Charles d’Orbigny : Atlas du Dictionnaire d’Histoire naturelle,
Renard, Martinet & cie, Paris, 1849.
Photo : T. Guinhut.
Aux temps où les animaux parlaient.
Elien, Ursin :
La Personnalité et La Prosopopée des animaux ;
Le Physiologos ou Le Bestiaire des bestiaires.
Elien : La Personnalité des animaux,
traduit du grec par Arnaud Zucker, Les Belles Lettres, 688 p, 26 €.
Anonyme : Physiologos ou Le Bestiaire des bestiaires,
traduit du grec par Arnaud Zucker, Jérôme Millon, 2004, 328 p, 33,50 €.
Jean Ursin : La prosopopée des animaux,
traduit du latin et présenté par Brigitte Gauvin, Jérôme Millon, 336 p, 30 €.
Hors Aristote, voire Pline l’Ancien, point de salut, croit-on, si l’on a écrit en zoologue dans l’Antiquité. Pourtant un auteur aussi profondément et injustement méconnu qu’Elien gagne à être mis en lumière. En sa Personnalité des animaux, quelques centaines de bêtes sont si vivantes, si étonnantes et attachantes que c’est tout juste s’il leur manque la parole. Il n’y a qu’un pas alors pour qu’après les bestiaires médiévaux, à la suite du Physiologos, et lors de la Renaissance, un médecin également méconnu, nommé Jean Ursin, les fasse parler avec une verve plus qu’humaine, parmi les pages de sa Prosopopée des animaux. Comme quoi, au rebours des préjugés qui voudraient croire que l’on ait attendu notre contemporain pour éprouver une réelle empathie, voire un antispécisme, à l’égard de nos frères à quatre, six et huit pattes, et autres myriapodes, sans compter les nageoires, l’Antiquité et l’âge de l’humanisme se révèlent une fois de plus un trésor de connaissances allègrement nourrissantes. Ce en faisant parler nos compères animaux en langue mythologique et encyclopédique, puis en les enrôlant pour être les interprètes du Christianisme, et enfin pérorer en langue médicale et pharmacologique.
Ce drôle d’animal a vécu entre 170 et 225 de notre ère à Rome, et, s’il parlait latin, il écrivit en grec. Le sophiste Elien, ou plus exactement Claudius Aelianus, était également un stoïcien qui commit une poignée de traités philosophiques, dont Sur la providence et Sur les manifestations de la puissance divine. Il réunit ici, en six cent pages, un bon boisseau des connaissances livresques de l’Antiquité sur le règne animal, en s’appuyant peut-être sur une anthologie alexandrine d’Aristophane de Byzance, voire sur Pamphilos d’Alexandrie. Bien qu’il ne s’agisse que d’un compilateur adroit, consultant et pillant cent manuscrits de son temps, comme celui de « Sur l’intelligence des animaux » dans les Opuscules et œuvres morales de Plutarque, et ceux de Ctésias, Eudème, Oppien ou Démocrite, d’ailleurs souvent perdus, l’on célébra sa « langue de miel », son talent conjuguant la variété thématique et la vive couleur du langage. Heureusement la postérité a conservé ce recueil en son entièreté, quoique cela ne soit pas hélas le cas de ses Histoires variées.
Notre Elien vouait un véritable culte à l’auteur de l’Odyssée, puisqu’il avait disposé à l’entrée de sa bibliothèque romaine une statue d’Homère et le citait d’abondance en rédigeant sa Personnalité des animaux. À l’égal d’Aristote, dont il ne suit pourtant guère le système de classification, il le considérait comme un philosophe, et comme tel il avait pour ambition d’examiner les caractéristiques animales, de l’anatomie aux mœurs, mais également leurs apports au service de l’espèce humaine, qu’il s’agisse de la chasse, de la médecine et des rites religieux. Les « dons de la nature » et les « honneurs accordés » aux animaux sont les maîtres mots de l’épilogue. Notre cher Elien n'est-il pas déjà bien moderne en affirmant dès le prologue : « Que les bêtes brutes possèdent par nature un certain sens moral et qu’elles partagent avec l’homme bon nombre des merveilleux privilèges qui ont été impartis aux humains, voilà bien quelque chose de grandiose ».
