traduit de l’anglais (Grande Bretagne) par Bernard Turle,
Calmann-Lévy, 2012, 712 p, 24,90 €.
Martin Amis : La Flèche du temps,
traduit par Géraldine Koff d’Amico, Christian Bourgois, 1993, Folio, 2010, 7,50 €.
Martin Amis : La Zone d’intérêt,
traduit par Bernard Turle, Calmann-Lévy, 2015, 396 p, 21,50 €,
Le Livre de Poche, 2016, 7,60 €.
La flèche du temps n’épargne personne, sauf les artistes, dont l’œuvre peut parfois leur survivre longuement, voire jusqu’à une éternité fantasmée dans le marbre d’un volume peut-être ostentatoire. Ainsi à l’écrivain il est permis de survivre, si ses livres savent convaincre la postérité. Lors éprouve-t-il la nécessité de se portraiturer, de se raconter en un monumental opus autobiographique, qui l’inscrirait dans la « zone d’intérêt » au sens littéral, voire dans le solide flux de l’Histoire. Inside Story, dit-il, en son copieux fleuve autobiographique aux cent bras. D’autant s’il a dû se confronter, comme le parfois sulfureux Martin Amis, à la vivisection du nazisme dans sa paire de récits intitulés La Flèche du temps et La Zone d’intérêt. Du roman d’Auschwitz au roman autobiographique, Martin Amis peut-il décemment déposer son opus sur l’autel de la littérature ?
Cette Inside Story, cette « autofiction », puzzle autobiographique qui veut s’intituler « roman » commence par un préambule sous forme d’élégante invitation : le lecteur se voit offrir un canapé chez Martin Amis lui-même. De-ci de-là, le portrait kaléidoscopique de l’auteur est brinquebalé depuis les auteurs qui ont été ses maîtres, Saül Bellow et Vladimir Nabokov, parmi des confessions intimes sur ses amitiés, ses amours, sa famille, jusqu’à l’aube annoncée de la vieillesse, puisqu’il est né en 1949. En ce sens, nous ne sommes pas loin de son précédent recueil d’essais coruscants, La Friction du temps, dans lequel se croisaient également Saül Bellow et Vladimir Nabokov, mais aussi, plus incongrus, John Travolta et Maradona, Ben Laden et Donald Trump, sur lequel il aimait poser son œil satirique, non sans humour. Entre Londres et Brooklyn, son premier roman, Le Dossier Rachel, pochade adolescente un brin provocatrice et son vaste opus L’Information, pour lequel il obtint plus de 500 000 livres de son éditeur, il collectionne les motifs de scandale, dont ceux causés par ses romans fouillant au cruel scalpel Auschwitz, puis les crimes de Lénine et Staline, dans Koba la terreur[1].
En cette « story » (mais quel diable à la mode pousse les éditeurs à ne pas traduire le titre !), qui va de la « chrysalide incomplète » du jeune homme à l’adulte vieillissant, les histoires d’amour et de désamour, de couples et d’enfants côtoient l’aventure intellectuelle du journaliste et romancier. Les voyages, lors de colloques et autres conférences, trouvent un point culminant à Jérusalem, « QG planétaire de l’idolâtrie », puis à Massada, symbole de la résistance juive. Les inquisitions personnelles de l’écrivain vont un peu dans tous les sens, voire du coq à l’âne, de la satire convenue et aveugle du « butor colossal » Donald Trump[2], au déclin de la violence dans le monde, en passant par le roman anglais du XVIII° siècle…
L’on est aussi surpris que le romancier lorsqu’il apprend qu’il ne serait pas le fils de son père, Kingsley Amis, lui-même romancier, mais de Philip Larkin, un poète, qui, jeune, fut favorable à l’Allemagne nazie, ce qui n’est pas sans troubler notre autobiographe, et dont les vers et la vie parcourent ces pages, où l’on alterne entre le « je » autobiographique et le « il » romanesque. Révélation d’ailleurs amenée par une Phoebe fictionnelle, alors que celle d’origine se retrouve « enfouie comme un fossile sous les sédiments de l’invention ». L’un de ses modèles fut-il comme elle une « escort girl » ? Elle devient la synthèse mordante de bien des dames qui ont été ses liaisons dans les années soixante, tant « la fiction c’est la liberté ».
