Marc Fumaroli : Dans ma bibliothèque. La guerre et la paix,
Tel Gallimard, 2023, 540 p, 18 €.
Marc Fumaroli : La République des Lettres,
Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2015, 494 p, 25 €.
Peter N. Miller : L’Europe de Peiresc ; Savoir et vertu au XVIIème siècle,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat,
Albin Michel, 2015, 386 p, 31 €.
Comme échappé des XVII° et XVIII° siècles, ces grands siècles de La République des Lettres, Marc Fumaroli incarne pour notre temps, la politesse, l’élégance et la richesse de la culture. Cependant, ouvrant son recueil intitulé Dans ma bibliothèque, ne doutons pas qu’il s’avance jusqu’au siècle d’Yves Bonnefoy et de Vassili Grossman, sous le signe, selon son sous-titre, de « la guerre et la paix ». Celui qui n’aimait rien tant que La Fontaine et le temps ou « L’Europe parlait français » s’est également fait le laudateur d’un archipel de lettrés, savants et curieux, qui balise l’ensemble du XVIème et du XVIIème siècle européen sous l’égide de « La République des lettres ». À ces rencontres, répond, au seuil de notre XXIème siècle, celle inopinée, pas le moins du monde concertée, de deux précieux volumes de Marc Fumaroli et de Peter N. Miller, qui de part et d’autre de l’Atlantique, se font écho. Le premier en dressant un tableau mosaïqué de cet intellectuel milieu, le second en peignant le portrait de l’un de ses princes secrets : Claude-Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637). S’agirait-il d'une nouvelle éducation d'Achille, d’un idéal intellectuel enfin pour notre contemporain ?
Quoique peut-être pas totalement poli, cet « essai polyédrique de Marc Fumaroli (1932-2020) ce livre testamentaire, fut gagné in extremis sur la maladie, « un périlleux gué de santé », dit-il pudiquement. Ainsi l’écrivain « danse dans les chaînes » de la vie et de la mort, pour reprendre avec lui la métaphore que le philosophe du Gai savoir tenait de l’auteur de Candide. Pour jouer sur les mots, l’ouvrage a cependant la politesse de la distinction, la culture encyclopédique du grand lecteur qui ainsi dépasse la finitude de notre vie. Le savoir littéraire, historique, philosophique, ici inclus avec finesse et pertinence, va de l’Antiquité à notre contemporain, quoique principalement enté sur la période qui va du classicisme aux Lumières. C’était pour lui sa patrie imaginaire, même si guerres et famines l’on marquée, car elle fut l’apogée de la République des Lettres et des Arts. Il livre alors, en une sorte de discrète confession intellectuelle, les secrets de la genèse de son vaste ouvrage consacrée à cette république, peut-être la seule qui vaille réellement.
Empruntant au titre de Léon Tolstoï, « Regarder en face et à livre ouvert »la guerre et la paix est l’angle grâce auquel s’ordonne l’ouvrage. C’est bien là l’« objet d’un éternel retour, […] comme constitutif de la condition humaine ». Car les règnes de Louis XIV (1643-1715) et Louis XV (1715-1784), au cœur desquels se détache la figure du baron de Caylus, lui permettent une large méditation à travers l’empreinte des grandes épopées antiques, d’Homère et de Virgile, et, au plus près de ces règnes, celle des Aventures de Télémaque (1694) de Fénelon[1], cet « Homère chrétien », qui voit le mal s’incarner dans les belligérants et fait de Mentor le modèle des princes : « la guerre et la paix sont l’obsession de Fénelon politique, et le ressort moral de Fénelon éducateur de roi ». Souverain bifrons, Louis XIV apparait à la fois comme un protecteur apollinien des arts et un prince démesurément martial. De surcroit, au-delà de Guerre et paix (1865-1869) de Tolstoï, c’est la somme de Vassili Grossman, Vie et destin (1980)[2] qui ajoute une épopée au siècle que le communisme a crevé de son empreinte sanglante, alors que Stalingrad marque l’apogée du choc de deux totalitarismes, « l’un et l’autre fanatismes politiques et policiers tenant lieu de foi religieuse ou d’espérance philosophique ». le moralisme de Marc Fumaroli s’adosse à la philosophie politique.