La liste des bestioles, du héron à « la stricte séparation des sexes chez les oiseaux du temple d’Hérakles », en passant par « le dragon joufflu », est sans guère d’ordre, en une joyeuse fatrasie et fantaisie. Ce à quoi remédient les précieux index en fin de volume, de la main sagace du traducteur et préfacier Arnaud Zucker, si l’on cherche et trouve les étoiles de mer ou les onagres. Mieux vaut cependant naviguer à vue, tout lire en une progression scrupuleuse, à moins de préférer picorer quelques pages, de ci-delà, à la rencontre des surprises sans cesse renouvelées. Car l’on glisse sans prévenir de l’anecdote curieuse à l’observation réellement scientifique, puis de l’allusion mythologique à l’éthologie, sans oublier les espèces surnaturelles : ainsi le phénix et l’amphisbène, le basilic et le griffon, le martichore ou l’unicorne, qui, au siècle de Jorge Luis Borges, honorent les pages de son Manuel de zoologie fantastique[1]. Cependant, parmi dix-sept, le livre IX s’intéresse en bonne partie aux poissons, et le XIV aux usages médicaux. Quant au livre XI, il aime rendre compte des cultes rendus aux animaux, tandis que bien souvent l’Egypte, terre de merveilles, fournit une abondante matière.
Ce serait bien réducteur de ne voir en notre cher Elien que le chroniqueur des bizarreries et prodiges animaux. Il sait être scientifique avec pertinence, lorsque les dents du cobra ou les leurres de la baudroie sont décrits avec une redoutable exactitude. Mais aussi fin moraliste, et plus exact d’Esope qui se fiait à une imagerie plus qu’à l’observation des phénomènes. L’excellence des bêtes, leur adéquation avec leur milieu et la haute tenue des comportements en font des modèles, bien que le logos ne soit pas leur apanage. Elles ont de toute évidence des codes de communication, voire, selon lui, des attitudes religieuses, comme ces éléphants qui offrent et brandissent de « jeunes bourgeons » à l’intention de la lune nouvelle leur « déesse », jettent de la terre avec leur trompe sur le cadavre d’un congénère et rendent « un hommage rituel aux dieux, tandis que les hommes se demandent si les dieux existent vraiment ». Outre l’éléphant, le dauphin est particulièrement choyé pour ses vertus par le compilateur. Il sait collaborer avec les pêcheurs pour obtenir sa part de butin, il est possible de s’ébahir de « l’amour d’un dauphin pour un beau jeune homme ». Cependant les vaches connaissent l’arithmétique et les abeilles la géométrie. Au point que notre auteur, constatant l’habileté de certains oiseaux à construire leurs nids, aille jusqu’à prétendre que les hommes techniciens ne sont que des imitateurs ! Quant aux mœurs, les animaux n’ayant pas besoin de législateurs, leur perfection innée laisse augurer du peu de considération abandonné aux hommes. Ainsi va Elien, arguant du courage, de la tendresse, de la piété et de l’exemplarité de ceux à qui ne manque que la parole articulée, tentant de réduire la traditionnelle fracture entre l’animalité et l’humanité avec un idéalisme pour le moins excessif, en une sorte de « zoomythologie », selon le juste néologisme du préfacier. Seuls les serpents, les rats et les crocodiles restent indéracinablement confinés dans leurs vices.
Comme l’abeille parmi une anthologie de fleurs, butinons parmi ces pages. Pour y croiser la pie qui « sait imiter toutes les voix, et surtout la voix humaine » ; le poulpe qui est « le plus libidineux des animaux », au point de copuler jusqu’à un épuisement fatal ; et si le précédent dauphin aimait d’amitié, « un coq du nom de Kentauros s’éprit de l’échanson d’un roi, tandis qu’« un palefrenier était tombé amoureux d’une jeune pouliche » et « eut des rapports sexuels avec elle ». Assistant à la scène, son poulain, outré, sauta sur l’homme et non seulement le tua, mais déterra ensuite le corps pour l’outrager. Encore une fois l’éléphant, s’il aimait une « marchande guirlandes », « lustrait le visage de la femme avec sa trompe », qui en retour lui offrait une couronne ; hélas la mort de sa belle le rendit furieux… Plus charmant encore s’il se peut, l’ibis : « lorsqu’il dissimule sa tête et sa tête dans les plumes de son poitrail, il prend la forme d’un cœur ». Ce qui témoigne de l’anthropomorphisme du compilateur.
