Bible in folio, Louis Estienne, 1580. Photo : T. Guinhut.
Penser le temps humain et politique
avec Péter Nadas :
La Bible, Almanach.
Péter Nadas : La Bible, traduit du hongrois par Marc Martin,
Phébus, 128 p, 13 €.
Péter Nadas : Almanach, traduit du hongrois par Marc Martin,
Phébus, 336 p, 22 €.
Déchirer quelques pages de cet Almanach serait pour le moins un sacrilège… C’est pourtant ce que fit le jeune Péter Nadas avec un exemplaire de la Bible, d’où le titre de son premier roman, paru en hongrois en 1967. Il n’est pas étonnant qu’un tel événement fondateur soit l’un de ressorts de la créativité de l’écrivain, de son travail de mémoire incessamment fouillé, ce dont témoigne un opus billant et bouillonnant, aux strates immenses, Le Livre des mémoires[1]. Aujourd’hui encore cette lutte physique et intellectuelle, digne d’un Sisyphe au-delà d’une philosophie de l’absurde, se déroule de mois en mois dans un Almanach confronté à l’inéluctabilité de la mort et qui se hâte lentement de penser le temps humain et politique.
Tête de cochon, passablement pervers, un enfant peut l’être parfois. Au point de cacher qu’il fut le coupable de l’assassinat du chien. Qui sait si sous un tel titre, La Bible, il est possible de l’interpréter comme un péché originel, voire comme le premier meurtre, à l’image de celui d’Abel par Caïn, commis dans un jardin pourtant tout à fait urbain, auprès duquel, sortie de la maison voisine, une jeune « Eva », un peu revêche, fait fantasmer notre adolescent.
Cependant l’arrivée d’une jeune servante, une paysanne un peu bigote, Szidike, excite l’ennui du sale gosse provocateur qui insulte « ta sale putain de Bible », en un blasphème[2] plus puéril que bien senti, alors que ses parents aisés font visiblement partie de l’administration communiste et de ses privilèges. La « Bible dépecée », le drôle voit avec plaisir le linge abandonné brûler sous le fer à repasser. Voilà qui est l’occasion d’un déchirement familial entre la mère et la grand-mère. Si les choses paraissent s’effacer, restent les non-dits… Car en cette société plus fragmentée qu’il n’y parait, la psyché du jeune anti-héros n’est pas à son avantage, comme en une étude psychologique ambigüe et retorse.
L’écriture de Peter Nadas, précise, est évocatrice d’un univers que la mémoire aurait pu évacuer doucement, alors qu’il est cristallisé sous nos yeux. La naissance du désir sexuel et sa frustration sont exacerbées par le huis-clos, dramatique et réaliste. La concision de ce roman, peut-être autobiographique, comme une sorte de galop d’essai, se veut un récit originel, certes aux dimensions infiniment plus modestes que l’ensemble formé par l’Ancien et le Nouveau Testament, quoiqu’il laisse planer au-dessus de lui un titre plus chargé de sens et d’émotion que ce que le gamin lui concède. Il contraste cependant avec ses fresques méditatives et démesurées, comme les mille cent pages des Histoires parallèles, qui pullulent de personnages et d’angoisses, à la fois roman d’amour et de sexe, et roman historique entre la Budapest contemporaine et un camp de concentration allemand en 1945, l’insurrection hongroise de 1956 et les années 90 à Berlin…
Ce n’est pas un journal, ce n’est pas un essai, mais un Almanach, publié en 1989 à Budapest, donc sitôt la chute du mur de Berlin. Certes pas un almanach pour jardiniers, un calendrier des phénomènes astrologiques et météorologiques, nourri de conseils botaniques, mais une météorologie au long cours de son concepteur. De mois en mois, pendant une année et en dix parties, précédées chacune par une sorte de maxime, alors que l’écrivain s’est tapi dans la campagne, aux abords du lac Balaton, la méditation se confronte au temps et à la mort à venir, attachée à mettre en ordre des souvenirs, depuis l’adolescence et les amours : « Je devrais renoncer à mon dernier refuge, l’imaginaire, pour accéder au souvenir ». Ce qui n’empêche en rien l’examen du présent, voire les interrogations sur un avenir incertain.
Tout ou rien est prétexte à l’observation, à la réflexion : une rencontre qui n’a pas lieu suscite l’envie « d’écrire l’histoire unique de personnes qui ne se sont jamais même rencontrées » ; une image intériorisée de « la plage crasseuse d’Ostie » le conduit à la dépréciation du progrès et de la vitesse, à la déploration des « gaz d’échappements » qui rongent la statue de Marc-Aurèle. Le chien du propriétaire de son appartement berlinois, dont la « laideur indicible, ineffable, complète, n’avait d’égal que sa bonté », lui permet de méditer sur la mort et les souffrances de ce rejeton de « races de chiens tarées à force d’élevage et de saillies sélectives » ; une telle profonde compassion qui unit hommes et bêtes ne peut que toucher le lecteur. Mieux, s’y glisse « le mythe de la pureté de la race », ainsi que « l’obsession et le rêve meurtrier du racisme ». C’est ainsi que ce qui eût pu rester anecdotique, s’élève à la hauteur de la pensée existentielle et essentielle, témoignant de la méthode, de l’art de l’écrivain.
