traduit de l’anglais et de l’allemand par Denis-Armand Canal,
Actes Sud, 450 p, 29 €.
Vladimir Jankélévitch : L’Enchantement musical,
Albin Michel, 304 p, 21,50 €.
Les pas du voyageur crissent dans la neige, le vent se glace et tournoie, le ciel se charge de nuées parmi les montagnes. Les solitudes d’un voyage d’hiver empruntent une musicalité sauvage, alors qu’une mélodieuse mélancolie s’empare des Lieder de Schubert. Musique à programme, musique illustrative, acmé de l’émotion poignante, et cependant enchanteresse, tel est Le Voyage d’hiver de Franz Schubert, composé en 1827, un an avant sa mort. Non seulement le ténor Ian Bostridge le chante avec ardeur, mais il nous en offre une bible, sous-titrée « Anatomie d’une obsession ». À moins de préférer le baryton Matthias Goerne, qui, au-delà du seul Voyage d’hiver, chante à merveille tous les lieder de Schubert. D’où un « enchantement musical », dont Vladimir Jankélévitch a tenté inlassablement de nous délivrer les secrets.
Au départ, naît un recueil de poèmes de Wilhelm Müller : Winterreise. Outre ses Griechenlieder, vaste ensemble de majestueux alexandrins célébrant la Grèce antique, le poète, né en 1794 et mort en 1827, publie ses chants dans la revue Urania, douze d’abord, puis dix, enfin douze ; les premiers marqués par la tonalité amoureuse, les autres plus intensément métaphysiques, inlassablement tragiques. Les vingt-quatre chants sont intégralement retenus dans le recueil pianistique et vocal de Franz Schubert. Il n’est pas indifférent de noter que le dernier, « Le joueur de vielle », fait justement allusion à la musique.
Le ténor Ian Bostridge éprouve pour ce Winterreise une passion sans cesse renouvelée, obsessionnelle, ce qu’avoue le sous-titre « Anatomie d’une obsession ». Il le chante avec un entrain, une intensité lyrique et pathétique, des contrastes marqués et remarquables. Curieusement, il officie souvent tête baissée, comme pour en accentuer l’intériorité.
Son livre, modestement intitulé Le Voyage d’hiver de Schubert, n’est pas réellement un essai, mais plus exactement un guide, un compagnon de voyage, en autant d’étapes, de chapitres, que de lieder, dont les textes sont ici reproduits dans l’original allemand et traduits en français. Il s’agit de « situer le morceau dans son contexte historique, mais aussi de trouver des connexions nouvelles et inattendues - à la fois contemporaines et mortes depuis longtemps : littéraires, visuelles, psychologiques, scientifiques et politiques », quoique il ne s’agisse guère d’une analyse strictement musicologique. On peut d’ailleurs regretter à cet égard que le volume offre trop peu de fragments de partitions.
Pourtant, que de plaisir à cette lecture en hivernale contrée romantique ! Plaisir amer que le vagabond tire de son « Gute Nacht », aux croches répétées et angoissantes. Pourquoi, malgré un amour, part-il, par le « chemin enseveli sous la neige » ? Il ne lui reste que des « Larmes gelées », au « Rêve de printemps » succèdent la « Solitude », « Le Matin de tempête », l’« Illusion » et « Les Faux soleils », pour reprendre quelques titres des lieder successifs. À la musique pianistique et vocale ne revient pas seulement l’assignation illustrative, mais la dimension atmosphérique, psychologique et métaphysique.
Le personnage de Müller et de Schubert, ce « poète fugitif », auquel ce dernier s’identifie, n’est pas sans faire penser à Lenz, dont « l’existence est un fardeau inévitable », marchant sans relâche parmi les montagnes, la pluie et la neige dans l’œuvre de Büchner[1]. Un romantisme inquiet, une mélancolie forcenée, une errance philosophique, comme si Dieu était, avant Nietzsche, déjà mort. Car même si Schubert avait composé bien des œuvres religieuses, dont six messes, son lied « Courage » ne chante-t-il pas en ses derniers vers (« un paroxysme d’hystérie au piano ») : « Si nul Dieu ne veut être sur la terre, / Nous sommes nous-mêmes des dieux ».
