Castillo de La Calahorra y sierra Grenada. Photo : T. Guinhut.
Miquel de Palol : Le Jardin des sept crépuscules
& Le Testament d'Alceste,
romans visionnaires aux récits emboîtés.
Miquel de Palol : Le Jardin des Sept Crépuscules,
traduit du catalan par François-Michel Durazzo,
Zulma, 1152 p, 28,50 €.
Miquel de Palol : Le Testament d’Alceste,
traduit du catalan par François-Michel Durazzo, Zulma, 768 p, 24,50 €.
Il faut toujours une raison puissante, plus ou moins plausible ou fantastique, pour qu’un groupe d’amis trouve en un lieu écarté le loisir d’alterner les plaisirs de la narration et de l’écoute passionnée. Après la peste florentine du Décaméron de Boccace lors du XIV° siècle italien, le Catalan Miquel de Palol (né en 1953) choisit en sa réécriture contemporaine une guerre nucléaire pour séparer ses conteurs d’un monde devenu impraticable. C’est ainsi que par les lèvres de maints narrateurs se déploient les grandeurs et déboires d’une banque catalane et mondiale, animés par une foule de personnages contrastés et rutilants. Ce Jardin des Sept Crépuscules annonce un jeu aux frontières de la vie et de la mort dans Le Testament d'Alceste, toujours au travers de romans visionnaires aux récits emboîtés.
Le prologue du Jardin des Sept Crépuscules narre à la première personne le parcours d’un jeune homme de la meilleure société de Barcelone, emmené en secret depuis Barcelone dévastée, par de dangereuses routes nocturnes, jusque dans un imprenable château juché sur une montagne, que l’on imaginerait être des Pyrénées de fantaisie. Le luxe du lieu, des chambres, des victuailles, des œuvres d’art fabuleuses et surabondantes, d’un incroyable jardin perché, celui des « sept crépuscules », semble une invention surréaliste apaisée. C’est en cette uchronie qu’une poignée d’élus, rares gens de pouvoir, vont se livrer à l’art du récit : ils sont, hors le narrateur du récit-cadre, Pierre Gimellion, Andreas Rodin, Fabius Roncal, Artur Oliver, Simon Gerke, Randolph Carter, mais aussi Camila Hanusin, et Gertrudis qui plait aussitôt énormément à celui dont nous suivons l’itinéraire, l’initiation et les pensées. Sans compter les narrateurs emboités comme poupées gigognes…
Les voilà bientôt réunis pour dessiner des destinées et brosser un tableau du monde des affaires, quand « une malédiction semblait peser sur la banque Mir ». Les générations se succèdent autour de la famille Cros, parfois en des histoires doublement enchâssées. Des personnalités sont récurrentes, au travers de la fortune et des aléas de l’établissement bancaire, de la succession des bons et mauvais dirigeants, du « nœud » financier et politique, des haines et des amours qui visent autant la beauté des corps et des esprits que celle de l’argent et du pouvoir.
Des moments forts marquent ce roman polymorphe : cette femme courtisée par un amant monstrueux, puis délaissée, avant de voir ses enfants enlevés ; ce garçon abandonné, délinquant patenté avide qui « voyait dans la science et la culture des armes formidables qui pouvaient le sortir de l’indigence », et recueilli par Ficinus pour devenir un des leviers de l’empire bancaire. L’un des vortex étant le vol d’un joyau précieux. Est-il « à l’origine d’une grande partie des mouvements politiques et économiques de ces dernières années » ? Le mystérieux Oméga, désigné par son seul signe, est peut-être, qui sait, le marionnettiste en chef des splendeurs, aléas et entrelacs de la banque Mir…
Peu à peu, l’ambition prend forme : « rendre l’inconscient universel, socialiser la mémoire ». Le vaste roman de société, où « la capacité de jouer avec les utopies semblait en berne », se penche sur sa propre construction, sur la dimension éthique dans les manières de gérer une banque ou les rapports humains, y compris au moyen d’une fine pénétration psychologique. L’entrecroisement des nouvelles permet alors au projet presque balzacien de se doubler des séductions romanesques de l’aventure et des passions politiques, entraînant la sensation de toujours demeurer auprès d’un nouveau suspense. Comme en un roman feuilleton à la Dumas, en un savant dosage de narration classique et de romantisme, d’apologues, de contes fantastiques, d’enquêtes policières et fiscales, « Phrixos le fou », le premier volet du Jardin des sept crépuscules, qui compte trois « journées », ne nous lâche plus, « sorte de réserve philosophique qui pourrait aider, le cas échéant, à sortir de la dépression. » Sans compter les intrigues initiées entre les sept narrateurs aux points de vue divers, leurs sages entretiens sur l’art et l’argent, la poésie et l’amour, les amours de notre héros, narrateur de l’ensemble, avec l’énigmatique Gertrudis, avec la charnelle Emilia…
On s’irriterait en vain contre le trop de beauté du château, contre l’artifice qui permet les histoires, contre la sophistication de la langue et des points de tension et autres échos entre les épisodes. Mais aussi « quand l’essentiel d’une histoire est immergé comme un iceberg dans l’obscurité des profondeurs »… Ce livre emporte sans regret son lecteur dans un festival de narration fabuleux, même si « À bord du Googol » (titre de la seconde partie) cet étrange bateau-espion qui frôle par instant la science-fiction, le vertige narratif perd parfois la boussole du lecteur, peut-être trop sollicité… Il faudra poursuivre jusqu’au troisième volet pour retrouver son chemin parmi la constellation des récits, où « La tête d’Orion » est peut-être celle du mystérieux Oméga, alias, qui sait, Gimellion, dont l’étymologie est celle du joyau. Lequel, selon le personnage de Carter, se révèle être « une lentille gravitationnelle capable d’absorber l’entropie ». Ce qui ne permet cependant pas résoudre toutes les énigmes, là où « l’écrivain imagine les choses jusque dans leurs antinomies », en une finale ouverte…
On pourrait s’étonner que le premier volet, « Phrixos le fou », puis le second, « À bord du Googol », aient été publiés isolément, alors que le troisième n’a pas eu cet honneur. Si l’on ne peut accueillir en notre bibliothèque les trois tomes de ces « sept crépuscules », il faut acquérir le « Jardin » entier, en un précieux et généreux volume, pour découvrir le dernier volet, et peut-être « voir clair dans les merveilles ou les abominations qui nous attendaient », jusqu’à ce que le « Jardin du crépuscule » devienne le « Jardin de l’aube ».
