Joseph Frank : Dostoïevski, un écrivain dans son temps,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean-Pierre Ricard,
Syrtes, 1056 p, 33 €.
Anna Dostoïevski : Journal (1867),
traduit du russe par Jean-Claude Lanne, Syrtes, 304 p, 11 €.
Tel un démiurge, le biographe de l’auteur d’une œuvre-phare doit embrasser tout un siècle d’Histoire et de bouillonnement culturel, pour voir surgir toutes les conditions et les clefs de la création romanesque. Défi d’autant plus risqué s’il s’agit d’un auteur aussi contrasté, aussi cataclysmique que Dostoïevski (1821-1881). Or la réputation des génies de la littérature et de l’art a trop souvent laissé dans l’ombre la présence de leurs compagnes. Et si Nora Joyce était incapable de s’intéresser à l’œuvre de son mari, ce n’était pas le cas d’Anna, l’épouse de l’auteur des Frères Karamazov. Il faut alors rapprocher une biographie monumentale, celle née sous la plume de Joseph Frank, et une année de Journal par la petite main qui accompagnait l’immense et torturé Fiodor Dostoïevski. Au-delà d’une idéologie marquée par le socialisme chrétien, il faut chercher les secrets de la puissance de son écriture, plongé qu’il était dans les entrailles de la psychologie humaine et les affres de la Russie de la seconde moitié du XIX° siècle. Non sans penser à George Steiner qui préférait Tolstoï à Dostoïevski …
L’œuvre entière de Dostoïevski trace un sillage incandescent au travers des conflits politiques qui étranglent l’empire russe, entre tsarisme despotique et intelligentsia libérale, entre répression et virulente impulsion révolutionnaire. Aussi, naissant dans une famille qui n’est pas issue de la noblesse terrienne (comme Pouchkine, Gogol ou Tolstoï), doit-il affermir son ambition. Une solide éducation, y compris française et religieuse, la fréquentation des paysans, la lecture de romans gothiques, de Pouchkine et de Schelling, font le terreau de son œuvre future et de la conviction que l’art est chemin vers la transcendance. Il obtint d’abord un succès réel avec le réalisme des Pauvres gens en 1846. Or l’élan fut brutalement brisé.
À l’occasion d’une conspiration anti-absolutiste dans un cercle littéraire, il est arrêté en 1849. Son procès aboutissant à une fatale condamnation fut au dernier instant commué en dix ans de bagne et d’exil ; cependant « cette confrontation avec la mort avait laissé des traces ineffaçables », note Joseph Frank. L’épreuve lui permet d’agréger la découverte du peuple russe souffrant, que malgré une expérience redoutable de la violence et de la haine il a tendance à idéaliser, et ce mysticisme chrétien qui lui donne la force de surmonter quatre ans de fers et de promiscuité. Ensuite, de soldat à aspirant, l’expérience sibérienne lui est moins contraignante, tant il peut nouer des amitiés, reprendre de loin contact avec la vie intellectuelle.
Dès son retour à Saint-Petersbourg, en 1859, il fonde avec son frère la revue nationaliste et politiquement modérée Le Temps, écrit ses Souvenirs de la maison des morts, en se distanciant de la simple expérience autobiographique, mais en révélant la face atroce de la justice tsariste, et Le Sous-sol. Les grandes œuvres de la maturité sont en gestation, alors qu’il voit sa revue pourtant rentable et reconnue, malgré cent controverses, interdite. Même si l’abolition du servage en 1861 laisse espérer une libéralisation qui ne viendra guère, les mouvements révolutionnaires socialistes et communistes, matérialistes en diable, aux aspirations violentes, l’effraient. Sa vie sentimentale alterne alors un mariage d’amour bancal avec Maria Dmitrievna, qui meurt bientôt de la tuberculose, et une liaison peu concluante avec Apollinaria, qui l’entraîne dans les villes européennes, là où son peu d’appétence pour le catholicisme l’empêche d’apprécier l’art italien, là où le démon du jeu lui fait flamber un argent qu’il tient souvent de sa famille et de ses amis. Entre les dettes abyssales, les créanciers appliqués et les récurrentes crises d’épilepsie (dont il gratifiera le Prince Mychkine dans L’Idiot), l’écrivain trouve l’énergie et « la vitalité d’un chat » pour travailler inlassablement.
