Religieux, poètes, romanciers, philosophes, ils évoquent, justifient et décortiquent cet imaginaire du mal haut en couleurs et noirceurs.
Entre les poètes latins, les évangélistes et l’Apocalypse, on aura ici bien des surprises. Dont celle de découvrir l’historien Diodore de Sicile, qui sait où sont les portes du royaume souterrain, le théologien Saint Thomas d’Aquin qui sait comment « le péché véniel peut devenir mortel » ; et de croiser en si sombre compagnie Léon Bloy jetant l’anathème sur l’humanité, ou René Girard qui s’interroge sur les liens entre « mythologie infernale et celle de Dionysos »…
Le pléthorique catalogue de la justice et des peines colle avec celui des cruautés. Hugo Lacroix, horrible travailleur, explorateur des vices et des souffrances, bâtit son livre sur la peur, le fantasme qui habitent la créature humaine troublée par ces questions indépassables : qu’y-a-t-il après la mort, le bien et le mal seront-ils séparés, récompensés et punis ? En plus de vingt-huit siècles consacrés à cette passion de l’architecture mentale, l’encre et le sang coulent à foison pour peindre le brasier de Satan. Mais, comme dans l’encyclopédie de Tlön, nous jugerons que de l’enfer on peut dire : « la métaphysique est une branche de la littérature fantastique[1] ».
Hélas, au-delà de l’effrayante et affriolante fiction, l’enfer vient troubler le sol de la réalité lorsqu’il est cruauté ordinaire et extraordinaire, « guerrier », « concentrationnaire », voire « rock and roll ». Ainsi défilent Thomas Hobbes chez qui l’homme est un loup pour l’homme, les chambres de Sade, les décennies de Goulag de Varlam Chalamov ou les camps nazis de Primo Levi. Jusqu’à Mick Jagger, qui se fait appeler en ses chansons « Lucifer » et qui menace de jeter « ton âme à la poubelle ».
L’anthologie théologique, littéraire et philosophique, en son ordre et désordre, n’est pas sans rappeler ici celles d’Umberto Eco, lorsqu’il éleva deux beaux et livresques monuments à l’Histoire de la beauté, à l’Histoire de la laideur, et, plus récemment, à l’Histoire des lieux de légende[2]. En quelques sorte d’ailleurs, ces trois thématiques trouvent leur correspondance, leur point d’orgue dans cet Enfer. Où le pire est peut-être ce que déplore Greil Marcus : un monde où « les distinctions culturelles sont dénuées de sens ». Péché capital que ne commet certes pas Hugo Lacroix, fiable intellectuel et esthète.
Comme Dante guidé par Virgile traversait en son livre les spirales de l’Enfer, Hugo Lacroix, guidé par son insatiable culture aux deux cent quatre auteurs, parcourt l’imagerie des églises, des bibliothèques et des musées, depuis les représentations les plus archaïques jusqu’aux plus contemporaines. Indubitablement, l’iconographie, soignée, abondante, rutilante de peintures, d’enluminures et de gravures, pas seulement en noir et rouge, est à la hauteur des fulgurances des textes, ou plutôt à la profondeur des corps et des âmes jetés dans l’embrasement eschatologique ou terrestre. Goya dialogue avec Botticelli, Félicien Rops avec Rodin, sans compter nombres d’œuvres bien plus rares, surtout médiévales. Oserait-on dire que ce livre est le paradis de l’enfer ? Il ne reste plus alors qu’à espérer le deuxième volet du retable : celui du paradis céleste rêvé et du paradis terrestre qui est souvent le nôtre, qui serait feuilleté, lu, avec moins de délectation morbide, mais avec la délectation du bonheur.
Si Françoise Romaine ne sait pas écrire, elle sait voir. Au XV° siècle, elle doit à son confesseur dicter la teneur de ses visions. Epouse et mère de famille dans la ville de Rome, fondatrice des Oblates de Marie, auteure de divers miracles, parfaite chrétienne, elle fut sanctifiée en 1608. Au cours d’une longue maladie, en 1414, elle se sentit « ravie en extase » et conduite par l’archange Raphaël à la porte du « royaume effroyable ». Ce dernier reste un guide rassurant, malgré « des cris affreux et des exhalaisons insupportables ». Parmi les trois régions de l’Enfer, l’appareil des tortures » est de plus en plus abominable.
