Le regard de Montaigne sur les reliures vélin du XVIIème.
Photo: T. Guinhut.
De la République des Lettres et de Peiresc ;
ou les délices de l’érudition :
Marc Fumaroli et Peter N. Miller
Marc Fumaroli : La République des Lettres, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 494 p, 25 €.
Peter N. Miller : L’Europe de Peiresc ; Savoir et vertu au XVIIème siècle,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 386 p, 31 €.
Un archipel de lettrés, savants et curieux balise l’ensemble des XVIème et XVIIème siècle européens : « La République des lettres ». À ces rencontres, répond, au seuil de notre XXIème siècle, celle inopinée, pas le moins du monde concertée, de deux précieux volumes de Marc Fumaroli et de Peter N. Miller, qui, de part et d’autre de l’Atlantique, se font écho. Le premier en dressant un tableau mosaïqué de cet intellectuel milieu, le second en peignant le portrait de l’un de ses princes secrets : Claude-Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637).
Qu’est-ce que la « République des Lettres » ? Avant tout un groupe épars d’individus qui de l’Antiquité font une passion raisonnée. De la collection d’objets antiques aux manuscrits et éditions savantes des grands textes, en passant parfois par les cabinets de curiosité, ils font sans cesse leur miel, partageant avec un intense réseau européen de correspondants leurs connaissances et découvertes, leur éthique humaniste, descendant de Pétrarque et passant par Erasme[1]. Ce qui, peu à peu, n’aura guère de peine à féconder l’esprit des Lumières. C’est en 1417, nous apprend Marc Fumaroli, qu’un Vénitien, Francesco Barbaro, inventa l’expression, promise à tous les succès, de « Respublica litterraria ». La même année d’ailleurs, Le Pogge[2] énumérait dans une lettre les découvertes sensationnelles de manuscrits latins parmi les bibliothèques de l’Europe. On sait qu’ainsi il redonna vie au De rerum natura de Lucrèce, aventure par ailleurs contée avec tant de brio par Stephen Greenblatt dans son Quattrocento[3].
Ces antiquaires, en partageant leurs découvertes numismatiques, épigraphiques, fomentent une encyclopédie avant l’heure. Archéologie et littératures anciennes trouvent leur exutoire dans une volumineuse correspondance, dans des manuscrits, profitant de surcroit du développement de l’imprimerie, depuis la seconde moitié du XVème siècle. Ils rayonnent autour d’Aldo Manuzio[4], imprimeur à Venise, qui publia des splendeurs inouïes, autour de 1500, dont les Métamorphoses d’Ovide. Son complice Erasme lui-même reprend cette idée d’une « communauté universelle et autonome des lettrés ». Ces derniers correspondent avec Guillaume Budé, grand helléniste français, Thomas More, auteur anglais fameux de l’Utopie. Composant un nouveau Parnasse, ils réunissent De Thou, Boccalini, Vivès…
Au XVIIème, ils essaiment de Leibniz à Pierre Bayle, dont le Dictionnaire historique et critique[5] fait autorité. Une nouvelle démocratie intellectuelle se vit sous le mode de la tolérance ; où les suffrages « sont estimés non à leur nombre, mais à leur poids », selon Georg Prit. Ainsi John Barclay est l’un de ceux qui s’efforcent de « penser l’Europe ». Visiblement, si Marc Fumaroli légitime les recherches sur l’identité française, tout en réclamant, au-delà de Fernand Braudel[6], une prise en compte de la littérature et des arts, il déplore qu’une telle quête intellectuelle fasse défaut pour l’Europe. Or John Barclay, « prédécesseur de Keyserling », d’ailleurs ami de Peiresc, est une sorte de « Voltaire écossais ». Son Icon animorum, ou Portrait des esprits, parut en 1614 avant d’être traduit en français en 1624. C’est « un acte de foi laïque dans l’harmonie européenne ». Mieux, un « programme de réforme », pour une France « gouvernée par un Etat intelligent et vigoureux », aiguillonnée par la liberté du commerce dont jouit l’Angleterre. Chaque pays européen est ausculté, dans une perspective critique des tyrannies qui n’est pas loin du libéralisme politique.