Il trouvera un certain équilibre auprès de sa sténographe, Maria, qui l’aimait déjà en lisant ses livres, et qu’il épousa en 1867, pour bientôt fuir ses dettes en passant quatre ans avec elle à l’étranger, entre Dresde, Genève et Florence. Sa créativité alors entre en ébullition lorsqu’il lui dicte Le Joueur. Outre la dimension métaphysique exacerbée, Crime et châtiment peint sans fard les ravages de la pauvreté et de l’alcoolisme, autre versant de l’engagement social de l’écrivain. Les Démons met en scène le meurtre d’un révolutionnaire par ses propres partisans. Toujours sa plume est acérée, enserrant le lecteur sous son acuité. C’est à 59 ans qu’il atteint l’acmé de son œuvre, avec Les Frères Karamazov, parmi lequel Dieu est peut-être le personnage le plus impressionnant tant il dépasse son absence physique, tant il s’oppose aux puissances irrationnelles qui emportent les pauvres et vaniteux personnages humains. Ce qui lui vaut une célébrité folle, accentuée par son Discours sur Pouchkine, qui fait de lui un héritier du fondateur de la langue littéraire russe, un thuriféraire du messianisme russe, comme portant « la pèlerine du prophète ». En février 1881, ses obsèques sont suivies par la vénération de la foule.
Le « romantisme métaphysique », le repli nationaliste, le « christianisme social et humanitaire », la critique au scalpel des mouvements révolutionnaires le conduisent à ourdir Crime et châtiment et Les Frères Karamazov, où domine le personnage du « Grand Inquisiteur ». De telles réalisations font de Dostoïevski, selon Joseph Frank, « l’égal des tragiques grecs et élisabéthains, de Dante, de Milton et de Shakespeare. Rares sont les romanciers qui se sont élevés à de telles altitudes »…
Echafauder des plans de romans jamais entrepris, ruser avec la censure, batailler avec son inspiration rétive ou fluviale, achever des chefs-d’œuvre, tels sont les tourments et les joies de l’écrivain, qui embrasse la psychologie torturée de ses personnages complexes, entre sainteté et folie, les débats intellectuels d’une Russie politiquement déchirée, mais aussi des perspectives métaphysiques affolantes : « Idées et personnages deviennent indissociables ». Ainsi l’horreur de la destruction des liens familiaux conduit les frères Kamarazov au désastre. La connaissance intime de toutes les strates de la société est une des clefs de l’œuvre prodigieuse : il fréquenta les plus sordides criminels du bagne et, grâce à ses succès, fut invité à dîner auprès des jeunes gens de la famille du tsar…
Dix ans après la mort de Dostoïevski, soit en 1891, parut, sous la plume de Soloviev, la première biographie du rival de Tolstoï. Elles sont aujourd’hui légion, parmi lesquelles la plus accessible étant peut-être celle du Français Henri Troyat[1], qui est d’un plus modeste vulgarisateur, néanmoins point méprisable. L’universitaire de Princeton, Joseph Frank (1918-2013), qui consacra sa vie à l’étude de son modèle, vit l’une des parties de son immense massif biographique (environ 2500 pages) publiée en France sous le titre suivant : Dostoïevski. Les années miraculeuses (1865-1871)[2]. Avec un luxe d’intelligence et une aisance narrative et argumentative remarquable, notre biographe fouille les archives, la correspondance, les témoignages, balaye toutes les sources possibles, souvent inédites, brosse d’une main démiurgique les tableaux impressionnants du contexte culturel, lit les essais et les romans des contemporains, amis et rivaux du maître, et, cerise sur le gâteau, analyse avec brio les œuvres, bien au-delà de la seule vie personnelle, dont le buste est cependant taillé avec finesse et expressivité. Au point que l’on se demande si ce travail, toujours passionnant, qui est en fait entre nos mains une synthèse des cinq volumes initiaux, a dépassé les qualités du Joyce de Richard Ellmann, du Nabokov de Brian Boyd…