Bourrée jusqu’à la gueule d’allusions, de digressions, de notes de bas de pages parfois généreuses, parfois babillarde, cette somme, écrite avec vivacité et alacrité, mais construite de manière erratique, est à la fois un rien vaniteuse, et fort cultivée, histoire d’ériger son propre monument avec une intacte espièglerie, jonché de conquêtes féminines, et de divers alcools. Pour travestir ses proches, sinon les protéger, les prénoms changent : son épouse Isabel devient Elena. Ses coups de griffes sont parfois sévères : contre Graham Greene qu’il trouve médiocre, contre la France, « le Q.G. mondial de l’ennui, du cafard, de la nausée » ! Ce qui ne l’empêche pas d’être fort compatissant avec ses amis, Saül Bellow, atteint d’alzheimer, Christopher Hitchens, par un cancer de l’œsophage. Aux rubriques nécrologiques se sont adossés, parfois sans suite logique, les chroniques d’actualité (le 11 septembre par exemple) et celles familiales, qui conspirent à l’humanité de l’ouvrage.
Toutefois, offtant une brassée de conseils au jeune écrivain, histoire de passer le flambeau, jamais il n’oublie « l’art d’écrire ». Il déconseille « trois zones » à « aborder avec d’infinies précautions, peut-être même ignorer » : les rêves, le sexe et la religion. Si nous le suivrons un peu pour les premiers, quoique le romantique allemand Jean-Paul Richter[3] en fit son miel, il ne s’agira pas d’ignorer le second, hors sa vulgarité, ni le troisième, hors le prosélytisme. Il poursuit au mieux sa démarche conseillère : « débarrassez donc votre prose de tout ce qui sent le troupeau et le mouton de Panurge » ; ce qui est un écho de son recueil d’essais Guerre aux clichés[4]. Par ailleurs le romancier observe le passage du roman qui raconte une histoire à celui qui privilégie le langage : ce « déferlement expérimentaliste qui accompagna la révolution sexuelle », et qui, avant de s’effacer, ne toucha guère Martin Amis, plus précisément adepte du « roman social ». En tous cas, il n’a pas tort de privilégier ceux qui, comme Vladimir Nabokov, savent « avaler toute la beauté du monde » ; mais aussi comme Saül Bellow, « aller vers ce monde-là avec un œil nouveau, aimant ».
Une question cependant taraude l’écrivain : « comment un roman autobiographique peut-il tenter d’exprimer l’universel, et qui plus est y réussit ? ». L’on n’est pas certain qu’il parvienne à relever le défi, en un opus à la fois plaisant, bavard, futile, intéressant soudain, piquant, voire acerbe, émouvant enfin, en une fresque qui allie dimension personnelle et sociologique, ostentation et sens dramatique autant que didactique.
Que voilà une charmante pastorale… La rencontre d’une « plantureuse » jeune mère en robe blanche parmi les ombres et les feux de l’été émeut grandement Thomsen, qui conçoit alors la « météorologie du coup de foudre ». Non sans ironie, Martin Amis, l’auteur prolifique de L’Information et des poupées crevées[5], semble engager les péripéties d’une églogue sentimentale, quoiqu’elle se passe dans la « zone d’intérêt ». C’est ainsi, par euphémisme, que les Nazis désignaient les camps de concentration et d’extermination. « Solution finale », « Espace vital », « Zone d’intérêt », ces formules parent des noblesses raisonnables de la langue les lieux abjects du génocide et de la guerre que le romancier Martin Amis avait déjà traversé avec La Flèche du temps. Mais en ce précédent roman, Auschwitz n’était qu’un moment, nodal certes, d’une fiction biographique, alors que le dernier né, La Zone d’intérêt, plonge intégralement les bluettes amoureuses et autres gaudrioles sexuelles de ses personnages dans la boue cadavérique du lieu de sinistre mémoire, sans jamais le nommer cependant.