De « Rhétorique et société en Europe », à « L’émergence des Académies », c’est toute une foisonnante culture qui se lève sous nos yeux grâce à l’écriture limpide et élégante de Marc Fumaroli. Ne faut-il pas alors considérer que l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, dont nous ne nierons pas l’explosive nouveauté, s’inscrit dans cette tradition sans cesse en marche ? Car peu à peu le « divorce entre Respublica christiana et Respublica litteraria », devient concevable. La « spiritualité de la bibliothèque » doit se répandre parmi la concorde des beaux esprits réunis, de l’Académie romaine à l’Académie française. Non sans omettre la « diplomatie parallèle des grands lettrés », qui permet de développer et d’étendre l’art de la « conversation », cette « haute vulgarisation ». Ainsi la conversation parisienne se voit devenir européenne. À cet égard, la curiosité de Marc Fumaroli est époustouflante : ne va-t-il pas jusqu’à dévoiler un chapitre du Testament publié en 1648 par Fortin de la Hoguette, sur les vertus de cette conversation, en un concert d’amis d’élection, « où la liberté de jugement est entière »… Plus loin, il ranime les cendres du néoplatonicien Marcile Ficin, puis celles de Venise, cité ouverte jouant un rôle crucial dans la République des Lettres, avant de poursuivre jusqu’au crépuscule des Lumières, quand sur fond de Révolution française et de Terreur, un gentilhomme français, réfugié à Rome, Séroux d’Agincourt, écrit avec patience une Histoire de l’art par les monumens…
De Pétrarque à Juste Lipse, les sources de l’humanisme sont célébrées, quand la tradition des Vies, venue de Plutarque, en passant par Vasari, et consacrée aux hommes d’élection, se heurte à la vulgarité des biographies qui lui ont succédé. Ce qui permet à Marc Fumaroli un coup de griffe acide envers un Sartre qui « passe de l’âme au Moi » et qui se voit brocardé : « ce Protée de confection psychologique s’ajuste à toutes les photos d’identité ». D’où la différence « entre le livre de gare et la littérature ».
La dimension polémique, au-delà d’un maigre présent, d’une étique République des Lettres réduite au microcosme de l’édition parisienne d’aujourd’hui, est celle d’un « engagement » : faire l’éloge d’un passé glorieux c’est réclamer un demain meilleur. C’est ainsi qu’il y a peu il nous alerta, par la voix d’un grand quotidien, en défendant « les humanités au péril d’un monde numérique[7] ».
Pourtant, qui sait si le « loisir lettré », autrefois de bouche à oreille et de lettre à lettre, et encore de livre à livre, peut aujourd’hui converser parmi les voix bavardes et encombrées qui s’échangent et se heurtent sur notre internet contemporain, et retrouver des amis d’élection ? S’y rencontre-t-on sous l’égide du Parnasse, de l’Arcadie, de l’Académie, ces « Trois lieux allégoriques de l’éloge du loisir lettré » ? Peut-être cette trop mince page permet-elle de dialoguer avec les meilleurs esprits de notre lointain passé, ainsi qu’avec l’un des meilleurs de notre présent, digne héritier de la noblesse de la République des Lettres…
Bien qu’avec modestie Marc Fumaroli présente son essai comme un « montage et collage cubiste », sans ordre « chronologique ni narratif », conférences et « résumés » ici réunis parviennent aisément à leur objectif : initier le lecteur à cette « société idéale », qui, de l’humanisme à la Révolution française, « transcenda la géographie politique et religieuse de l’Europe ». N’était-ce pas déjà un « réseau social » ? Au point que notre essayiste veuille avec raison nous « convaincre qu’une telle instance critique internationale est encore plus souhaitable au temps de Facebook qu’elle le fut au siècle de l’invention du livre ». Car « être initié aux lettres, c’est sortir du rang des rudes, c’est eruderi, c’est accéder à l’humanitas et éventuellement à l’urbanitas. »
Si Marc Fumaroli ne consacre qu’un chapitre à Claude-Nicolas Fabri de Peiresc, Peter N. Miller offre à ce provençal du XVIIème un livre entier. Bien peu connu, il trouve ici sa résurrection. « Son commerce de lettres embrassait toutes les parties du monde », disait pierre Bayle. Il est un des Hommes illustres de Charles Perrault. Sa maison d’Aix en Provence était une académie.
