traduit de l’allemand par Marie Hermann, Rue de l’échiquier, 192 p, 17 €.
Edward Abbey : Le Gang de la clef à molette,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos, Gallmeister, 2019, 50 p, 25 €.
Christian Chelebourg : Les Ecofictions. Mythologies de la fin du monde,
Les Impressions nouvelles, 2012, 256 p, 19,50 €.
Pierre Schoentjes : Littérature et écologie. Le Mur des abeilles,
José Corti, 2020, 464 p, 26 €.
Ernest Callenbach : Ecotopia,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent,
Folio, 2020, 336 p, 9,20 €.
Inquiétude fondée ou exagérée, préoccupation scientifique ou mode intellectuelle et médiatique, la grande peur de l’impasse civilisationnelle face à la sénescence écologique ne peut qu’agiter la plume et le clavier des écrivains. Leurs personnages sont rongés de « mousse » chez Klaus Modick, ou balayés par les désastres écologiques et sociétaux, contre lesquels lutte « le gang de la clef à molette » d’Edward Abbey. C’est dans toutes les dimensions de la science-fiction et du catastrophisme que se dresse l’impressionnante fresque des écofictions brossée par Christian Chelebourg, alors que les rejoignent les auteurs français agitant les agressions contre le règne de la nature, tels que les présente Pierre Schoentjes en son essai sur les romans environnementaux. À moins qu’ils préfèrent, tel le doux rêveur peut-être rationnel Ernest Callenbach, imaginer une utopique « Ecotopia », qui serait une sauvegarde de la planète bleue et de l’humanité. Au risque de la tyrannie ou d’une douce évolution ?
Supposons que le vert soit la couleur préférée de Klaus Modick, du moins les verts nombreux des mousses, dont il a fait le titre d’un étrange roman. Ou plus exactement d’un ersatz romanesque à mi-chemin du récit et de la prose poétique.
L’objet de sa passion a-t-il tué le Professeur Lukas Ohlburg ? Célèbre botaniste, il s’est retiré près des forêts. Aussi le retrouve-t-on dans un état de « moussification » avancé. La preuve : « des mousses étaient apparues sur son visage ».
Après cet étrange préambule, le récit intitulé Mousse nous conduit parmi les pages du manuscrit laissé par le défunt. Plus qu’une « critique de la terminologie et de la nomenclature botaniques », il s’agit d’une autobiographie, marquée par une enfance à l’époque nazie, lors même que ses camarades scientifiques ont « prêché la nation, le sang, le sol ». Sa famille choisit de fuir à Londres avec lui, avant qu’il puisse revenir en Allemgne.
En cette belle vision du corps et de la mémoire, sur « les relations entre les mots et le réel », l’on croise son maniaque de père qui détestait la croissance de la nature sauvage, croqué de manière acerbe par un narrateur qui n’écrit plus qu’à l’encre verte. Le solitaire reçoit la visite de son frère et des enfants, face à l’épicéa de Noël, dont les légendes lui deviennent plus parlantes que l’examen scientifique. Devant les convictions du parti politique « Les Verts », il reste dubitatif, et guère végétarien. Enfin les paysages prennent une valeur essentielle, au travers des descriptions minutieuses et sensibles de « toute une vie vécue avec un regard botanique ».
Paradoxalement, sa science l’a éloigné de la nature. Aussi, étudiant les mousses, dont il est « amoureux », et qui savent fixer des polluants, y compris radioactifs, il parvient à une sorte d’osmose. Le réalisme cède la place à un discret fantastique quand sa barbe se change en mousse, métaphore du verdissement écologique du bonhomme.
Il ne s’agit en rien d’un roman policier à la recherche d'un éventuel meurtrier, mais bien d’une méditation relavant de ce genre assez récent que l’on appelle écofiction. Klaus Modick, né en 1951, veut-il nous signifier que dotée d’une force maligne ou salubre, la nature prend sa revanche sur l’homme et reprend ses droits bafoués ?
Pire que cette mousse invasive, ce sont les poubellifications de la planète d’origine humaines trop humaines qui nous prennent à la gorge. Avec Edward Abbey, dont Le Gang de la clef à molette parut en 1975, une poignée de lurons déjantés traversent un roman loufoque, d’ailleurs illustré avec un trait plein d’humour par le satirique Robert Crumb. Ses héros sont directs, bêtes et méchants, quatre zigotos dépités et révoltés par l’industrialisation et l’enlaidissement des déserts du Grand Ouest américain. Ils se lancent dans une croisade écologiste qui ne dédaigne pas un brin de terrorisme. Leur outil privilégié, outre quelques bâtons de dynamite, est leur sacro-sainte « clef à molette » pour dézinguer des voies ferrées et un pont, « qui se fractura en zigzag ». Ce qui n’est qu’un prologue à d’autres exactions. Selon eux, il faut détruire tout ce qui atteinte gravement à l’environnement. L’on devine que les forces de police mais aussi les férus de morale vont traquer ces entêtés partis plein pot « sur une trajectoire de collision certaine avec les ennuis ».