Reste qu’il est loisible de préférer -et pourquoi pas ?- picorer parmi la table des matières et « l’arbre des récits », voire l’« Index des principaux personnages » et leurs « arbres-étoiles », obligeamment fournis, pour composer à la carte son propre banquet de récits. On aimera peut-être l’« Histoire de la quête du joyau », celle de « Mimi Chauffe-biberons », « du surhomme Peter Sweinsten », « de l’amoureux inconnu », « de la chambre circulaire », « du pouvoir du joyau »… À charge de décrypter le fil rouge des allusions mythologiques, celui de l’esthétique métalittéraire prisée par Miquel de Palol, ainsi que sa vision sociétale : réfugiée au-dessus du chaos, cette poignée de grands bourgeois, d’aristocrates du capitalisme et de la politique, fondent-elle une utopie ? À moins que la satire s’empare de leurs vices et de leur hubris.
À moins, une fois de plus, que l’écrivain soit la victime consentante de « l’ambition totalisatrice, qui en littérature la plus grande des vanités ». En effet, à la lisière du réalisme critique et du fantastique poétique, le roman expose son lecteur à pas moins de « sept crépuscules » de sa perplexité et de sa passion…
Le Phrixos du premier volet de ce triptyque est-il une image du narrateur qui encadre ce feu d’artifice de récits ? Fuyant sa belle-mère, « à cheval sur le mouton aux cornes torsadées qui l’avait sauvé du sacrifice à Zeus », il est finalement accueilli en Colchide, pays qui serait une version mythique du château où se trouve un tel tableau ornant la chambre du jeune homme. Ce pays est également, après les fameux Mystères de Paris d’Eugène Sue au XIX°, celui des mystères de Barcelone et des rouages secrets de la finance mondiale. Quant à Miquel de Palol, auteur de ce qui devient finalement un roman philosophique d’ampleur, père polygraphe d’une soixantaine de titres chez nous inédits, entre poésie et essais, il semble pouvoir tenir à bout de bras et de clavier rien moins que de plus réalistes et cependant visionnaires Mille et une nuits…
Une fois encore fidèle au principe du Décaméron de Boccace, Miquel de Palol aime organiser des réunions où l’on raconte des histoires. Avec Le Testament d'Alceste, c’est pendant cinq jours que Toti Costagrau rassemble ses invités dans le « Mat-d’en-Haut », une demeure grandiose aux secrets étranges.
Comme l’épouse sacrifiée d’Alceste, revenue des Enfers, peut-on imaginer qu’Aloysia réchappe à sa mort, qui se produit dès les premières étapes du « Jeu de la Fragmentation » ? Car pour Andreu, elle est « la sagesse, l’équilibre, le courage la beauté, et une générosité sexuelle difficilement concevable, mais aussi le désintéressement et la compassion ». Elle est une de ces héroïnes féminines les plus marquantes, qui entraîne le jeu dans la spirale du thriller philosophique. La mort est-elle un jeu de rôle pour Aloysia ? À moins que les récits multipliés et fragmentés soient un moyen « mnémonique » pour la ressusciter… « Les histoires sont le Jeu » : celle du « vigile Abraham » qui entend la voix de Dieu réclamant l’holocauste de son fils, de « Daniel aux lions », celle d’Aloysia et de l’« Anagnorétique insurrectionnelle ». Elles s’emboitent, forment un ruban de Moebius temporel, permettent de garder « le patrimoine du Jeu ».
Alors que l’on oublie tout : « la loi, la santé et l’équilibre mental », la vie entière, le monde, la métaphysique, la philosophie et l’ironie, tout conflue dans ce Jeu, auxquels le flux de récits apporte son lot de confrontations psychologiques et financières, d’intrigues amoureuses et sexuelles, de crimes. L’orgie de whisky, de désirs et de luttes de pouvoir, sans compter la richesse du vocabulaire et la haute-volée conceptuelle, tout concourt à faire de ce roman imaginatif une véritable somme à la beauté intensément baroque.
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.