Le premier narrateur, Angelus Thomsen, officier SS et neveu du secrétaire d’Hitler, aime jouer de l’« interlude sentimental » avec la vulgaire Isle, quoiqu’il soit fort amoureux de la femme du commandant Paul Doll. Cette dernière est pour le galant un brin vaniteux « l’idéal national de la jeune féminité ». Quand le commandant devient narrateur à son tour, il se plaint des épreuves de son travail, que son épouse ne contribue guère à soulager, et se gargarise de son idéologie national-socialiste : il est le « Fer de lance de l’ambitieux programme national d’hygiène appliquée ». Cet homme « complètement normal » et cependant « pochetron », victime d’un vaudeville conjugal qui coûte la vie d’un prisonnier, gère la mort avec « radicalisme, fanatisme »… Le trio se referme avec le « Sonder » Smulz, qui est l’un « des hommes le plus triste de toute l’histoire de l’humanité ». Ce malheureux Juif est « le plus ancien fossoyeur » et dort avec les « sacs de cheveux ». Peu à peu, chacun des personnages, y compris Hannah Doll, voit ses reins et son cœur sondés jusqu’aux plus intimes, rêveuses et abjectes motivations, en une vivisection romanesque presque concurrente de celles exercées par les médecins nazis.
Sans cesse en mouvement, l’écriture de Martin Amis est pétrie de finesse, d’ironie, et de non-dits suggestifs : sous la carapace mondaine, le vernis se fendille par petites touches pour laisser subodorer ce qui se trame derrière les miradors. Alors que l’on voit les filles du commandant jouant à cache-cache dans les fleurs, des cris lointains, une « odeur », suggèrent une monstrueuse proximité : « des gens qui font semblant que c’est la nuit de Walpurgis et qui jouent à se faire peur », les rassure-t-on. L’écrivain joue au chat et à la souris avec son lecteur : « Tout ce que je peux offrir, comme atténuation, en guise d’apaisement, c’est l’entièreté, la perfection de mon impuissance », dit ce petit mammifère. Le médecin qui préside à la « Selektion » promet de garder « purs et bénis et [sa] vie et [son] art ». Bientôt, rien ne peut empêcher que les « macchabées rachitiques » et les champs de cadavres soient aussi inévitables que la froideur réjouie des exécuteurs. Le Commandant Doll va jusqu’à fomenter un sordide complot pour faire assassiner sa femme, « mariée à un des assassins les plus prolifiques de l’histoire », et devenue aussi méprisante que compromettante, par le Sonder Smulz…
Les SS sont titulaires de doctorats, un sergent récite de la poésie lors d’un spectacle, leurs coucheries ont les conséquences que l’on devine, quand, au dehors, l’on marche « dans la vase brun violacé d’une latrine infinie ». L’un « veut plus d’esclaves », l’autre « plus de cadavres », malgré la défaite en Russie bientôt évidente. Les femmes parviennent à être, contrairement au préjugé courant, tout aussi ardemment nazies et férocement cruelles. « Qu’il était humiliant, qu’il était méprisable d’appartenir à la race des maîtres », pense bientôt Thomsen. Le contraste, aigu, est édifiant !
D’aucuns diraient que cette Zone d’intérêt est de peu d’intérêt, privilégiant d’une manière indécente, scandaleuse, les parties de jambes en l’air des uns et des autres, du Commandant Doll qui force sa maîtresse à subir un avortement dans le camp même, ou l’évocation des romantiques Souffrances du jeune Werther de Goethe, quand seul Smulz est la petite voix sacrifiée de la Shoah… Mais au pinacle de ce roman se dresse la figure du Commandant Doll, salopard fier de lui, ivrogne patenté, bureaucrate autant zélé pour les intérêts nazis que pour les siens, amoral sans nul doute, borné, veule cependant, s’élevant et s’écroulant comme le type inénarrable du Nazi qui fit l’Histoire et que cette dernière défit pourtant, personnage bas en couleurs qui est le vrai trophée du romancier.
