L’Iconographie. 50 livres rêvés par 50 illustrateurs,
La Table ronde, 112 p, 24 €.
« Or Yahvé descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et Yahvé dit : Voici que tous font un seul peuple et parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons ! Descendons ! Et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres[1]. » Voici le nœud d’un des plus beaux mythes de l’humanité, celui de la tour de Babel dans la Bible, dont la fonction étiologique est de permettre d’expliquer l’irréductible multiplicité des langues; « car Babel en hébreu signifie confusion », écrit Flavius Josèphe[2] au premier siècle de notre ère. Mythe auquel répond à sa manière, dans une aire culturelle voisine, le dialogue de Platon intitulé Le Cratyle, sur l’origine controversée des mots. Malédiction, ou bénédiction ? Un tel châtiment divin, jeté sur l’hubris humaine, oblige les lecteurs à trouver un traducteur et ce dernier à échouer ou briller au travers du prisme qu’il offre aux premiers. Une ville si cosmopolite, Genève, ne pouvait qu’abriter, au sein de la Fondation Martin Bodmer, une exposition sur les plus grands livres en leurs avatars, depuis l’Antiquité, en au moins quatre-vingts langues : Les Routes de la traduction. Babel à Genève. D’Homère à Tintin, les enjambées sont vastes en ce merveilleux catalogue. Auquel on peut songer d’ajouter la traduction iconographique de quelques-uns des ouvrages choyés par les illustrateurs d’aujourd’hui.
Outre Homère, référence obligée de la poétique et de la civilisation occidentales, ce sont la Bible, Dante, Shakespeare et Goethe, qui sont les pivots de nombre de problématiques de la traduction, cet art polymorphe sur lequel, avec tant de pertinence s’interrogea George Steiner, dans Après Babel, une poétique du dire et de la traduction[3], et dont la Fondation Martin Bodmer expose une bonne centaine d’exemples au travers d’autant de livres rarissimes, prestigieux ou méconnus.
Si vous n’hésitez pas à subodorer que la Bible est l’ouvrage le plus traduit au monde, vous n’ignorez pas qu’écrite en hébreu et en grec, elle passa au latin, au français, et dans toutes les langues européennes. Mais auriez-vous imaginé qu’elle fut traduite en diverses langues indiennes des deux Amériques, le cherokee, l’inuit, l’arawak ? Plus loin, et pêle-mêle, en breton, en mongol, en tamoul, en éthiopien, toutes premières éditions conservées dans la « Bodmeriana ».
Cependant Homère, poète originaire, outre les lambeaux d’un papyrus en grec du III-IV° siècles, se voit cent fois traduit, jusque dans une édition polyglotte de 1837, qui juxtapose sur une double page le grec, le latin (prose et vers), l’italien, l’allemand, le français et l’espagnol ! Il faut de surcroît aller jusqu’à considérer Ulysses de Joyce comme un avatar facétieux et redoutable de la pulsion de traduction.
Séminaux également, fables et contes, en un mot les apologues, voyagent se répondent, s’inséminent, du Grec Esope au Français La Fontaine, en passant par les Mille et une nuits, probablement d’origine perse, quoiqu’à nous parvenues par le truchement de l’arabe et de Galland au XVIII° siècle, ou par Le Livre de Kalilah et Dimna, venu du sanscrit et du persan, dont notre fabuliste réécrivit en ses vers quelques contes animaliers.
En effet, l’Orient, qu’il soit arabe ou japonais, n’est pas oublié. Le Coran trouve à prophétiser sa révélation et ses injonctions génocidaires (ce que tait trop pudiquement notre catalogue), dès sa transposition latine par Bède le Vénérable, au XII° siècle, et ici au travers d’une édition de 1543, publiée à Bâle, quand Heidi, célèbre roman suisse pour enfants, au message bien plus paisible et bucolique, est traduit jusqu’à Tokyo.
Fondateur à la fin du XVIII° siècle du concept de « weltliteratur » (littérature-monde), Goethe traduit volontiers le théâtre classique français ; bientôt il tourne son regard vers l’Orient en adaptant le Perse Saadi dans son poétique Divan d’Orient et d’Occident. En d’autres contrées européennes, l’Allemand Heine et l’Anglais Byron sont « naturalisés russes », grâce à des « annexions pacifiques pratiquées par la poésie russe ». En France, Baudelaire et Mallarmé, en élisant l’américain Allan Edgar Poe, font mieux, dit-on, que les vers originaux. Or, bien avant eux, en Italie, ce que l’on appelle « la triple couronne » médiévale, formée par Dante, Pétrarque et Boccace, fonde non seulement une langue, l’italien, mais une myriade ininterrompue d’éditions, manuscrites puis imprimées, et inévitablement de traductions dans les principales langues européennes, sans cesse remises sur le métier, de siècle en siècle.
Tour de Babel. Werner Rolewinck : Fasciculus Temporum, Strasbourg, 1488.
Photo : T. Guinhut.