Discrètement côtoyer dans l’avion le célèbre acteur du cinéma italien et de Fellini, Marcello Mastroianni, permet une analyse du harcèlement des admirateurs et de la solitude de celui dont la personnalité est réduite à ses rôles. De même l’arrivée de la télévision est vécue d’abord comme la concrétisation d’un « vague projet ». Mais si Peter Nadas regarde d’abord, « vautré », « cette débauche de curiosités », « histoire qu’elle pense à ma place », il en arrive à une conclusion cinglante : « la télé exerce sur l’homme un pouvoir mortifère cancérigène ». Une chose ou un être vus, une broutille venue du quotidien, un témoin de l’évolution des techniques, des médias et des mœurs, voilà qui tour à tour est l’occasion d’exercer la veine satirique et soulève une vérité morale.
L’indécision face à l’achat d’un motoculteur attire les commentaires des voisins, toute une vie sociale s’anime, alors que les travaux et jours du jardinier méritent un soin constant ; mais moins que la plume et la page. Un poirier de saison en saison, un infarctus qui faillit emporter l’écrivain, l’évocation d’un éditeur, d’un confrère, tout doit être manière à moudre le grain de la pensée, à retenir le sable véloce du sablier.
Certes, l’on peut ici penser que la patience du lecteur est parfois mise à l’épreuve devant les circonvolutions circonspectes de la réflexion, quand soudain elle fuse avec un mat éclat. Saurait-on conseiller de ne lire qu’une partie par mois, et ainsi de s’offrir une année Nadas, sans se priver bien sûr d’autres lectures, de nature et de rythme bien différents…
Ecrivant comme Montaigne « à sauts et à gambades », auquel on pourrait le comparer avec profit, Péter Nadas se fait entomologiste des comportements, sans manquer de cultiver un élégant phrasé, en particulier lors d’aphorismes brillants : « En butte à nos tourments, à nos luttes, à nos douleurs et nos peines, on ne quitte pas de bon cœur la beauté de l’horreur pour s’éveiller à la morne réalité ». Un désabusement, voire un fatalisme noir, affleure en ces pages : « Que tous les hommes se changent en boue et tous les dieux en merde, si tout n’est pas ici-bas que merde et que boue ». Dans l’ultime partie, notre diariste accompagne « une amie âgée » jusqu’à la mort », comme une préfiguration de celle à venir… Car, dans la tradition du philosophe antique, il s’agit de se préparer à la putréfaction du corps, à l’évaporation de l’esprit.
Au-delà des funérailles, des rencontres inabouties, des notes sur le théâtre, s’élèvent une déploration d’un monde contemporain pollué par la banalité et la vulgarité, la désillusion des « fantasmes de débauche », mais aussi de perspicaces réflexions sur la liberté : « Il faut donc tout autant que d’autres personnes ne renoncent en rien à leur liberté individuelle, la liberté nationale fût-elle en jeu, afin que, loin de toute collectivité, cet idéal que d’autres sacrifient dans l’intérêt collectifcontinue à vivre ». Car « Quand une société se détourne pour longtemps de la tradition que représente le principe de tolérance réciproque, elle prive ses citoyens de tout moyen de pouvoir tant soit peu y cultiver leur propre personnalité ». Le constat face au totalitarisme communiste en Hongrie est sans bavure : « les dirigeants du pays érigent en droit souverain le contrôle total et permanent des revues qu’ils ont eux-mêmes pris soin de fonder ». La liberté d’expression est inexistante. L’analyse frôle alors celle de Masse et puissance d’Elias Canetti[3] : « quand le travail n’apporte rien, inefficace au niveau collectif, chacun tente d’être au moins efficace à son propre compte. D’où le chaos des sociétés de masse ».
Un juste tropisme humaniste innerve l’écrivain. Or, sa sagacité politique est à l’épreuve devant des temps troublés : « la société hongroise […] en est venu peu à peu à perdre la mémoire d’elle-même, et donc la conscience de son propre futur ». Bien que publiée à la fin du XX° siècle, cette réflexion, à la lisière de la philosophie politique, s’applique avec plus de perspicacité encore à notre aujourd’hui et sans nul doute à notre demain. Il faut en effet une vaste perspective pour penser son temps. Ce pourquoi il revient à l’historien romain Tite-Live, alors que l’on devine autour de lui les prémices de la chute du rideau de fer et du monde fermé sur ses pitoyables certitudes, qui, sous le joug de « la terreur communiste », séparait la Hongrie d’un Occident heureusement plus libéral.
Dans le cadre d’une introspection sans concession, tout devient matière à l’éclosion d’une pensée, pesée, nuancée, sous la plume attentive, parfois cinglante, et surtout humaniste, de l’écrivain hongrois de la mémoire (né en 1942) dont nous lirons, voire relirons avec la patience requise les vastes opus intitulés Le Livre des mémoires et Histoires parallèles. Depuis les plus immenses rituels de la vie et de la mort jusqu’aux plus minces non-événements, en passant par une histoire de singes gourmands, et jusqu’au remord secrètement enfoui de n’avoir pas lu ces pages sacrifiées de la Bible, cet Almanach est la matrice de l’intelligence, de l’analyse psychologique et de la hauteur philosophique, comme si seule l’écriture pouvait protéger un homme, lui permettre une prise sur le monde avant l’effacement, hors la promesse réalisée de son nom ornant des couvertures ; sous lesquelles dort la pensée d’un maître écrivain. Lecteur, il ne tient qu’à toi de la réveiller !
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.