Loin de procéder au moyen d’un déroulement chronologique, ses quelques deux cents chapitres, ou plus exactement miscellanées, vont par « sauts et gambades », pour reprendre les mots de Montaigne, ce parmi un « savoir éclectique ». Leitmotivs, échos successifs, nous font partager l’intimité de la pensée, le sens du souffle de Marc Fumaroli, dont l’inquiétant fil rouge est la récurrence du Mal. Aussi faut-il mieux lire les poètes que de nourrir « l’inhumanité illimitée des bourreaux ». Au cours de cette errance concertée, « revivre l’antique », réhabiliter le Grand siècle, opposer « pacifisme et bellicisme », « lumières philosophiques et lumières militaires » sont les charnières d’une somme brillante.
Notre érudit est de toute évidence un conservateur. Il ne s’empêche pas de jeter des coups de griffe à notre époque contemporaine, à l’occasion par exemple d’une allusion aux Gilets jaunes : « La France des mécontents, souvent violents, ignore la gratitude », ce qui n’est pas sans sagesse, malgré la nécessité de reconnaître l’exaspération de ces deniers face aux taxes, impôts et autres règlementations, qui pourrissent la vie des humbles quoique d’autres préfèrent réclamer plus encore de contrôle économique et social. Qui sait si de telles réclamations, bien trop souvent affamées d’étatisme, nous mèneront vers la paix ou vers la guerre…
Qu’est-ce que la « République des Lettres » ? Avant tout un groupe épars d’individus qui de l’Antiquité font une passion raisonnée. De la collection d’objets antiques aux manuscrits et éditions savantes des grands textes, en passant parfois par les cabinets de curiosité, ils font sans cesse leur miel, partageant avec un intense réseau européen de correspondants leurs connaissances et découvertes, leur éthique humaniste, descendant de Pétrarque et passant par Erasme[3]. Ce qui, peu à peu, n’aura guère de peine à féconder l’esprit des Lumières. C’est en 1417, nous apprend Marc Fumaroli, qu’un Vénitien, Francesco Barbaro, inventa l’expression, promise à tous les succès, de « Respublica litterraria ». La même année d’ailleurs, Le Pogge[4] énumérait dans une lettre les découvertes sensationnelles de manuscrits latins parmi les bibliothèques de l’Europe. On sait qu’ainsi il redonna vie au De rerum natura de Lucrèce, aventure par ailleurs contée avec tant de brio par Stephen Greenblatt dans son Quattrocento[5].
Ces antiquaires, en partageant leurs découvertes numismatiques, épigraphiques, fomentent une encyclopédie avant l’heure. Archéologie et littératures anciennes trouvent leur exutoire dans une volumineuse correspondance, dans des manuscrits, profitant de surcroit du développement de l’imprimerie, depuis la seconde moitié du XVème siècle. Ils rayonnent autour d’Aldo Manuzio[6], imprimeur à Venise, qui publia des splendeurs inouïes, autour de 1500, dont les Métamorphoses d’Ovide. Son complice Erasme lui-même reprend cette idée d’une « communauté universelle et autonome des lettrés ». Ces derniers correspondent avec Guillaume Budé, grand helléniste français, Thomas More, auteur anglais fameux de l’Utopie. Composant un nouveau Parnasse, ils réunissent De Thou, Boccalini, Vivès…
Au XVIIème, ils essaiment de Leibniz à Pierre Bayle, dont le Dictionnaire historique et critique[7] fait autorité. Une nouvelle démocratie intellectuelle se vit sous le mode de la tolérance ; où les suffrages « sont estimés non à leur nombre, mais à leur poids », selon Georg Prit. Ainsi John Barclay est l’un de ceux qui s’efforcent de « penser l’Europe ». Visiblement, si Marc Fumaroli légitime les recherches sur l’identité française, tout en réclamant, au-delà de Fernand Braudel[8], une prise en compte de la littérature et des arts, il déplore qu’une telle quête intellectuelle fasse défaut pour l’Europe. Or John Barclay, « prédécesseur de Keyserling », d’ailleurs ami de Peiresc, est une sorte de « Voltaire écossais ». Son Icon animorum, ou Portrait des esprits, parut en 1614 avant d’être traduit en français en 1624. C’est « un acte de foi laïque dans l’harmonie européenne ». Mieux, un « programme de réforme », pour une France « gouvernée par un Etat intelligent et vigoureux », aiguillonnée par la liberté du commerce dont jouit l’Angleterre. Chaque pays européen est ausculté, dans une perspective critique des tyrannies qui n’est pas loin du libéralisme politique.