Dans La Flèche du temps, qui était plus continument percutant, Martin Amis imaginait la vie à rebours d’un Américain qui se révélait ancien officier-médecin d’Auschwitz, cet « Anus Mundi ». Il s’agissait de sortir les Juifs des fours puis des douches (appelées en ce roman, le « sauna ») pour les rendre à leur vie : « C’était moi, Odilo Unverdorben, qui enlevais personnellement les pastilles de Zyklon B et les confiais au pharmacien en blouse blanche […] le travail dentaire était d’habitude effectué quand les patients n’étaient pas encore vivants ». Cette façon de raconter une vie et ses travers en inversant la « flèche du temps », de la mort à la naissance, fut d’ailleurs initiée par Alejo Carpentier dans une nouvelle fantastique, « Retour aux sources », dans le recueil Guerre du temps[6]. Elle trouve ici cependant une efficacité romanesque et une acuité stylistique assurant un effet hypnotique sur le lecteur.
Indubitablement le styliste britannique possède l’art troublant de revisiter les monstres sacrés de l’Histoire et de la littérature que l’on n’aborde qu’en tremblant de commettre impair, lourdeur, poncif, sans oublier le rédhibitoire faux pas éthique. En outre le romancier n’a rien perdu de sa verve métaphorique : « le ciel gris était en train de virer de l’huître au maquereau »… Certes, quelques pages sur la gestion, la rationalisation et le cynisme de la solution finale paraissent avoir été déjà évoquées avec une conscience plus radicale par Jonathan Littell, dans Les Bienveillantes[7], qui est, n’en doutons pas, d’une dimension bien plus formidable. Au-delà du classique Si c’est un homme de Primo Levi (que la circonspecte et prolixe bibliographie n’oublie pas) il y a place pour toutes les investigations menées parmi les instigateurs et les gérants du « mal radical inné dans la nature humaine », selon la formule de Kant[8]. Car ici, le mal n’est banal que pour les Nazis dont l’ardeur au meurtre interdit tout recours au concept de « la banalité du mal » tel que le théorisa Hannah Arendt[9]. Car Doll rejette « le système chrétien du bien et du mal ». Comme, de l’aveu même de l’auteur, son Lionel Asbo[10], bien qu’anglais, est une graine de nazi, chauffée par la délinquance et le goût de la violence… Alors qu’Odilo Unverdorben, dans La Flèche du temps, est « capable de faire ce que tout le monde fait, bien ou mal, sans limite, une fois couvert par le nombre ». Après le temps du témoignage, vient le temps des libertés de la fiction exploratrice des noirceurs de l’humanité.
L’on sait que La Zone d’intérêt fut rejeté par Gallimard, bien qu’il fût le fidèle éditeur de celui qui est bien plus que le fils indigne et officiel d’un ex-jeune homme en colère (selon le nom choisi par un groupe d’auteurs britanniques de l’après-guerre) le romancier Kingsley Amis. Risquerait-on l’empathie avec de tels Allemands, que la focalisation interne choisie permet de rendre si dangereusement intimes au lecteur ? Calmann-Lévy avait refusé les Bienveillantes, il tente aujourd’hui de faire ainsi amende honorable. Une pudibonderie éditoriale ridicule aurait-elle failli nous priver de l’« intérêt » d’une telle gaudriole nazie, sarcastique, et abyssalement tragique ? Qui, peut-être, par le biais de la fiction romanesque, voudrait être la thérapie, la catharsis de l’Histoire…
Des arcanes de l’histoire intérieure à ceux de l’Histoire, il n’y a qu’un pas pour le romancier digne de ce nom, celui qu’a franchi Martin Amis, satiriste impénitent qui se fit un brin moraliste, puis vivisecteur de la plaie purulente d’Auschwitz, et tente un bilan tant moral et littéraire de son existence de chair et de papier, comme s’il allait, le jour de l’au-delà, en présenter le volume à son créateur…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.