Saint-Maixent-l'Ecole, Deux-Sèvres. Photo : T. Guinhut.
L’artiste et ses modèles :
de Louise Bourgeois par Marie-Laure Bernadac
à Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant.
Marie-Laure Bernadac : Louise Bourgeois, Flammarion, 528 p, 32 €.
Siri Hustvedt : Un Monde flamboyant,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf,
Actes Sud, 416 p, 23 €.
Que nous soyons machos ou viragos féministes, le sexe, sans compter le genre, doit s’effacer devant l’autorité esthétique de l’artiste. Or, que l’on s’appelle Louise Bourgeois ou Siri Hustvedt, l’on n'en est pas moins plasticienne et romancière si l’on est épouse et mère. Que se passe-t-il entre artiste et son modèle, que l’on soit critique d’art et biographe, comme Marie-Laure Bernadac faisant revivre Louise Bourgeois, ou écrivain, comme Siri Hustvedt, lors de la création d’une fictive et flamboyante artiste ? Si la narratrice d’une vie doit rester au plus près de la fidélité à son modèle, la romancière doit réaliser un travail paradoxal, c’est-à-dire laisser penser au modèle tout en s’écartant vers les prodiges de son imagination, cependant réalistes.
L’œuvre organique et sexuelle, aussi féminine qu’autobiographique, de Louise Bourgeois, méritait une biographie scrupuleuse. C’est chose faite grâce à Marie-Laure Bernadac, conservateur de divers musées et commissaire d’expositions consacrées à son modèle, même si, et elle en a bien conscience, l’artiste est moins dans sa vie que dans ses dessins et ses sculptures. Grâce à l’ouverture des archives, journal d’enfant retrouvé, lettres, factures, écrits pléthoriques, des trésors sont à la disposition de la biographe, qui avait déjà consacré plusieurs ouvrages à son égérie, dont des entretiens[1] et une belle monographie illustrée[2]. Ainsi, met-elle au jour « une personnalité aux multiples facettes, douée d’un sens de l’humour décapant, excentrique, foncièrement originale, singulière et en même temps très vulnérable », mais aussi capable de rage, « parfois même une forme de sadisme et de cruauté », tout en se demandant : « Comment une personne aussi perturbée psychiquement, terriblement angoissée, dépressive, a-t-elle pu créer une œuvre aussi audacieuse, novatrice, spectaculaire ? » En conséquence il faut à Marie-Laure Bernadac éviter autant l’identification que l’hagiographie, rechercher « la position du retrait et de l’objectivité » ; ce à quoi elle a réussi.
Comme son araignée géante aux pattes filamenteuses régnant sur l’art contemporain, Louise Bourgeois enjambe l’Atlantique, grâce à sa naissance à Paris en 1911, puis à son installation à New-York en 1938, jusqu’à sa mort en 2010. Une enfance aux traumatismes divers, une carrière d’épouse et de mère de trois enfants, tout cela n’empêche pas une vaste culture, et surtout la maturation d’une œuvre aux accents et techniques divers, dont la reconnaissance sera néanmoins tardive. Sa vision du monde et du corps de la femme se sont matérialisées dans le corps de ses créations, aussi son art a-t-il une « fonction thérapeutique ».
Car, accompagnant sa mère, qui suivait son père blessé lors de la Première Guerre mondiale, elle est tôt marquée par les blessures, les amputations, qui nourriront sa sculpture. Cependant, de son heureuse enfance près d’une rivière, la Bièvre, elle tirera en 2002 un livre en tissu brodé L’Ode à la Bièvre. L’atelier de tapisserie de sa mère est « le lieu de son premier apprentissage d’artiste ». Son adolescence au cœur de la bourgeoisie éclairée est traversée de passions ambigües, pour Sadie, qui lui enseigne l’anglais et devient l’amante de son père, par exemple. La mort de sa mère aimée et par elle soignée, en 1932, la rend à sa passion pour le dessin ; mais aussi aux demandes en mariages, dont certaines pilotées par son père,qui la conduisent à des tentatives de suicide. Entre divers emplois, elle travaille avec Jacques Léger et Yves Brayer, entre à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts. Son travail pictural et sculptural reste académique, quoique influencé par le cubisme, alors qu’elle ouvre une galerie où elle vend des dessins de maîtres. C’est là qu’elle éprouve le « coup de foudre », avec Robert Goldwater, un professeur d’université et historien de l’art américain qu’elle épouse en 1938.