Conduisant son récit à la troisième personne, par modestie, « la servante de Dieu » l’ordonne en huit chapitres, classant les tourments, et surtout ceux liés aux péchés capitaux. Par exemple, les parjures : « Ils avaient des bonnets de feu sur la tête ; leurs langues étaient arrachées, et leurs mains coupées ». Serpents, « vipères à sept têtes », flagellation avec des « chaines de fer rouge », notre visionnaire ne manque pas d’imagination, privilégiant tout ce qui brûle, déchire et scie. Evidemment, les réprouvés blasphèment à qui mieux mieux. Suivent les « princes de la milice infernale », dont Lucifer se réservant l’orgueil, Mammon l’avarice, quand Asmodée est préposé à la luxure. Soyons rassurés, notre prophétesse termine par les limbes, le purgatoire et traite enfin « de la gloire des saints dans le ciel » !
Le texte de Françoise Romaine ne faisant qu’une quarantaine de pages, néanmoins puissantes, le volume est judicieusement enrichi de diverses contributions. Et surtout d’une préface de Claude-Louis Combet[3] : « La dame patronnesse des réprouvés » étant narré en son édifiante vie, alors qu’elle « renonçait à toute lingerie intime, la remplaçant par un âpre cilice ». Il n’en reste pas moins qu’elle assume son mariage contraint, ses enfants, son train de vie patricien, tout en se dévouant aux indigents et créant une communauté de femmes oblates, vouées à la contemplation. Notre préfacier inscrit son héroïne dans « la profondeur ténébreuse de la littérature spirituelle d’inspiration catholique ». C’est pourquoi il nous offre les présentations d’Ernest Hello et de Joris Karl Huysmans, aux sensibilités hagiographiques complémentaires. De surcroit, le dossier s’enrichit d’un anonyme « Ars moriendi » de 1492, où les péchés capitaux sont châtiés avec force bestioles et feux. Tous textes traduits du latin. Sans oublier un mémoire sur les « supplices des réprouvés » d’un certain Drexelius, publié en 1623. Le méchant est couché sur un brasier : « L’unique soulagement de cet homme est de savoir qu’on enlèvera chaque millier d’années un de ces charbons jusqu’à ce qu’il n’en reste plus ». Juré, craché, promis l’auteur de ces modestes lignes ne sera plus jamais méchant ! Cette lecture change la vie…
Plus près de nous, sont un extrait du Dedalus de James Joyce, qui torture son alter ego avec un infernal fantasme, puis une réflexion sur un débat qui anima le siècle des Lumières : « Combien de temps reste-t-on en enfer ? », par les soins de Gilles Banderier. Eternité infernale ou « infinie miséricorde de Dieu qui ne peut s’accommoder d’une punition éternelle » ? Jolie controverse théologique.
Certes les mystiques, surtout médiévaux, étant nourris des menaces de l’enfer, mais rien n’empêche de se demander quel trouble érotisme animait une Françoise Romaine pour être si experte en démonologie…
Longtemps nourri par son auteur infatigable, Jacques Collin de Plancy, le Dictionnaire infernal connut nombres d’éditions augmentées entre 1818 et 1863. Avec un sérieux inattaquable, les éditions Jérôme Million reprennent la dernière. Certes elle était faite pour coïncider avec la dogmatique volonté chrétienne et catholique, avec la rage de dénoncer les superstitions, les perles noires du folklore et d’établir la nomenclature d’un royaume du mal dont il ne fallait pas douter. Démoniaques, ils ont noms Asmodée, Azazel, Belphégor, Belzébuth, Méphistophélès, Satan enfin... Créatures bizarres et effrayantes, divinations et chiromancie, astrologie et alchimie, cabale et spiritisme, le catalogue est époustouflant. Nous avons cependant, avec un bonheur un rien trouble, le plaisir de parcourir ce prodigue, énorme, monstrueux et bel opus pour découvrir toute une sociologie infernale, et tout un tableau d’une psyché humaine dont l’imagination force l’admiration…
Thierry Guinhut
La partie sur Hugo Lacroix fut publiée dans Le Matricule des anges, janvier 2013
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.