Ce n’est pas user du petit bout de la lorgnette que lire le Journal d’Anna, la seconde épouse de Fiodor, attentive, brimée, enceinte à Genève en 1867, et spectatrice impuissante de la santé troublée de l’écrivain, de ses « attaques » et « convulsions », lorsqu’il travaille au manuscrit de L’Idiot. Elle écrit sous la dictée de son « Fedia », lit Balzac, écoute un « inepte » congrès sur la Paix, recourt aux prêteurs à gages tant l’argent est rare, confie sa jalousie à l’encontre de quelques femmes de lettres. Querelles, réconciliations et mots d’amour se bousculent : « N’insistons pas, car il est bien connu qu’aucun mari ne trouve sa femme intelligente, bonne, cultivée ». Entre tendresse et impécuniosité chronique, fulgurances et panne d’écriture, le témoignage d’Anna illustre le dévouement et la difficulté d’aimer un génie si torturé, adonné aux désastreux jeux d’argent auprès de la roulette des villes d’eaux, qui nourrit ses livres de toutes ces angoisses, comme dans Le Joueur. Certes, elle ne semble pas ici comprendre la portée de l’œuvre de son mari, auquel elle survivra, mais il faut lui rendre grâce d’avoir été auprès de lui, solide et aimante, d’avoir contribué à une relative amélioration financière et d’avoir pris en mains, de manière sûre et pratique, la gestion du ménage au retour en Russie, jusqu’à l’édition de ses romans, avec un réel succès financier. L’on peut cependant se demander ce qu’elle pensait de ses personnages tentés par les extrêmes…
Il est bien à craindre qu’idéologiquement l’auteur du Journal d’un écrivain ne soit guère rassurant. Il hait l’Europe, sa démocratie (même s’il lui envie sa liberté de la presse), sa bourgeoisie affairiste et tant attachée à l’argent (alors qu’il le flambe sur les tables de jeu), il vilipende l’exposition du Crystal Palace de Londres en dépit de ses merveilles technologiques, il fait preuve d’un chauvinisme aveugle et d’un antisémitisme crasse, au travers du personnage de l’usurière dans Crime et châtiment et dans ses Carnets en 1880 : « Le youpin, sa banque, dirige maintenant tout : l’Europe, l’instruction, la civilisation et le socialisme. Quand toute la richesse de l’Europe disparaîtra, restera la banque du juif et sur l’anarchie s’élèvera l’Antéchrist. »De plus il ne jure que par le Christ et le sacrifice de l’individualité, il adule une Russie éternelle et son socialisme paysan, passablement fantasmé, dont la dimension messianique doit procurer rien moins que le bonheur à toute l’humanité…
Mais au-delà de telles discutables, voire délirantes, convictions, l’œuvre de Dostoïevski regorge de psychologie intime et sociale, d’acuité critique envers un Raskolnikov (du russe « raskolnik », schismatique) qui tue sa logeuse et la sœur de cette dernière à la hache en se prétendant un être supérieur, qui aurait le droit d’enfreindre la loi morale du haut de son nihilisme prétendument humanitaire, quoique peu à peu il soit amené à l’aube d’une rédemption morale au moyen de la reconnaissance de son crime. Les extrêmes psychologiques et politiques, qui vont des violeurs et meurtriers aux apprentis despotes totalitaires. Par exemple, dans Les Démons, Piotr Stépanovitch Verkhovenski exige de mettre en place le système politique imaginé par Chigalev : 90 % de l’humanité devrait travailler dans des conditions primitives et serait dominée sans conteste par les 10 % restants, postulant qu’en Russie rien n’est possible sans discipline. Ainsi va l’égalité de tous avec tous au moyen de la dictature et de la déshumanisation ; le romancier conspuant ainsi le socialisme autoritaire, qui deviendra le communisme. Le moins que l’on puisse dire en effet est que ses personnages n’incarnent pas la modération : cynisme outrancier, suicides, folie, militantisme révolutionnaire exacerbé et terrorisme, virulence démoniaque, tout fait feu dans la satire ; comme sur l’autre versant la sainteté la plus pure, celle du Prince Mychkine dans L’Idiot, fait figure de modèle christique. L’on se doute que la rencontre de telles individualités ne va pas sans heurts, alors que les personnages subissent au long du récit une dynamique qui modifie parfois du tout au tout leur personnalité profonde (comme Raskolnikov), ce qui permet à la narration un dynamisme puissant, animée par des dialogues percutants. Ainsi religion orthodoxe et anarchisme athée se partagent les personnages, au risque du manichéisme. Mais pour l’écrivain, selon notre