Nathalie Riera : Instantanés des géographies de l’amour,
Les carnets d’Eucharis, 36 p, 2020.
Sanda Voïca : Epopopoèmémés, Impeccables, 2015, 136 p, 22 €.
Jacques Viallebesset, Claude Legrand :
Le Plain chant des hautes terres, Le Nouvel Athanor, 2019, 72 p, 23 €.
Grégory Rateau : Conspiration du réel,
Editions Unicité, 2022, 82 p, 13 €.
Sur un réel plus souvent gris qu’à son tour, les mots du poème se posent comme pétales de couleurs éphémères. Ce serait ouvrir la boite à poudre de la poésie que d’écrire avec soin et sens de la métaphore pour enjoliver et baroquiser le monde. Et Puisque Beauté il y a, le recours au lyrisme se fait non seulement nécessaire, mais vital. C’était le titre d’un précédent recueil de Nathalie Riera[1], et ses Paysages d’été ne démentent en rien cet engagement inaugural. L’enthousiasme amoureux qui se dégage de ces poèmes trouve un écho décalé dans l’enthousiasme inquiet qui parcourt et assure le poème-journal de Sanda Voïca en ses Epopopoèmémés. Deux voix, un bain sans complexe dans le flot du lyrisme, une application forcenée, quoique non sans humour, à écrire et vivre le poème. Aux voix poétiques bruissantes de par le monde des auteurs, ces derniers rendent aimablement hommage au modeste critique en lui envoyant leurs récentes parutions, parmi lesquelles il lui faut également rendre justice. Ainsi le régionalisme lyrique de Jacques Viallebesset emprunte son souffle aux paysages des « hautes terres » ; ainsi la Conspiration du réel de Grégory Rateau semble s’attaquer à l’idéal…
L’apparente platitude du titre de Nathalie Riera pourrait laisser imaginer qu’elle va consacrer une ode convenue aux paysages lumineux de Provence, où elle est née en 1966 : Paysages d’été, dit-elle. Pourtant, celle qui anime la revue Les Carnets d’Eucharis, placée sous le signe de la nymphe de Rimbaud[2], fait exploser une lave lyrique et de beauté, qui serait insoutenable pour ceux, trop nombreux, qui ont définitivement chassé de la poésie ces concepts, leur préférant les objets du quotidien et la déréliction.
Dès les premiers versets, un érotisme solaire, impétueux, se déploie, tout en « tremblement de la jupe imprégnée de vous ». Sans la moindre ombre de gauloiserie ou de vulgarité - fallait-il le noter ? - le bonheur amoureux, celui qui veut « voir jouir tes lèvres », s’exalte en une relation étroite entre l’éros et l’écriture : « sur la feuille à voix basse dans le calme de la chambre le mot tremblement le mot tendrement et dans la foulée une profonde pénombre où ne cesser de t’être délicieuse ». Ou encore : « les mains sur la page blanche sous la jupe sans mots la peau et la langue ».
Nathalie Riera, quoique dans un texte qui présente toutes les apparence du genre poétique, se situe « dans la pénombre du roman ». Il y a là, comme chez Roland Barthes, dans sa Préparation du roman[3], une tentation de réagir à l’afflux sensoriel et sentimental par le passage au continuum de la narration romanesque, à sa totalité construite. Pourtant ne reste que ce désir, cet élan, parmi les archipels chaleureux de la pulsion incantatoire.
Qu’importe alors si cette rencontre amoureuse n’est que fugitive, n’est que « l’or de la fable ». Ce pourquoi elle cite l’auteur de cette cinématographique machine à illusion qui est L’Invention de Morel de Bioy Casarès[4]. De même, elle ne craint pas de faire allusion à celles qui l’inspirent, de la photographe Martine Franck à la romancière Nathalie Sarraute.