Le road movie est haletant et burlesque, ponctué de sueur et de bières en veux-tu en voilà, bourré d’action, de suspense et de dialogues guère raffinés, car il s’agit pour nos compères de « quitter ce putain de foutu pays indien hypercivilisé et surdéveloppé et retrouver les canyons où les gens comme nous ont leur place ». N’empêche que les hurluberlus d’Edward Abbey furent passablement pris au sérieux par une frange de l’écologie militante, plus ou moins pacifique, plus ou moins terroristes : salutaire ou dangereuse, voire tyrannique ?
Nous alertant, jouant sur nos peurs, la science-fiction se fait alors Ecofictions, pour reprendre le titre de Christian Chelebourg. Faute d’exalter le progrès, les deux cents romans, films, bandes dessinées, essais et autres publicités, sélectionnés dans cette ambitieuse étude, dressent un réquisitoire sans appel contre les sociétés industrielles. Coupables, forcément coupables, elles ne sont guère vues pour ce qu’elles sont : un formidable progrès en termes d’espérance de vie, de sécurité et de loisir, même si elles ne sont pas indemnes de critiques et méritent d’être amendées. Mais pour le poids des catastrophes écologiques, réelles ou fantasmées, qui s’abattent en avalanches sur l’humanité. Pollutions plus crasseuses les unes que les autres, réchauffement climatique anthropique imparable - cette probable fiction de scientifiques discutables et de politiques en mal de prophétie, de reconnaissance et de pouvoir[1] -, catastrophes naturelles, épidémies anciennes et nouvelles, manipulations génétiques aux conséquences effarantes, tout y passe. Paul Ziller, dans son film Stonehenge Apocalypse, sorti en 2010, imagine que les mégalithes, en résonnance avec les pyramides d’Egypte, se mettent en branle pour déclencher séismes et éruptions inouïs. Al Gore, « super héros » d’une « nouvelle religion » inspire David Guggenheim qui lance le film annonciateur d’avalanches climatiques brûlantes : Une Vérité qui dérange, sorti en 2006. « L’écologie doit se faire contre les hommes », martèle Jean-Christophe Ruffin dans Le Parfum d’Adam[2]. Car parmi les pages de La Théorie Gaïa, Maxime Chattam[3] dénonce « l’Homo Entropius qui va nous détruire très rapidement ». Dans le film Matrix des frères Wachowski sorti en 1999, l’agent Smith s’adresse à Morpheus : « Les êtres humains sont une maladie. Le cancer de cette planète ». Qui sait si les écologistes délirants ne sont pas pires que ce qu’ils dénoncent…
S’il est difficile de croire en toute vérité à ces fictions littéraires et cinématographiques, il est plus que divertissant, inquiétant et fascinant de se plonger dans les mondes emboités en cet essai, mené de main encyclopédique par Christian Chelebourg. « Surenchère et grand spectacle », « fléau », « souillure » et « démiurgie », OGM et CO2, prophètes et savants, « virus producteur de zombis », « population zéro » fondent les classifications de l’essayiste qui offre un miroir hallucinant à l’imagination née de l’apocalyptique effroi du lendemain pour une Gaïa changée en poubelle toxique…
Christian Chelebourg ayant surtout consulté les auteurs et les imaginaires anglo-saxons, il ne faudrait pas en inférer qu’un tel mouvement de fond ne touche pas les auteurs hexagonaux, pourtant peu habitués au « Nature Writing » américain. Pierre Schoentjes, dans Littérature et écologie, sous-titré Le Mur des abeilles, déploie un impressionnant catalogue ordonné de la littérature française la plus extrêmement contemporaine attachée aux heurs et malheurs de l’environnement. Ecopoétique et littérature environnementale ont leurs « figures tutélaires », en les personnes de Jean Giono, Maurice Genevoix, Claude Simon, Jean-Loup Trassard ou Pierre Gascar, mais aussi des plumes moins connues, Maria Borrély ou Charles Exbrayat.Le retour à la nature est illustré par un titre emblématique : Savoir revivre de Jacques Massacrier[4], autour du concept d’autarcie. Aujourd’hui abonde une « littérature verte », dans laquelle la fiction enrôle des militants radicaux et violents, comme Paul Watson mis en scène par Alice Ferney pour célébrer la beauté des océans et de leurs baleines dans Le Règne des vivants[5]. Franck Bouysse, Maylis de Kerangal sont le signal d’une littérature de l’anthropocène, mais aussi les voyageurs Jean Rolin et Sylvain Tesson. Et, plus secrets, Gisèle Bienne ou Claude Huizinger invitent à une lecture sous les pins. Cet essai organise son analyse en trois axes : « l’écologie militante », la « littérature verte » et celle « marron » qui s’intéresse aux graves atteintes à l’encontre de l’environnement et de la biodiversité. Jusqu’au « roman végan », celui de Camille Brunel : La Guérilla des animaux[6]. Où l’on hésite entre juste sensibilisation et littérature à thèse au risque de la lourdeur, sans compter les aigreurs d’estomac. Ainsi cette littérature environnementale permet-elle de « retrouver une fonction que le roman avait abandonnée : relayer des données factuelles, mais en suggérant des pistes afin de permettre ces connaissances en rapport avec un ensemble d’autres savoirs… et de sensibilités ». Balzac avait écrit une vaste Comédie humaine, ce buisson d’auteurs ambitionnerait rien moins qu’une comédie naturelle.