Découvrons la « double vie du lézard », qui retrouve la partie perdue par accident de sa queue pour vivre de nouvelles aventures, ou, pour rester chez les reptiles, plus incroyable encore, l’idée saugrenue selon laquelle il suffit de cracher sa salive dans la gueule d’une vipère pour que sa nocivité soit avérée : elle « se décompose ».
Loin de nous l’idée d’infliger un tel sacrilège à un tel volume ! Partie de la mémorable collection du centenaire des Belles Lettres[2], cet ouvrage d’Elien bénéficie d’une délicieuse couverture rose, ornée d'un dauphin d'or, à rabats, de cahiers cousus de papier ivoire, sans oublier les insolites et charmantes illustrations d’Hipkiss qui courent du recto au verso. Une merveille bibliophilique d’aujourd’hui pour un texte rare, pimpant et instructif, deux fois millénaire ; que rêver de mieux…
Toute une tradition animalière irrigue la littérature antique, médiévale et de la Renaissance ; recueil d'emblèmes des vices et des vertus, elle peut servir à un incarner une théologie, enrôlant ces bêtes qui n’en peuvent mais parmi la procession du Christianisme. Dans l'anonyme grec Le Physiologos ou Le Bestiaire des bestiaires(en cette même collection « Atopia » dirigée par Claude Louis-Combet) probablement rédigée en Egypte au II° siècle, la zoologie est spiritualisée pour représenter les mystères chrétiens. Ce sont cinquante-six animaux, dont « l’oiseau-Phénix », six pierres et deux arbres, habillés en théologiens, qui ont une âme et deux faces, l’une animale, l’autre humaine, diabolique et divine, l’une narrative, l’autre interprétative. Ce pour dispenser des vérités spirituelles et édifier le Chrétien, voire celui qui ne l’est pas encore, lui annoncer l’incarnation de Dieu et le chemin du salut.
Par exemple : « Comme le cerf aspire aux sources d’eau, de la même façon mon âme aspire à toi, Dieu ! » L’abeille est comparée aux « œuvres de Dieu, qui sont impénétrables aux mortels et admirables dans les hauteurs, et plus sucrées que le miel et la cire, plus que tout ce qui a été créé ». Ou encore (et contre toute vérité zoologique) : « le Physiologue a dit que la hyène est androgyne. […] Ne ressemble donc pas, toi non plus, à la hyène en adoptant tantôt le sexe mâle, tantôt la nature féminine. Parlant de tels hommes, le divin apôtre a dit en les critiquant : Des hommes ont commis l’infamie sur des hommes ».
Né de la confluence des savoirs grecs et de la théologie judéo-chrétienne, ce Physiologos connut, au moyen de son évidente simplicité symbolique, une incroyable popularité : il fut copié, enluminé, puis longuement oublié, et ici retrouvé. Finalement l’on fait bien dire tout ce que l’on veut, y compris d’édifiantes et judicieuses vérités, y compris de superstitieuses inepties, à ceux à qui nous subtilisons la parole…
En rhétorique, la prosopopée est une figure qui consiste à faire parler un dieu, un mort, un absent, un objet… Hugo, dans « Stella », parmi les Châtiments, fait parler une étoile ; Rousseau, dans son Discours sur les sciences et les arts, fait parler un consul romain. Oublierons-nous La Fontaine et ses animaux ? Depuis Esope, c’était une tradition bien établie que de les faire discourir et illustrer les comportements des hommes dans les fables. Moins connue est cette Prosopopée des animaux qui permet à Jean Ursin de nous faire écouter leurs voix mutines et savantes.