biographe, « l’art était une autre forme de la religion ». La technique du roman-feuilleton bourré de péripéties, de suspenses sentimentaux et existentiels croise celle des récits écrits sous la forme du monologue, cependant fouetté par des adresses au lecteur. Le réalisme, y compris au moyen de l’usage des sociolectes, rencontre le mysticisme, le grotesque côtoie le tragique. Le dialogue philosophique et mystique phagocyte la fresque sociale, la tempête des passions brise ou apaise les dénouements. Selon Joseph Frank, « c’est ce mélange entre une sensibilité sociale exacerbée et les plus profondes interrogations religieuses qui donne son caractère proprement tragique et lui confère une place unique dans l’histoire du roman ».
Album Pléiade Dostoïevski, Gallimard , 1975. Photo : T. Guinhut.
En quoi consiste ce génie, au-delà des perspectives sociales, politiques et religieuses ? À une telle question Mikhail Bakhtine répond par le concept du « roman polyphonique ». En effet, chaque personnage, qu’il s’agisse de Raskolnikov accomplissant et le meurtre gratuit de sa logeuse dans Crime et châtiment et son long chemin vers le repentir, ou de Stavroguine confessant son incapacité à aimer et le viol d’une fillette dans Les Démons, est une voix, une vocation, une vision du monde à lui seul : « Le héros jouit d’une autorité idéologique et d’une parfaite indépendance ; il est perçu comme l’auteur de ses propres conception idéologiques à valeur absolue, et non pas comme objet de la vision artistique de Dostoïevski, couronnant un tout. […] La pluralité des voix et des consciences indépendantes et distinctes, la polyphonie authentique des voix à part entière constitue en effet un trait fondamental des romans de Dostoïevski[3] », analyse avec justesse Mikhail Bakhtine. Ce qui confirme que nous ne sommes pas en présence d’un romancier à thèse (et heureusement, de peur de sombrer dans le béni-oui-oui christique orthodoxe), mais d’une confrontation qui somme le lecteur de s’en débrouiller.
Mieux encore, l’on peut considérer notre auteur comme le créateur d’« archétypes littéraires », selon le mot de Joseph Frank. « L’homme du sous-sol appartient à la culture moderne d’une manière qui témoigne de l’intérêt philosophique et de la puissance de la première grande œuvre de Dostoïevski après les années de Sibérie ». Celui-ci est animé de pulsions irrationnelles et contradictoires, d’inertie et d’impuissance, ce pour répondre à la naïveté de l’« égoïsme rationnel » et à la vanité de l’homme d’action révolutionnaire comme le prône Tchernychevski, l’auteur de Que faire ?[4] Ainsi le prosateur peut-il pousser jusqu’à ses dernières conséquences l’amoralisme idéologique, donc dans une perspective satirique. De plus, dans le cadre de son « réalisme fantastique », ses personnages deviennent des mythes, comme Raskolnikov. De même, dans Les Démons, amplifie-t-il le réel au moyen de son imagination, alors que l’affaire Netchaïev (un affidé de Bakounine[5] et révolutionnaire fanatique qui poussa quelques étudiants à exécuter un innocent) ne fut que le déclencheur de la création de la figure de Verkhovensky. Un tel nihiliste prétend être le représentant d’une organisation révolutionnaire qui se veut mondiale, d’une « révolution pandestrucrice », pour citer Le Catéchisme révolutionnaire[6] de Bakounine (ou de Netchaïev l’on ne sait). Au-delà des socialistes qu’il méprise, il préconise l’éradication des normes sociales et morales et la société toute entière, dans l’objectif d’une ultérieure rénovation. De plus, Chigaliov ordonne : « Les esclaves doivent être égaux. » Autre démon, Stravoguine, l’homme lige de Verkhovensky, dont il veut faire un faux tsarevitch pour s’emparer du trône. Pour Stravoguine, la négation de toute différence entre le bien et le mal le conduit au viol de la petite Matriocha de façon à mettre ses idées en pratique, comme lorsque les conjurés approuvent l’exécution gratuite d’un innocent. En lui les démons idéologiques se sont cristallisés, jusqu’à son suicide… Parmi ce « pamphlet-poème », les questionnements philosophiques et moraux s’incarnent en leur personnage de façon éblouissante.