Le roman environnemental sauvera-t-il le monde ? Le « fragile rempart » du « Mur des abeilles », selon le sous-titre, est à la fois un avertisseur des pollutions et des violences intolérables à l’encontre de la nature et de l’homme, mais aussi la métaphore d’une bibliothèque aux rayons à remplir de miel sensé. Documentée avec précision, agrémentée de citations à plaisir, que l’on partage ou non ou avec précaution ces problématiques, l’étude, colossale et « pas pour autant militante », de Pierre Schoentjes est une invitation à la conscience verte aussi bien qu’à la lecture sensible et pensante. Comme en la belle collection « Biophilia[7]» qui, chez José Corti, rassemble des essais, des récits scientifiques et de voyages d’auteurs scandinaves et américains autour de cette terre dont il faut prendre soin.
Que faire, qu’imaginer ? D’abord publié aux éditions Rue de l’échiquier, comme son camarade moussu, Ecotopia d’Ernest Callenbach (1929-2012), est repris en Folio, avec un graphisme de couverture aussi expressif que manichéen entre de verts rivages et de noirs parages de la mort forestière. Voici une utopie écologiste qui rêve de ne pas être une dystopie, ce qui est de l’ordre de l’oxymore. Quoique son auteur préfère parler de « semi-utopie », ce qui est plus modeste.
Scindés par une « plaie fratricide », les Etats Unis se sont vus privés des trois Etats de l’Ouest : Californie, Oregon, Washington, ce qui aggrava la grive économique sur la côte ouest. En une anticipation publiée en 1975, Ernest Callenbach projette son héros, l’envoyé spécial William Weston, vingt ans plus tard, alors que pour la première fois la frontière s’entrouvre. L’on ne sait rien, hors rumeurs et mensonges, d’Ecotopia.
Une fois la frontière passée, les trains à « propulsion magnétique » et les « vidéophones » côtoient les arcs et les flèches des chasseurs, les rues sont arborées et jardinées, les bus et les vélos gratuits. Les « mini-villes », sont ravitaillées par des réseaux souterrains de tapis roulants.
Quant aux habitants, ils sont « accord naturel avec leur être biologique », « l’égalité absolue entre les sexes » règne, la famille nucléaire a disparu et l’on élève les enfants en commun. Ils pratiquent mille activités dans la nature, au point de devoir un « service forestier ». Une aventure érotique avec Marissa la forestière, fort directe, comme le sont les Ecotopiennes, pimente un brin le récit, cela prétend-on d’abord sans le moindre « psychodrame », ce qui témoigne d’une appréciable évolution des mœurs, quoique la perspective du départ de William entraîne un « affreux déchirement ». Ce qui permet une comparaison avec Francine, restée à New York. En revanche, faute de compétitions sportives, l’on pratique des « jeux de guerre […] lors desquels des centaines de jeunes trouvent la mort chaque année ». Ce rituel sert à canaliser l’agressivité. Et lorsque notre narrateur inexpérimenté se voit participer à un tel combat, il s’étonne de son enthousiasme, et se retrouve vigoureusement blessé par une lance…
Les minibus sont électriques, mais les voitures particulières ont été interdites, comme l’ont été les « produits précuits et conditionnés ». L’on s’est débarrassé de la pollution et les plastiques sont biodégradables. Mais d’où vient l’électricité, sinon de quelques barrages, des centrales d’énergie solaire, éolienne, géothermique et liées aux marées, alors que semblent résolus les problèmes d’intermittence et de stockage. Malgré l’élimination de nombre de technologies pour cause de « toxicité écologique », la vidéo est omniprésente, ce qui témoigne, en 1975, d’une certaine prescience. La semaine de vingt heures est de règle : pas de surproduction, mais un équilibre avec les autres créatures terrestres, telle est la loi. Mais la sécession économique entraîna nationalisations et spoliations, période chaotique, dont on parait minimiser les méfaits pour le bien-être d’un temps présent qui tient ses promesses, en pratiquant l’autogestion et le « revenu minimum garanti ». Dorénavant la décroissance démographique accompagne celle économique, quoique l’éducation et la recherche ne soient point négligées. Toute religion semble avoir disparu, hors celle de la terre et des arbres, quoique sans culte particulier.
Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des médias divers et concurrents, une opposition politique sporadique, estimant que l’on « étouffe l’esprit d’entreprise » et souhaitant des échanges avec le reste des Etats-Unis. Mais aussi un « service de contre-espionnage » intrusif.
Faut-il y voir, comme le soupçonneux narrateur, « un labyrinthe bureaucratique où rôderait un gros rat totalitaire » ? Les vastes appartements sont destinés à « favoriser le mode de vie communautaire », la solitude y est plutôt mal vue et quelques-uns dénoncent des « tests de grégarité ». L’on découvre un « magasin d’Etat », alors que s’appliquent « des lois pour punir le délit de propriété abusive et confisquer les héritages ». Ce qui est l’occasion de fréquents retours en arrière pour expliciter le déroulement de la « révolution écotopienne » et sa « guerre des hélicoptères » qui se solda par un échec retentissant et cependant soigneusement tu par les Etats-Unis humiliés ; ce qui reste de l’ordre de la fiction de bande dessinée.
L’auteur de ce qui aurait pu être une utopie trop idéaliste a pris soin de laisser poindre en Ecotopia un nombre certains d’inconvénients, parfois gravissimes. Ernst Callenbach n’est pas en ce sens un naïf sur la réalité de la nature humaine ; à moins qu’en tant qu’écocommuniste et anticapitaliste, il les approuve ! De plus Ecotopia menace de voir diverses sécessions se faire jour, de par les Hispaniques par exemple, et c’est déjà le cas pour les Noirs. Aussi le romancier ménage-t-il à la marge une réelle critique de l’univers écotopien et de ses limites, au travers de son narrateur et reporter. Nous laisserons le lecteur découvrir comment ce dernier se tire de son enlèvement par un groupe d’écotopiens et s’il choisira ou nom de rester et de se convertir en Ecotopia…
Construit sous la forme d’un journal de voyage, comme un cahier d’observations à destinations des journaux, mais aussi comme une théorie politique et économique, totalement encyclopédique, le récit est entraînant, grâce aux rencontres avec divers écotopiens. Nous voici non loin de ces fictions étranges où l’explorateur passe la frontière d’Herland[8]ou d’Erewhon[9], ces romans de Charlotte Perkins Gilman, en 1915, et de Samuel Butler, en 1872. Ce en quoi Ernest Callenbach, parmi les pages de ce qui est bien plus un traité science-fictionnel qu’un roman, car passablement dépourvu de péripéties, se place dans une longue tradition du voyage en utopie.
Nous trouvons là le défaut typique du roman engagé à thèse, sa soumission à une idéologie, qui pourtant en 1975 était loin d’être planétaire. Ernst Callenbach n’est qu’en partie un prophète de la décroissance, alors qu’aujourd’hui cette idéologie a de plus en plus d’affidés, parfois bien en cour. Il est cependant l’héritier des nostalgiques de la nature originelle, d’un éden pastoral, rural et artisanal idéalisé, tout en accordant aux découvertes scientifiques la place qui lui revient pour une humanité prospère. L’on sait en effet que ce sont les progrès de la science, portés par l’imagination et la créativité humaine, qui viennent et viendront à bout de la pollution, de la dégradation des espaces naturels et même d’un épuisement des ressources, d’ailleurs largement exagéré.
En imaginant que l’écologisme punitif et son compère le socialisme fiscaliste ne nous mangent pas, peut-être parviendrons-nous paisiblement à quelque chose qui ressemble au monde d’Ecotopia. Avec la liberté en plus…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.