« Il ne faut pas juger », entend-on trop souvent… Alors à quoi servent connaissance, entendement, raison ? On supposera que sur le terrain de la justice intellectuelle, un érudit des cultures, un ethnologue de renommée mondiale tel que Claude Lévi-Strauss soit à même de porter de judicieux jugements. Pourtant, il y a peu de doutes que bien des pudeurs et bienpensances pousseraient aujourd’hui des cris d’orfraies, le vouant aux gémonies, en relisant les pages qu’à l’Islam il consacra parmi ses Tristes tropiques. Sur quoi s’appuie donc le blâme de cette religion dans une œuvre consacrée au point d’être entrée dans La Pléiade ?
Comme l’historien, l’ethnologue devrait pouvoir faire l’examen des peuples qu’il visite sans porter de jugement, ou, plus exactement, en ne manifestant ni sympathie ni antipathie. Cependant lorsqu’en ses Tristes tropiques, Claude Lévi-Strauss observe au Brésil les Indiens Nambikwara, il ne manque pas de noter qu’ils « sont hargneux et impolis jusqu’à la grossièreté. » Ne s’agit-il que d’un jugement européanocentré, en lequel la politesse viendrait de la « polis » grecque et de la courtoisie de Batalsar Gracian[1] ? Peu après, il conclue le chapitre XXVII ainsi : « On devine chez tous une immense gentillesse, une profonde insouciance, une naïve et charmante satisfaction animale, et, rassemblant ces sentiments divers, quelque chose comme l’expression la plus émouvante et la plus véridique de la tendresse humaine[2] ». Nul doute que cette tendresse humaine relève de l’universalité, nonobstant le fait que « la société occidentale était la seule à produire des ethnographes ; que c’était là sa grandeur[3] ». Observation objective, dégoût, et amitié se partagent donc les « carnets de notes » du voyageur (car l’on sait combien cet ouvrage scientifique est également récit de voyage et autobiographie). L’ethnologue, dont « La pensée sauvage » parcourut toutes les Amériques avec une patience infinie envers les populations indigènes, se trouve bien moins patient lorsqu’à l’occasion de son retour, au cours d’un séjour en Inde, et avec une rare conviction, il blâme l’Islam :
« L’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en elle-même : le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions antérieures. […] Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-Musulmans les angoisse. […] les Musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité, tolérance; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer. […] Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique. […] Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien du dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. […] Ne consacrerions nous pas notre perte si, renforçant notre erreur de celle qui lui est symétrique, nous nous résignions à étriquer le patrimoine de l’Ancien Monde à ces dix ou quinze siècles d’appauvrissement spirituel ».
Dans le cadre d’une comparaison entre Bouddhisme, Christianisme et Islam, ne prétend-il pas que ce dernier est « la pensée religieuse […] la plus dangereuse des trois » ? Le point culminant pour nos oreilles est peut-être ici : « il m’a fallu rencontrer l’Islam pour mesurer le péril qui menace aujourd’hui la pensée française. Je pardonne mal au premier de me présenter notre image, de m’obliger à constater combien la France est en train de devenir musulmane.[4] » On admirera la préscience du maître. Non seulement, il publie Tristes tropiques en 1955, mais il n’a pas cru devoir en retrancher une ligne lors de sa réédition définitive, en 2008, dans la collection de La Pléiade.
Pourtant Claude Lévi-Strauss avait pris soin dans ses pages d’énoncer qu’ « aucune société n’est foncièrement bonne ; mais aucune n’est absolument mauvaise.[5] » Et de s’appuyer sur « la fraternité humaine[6] ». C’est dire combien l’Islam le révulse. Au point qu’il persiste et signe en 2003 dans un entretien accordé au Magazine littéraire : « J’ai commencé à réfléchir à un moment où notre culture agressait d’autres cultures dont je me suis alors fait le défenseur et le témoin. Maintenant, j’ai l’impression que le mouvement s’est inversé et que notre culture est sur la défensive vis-à-vis des menaces extérieures, parmi lesquelles figure probablement l’explosion islamique. Du coup je me sens fermement et ethnologiquement défenseur de ma culture[7] ».