Ce qui frappe dans le lyrisme prodigieusement assumé de Nathalie Riera, c’est, au contraire de la vogue et de la pose de la déréliction, l’accent mis sur la joie : « me taire de joie m’enduire de joie ». Mais aussi inséparablement sur l’éblouissement sensuel. C’est en conséquence le refus de l’ostinato, trop distendu par l’habitude, de l’austérité et de la mélancolie, qui est devenu un cliché de trop de poètes contemporains. Ne veut-elle pas « s’arracher des élégies » ? Mieux, « en elle rien de noué ou de navré aux ailes ». Tout ce recueil, qui, non ponctué, a pour seule ponctuation celle du souffle, est une « terre fraîche pour l’irréductible poème, pour le roman de ce qui est vécu pour l’insaisissable désirable ». Il se conclue sur la délicieuse « cicatrice du trouble » qui a su marquer le papier d’une mémoire à vif : celle de la beauté du vivre… Le choix éthique est en cohérence avec le choix esthétique.
Dans la continuité de ce lyrisme intense, les Instantanés des géographies de l’amour ont quelque chose de plus torrentiel, voire baroque. Bien que placé sous l’autorité d’un vers de Pétrarque à l’épigraphe, ce n’est pas un recueil de sonnets, mais des poèmes en prose : « L’œil photographique pour rendre grâce. Le corps même de ce que je suis, un détroit d’ombre et de lumière sur la chair franchie, affranchie jusqu’au secret d’une pierre de lune. Ne meurent pas les images, j’entends d’elles encore leur musique, des éclats dedans nos yeux ». Parfois Nathalie Riera préfère les versets, les vers libres, où chanter « les corps tigrés de secrets qui se courtisent ». En un vert livret qu’il faut goûter, elle offre au lecteur enchanté et à profusion « des essaims de phrases qui butinaient la mélisse ». Encore une fois, et nous ne nous en plaindrons pas, l’amour est une éthique sensuelle : « La violette ou la rose ou l’iris se rappeler l’amour un long poème sa terre de bruyère ou corne en forme de lyre ou cachemire ». Comment ne pas aimer une telle ode à la profusion de la vie ?
Peut-être découragent pour le lecteur, le titre volontairement alambiqué choisi par Sanda Voïca, Epopopoèmémés, dit pourtant assez la rencontre entre l’épopée et les poèmes jouant avec l’onomatopée et la puérilité sans complexe, dont la singularité et la modestie quotidienne contredisent avec ironie le genre a priori grandiose qui fit le bonheur d’Homère. C’est bien cependant un combat de l’écriture poétique contre la banalité des jours. Il s’agit alors de tout écrire, jour à jour, de le faire advenir dans la grande forme du poème, quoique sans cesse contrariée, nourrie, par le quotidien du monde qui l’entoure, de le ranimer par l’humour, le calembour et la distanciation : « Ce poème est ma prose de la journée. / Et sa poésie ? / Qui me la montrera ? » Ce sont 37 poèmes, entre vers libres et versets, irradiant les marques à la fois d’un autoportrait mental, culturel, voire charnel, et d’une ouverture sur le monde contemporain. La comparaison entre la « bibliothèque de l’Est » et celle de l’Ouest », où « la guerre froide se reproduisait », est à cet égard parlante, puisque Sanda Voïca est née roumaine en 1962, alors qu’après avoir publié un recueil à Bucarest, elle s’empare de la langue française, en 1999, à son arrivée en France, pour y manifester sa maîtrise, son aisance ; ce que la directrice de la revue Paysages écrits appelle : « la révolution de ma propre planète ».
L’on trouve de tout parmi les vers facétieux de Sanda Voïca, genre du journal oblige : un chat, le café, sa fille Clara, les résonnances de ses lectures, entre Beckett et Michaux, entre Nietzsche et l’Evangile de Marc, Nabokov et Jouffroy, mais aussi l’irruption de la vision : « Mes papillons sont les voix et les images qui volent vers moi ». L’air de rien, avec un air mutin, s’ouvre comme une perspective métaphysique : « Il y a un essentiel même de l’inessentiel - comme l’essence de poires, hier soir : essentielle pour moi ». Parfois cependant, le pathétique pointe : « Je suis blessée et plus ou moins guérie par la même flèche : celle de la langue de mes écrits ».