De « Rhétorique et société en Europe », à « L’émergence des Académies », c’est toute une foisonnante culture qui se lève sous nos yeux grâce à l’écriture limpide et élégante de Marc Fumaroli. Ne faut-il pas alors considérer que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont nous ne nierons pas l’explosive nouveauté, s’inscrit dans cette tradition sans cesse en marche ? Car peu à peu le « divorce entre Respublica christiana et Respublica litteraria », devient concevable. La « spiritualité de la bibliothèque » doit se répandre parmi la concorde des beaux esprits réunis, de l’Académie romaine à l’Académie française. Non sans omettre la « diplomatie parallèle des grands lettrés », qui permet de développer et d’étendre l’art de la « conversation », cette « haute vulgarisation ». Ainsi la conversation parisienne se voit devenir européenne. À cet égard, la curiosité de Marc Fumaroli est époustouflante : ne va-t-il pas jusqu’à dévoiler un chapitre du Testament publié en 1648 par Fortin de la Hoguette, sur les vertus de cette conversation, en un concert d’amis d’élection, « où la liberté de jugement est entière »… Plus loin, il ranime les cendres du néoplatonicien Marcile Ficin, puis celles de Venise, cité ouverte jouant un rôle crucial dans la République des Lettres, avant de poursuivre jusqu’au crépuscule des Lumières, quand sur fond de Révolution française et de Terreur, un gentilhomme français, réfugié à Rome, Séroux d’Agincourt, écrit avec patience une Histoire de l’art par les monumens…
De Pétrarque à Juste Lipse, les sources de l’humanisme sont célébrées, quand la tradition des Vies, venue de Plutarque, en passant par Vasari, et consacrée aux hommes d’élection, se heurte à la vulgarité des biographies qui lui ont succédé. Ce qui permet à Marc Fumaroli un coup de griffe acide envers un Sartre qui « passe de l’âme au Moi » et qui se voit brocardé : « ce Protée de confection psychologique s’ajuste à toutes les photos d’identité ». D’où la différence « entre le livre de gare et la littérature ».
La dimension polémique, au-delà d’un maigre présent, d’une étique République des Lettres réduite au microcosme de l’édition parisienne d’aujourd’hui, est celle d’un « engagement » : faire l’éloge d’un passé glorieux c’est réclamer un demain meilleur. C’est ainsi qu’il y a peu il nous alerta, par la voix d’un grand quotidien, en défendant « les humanités au péril d’un monde numérique[9] ».
Pourtant, qui sait si le « loisir lettré », autrefois de bouche à oreille et de lettre à lettre, et encore de livre à livre, peut aujourd’hui converser parmi les voix bavardes et encombrées qui s’échangent et se heurtent sur notre internet contemporain, et retrouver des amis d’élection ? S’y rencontre-t-on sous l’égide du Parnasse, de l’Arcadie, de l’Académie, ces « Trois lieux allégoriques de l’éloge du loisir lettré » ? Peut-être cette tro mince page permet-elle de dialoguer avec les meilleurs esprits de notre lointain passé, ainsi qu’avec l’un des meilleurs de notre présent, digne héritier de la noblesse de la République des Lettres…
Bien qu’avec modestie Marc Fumaroli présente son essai comme un « montage et collage cubiste », sans ordre « chronologique ni narratif », conférences et « résumés » ici réunis parviennent aisément à leur objectif : initier le lecteur à cette « société idéale », qui, de l’humanisme à la Révolution française, « transcenda la géographie politique et religieuse de l’Europe ». N’était-ce pas déjà un « réseau social » ? Au point que notre essayiste veuille avec raison nous « convaincre qu’une telle instance critique internationale est encore plus souhaitable au temps de Facebook qu’elle le fut au siècle de l’invention du livre ». Car « être initié aux lettres, c’est sortir du rang des rudes, c’est eruderi, c’est accéder à l’humanitas et éventuellement à l’urbanitas. »
Si Marc Fumaroli ne consacre qu’un chapitre à Claude-Nicolas Fabri de Peiresc, Peter N. Miller offre à ce provençal du XVIIème un livre entier. Si peu connu, il trouve ici sa résurrection. « Son commerce de lettres embrassait toutes les parties du monde », disait pierre Bayle. Il est un des Hommes illustres de Charles Perrault. Sa maison d’Aix en Provence était une académie.