Y-a-t-il contradiction dans la pensée de Claude Lévi-Strauss ? L’on sait en effet combien il s’insurge contre le racisme dans le fameux opuscule Race et histoire[8], publié en 1951. Dans lequel il réfute la thèse racialiste sur « l’inégalité des races humaines » de Gobineau, affirme la pluralité et l’interaction des cultures, tout en accordant à l’Occident la qualité de « culture cumulative », de par ses progrès, non pas dus au prétendu génie de la race mais à des conditions locales objectives, sans vouloir juger de la supériorité des cultures. Mais à cet irénisme, en 1971, il apporta, au moyen de Race et culture, une réfutation nécessaire :
« Sans doute nous berçons-nous du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes, sans que soit compromise leur diversité. Mais si l’humanité ne se résigne pas à devenir la consommatrice des seules valeurs qu’elle a su créer dans le passé, capable seulement de donner le jour à des ouvrages bâtards, à des inventions grossières et puériles, elle devra réapprendre que toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même leur négation. Car on ne peut, à la fois, se fondre dans la jouissance de l’autre, s’identifier à lui, et se maintenir différent. Pleinement réussie, la communication intégrale avec l’autre condamne, à plus ou moins brève échéance, l’originalité de sa et de ma création.[9] »
En d’autres termes, notre ethnologue affirme le droit à l’identité culturelle, avant qu’elle ne devienne une Identité malheureuse, malgré les limites conceptuelles du terme identitaire, et pour reprendre le titre de Finkielkraut[10]… De plus, l’indignation contre tout racisme, cohérente avec le sens de la dignité humaine, rencontre alors ce même sens de la dignité humaine bafoué par l’Islam lorsque ce dernier bâche le corps et la liberté féminine, lorsqu’interdisant l’apostasie et le blasphème il est fondamentalement attentatoire envers la liberté politique et de conscience qui fonde l’Occident et ses Lumières.
Certes, redisons-le, si besoin est, ce réquisitoire adressé à quatorze siècles d’islam, qui voudraient se cloner pour castrer notre à peu de choses près bel aujourd’hui issu du progrès des sciences et des Lumières, ne comprend pas en son sein tous les Musulmans. Car, outre la diversité géographique et culturelle de l’aire islamique, sans compter ses créations littéraires, poétiques, plastiques, architecturales et philosophiques, les individus qui composent aussi bien le cœur que la diaspora musulmans peuvent savoir vivre leur religion non seulement d’une façon discrète, mais laïque, respectueuse des usages et des mœurs des civilisations occidentales et orientales. Ce dans le cadre d’une sécularisation de l’Islam et d’une fragmentation, d’un délitement de sa vérité[11], voire d’un Islam des Lumières cohérent avec les libertés individuelles… Certainement Claude Lévi-Strauss, dont l’islamophobie[12] est somme toute raisonnée, n’aurait pas dérogé à cette argumentation nuancée, ce pourquoi nous ne lui intenterons pas de mauvais procès, pas la moindre reductio ad hitlerum.
Il y a bien liberté et nécessité à juger, à intellectuellement discriminer. Au-delà de l’honnêteté qui consiste à réserver son jugement si l’on sait ne pas disposer de suffisamment d’éléments, au-delà de l’argument d’autorité qui consiste à se placer sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, toute démarche d’humanité doit exercer sa capacité à juger dans le respect des valeurs de tolérance mutuelle et de liberté. C’est d’ailleurs en 1976 que l’auteur du Cru et le cuit[13] publia ses « Réflexions sur la liberté[14] ». Dans lesquelles il pointe la « date relativement récente » de ce concept, « qu’une fraction de l’humanité adhère » à ce « caractère distinctif de la volonté humaine ». Au-delà des embûches, « entre le fanatisme spontané » et « le dirigisme », le « caractère relatif » et « arbitraire » de la notion de liberté rend difficile son expression. Il s’agit pourtant de « fonder les droits de l’homme sur sa nature, non pas d’être moral, mais vivant ». Ce qui inclut la préservation des espèces, de notre environnement, y compris culturel. Si les libertés sont « faites d’héritage, d’habitudes et de croyances qui préexistent aux lois », elles doivent rendre possibles de se libérer de toutes ces dernières, dans le respect, au sens kantien, de la liberté d’autrui. Mieux, s’appuyant sur Renan, notre ethnologue conspue « l’impertinence vaniteuse de l’administration » (autre mot pour l’Etat) « qui, sur tout citoyen, fait peser une insupportable dictature ». Serait-ce à dire qu’attaché à Montesquieu, il est enfin un libéral ? Pour conserver toute la vitalité de notre liberté, devant une possible « explosion de l’Islam », ou plutôt, espérons-le, sa libéralisation peut-être en cours, et si c’est encore possible, nous ne pouvons que nous faire les défenseurs de la culture de Claude Lévi-Strauss…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.