En quoi Sanda Voïca est-elle lyrique, par instant élégiaque ? Parce qu’elle accueille les vies offertes par la vie, parce que malgré les déboires, la difficulté à se vivre en poésie, elle les chante : « ma vie toujours ouverte, béante »… Il est toujours l’heure de « traire le silence », en cet anti-manuel d’écriture : « Plusieurs jours que mon état d’âme m’empêche de coller à mes mots, / Que, orphelines, mes paroles ont été abritées dans les tentes du vent - / Dans le camp du drap d’or, peut-être, mais sans moi. »
Il est évident que Nathalie Riera est plus intensément lyrique que Sanda Voïca. Cependant cette dernière, et non la moindre, sait insuffler et voir en ses carnets quotidiens les cristaux du lyrisme. Il y a bien un engagement profond, quoique divers, chez ces deux poètes : pas cet engagement dévoyé dans les chaînes d’une idéologie politique, mais un engagement pour les plus modestes et les plus intenses dramaturgies de l’amour, de la joie, de l’écriture par-dessus tout, pour les conserver, les transcender peut-être ; ainsi est légitimée la nécessité de la poésie. À ces instances, la vie vaut d’être autant vécue qu’écrite…
C’est avec le concours du peintre Claude Legrand que Jacques Viallebesset publie Le Plain chant des hautes terres. À la vigueur parfois rude des paysages du Cézallier, entre Cantal et Puy de Dôme, il faut l’accord du verbe et de la peinture, emportée, lyrique, colorée, à la limite du réalisme et de l’abstraction, voire lointaine parente de Zao Wou-Ki[5]. Une démarche et une esthétique semblables animent par ailleurs José Carralero lorsqu’il illustre le recueil classique du poète Antonio Machado (1907-1917), Campos de Castilla[6], consacré aux plateaux du centre de l’Espagne. Ce qui donne dans « Terres de Soria » : « Mais si vous grimpez sur une colline et que du haut / Des pics où habite l’aigle vous regardez les champs / Tout n’est que chatoiement de carmin et d’acier, / Plaines couleur de plomb, mamelons argentés / Cernés de montagnes violettes, / Aux cimes enneigées de rose[7] ».
Un vent de vigueur passe des couleurs aux mots de Jacques Viallebesset, non sans la dimension musicale suggérée par le titre : Le Plain chant des hautes terres, en une habile synesthésie. Quand la peinture est alchimie et calligraphie, l’écriture est écoute du ciel venteux et des plateaux bosselés que pâturent les bêtes lorsque les neiges ne les blanchissent pas. De telles « pérégrinations » ont quelque chose de démiurgique : « Marcher d’un pas à faire naître la terre / Dans quelques arpents d’imaginaire / Ces étendues bleues comme faïences lointaines ». L’on devine une parenté secrète avec la poésie chinoise, voire le haïku japonais. De toutes évidence, sur cette « haute solitude », c’est là qu’il faut trouver les « chemins de soi ».
Entre « le village enchanté » et « le silence du vallon », la quête des sensations est propice à l’irruption de l’imaginaire, à la création poétique, là où le « palimpseste » est celui du jour qui efface et réécrit par-dessus le précédent : « Chaque coucher le vent efface / Sur l’ardoise magique du ciel / L’énigmatique calligraphie / Tracée par les branches des arbres ». L’espace est à déchiffrer, lire comme le texte de la création qui gît dans « la tourbe originelle ». De même « le limon des nuages et l’humus des cœurs » associés sont le signe d’une osmose entre l’homme et la nature : « J’habite vivant un pays vert qui m’habite ». En cet ici-bas qui est un « Ici-haut », un tel « chant du monde » est jubilatoire. Outre le talent de la description paysagère, ou de la topographie pour employer un terme rhétorique, ce recueil dévoile un art poétique.