À quoi ne s’intéresse pas cet esprit catholique et néanmoins libre ? Philosophe de l’histoire et de la conversation, il entretient une correspondance démesurée avec maints lettrés et savants (environ 10 000 lettres), comme tissant au travers de l’Europe une toile d’inextinguible curiosité : juriste et Conseiller au Parlement de Provence, il échange avec le peintre Rubens des propos sur les médailles antiques ; il défend Galilée, Gassendi et Campanella que l’inquisition menace ; sélénographe, il charge un graveur de fixer sur l’airain les phases de la lune grâce à un télescope que lui fit parvenir Galilée, puis découvre la nébuleuse d’Orion ; égyptologue, botaniste, zoologue, lecteur boulimique, sa bibliothèque était nombreuse, sur la politique hébraïque, romaine et contemporaine… Digne d’une Muse des Arts libéraux, Peiresc était à la fois érudit, touche à tout et encyclopédiste avant l’heure, un peu à la manière d’Athanasius Kircher[10]. Enfin, la Vita Peireskii, par Gassendi fut traduite en anglais. Avant que l’oubli le ronge. Grâce en soit rendue à l’application et au talent de Peter N. Miller !
Marc Fumaroli ne pouvait que bellement préfacer l’essai de Peter N. Miller, qui a l’inestimable vertu de citer de nombreux passages des nombreuses lettres de Peiresc. Pourtant ce dernier refusait de publier. Marc Fumaroli avance l’hypothèse selon laquelle il préférait « écarter les soupçons des tyrans et du vulgaire », préférant se consacrer à ses amis lettrés, comme un de ces « philosophes en temps de persécution », plus tard théorisés par Leo Strauss[11]. Peiresc, selon Peter N. Miller, « évitait la langue universelle du savoir » -c’est à dire le latin- pour écrire en français, illustrant alors le propos de Marc Fumaroli dans Quand l’Europe parlait français[12].
Pour revenir à l’essayiste-biographe, il nous apprend que Peiresc multipliait ses correspondants de Londres à Lubeck, de Smyrne à l’Abyssinie, de Rome à Damas et Bordeaux… Loin de cacher ses trésors il se faisait un devoir d’en propager la substance : « J’espère de faire mieux valloir que ne font d’autres, qui ne recouvrent des livres que pour les enfermer dans des cachots impénétrables, où ils tombent d’une sorte de ténèbres en d’autres plus obscures », écrit-il à Gassien de Nantes, en 1635. Lui qui avait visité Rome, ne voulait pas que le savoir soit une vanité, mais connaissance au service d’une vie philosophique, sans faire mentir un instant la devise de l’imprimeur Plantin : « Labore & constantia ». Au point que, resté célibataire, il préférât « s’unir avec Pallas et les Muses » ! L’antiquaire « avait pu être un héros à une époque qui se délectait de la force créatrice du travail intellectuel »…
Il n’est pas impossible de ranger Peiresc parmi les précurseurs du libéralisme politique, car pour lui, et selon Peter N. Miller, « l’Etat fort était l’Etat minimal […] on pouvait laisser les individus se gouverner eux-mêmes ». Ce dans le cadre d’une recherche de la paix perpétuelle bientôt kantienne[13], dans la tradition d’Erasme et de son Plaidoyer pour la paix[14].
Aimable concurrente de celle de Marc Fumaroli, l’érudition de Peter N. Miller est un délice : généreuse, lumineuse… Loin de n’être que des livres d’archivistes, leurs travaux sont « savoir et vertu », bien au-delà du XVIIème siècle. Car même si bien des arborescences, en particulier scientifiques, ont profondément évolué depuis l’époque classique, il n’est pas interdit de garder vivant aujourd’hui et demain cet idéal.
La République des Lettres n’est-elle qu’une nostalgie ? Une anticipation d’un futur de culture partagée ? Une anticipation d’un futur de culture partagée ? Au-delà de cette religion de bureaucrates idéologues qu’il dénonça dans cet Etat culturel[15], qui n’est pas à l’honneur de notre temps, Marc Fumaroli fait visiblement plus confiance, plutôt qu’à l’inflation budgétaire et administrative d’un ministère, aux bonnes volontés curieuses et patientes des individus pour développer l’excellence d’une République des Lettres. Sans nul doute, un Peiresc est son ancêtre d’élection, quand Peter N. Miller est une de ces amitiés des sages qui, selon Cicéron, voit « briller quelque marque de vertu ; alors une âme se rapproche d’une autre semblable et s’attache à elle[16] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.