Partant aussitôt pour New-York, elle quitte un contexte politique tendu pour entrer dans un nouveau monde, y compris celui d’un art en ébullition, découvrant les surréalistes, Picasso et bientôt les expressionnistes abstraits américains, fréquentant Marcel Duchamp. Après la guerre, elle organise une exposition sur les publications clandestine et la Résistance française. La même année, en 1945, elle montre sa première exposition personnelle, des tableaux entre sujets réalistes et abstractions. Participant également à des expositions collectives marquantes, elle commence d’acquérir une réputation qui lui vaut d’être bellement portraiturée par la célèbre photographe Berenice Abbott en 1949.
Devenant « une artiste totalement authentique, tout en étant très éduquée et cultivée », elle dessine des « femme-maisons », taille, découpe, tortille des formes corporelles, élève des « Femmes au couteau », dresse des élans phalliques, sculpte un lapin écorché (« Rabbit »), met en scène « The Destruction of the Father », aussi bien que des demi-champignons avec du plâtre du latex et des lumières rouges. Ce sont alors des « Pregnant Woman », des accouchements et des nourrissons ; ou encore sept paires de jambes soutenant des barres horizontales, « The Blind Leading the Blind », toutes œuvres analysées par notre biographe sous l’égide de la sexualité paternelle et personnelle, nourrie d’une fort longue psychanalyse qui est sa « religion », sans omettre l’histoire de l’art avec l’allusion à « La parabole des aveugles » de Brueghel. Pour Louise Bourgeois, « ces sculptures sont bien des présences physiques, des substituts d’êtres humains, des personnages qui ont valeur de fétiches […] un moyen pour elle de recréer de façon tangible le passé, c’est à dire de le contrôler et de le manipuler ». Comme sa plus hiératique amie et rivale, Louise Nevelson, elle travaille le bois.
En 1951, le directeur du Museum of Modern Art, Alfred H. Barr, dont elle est amoureuse sans succès, achète « Sleeping Figure ». Hélas la misogynie du milieu de l’art ne faiblit guère. La dépression n’est pas loin, y compris à la suite de la mort de son père, de celle de son frère Pierre, atteint de maladie mentale. Hystérie, insomnie, retour de la figure du père et modèle, envie du pénis et « rejet de la féminité » entretiennent sa « graphomanie ». Même si la fin des années cinquante voit l’activité de l’artiste se raréfier, tout cet univers troublé est un « ressort de sa créativité », enrichissant son œuvre ultérieure.
Les années soixante sont celles d’un art intensément renouvelé, du « refuge organique » de « la matrice maternelle ». Finie l’érection du bois, voici l’abondance du plâtre et du latex, plus malléables. Nid et entrailles, mamelles et phallus fragiles, tout oscille entre violence et tendresse. Ainsi sont conçus « Fée couturière » (dont elle fera une version en bronze) et « Labyrinthine Tower », des « sculptures quasis anatomiques » et spiralées, essentiellement des féminités organiques, exposées en 1964. Le mou devient une catégorie nouvelle de la sculpture, par exemple avec « Le Regard », « masse ovoïde en latex brun avec une fente sur le dessus ».
Cependant les voyages en France et en Toscane lui permettent d’élever des œuvres en bronze et en marbre. Elle va également jusqu’à réaliser des moulages d’organes d’animaux. C’est l’époque de « Fillette », ce pénis en latex, qu’elle considère comme son autoportrait, surtout si l’on rappelle de la célèbre photographie de Robert Mapplethorpe, en 1982, sur laquelle elle tint à figurer avec ce phallus long comme le bras sous le bras, en guise de véritable manifeste esthétique et politique.