Les vers libres non rimés de l’auteur, que l’on imagine marchant le carnet à la main, tournoient autour du fantôme de l’alexandrin, rarement ponctués ; ses distiques, quatrains et tercets ont le rythme des pas de grande ampleur dans le hors sentiers de l’espace. Ainsi le recueil de Jacques Viallebesset, dont le lyrisme est sans mièvrerie aucune, est empreint d’une belle dimension postromantique, au sens d’une relation étroite et passionnée avec la nature sauvage et le cosmos.
Qu’il soit platonicien ou domestique, voire politique, l’idéal lutte contre ce dont Grégory Rateau a fait son titre : Conspiration du réel. Bien que rimbaldienne (« Pour qui parle le poète ? »), l’écriture est résolument contemporaine. Elle évoque, elle rêve, elle claque. Entre exaltation et désert de nos cités, où rôde la solitude, le verbe est empreint par une vie vécue, tatoué sur le corps autant que dans la psyché. Souffrance, solitude, main tendue, désarroi du monde alentour, tout conspire à inspirer une voyance poétique :
« Plus de courant
plus de divertissement
des natures mortes ici et là
ça grouille dans tous les coins
l’angoisse sur une corde à linge
l’ennui
le rien
Je saisis mon briquet
la flamme s’étire lentement
se prosterne devant mon ombre orgueilleuse
la pièce est prise de délires
on ne peut plus l’arrêter
La Camera obscura
se déploie par-delà ma rétine
Je dois absolument calligraphier dans l'urgence
en simple exécutant
je suis le passeur
des non-civilisations à venir
« Une vieille plume traîne dans un tiroir
un peu de salive
de l’encre injectée
et la voici qui exulte
qui pénètre la page
s’incurve dans sa blancheur
Image du monde inversée
frustrations
souvenir d’une existence
entièrement déréglée
par la lumière bleutée des algorithmes
Dépendance volatile
altération de tout
du Je
Un vaste réseau fantôme aux ramifications profondes
relié aux quatre coins du monde
à rejouer sans cesse les mêmes notes privées de musique
jusqu’à cette libération honteuse
Retour à cet anonymat définitif »
Malgré l’étreinte d’un monde souvent décevant, voire inculte, « les mots coulent comme une étreinte ». Grégory Rateau, né en 1984, ne cherche pas l’originalité pour l’originalité, mais il atteint une réelle authenticité. Dans un poème appelé « Bucarest », capitale où il vit, les « gloires statufiés » côtoient les « aigreurs bureaucratiques », aux accents de satire. Comme lorsqu’il pointe des « vies alignées / verticalité de bâtons de chaises ». Aux îles d’Aran, il trouve la « surdité de la roche », dans « Ma banlieue », le « Pôle nord parisien », à Beyrouth sont « les appartements traversés de part en part / éclats de balles », à Katmandou il « hume la cendre des envolés ». Le voyage géographique, souvent décevant, voire tragique, est un voyage mental, dont seul surgit le « poème païen », à la lumière grise du vers, qui veut se « dresser face au réel ».
Avec le concours de ces quatre poètes bien divers, nous aurons collectionné des esthétiques poétiques : attitudes devant la vie, actives et contemplatives, joyeuses et mélancoliques, écritures caressantes et lyriques, abruptes et baroques… Nul doute qu’associés dans une boite bibliothèque, il se ferait un bruit de soie et de bric-à-brac, de sensations, de fantasmes et de souvenirs, soit l’étonnante constellation du son poétique…
[1] Nathalie Riera : Puisque beauté il y a, LansKine, 2010.
[2] « Puis dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps. » « Après le déluge, Arthur Rimbaud : Les Illuminations, Œuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 2009, p 289.
[3] Roland Barthes : La Préparation du roman I et II, Seuil IMEC, 2003.
[4] Adolfo Bioy Casares : L’Invention de Morel, Robert Laffont, 1952.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.