L’on devine alors la passion du poète pour les héros tragiques de Lord Byron, comme Manfred, ou pour le Saint-Preux de La Nouvelle Héloïse de Rousseau. Faut-il lire la marche harassante et cependant mélodieuse de ce recueil avec le concours d’une autre tragédie, celle de la syphilis de Schubert, diagnostiquée en 1823 ? Ce qui signifierait un adieu à l’amour, d’autant que ses ressources insuffisantes lui interdisaient le mariage, lui qui avait aimé sans réciprocité une chanteuse, Thérèse, et une Comtesse, Karoline, voire un adieu à la vie. À moins de penser au moment historique, c’est-à-dire l’abrutissante politique autrichienne qui ne laisse guère place à la liberté ; car au-delà « le lied schubertien a accompagné triomphes et désastres allemands tout au long de la période troublée allant de 1813 à 1945 ».
Si, à une oreille distraite, les sentiments peuvent paraître retenus, voire stylisés par l’art, Ian Bostridge y voit parfois, en particulier dans « Engourdissement », des « cris déchirants », « une pulsion sexuelle évidente, une tempête priapique d’urgence et le désir d’assouvissement mal réprimés ». Pourquoi pas… Cependant interpréter les « Faux soleils » du vingt-troisième lied (qui sont « trois dans le ciel ») comme un phénomène de parhélie au travers des cristaux de glace dans le ciel est nettement plus scientifique.
Le plus triste est sans nul doute le dernier autoportrait du compositeur : ce « joueur de vielle » et « vieillard », sans nul doute proche de la mort, que personne, sauf les chiens qui grognent, ne veut entendre, la vielle pouvant être comprise comme une pitoyable caricature de la lyre du poète… Or, la fascination pour la mort, comme cette « Corneille » qui en est la métaphore, sensible dans nombre de lieder de Schubert (pensons à « La jeune fille et la mort », d’ailleurs repris en un prodigieux quatuor à cordes, et au « Roi des aulnes »), permet peut-être de « faire le lien avec la catastrophe nazie - si conscient que j’ai été de la dégradation morale induite par le culte de Wagner ». Notre interprète a conscience de la qualité « tendancieuse » de l’analyse, quoiqu’elle n’en reste pas moins intellectuellement stimulante. De même, il sait garder ses distances vis-à-vis d’une lecture trop uniment biographique de l’œuvre.
Non loin de l’immense « Wanderer fantasie » pour piano seul, l’art de Schubert est inséparable des tableaux de Caspar-David Friedrich. Le voyageur au dessus de la mer de nuages est celui qui arpente vallées et montagnes, mais aussi l’étranger au monde des hommes, à moins qu’il soit une métaphore de l’impossible unité allemande à cette époque…
Combien un tel recueil a-t-il influencé la musique allemande, voire au-delà, combien a-t-il nourri les écrivains, à l’instar de Thomas Mann ! Car le jeune héros du romancier, « enfant gâté de la vie », chante en sa dernière page le « repos » sous le « Tilleul » du cinquième lied, son lied favori, alors qu’il trébuche dans la boue des tranchées de cette « fête de la mort[2] » qu’est la Première Guerre mondiale. Ce qui n’empêche pas notre essayiste de penser à l’infusion de tilleul qui rencontre la « madeleine » de Proust.
À cet égard Ian Bostridge ose des rapprochements insolites et cependant parlants, par exemple avec l’existentialisme, avec l’absurde, Beckett aimant beaucoup ce Voyage d’hiver. Pensons au lied d’après Schiller, « Beau monde, où es-tu ? », qui serait une métaphore de la déréliction qui frappe tout autant le romantique que celui qui attend absurdement un Godot[3] qui ne touchera jamais le sol de la réalité.