Perdant son mari aimé en 1973, elle crée dans les années suivantes des œuvres fondamentales et monumentales telles que « The Destruction of Father », où dialoguent formes maternelles et phalliques, et « Confrontation » : voici venir la décennie de l’engagement politique et féministe ; et de la consécration. Comme l’une de ses œuvres marquantes, elle est « La Femme-couteau ». Plus tard, en 1992, l’albâtre devient « Precious Liquids », qui est peut-être une allusion au Sida. Très critique envers les happenings et les accumulations, en vogue dans l’art contemporain, elle réaffirme la dimension créatrice de la sculpture, pour elle organique, sensuelle et tourmentée. À partir des années quatre-vingts, elle est reconnue par la jeune génération, le jeune Jerry Gorovoy devient un parfait assistant, le Museum of Modern Art organise une vaste rétrospective. Phallus à mamelles et yeux monumentaux naissent sous ses mains, cordons ombilicaux jaillissent du marbre, des espaces faits de portes accueillent des formes en cosses et en cœurs…
Au-delà de ses quatre-vingts ans, la créativité est en ébullition : pensons à ses « Cellules » ou « Cells », lieux de mémoires et chambres magiques du passé, où s’apaisent flacons de parfums, objets trouvés et fragments de corps marmoréens. Les vêtements suspendus et sa fameuse « Araignée » contribuent aux plus fastueuses expositions internationales, tandis que le verre, la gouache rouge pour d’étranges grossesses, les « Dessins d’insomnie », les tissus brodés, les figurines en tricot permettent de nouvelles explorations plastiques et psychiques. Jusqu’en sa dernière vieillesse, son art est une sublimation : « J’entre dans mon atelier comme dans une église », dit-elle. N’est-elle pas une star, entre Biennales de Venise et le film The Spider, the Mistress and the Tangerine, qui lui est consacré ?
Limpide et informée, cette biographie de Marie-Laure Bernadac se lit en toute fluidité, allant du portrait intime d’une femme contrastée et tourmentée aux réalisations foisonnantes de l’artiste, analysées avec soin et respect, présentées comme « une expérience personnelle à la résonance universelle »…
De Louise Bourgeois à Harriet Burden, il n’a qu’un saut : celui de la fiction. Toutes les deux artistes, mariées à un professionnel de l’art new-yorkais, toutes les deux n’obtenant qu’une reconnaissance tardive, et de surcroit polissant avec opiniâtreté une œuvre marquée par la féminité. Reste que la seconde, exclusivement américaine, est bien le produit de la créativité de Siri Hustvedt, et qu’il faut à cette dernière relever un défi d’importance : créer pour son personnage des œuvres résolument originales. L’ekphrasis, qui montre l’œuvre d’art avec des mots, a quelque chose d’une gageure. Nombre d’écrivains ont tenté d’égaler la réussite de Proust en sa sonate de Vinteuil ou ses peintures d’Elstir. Pourtant, dans la tradition des femmes écrivaines et plasticiennes qui va d’Hildegarde de Bingen jusqu’à Louise Bourgeois, l’Américaine Siri Hustvedt (née en 1955) est parvenue à ériger entièrement, et avec de seuls mots, devant nos yeux, nos sens et notre sensibilité, la vie et les œuvres d’une artiste imaginaire : Harriet Burden. Femme singulière, est-il si facile de construire son identité, d’accéder à une nécessaire reconnaissance ?
Le lecteur est convié à une enquête posthume, confiée aux bons soins de l’universitaire I. V. Hess, en phase de « mythifier les morts » et de rétablir la vérité d’Harriet, surnommée « Harry », épouse d’un grand marchand d’art new-yorkais. Aussi réunit-il le puzzle des témoignages croisés avec les carnets de son modèle.
Malgré l’affection de ses enfants (une réalisatrice, un écrivain), la perte de son mari Felix est pour elle un traumatisme. Les œuvres de la veuve se font alors thérapie : elle conçoit en effet des mannequins chauffants à l’effigie du disparu. Et fabrique des « femmes-maisons », des « boîtes-histoires », des « métamorphes », des « chambres de suffocation », des architectures chargées de textes, car son art est littéraire, immensément cultivé. Son œuvre la plus impressionnante est probablement « Margaret », « Mère du monde flamboyant », qui donne son titre au roman : « une colossale mama ricanante, accroupie dans l’atelier, nue et furibonde, avec ses nénés qui pendaient […] En levant les yeux vers son crâne chauve et transparent, on y voyait des petits personnages, des foules de Lilliputiens occupés à leurs affaires […] en train de composer des partitions musicales, de dessiner, de rédiger des formules mathématiques, des poèmes et des histoires. […] La tête de cette Gulliver femelle abritait sept couples lascifs en pleine action »…
De même, son immense atelier recueille, comme autant d’histoires emboitées, des vagabonds, des artistes, un « homme-météo »… Quant au tendre poète Bruno Kleinfeld, qui rate son poème withmanien et réussit son autobiographie, il vit avec Harriet une tardive histoire d’amour.