À quoi ne s’intéresse pas cet esprit catholique et néanmoins libre ? Philosophe de l’histoire et de la conversation, il entretient une correspondance démesurée avec maints lettrés et savants (environ 10 000 lettres), comme tissant au travers de l’Europe une toile d’inextinguible curiosité : juriste et Conseiller au Parlement de Provence, il échange avec le peintre Rubens des propos sur les médailles antiques ; il défend Galilée, Gassendi et Campanella que l’inquisition menace ; sélénographe, il charge un graveur de fixer sur l’airain les phases de la lune grâce à un télescope que lui fit parvenir Galilée, puis découvre la nébuleuse d’Orion ; égyptologue, botaniste, zoologue, lecteur boulimique, sa bibliothèque était nombreuse, sur la politique hébraïque, romaine et contemporaine… Digne d’une Muse des Arts libéraux, Peiresc était à la fois érudit, touche à tout et encyclopédiste avant l’heure, un peu à la manière d’Athanasius Kircher[8]. Enfin, la Vita Peireskii, par Gassendi fut traduite en anglais. Avant que l’oubli le ronge. Grâce en soit rendue à l’application et au talent de Peter N. Miller !
Marc Fumaroli ne pouvait que bellement préfacer l’essai de Peter N. Miller, qui a l’inestimable vertu de citer de nombreux passages des nombreuses lettres de Peiresc. Pourtant ce dernier refusait de publier. Marc Fumaroli avance l’hypothèse selon laquelle il préférait « écarter les soupçons des tyrans et du vulgaire », préférant se consacrer à ses amis lettrés, comme un de ces « philosophes en temps de persécution », plus tard théorisés par Leo Strauss[9]. Peiresc, selon Peter N. Miller, « évitait la langue universelle du savoir » -c’est à dire le latin- pour écrire en français, illustrant alors le propos de Marc Fumaroli dans Quand l’Europe parlait français.[10]
Pour revenir à l’essayiste-biographe, il nous apprend que Peiresc multipliait ses correspondants de Londres à Lubeck, de Smyrne à l’Abyssinie, de Rome à Damas et Bordeaux… Loin de cacher ses trésors il se faisait un devoir d’en propager la substance : « J’espère de faire mieux valloir que ne font d’autres, qui ne recouvrent des livres que pour les enfermer dans des cachots impénétrables, où ils tombent d’une sorte de ténèbres en d’autres plus obscures », écrit-il à Gassien de Nantes, en 1635. Lui qui avait visité Rome, ne voulait pas que le savoir soit une vanité, mais connaissance au service d’une vie philosophique, sans faire mentir un instant la devise de l’imprimeur Plantin : « Labore & constantia ». Au point que, resté célibataire, il préférât « s’unir avec Pallas et les Muses » ! L’antiquaire « avait pu être un héros à une époque qui se délectait de la force créatrice du travail intellectuel »…
Il n’est pas impossible de ranger Peiresc parmi les précurseurs du libéralisme politique, car pour lui, et selon Peter N. Miller, « l’Etat fort était l’Etat minimal […] on pouvait laisser les individus se gouverner eux-mêmes ». Ce dans le cadre d’une recherche de la paix perpétuelle bientôt kantienne[11], dans la tradition d’Erasme et de son Plaidoyer pour la paix[12].
Aimable concurrente de celle de Marc Fumaroli, l’érudition de Peter N. Miller est un délice : généreuse, lumineuse… Loin de n’être que des livres d’archivistes, leurs travaux sont « savoir et vertu », bien au-delà du XVIIème siècle. Car même si bien des arborescences, en particulier scientifiques, ont profondément évolué depuis l’époque classique, il n’est pas interdit de garder vivant aujourd’hui et demain cet idéal.
La République des Lettres n’est-elle qu’une nostalgie ? Une anticipation d’un futur de culture partagée ? Au-delà de cette religion de bureaucrates idéologues qu’il dénonça dans L’Etat culturel[13], Marc Fumaroli fait visiblement plus confiance, plutôt qu’à l’inflation budgétaire et administrative d’un ministère, aux bonnes volontés curieuses et patientes des individus pour développer l’excellence d’une République des Lettres. Sans nul doute, un Peiresc est son ancêtre d’élection, quand Peter N. Miller est une de ces amitiés des sages qui, selon Cicéron, voit « briller quelque marque de vertu ; alors une âme se rapproche d’une autre semblable et s’attache à elle[14] ».
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.