La traduction est évidement un acte religieux, indubitablement prosélyte, dans le cas de la Bible ou du Coran. Politique, si l’on pense à la diffusion de Hume et Montesquieu, Machiavel, Rousseau, puis Marx, Mao ou Hitler, pour aller du meilleur au pire. Humaniste, si l’on pense à Erasme, représentative des Lumières pour intégrer Adam Smith et Beccaria. Poétique, de Virgile à Shakespeare. Dans tous les cas, à la réserve des prosélytismes agressifs et de la triple couronne de plomb coiffant les trois auteurs fomentant la tyrannie déjà cités, elle reste au service du « Sapere aude », du « Ose savoir », kantien[4].
Inspiration, imitation, réécritures et intertextualité sont parmi les « routes de la traduction ». Ainsi les dramaturges latins, Plaute et Térence, nourrissent Molière. Rilke se nourrit d’Orphée, puis de Paul Valéry, quand ce dernier se retourne vers les Bucoliques de Virgile. Voisinant avec le prestigieux folio de 1623, contenant toutes les pièces du barde du théâtre londonien du « Globe », dont les Dramatische Werke sont de la main de Schlegel, le poète Yves Bonnefoy[5] relit et sublime celui que les Classiques français traitaient de « sauvage », quand ses Sonnets[6] sont traduits par Stefan George et Pierre-Jean Jouve. Oserions-nous suggérer qu’il manque celle de Paul Celan[7] ? Ainsi Shakespeare, comme la conscience de son Richard III, a « mille langues[8] ».
En ce sens, la traduction est aussi création, poiesis disaient les Grecs… Quant aux philosophes, il faut ne pas rater Aristote, si important au Moyen-Âge, ici présent grâce à un manuscrit latin sur parchemin du XIII° siècle, y compris grâce aux commentaires du De Anima par l’Arabe Averroès, que nous ne possédons plus qu’en latin. La Fondation Martin Bodmer exhibe un manuscrit arabe traduisant Aristote au XI° siècle, non loin des Œuvres de Platon, traduites en latin par Marcile Ficin au XV° siècle.
Les pièces de cette exposition, essentiellement des volumes et manuscrits rares, dont de nombreux incunables, viennent pour la plus immense part des réserves de la Fondation Martin Bodmer, en une sorte de « Babel bibliophilique », venue de la collection du bibliophile zurichois Martin Bodmer (1899-1971) qui ne mégottait pas en mettant sa fortune au service d’une passion hautement recommandable, jusqu’à de babéliques volumes polyglottes, « joyaux de virtuosités typographiques ». Or elle accueille également des textes cunéiformes sur tablettes d’argile venus du Musée du Louvre, du deuxième millénaire avant Jésus-Christ, une étonnante « Métamorphose » de Markus Raetz (qui traduit un homme en lapin, à moins que ce soit le contraire), de 1991, venue du Musée d’Art et d’Histoire de Genève. Des hiéroglyphes aux albums de Tintin, en passant (ne l’oublions pas) par des tableaux du XVII° siècle montrant la construction de notre tour de Babel tutélaire, l’amplitude temporelle et culturelle est considérable. Ainsi des papyrus exhibant le Livre des morts d’Hor voisinent avec le Panthéon égyptien de Champollion, premier traducteur des hiéroglyphes et du démotique, grâce à la pierre de Rosette, providentiellement trilingue
En ce sens, et depuis les pieds d’argile de la tour de Babel, la traduction est le maillage des sources culturelles de l’Europe. En outre, selon la juste formule de Carlo Ossola, « Chaque époque traduit pour le temps présent ». Luther traduit la Bible en Allemand pour que chacun puisse, par lui-même, la lire, en une humaniste révolution, et au service de ce qui devient le Protestantisme. Hélas peut-être, l’on ne traduit plus guère Ovide ou Virgile en alexandrins.