Devant l’invisibilité de son œuvre par les marchands, la critiques et le public, elle s’invente des hétéronymes : trois hommes l’exposent sous leurs noms, rencontrant « un accueil enthousiaste ». Quand la féminité de cette « grande Vénus », dégingandée, aux seins opulents, déconcerte, il s’agit de réel sexisme. Il y a en effet un versant polémique en ce roman : les « Guerrilla girls », ayant montré la sous représentativité des femmes artistes dans les musées, le personnage d’Harriet Burden a une dimension militante ; bien que Siri Hustvedt ait assez de finesse pour ne pas choir dans la revendication geignarde. Le témoignage de Rosemary pointe une évidence : « de nombreuses femmes - pas toutes - n’ont été célébrées qu’après avoir fait leur temps en qualité d’objets sexuels désirables ». La « parabole féministe » est-elle une confession de l’auteure, qui fut longtemps moins célèbre que son mari, Paul Auster, tout en méritant sans doute mieux… Ainsi, une fois de plus, peut-on penser ici à la sculptrice Louise Bourgeois, qui n’a réellement brillé qu’à soixante-dix ans.
Pour percer, il faut à Harriet engager un « pacte faustien » : prouvant combien la reconnaissance est sexuée, la perception fluctuante, le trio d’expositions devient une performance intitulée « Masquages », dont le succès finira par déraper. La dramaturgie devient angoissante et teintée de suspense. Si Anton Tisch et Phineas lui rendent la maternité de son œuvre, Rune emportera sa captation dans la mort, laissant l’artiste flouée, désemparée…
Mieux qu’une reconstitution univoque et chronologique - et c’est là aussi une grande différence avec la biographie de Louise Bourgeois - la multiplicité successive des voix est stupéfiante : les enfants d’Harriet, ses amis, des critiques d’art, témoignent tour à tour, alternant avec les carnets d’Harriet, chacun avec sa perspective, ses marottes, son style, sa rhétorique favorite, son lexique. Rosemary est docte, Kleinfeld déverse sa vie et sa rencontre avec l’héroïne en avalanche, Case rédige des potins vulgaires, mais pertinents… L’écriture, incisive, émouvante, rageuse et lyrique, ne cesse de surprendre parmi ce roman intelligemment polymorphe. Où l’on retrouve l’intérêt de Siri Hustvedt (elle-même auto-citée en ces pages) pour les neurosciences, comme dans Vivre, penser regarder[3].
L’Harriet Burden de Siri Hustvedt est elle-même tout en étant bien d’autres, son auteure d’abord, alors que Marie-Laure Bernadac reste soigneusement en retrait devant son modèle, mais aussi peut-être cette artiste à qui l’on pense en lisant dès l’incipit cette constatation polémique : « Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises, reçoivent un meilleur accueil dans l’esprit de la foule lorsque la foule sait qu’elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandiose, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. » Cependant la recréation de la trajectoire et de l’univers de l’immense plasticienne, dessinatrice et sculptrice Louise Bourgeois en une héroïne romanesque n’est en aucun cas servile. Intellectuellement solide et parfaitement construit, le roman polyphonique de Siri Hustvedt est également une réussite émotionnelle frappante, restituant autant les bonheurs et les failles de la personnalité de son artiste que les succès conceptuels et les échecs réels, car elle est moins optimiste quant à la question du succès d’une artiste-femme, voire trop pessimiste, d’autant que le cancer qui l’amène à la mort est raconté sans concessions.
Alter ego, flamboiement de l’imaginaire, un peu des deux dans une projection créatrice ? Du coup l’on ne sait plus s’il vaut mieux lire la scrupuleuse biographie d’une artiste qui marqua la seconde moitié du XX° siècle ou la création d’une artiste par une artiste. Qu’importe, lorsqu’une judicieuse biographie est autant un portrait d’un siècle que d’une psyché au travail, lorsqu’avec Siri Hustvedt l’équilibre entre essai et roman, satire du milieu de l’art contemporain, thèse, ekphrasis, et biographie d’une fiction faite femme et artiste, est fondamentalement réussi. Hildegarde de Bingen, au XIIème siècle, concevait, en ses « visions », « l’homme universel[4] » parmi le cosmos ; Siri Hustvedt, avec le soin de son écriture et de son personnage aux tourments créatifs hallucinants, a, qui sait, atteint la femme universelle.
Thierry Guinhut
La partie sur Siri Hustvedt a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2014
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.