Didactique avec empathie, et consacrant une vingtaine de pages à chaque lied, Ian Bostridge allie une vaste culture à une réelle sensibilité personnelle. On saura tout sur le symbolisme du tilleul, cet arbre de l’amour, tout ou presque sur les émotions de l’interprète lors de divers concerts, voire sur celles de son public. D’où la capacité de ce beau livre d’être lu beaucoup plus que par des spécialistes, des mélomanes. Hélas, comme ces lieder qui ont pu être fort populaires, « ce genre de culture musicale commune a largement disparu à la fin du XX° siècle, pour être remplacé par les équivalents marchandisés du rock et de la pop ». Ce qui laisse ouvert le débat entre musique populaire et musique savante[4].
Schubert est considéré comme le fondateur du lied. Il en écrira la quantité colossale, et cependant toujours subtile, de six cent trois, à partir de 1811, à quatorze ans. Il griffonnait ses géniales et troublantes mélodies sur des poèmes de Schiller, de Goethe, comme lors de l’impressionnant, tragique et justement célébrissime « Roi des aulnes », auquel Ian Bostridge ne manque pas de faire allusion. Mais à l’occasion de plus modestes poètes, comme Wilhelm Müller, il les anime en les dépassant, et, grâce à l’éloquence pianistique et vocale, les enveloppe d’une aura plus dramatique et romantique encore. Le cycle de « La belle meunière » (également d’après des vers de Müller) chanté avec feu par le ténor Christophe Prégardien, d’un lyrisme charmeur et plus naïf, le dispute en réputation avec « Le Voyage d’hiver ». Robert Schumann, Hugo Wolf et Richard Strauss enrichiront le genre du lied, devenu incontournable.
On ne saurait assez louer les éditions Actes Sud pour la réalisation d’un tel beau livre intelligent : cartonné, relié avec soin, illustré avec un goût parfait, il assure autant une agréable tenue en main qu’une appétence intellectuelle, poétique et musicale rare. C’est ainsi que le même éditeur avait par exemple présenté son indispensable Dictionnaire de la Méditerranée[5]. C’est également grâce à ce soin éditorial que le livre papier ne peut être absorbé par le livre numérique, entre Ebook glacial et PDF étique, ce que plaidait Umberto Eco dans N’espérez pas vous débarrasser des livres[6]. Non seulement nous nous reposerons les yeux sur des papiers aux typographies clairement lisibles et aux somptueuses couleurs, mais nous conserverons pour nous et nos descendants des objets pensants enchanteurs.
Il n’est pas indifférent de choisir un ténor ou un baryton pour interpréter ces lieder. Forcément une tonalité plus sombre imprègne l’interprétation du second, peut-être, moins viennoise que celle d’Ian Bostridge. Or Matthias Goerne, avec le concours d’une demie douzaine de pianistes, parvient à nous livrer, en onze disques, rien moins que la totalité des lieder de Schubert, de « Sehnsurcht » au « Winterreise », en passant par « An mein Herz », « Die Schöne Müllerin », « Heliopolis », « Nacht und Träume », « Schwanengesang », « Erlkönig », « Wanderers Nachtlied »[7]. Le travail, colossal, ne mine en rien la subtilité et l’émotion de l’interprétation. Le sens des nuances psychologiques s’allie à la musicalité, tour à tour confidentielle, lyrique, tempétueuse: une beauté à pleurer…
La modicité du prix d’un tel coffret de lieder est proprement miraculeuse, quoique l’on ait hélas sacrifié la présence des textes des poètes, qui étaient pourtant publiés avec les disques en éditions séparées.