Ce catalogue des Routes de la traduction, fomenté dans la Babel genevoise, est un pur régal, intellectuel et esthétique. Même si les bibliophiles chatouilleux (dont votre modeste serviteur) eussent préféré une reliure cartonnée. Reste que la babélienne tour dessinée au XVII° siècle par Kircher, qui orne le bleuté de la couverture, et la jaquette dépliante ouvrant sur une carte en couleur, tirée du Cosmosgraphiae liber de Ptolémée, sont de divines surprises. Si l’on s’amusera -ou s’indignera- des volontairement puérils « alphabets sociopolitiques » et autres « hétérographies » de Villéglé, l’on ne pourra qu’être conquis, surexcité d’intelligence, en feuilletant, lisant, étudiant ce merveilleux catalogue des grandes heures et œuvres de l’humanité. Il faut à cet égard conseiller le (provisoirement) malheureux lecteur de courir séance tenante à Cologny, auprès du lac de Genève, pour visiter, outre les murs de la Fondation construits par Mario Botta, cette exposition mémorable, car elle est celle qui offre le meilleur panorama jusqu’ici réalisé de la collection ambitieuse (et combien avait-il les moyens de son ambition !) de Martin Bodmer ; et vaillamment continuée, amplifiée par la Fondation que dirige d’une main souple et pétulante Jacques Berchtold. En effet, après moult mémorables monstrations et livres consacrés à Frankenstein[9], à Sade[10], à Madame de Staël et Benjamin Constant[11] (excusez du peu), ces Routes de la traduction savent enfin ouvrir au visiteur ébloui une belle part du coffre aux trésors bibliophiliques -en sus de ce volume intitulé Légende des siècles[12] qui passait jusque-là pour son antichambre- d’une fondation où l’on aimerait encore et encore flâner, contempler, étudier, « Mourir, dormir, dormir, peut-être rêver[13]» (disait Hamlet) et ressusciter sans cesse en lecteur borgésien…
Passer du langage des mots à celui des images n’est-il pas également une traduction ? Ce que faisaient déjà les cathédrales, transposant les livres de la Bible, parmi les vitraux, les chapiteaux, les sculptures ; à une époque où « enluminer, c’est orner, mais c’est aussi clarifier, traduire dans un langage plus clair », pour reprendre une fois de plus Carlo Ossola. Ainsi l’iconographie des couvertures parle aux yeux, pour accrocher l’attention de l’éventuel lecteur, pour signifier la substantifique moelle du livre. À cet égard, un bel ouvrage, titré L’Iconographie, propose à cinquante illustrateurs d’imager autant de livres préférés.
Malgré des romans choisis, essentiellement contemporains, pour lesquels l’effet de mode empêche peut-être d’imaginer une vaste pérennité, comme ceux d’Haruki Murakami, et malgré des dessins attendus qui ne déploient guère d’imagination, l’exercice est on ne peut plus stimulant. Se détachent quelques couvertures fort poétiques, à l’instar de celle pétillante de Robinson Crusoé par Anne-Lise Boutin, délicieusement suggestives, symboliques, lorsque les Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, deviennent une femme en buste qui se dégage de sa chrysalide feuillue sous les doigts de Léa Chassagne. D’autres sont de réels coups de poing. Ainsi, lorsque Gérard DuBois renouvelle l’imagerie associée au terrible et délicieux Lolita de Nabokov (une photo trop sucrée de jeune fille prétendument nymphette, même s’il s’agit de celle de Stanley Kubrick), il impose une masculine et sombre silhouette qui cache à demi une fillette à la hauteur de ses hanches : la suggestion reste pudique et néanmoins criante, quand Humbert Humbert est bien le personnage clef du roman.
On use tour à tour de l’incisive allusion, de la puérile naïveté, du graphisme en noir et blanc, du collage surréaliste à la Max Ernst, toujours au service de l’amour des livres, et plus précisément des romans qui ont marqué l’enfance ou le passage à la maturité de nos illustrateurs attentifs et passionnés. Un petit oiseau rouge et pleurant du sang est l’œil d’un profil noir au service de To Kill a Mocking Bird d’Harper Lee ; et parmi d’autres plus représentatives du dessin au sens traditionnel, voire enfantin, du terme, c’est Pessoa avec son Livre de l’intranquillité qui tenta Geneviève Gauché : elle « montre une structure de lettres et d’armatures métalliques rigide et complexe, qui encadre le lieu du drame où l’esprit va passer à la moulinette de l’autojugement permanent ». Ainsi chaque illustrateur défend sa traduction graphique d’un chef d’œuvre poétiquement ranimé du panthéon littéraire où il dormait.
Quand un aréopage de savants et universitaires, aussi délicieusement érudits que sereinement lisibles, sous la direction de Barbara Cassin et Nicolas Ducimetière, préside aux Routes de la traduction, une fraîche naïveté, quoique parfois cruelle, préside au bouquet de couvertures imaginées par les illustrateurs de cette Iconographie, qui, à sa manière, répond à l’iconographique abondance fomentée à la suite du mythe de Babel. Parfois les pages d’images elles-mêmes se font en ce sens tout entières traductrices, comme lorsque Jacques Tardi illustre le Voyage au bout de la nuit de Céline[14], par exemple. Le roman devient bande dessinée ; ainsi va le destin de quelques-uns parmi les plus grands d’entre eux, comme en témoignent la proustienne Recherche du temps perdu par Stéphane Heuet[15], ou les ombres fantastiques du Tour d’écrou d’Henry James par Hervé Duphot[16], œuvres majeures de la littérature mondiale rendues plus accessibles, en particulier aux jeunes lecteurs, diront les uns, ou, diront les autres, amoindries, affadies. Nous les préférerons cependant, sublimées par la seule et suffisante magie du verbe ; ou enrichies, dans le cas de Proust, par les aquarelles de Van Dongen, qui coloria également les Mille et une nuits, ou, mieux encore peut-être, lorsque Miquel Barcelo aquarelle avec feu, cendres et nuées la Divine comédie de Dante[17].
:
Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.