Entre science et magie, un médecin érudit du XVI° compose une joyeuse encyclopédie poétique où les animaux savent parler. C’est avec une délicieuse fantaisie que ce médecin dauphinois du XVIème siècle réalise ses vers latins. L’édition de 1541 porte un sous-titre prometteur : « Dans laquelle on trouve de nombreuses informations sur les vertus de ces animaux, sur leur nature, sur leurs propriétés, surtout médicales, De Jean Ursin, docteur en médecine et poète couronné ». Nous n’en savons guère plus sur cet original érudit, sinon qu’il s’inspire de l’Histoire naturelle de Pline[3], sinon qu’il écrivit des élégies sur la peste. Son talent poétique est incontestable ; grâce à lui, le « scinque » (petit crocodile à la chair aphrodisiaque) a bien de l’esprit : « J’offre Vénus par ma queue, mais la mort par mes crocs. »
Il y a deux versants à cette compilation versifiée, traduite en prose : l’humour complice et la pharmacopée. Ursin est le premier à user des animaux autrement que par la fable, leur offrant l’occasion de se présenter dans leur étrangeté, leurs merveilles. Une centaine d’entre eux prend tour à tour la parole, du lion au borax, qui, comme chacun ne le sait pas, est un crapaud venimeux. Des quadrupèdes « sanguins » aux insectes, en passant par batraciens, oiseaux et poissons, les attitudes psychologiques côtoient les qualités guérisseuses, plus magiques que médicales. L’exactitude zoologique le dispute à peine à la fantaisie. Nombreux sont ceux qui donnent des leçons, comme l’aspic : « Idiot, pourquoi cherches-tu une pierre précieuse dans ma tête ? En récompense, c’est un sommeil mortel qui t’attend. » Ainsi, proposons au lecteur d’essayer qui prétend : « mes cornes me servent d’yeux », car sieur l’escargot commande : « Si la fièvre te donne mal à la tête, pose-moi sur ton front après m’avoir broyé et, crois-moi, cela t’apportera un soulagement extrême. » On conseillera à qui veut arrêter l’alcool d’essayer le vin d’anguille : « il deviendra buveur d’eau ». Il peut être utile de savoir qu’en cas de « mal caduc », les testicules de coq « macérées dans l’eau » sont souverains…
Quant au chat, peut-être l’animal domestique préféré de nos contemporains, il est ici considéré avec moins de tendresse :
« Cata trucem refero, non ui, sed dente, leonem,
Oreque ; mundicies et mihi pulchra placent. (…) »
C’est-à-dire : « Moi, le chat, je rappelle le lion féroce, non par ma force, mais par mes dents et ma tête ; l’élégance et la beauté me plaisent. Mes griffes recourbées et mon corps agile me servent à chasser les souris ; la nuit est plus claire pour moi que le plein jour. Mes excréments permettent d’ôter les arêtes plantées dans la gorge ; ils soignent aussi l’alopécie et ils arrêtent les règles. Mais si on les associe aux serres du sinistre hibou, ils peuvent, dit-on, guérir la fièvre quarte. Absorber ma chair réduit les hémorroïdes, et manger mes reins soulage les maux de reins. » L’on espère qu’aucune arête ne se plantera dans une gorge, de peur de devoir user d’un tel remède !
Cependant chez Elien, les chats, quoique rarement traités, dont « la semence est brûlante [et] brûle l’organe génital de la femelle », sont capables de reconnaissance, et « jamais on les verra agresser leurs bienfaiteurs » ; au contraire de l’homme qui « peut devenir l’ennemi implacable de son ami ». La leçon morale d’Elien pointe également le bout de sa griffe pour anticiper Ursin, quoique le procédé rhétorique du second lui permet une vivacité inouïe, comme s’il s’agissait d’arguments publicitaires animés pour des prescriptions pharmacologiques forcément efficaces. La lecture savoureuse de l’ouvrage de Jean Ursin, dont on peut rire, n’empêche pas de plonger dans l’univers des connaissances encyclopédiques du XVI° siècle, avant l’aube de la médecine moderne.
Notre vision des animaux a considérablement évolué. L’abondant Buffon, au XVIII° siècle, quoique gardant une part de vision subjective et d’anthropomorphisme, était un naturaliste scientifique, sachant non seulement décrire mais classer. Plus scientifique encore, Charles d’Orbigny conçut au cœur du XIX° siècle un presque (car l’on découvre sans cesse de nouvelles espèces) exhaustif Dictionnaire d’Histoire naturelle aux huit mille pages sur deux colonnes, sans compter son Atlas illustré. Aujourd’hui, pensant aux milliers de créatures pas forcément bestiales qui parcourent notre globe, ou disparues, voire en voie de disparition, l’homme s’émerveille[4] autant qu’il s’inquiète du droit des animaux[5], à son détriment peut-être, ou dans une démarche bio-universaliste et humaniste de compassion envers ses congénères à plusieurs pattes. À qui Elien et Ursin ont su offrir avec tendresse une reconnaissance encyclopédique, bien que fondée pour le second sur les services que grosses et petites bêtes rendaient à l’humanité souffrante. Ne faudrait-il pas également que l’humanité rende les mêmes services à ces êtres de poils, d’écailles et de carapaces ?
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.