Bien que Vladimir Jankélévitch ne nous parle guère de Schubert -et c’est certainement dommage-, sauf une brève mention de sa VIIIème symphonie inachevée, il faut ouvrir son Enchantement musical, tout entier fait d’inédits, et qui fait suite à La Musique et l’ineffable[8]. Certes l’on peut se retourner sur l’infamie qui voulut que l’on jouât Schubert pendant que les SS pendaient des Juifs dans les camps de concentrations nazis, ce que le philosophe et musicologue rappelle avec indignation dans son L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité[9]. À cet égard, la puissance incantatoire de la musique peut-elle se passer d’une interrogation morale ?
Aussi, dans ces éclairantes chroniques écrites dès 1930 jusqu’en 1972, entre Prague et Paris, réunies sous le titre de L’Enchantement musical, la musique, cette « temporalité enchantée » (car « le temps est l’objet par excellence de la philosophie[10] »), est d’abord russe et française, en particulier avec « le monde ensorcelé de Maurice Ravel ». Mais notre chroniqueur ne s’interdit en rien celle allemande, comme si l’on devait craindre que le nazisme ait pollué toute la musique, comme il a pollué Wagner[11], comme il a envenimé la langue de Goethe, avec laquelle le poète d’ascendance juive Paul Celan[12] a dû batailler. Franz Liszt, dont le « pianisme révolutionnaire » l’enchante, est rangé sous la bannière du « cosmopolitisme musical » par notre mélomane ainsi heureusement politique, recueillant son enthousiasme récurrent. Car ses « Préludes obéissent encore à la loi romantico-manichéenne de l’antithèse » tandis que sa Faust-Symphonie a « entièrement repensé le drame goethéen ». Cependant, pour les Russes, Tchaïkovski est taxé d’ « intarissable pathos sans force et sans couleurs ». Or Jankélévitch préfère « l’orage métaphysique » de Mahler. Dans une veine voisine, le Requiem de Gabriel Fauré se voit qualifier de « poème du legato et de l’extrême intensité spirituelle ». Chez ce compositeur, « la mort est immanente, non pas comme une angoisse vertigineuse du néant et du vide, mais comme tendance décorporéisante ; elle n’est pas ce qui fait la vanité de tout effort, mais ce qui allège et sublime l’être sensible ».
Faut-il regretter qu’entre musique romantique et post-romantique, le philosophe ne se soit pas aventuré vers le baroque ou vers un XX° siècle plus ardemment contemporain, comme celui de Messiean ? Que de belles pages aurions-nous lues…
Pratiquant sans cesse l’ekphrasis, cette figure de rhétorique qui est la description de l’œuvre d’art, Vladimir Jankélévitch use avec bonheur de la synesthésie, dont on sait, après Baudelaire et Rimbaud qu’elle associe plusieurs sens, qualifiant la musique par des termes venus des couleurs (mot qui fait lui-même partie du vocabulaire obligé du musicologue) et la comparant à d’autres arts. C’est tout le moins pour un art invisible, bien au-delà de l’architecture de la partition.
« Il y a des choses que seule la voix de l’homme peut exprimer », note Vladimir Jankélévitch. C’est un peu Le Je ne sais quoi et le presque rien, qui fonde le la de son œuvre philosophique, cette quête métaphysique dont l’inatteignable est un sens perceptible dans la musique, labile et cependant éclatante, douée d’une indubitable présence temporelle et émotionnelle, et cependant produite à la lisière de l’inexprimable. Au-delà des poèmes de Wilhelm Müller, le chant schubertien, pour lesquels Ian Bostridge offre un vaste et richissime commentaire littéraire littéraire et musical, sans qu’il faille minimiser son indispensable complice pianistique, trouve une parfaite adéquation entre sens linguistique et sens projeté par l’expressivité, la chaleur et la froidure des cordes vocables. Son Voyage d’hiver est paysage de l’âme prise dans l’éphéméride inconsolable du temps des mortels et du désamour ; et néanmoins seule île enchantée…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.