Il en est de même pour l’ultime roman : Les Frères Karamazov, écrit alors qu’en 1879 et 1880 se multiplient les attentats contre le Tsar et toutes sortes de personnalités officielles, avec pour conséquence le partage entre terreur et loi martiale et, cela va sans dire, le refus de toute assemblée constituante. L’impressionnant roman de l’effondrement de la famille et des valeurs morales, mais aussi du conflit entre la raison et la foi, acquiert aussitôt une réputation hors-normes. La rébelion contre Dieu au nom de l’humanité souffrante culmine dans les morceaux de bravoure que sont la révolte d’Ivan et « la Légende du Grand Inquisiteur », qui fait arrêter le Christ et prétend éradiquer la liberté pour le bien de l’humanité, sans compter la conversation d’Ivan avec le Diable. Ivan est la synthèse de l’anarchisme russe ; négateur du sens de la création divine (il accuse impitoyablement Dieu de toutes sortes d’humaines atrocités), il prône lui aussi la destruction. Comment résoudre le scandale du mal[7], alors que le vieux Karamazov « incarne à grande échelle le mal personnel et social » (pour reprendre Joseph Frank), sinon par une théodicée mystique, répond l’écrivain, qui fait de Dmitri Karamazov un parricide, peut-être innocent…
La part de Dostoïevski dans l’évolution du roman moderne est primordiale. Ainsi Crime et châtiment fait-il évoluer le roman policier de la recherche du coupable à l’enquête psychologique et métaphysique. Ainsi le procès des criminels, des ivrognes et des révolutionnaires exaltés par leur jusqu’auboutisme est-il une leçon d’inhumanité. Il s’agit également de méta-littérature lorsqu’un roman tel que Les Démons n’hésite pas à faire de l’écrivain Karmazinov une caricature du romancier Tourgueniev en égocentrique. En conséquence, selon Joseph Frank, « par la diversité des phénomènes littéraires moraux, philosophiques et culturels qu’il aborde, il n’a que deux rivaux au XIX° siècle, Illusions perdues de Balzac et L’Education sentimentale de Flaubert ». Hors Guerre et paix et Anna Karénine de Tolstoï, son contemporain, qu’il ne rencontra jamais, et dont il enviait le train de vie et les succès, tout en dédaignant son bavardage.
Dostoïevski est-il l’anti Tolstoï, qu’il taxait, dans une lettre de 1871, de représentant d’une « littérature de propriétaires terriens » ? Le perspicace critique George Steiner soutenait cette thèse : « Dostoïevski détestait la croyance de Tolstoï et de tous les radicaux qui pensaient qu’on peut persuader les hommes de s’aimer les uns les autres avec des arguments rationnels et une instruction à but utilitaire[8] ». L’auteur de L’Idiot préférait aux prétentions de la raison une pure mystique montée au pinacle. S’il y a une beauté au mysticisme et à la transcendance qui lui est consubstantielle, elle peut confiner à la folie et permettre de préférer l’irrationnel à la raison, et le Christ à la science. Hélas, dans la Russie de Dostoïevski, écartelée entre un Christianisme orthodoxe mystique et le communisme révolutionnaire dont on connait le tragique succès, il n’y a guère de place pour le libéralisme politique.
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.