Geneviève Fraisse : La Fabrique du féminisme, Le Passager clandestin, 480 p, 10 €.
Roxane Gay : Bad feminist, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Denoël, 464 p, 21,90 €.
Roxane Gay : Treize jours, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Denoël, 477 p, 22,90 €.
Roxane Gay : Hunger, traduit de l’anglais (Etats-Unis)
par Santiago Artozqui, Points, 312 p, 477 p, 7,40 €.
On ne doit plus douter que le féminisme, envers vertueux du machisme, ait une histoire, soit devenu une discipline universitaire à part entière, du moins aux Etats-Unis. Depuis Olympe de Gouges, qui en 1791 osa sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, en passant par les suffragettes réclamant le droit de vote, une bibliothèque ne suffirait plus à contenir tous les textes qui réclament l’égalité des sexes devant la loi et un respect égal des corps et des sexualités de la part des consciences. Au-delà de l’essai fondateur de Simone Beauvoir, Le Deuxième sexe, paru en 1949, Marie-Jo Bonnet dresse les jalons du Mouvement de Libération de la Femme, tandis que Geneviève Fraisse examine les enjeux civils et politiques du féminisme. Venue d’Outre-Atlantique, Roxane Gay propose avec Bad feminist un titre percutant qui ne dit pas cependant ce qu’il semble dire.
Attachante par sa naïveté avouée de jeune fille, l’autobiographie féministe de Marie-Jo Bonnet, se présente d’abord comme une initiation : sans trop savoir où elle va, ce qu’elle veut, sinon « aimer des femmes ». Elle adhère au Mouvement de Libération de la Femme en 1971, abrégé par l’acronyme MLF, alors que tout est à construire, avec un enthousiasme électrisant : « Comment résister à la jubilation d’être ensemble, de s’intéresser à ce qui concerne les femmes, comme si ces retrouvailles avec les femmes allaient élargir le champ des possibles ». Il faut admettre que l’élan d’une telle aventure a quelque chose de communicatif, même si la récurrence du mot « sœurs », et cette « sororité » peuvent légèrement irriter un lecteur soucieux d’un peu plus d’individualisme. Cependant, en cette époque encore plus que paternaliste et outrageusement « phallocrate », force est de constater la nécessité des actions collectives, dans de houleuses manifestations en faveur de l’avortement libre, dans la rédaction de journaux comme Le torchon brûle. Aussi, dans le sillage de Simone de Beauvoir, dont Le Deuxième sexe parait un essai indépassable, nombre d’anonymes, mais également de celles qui se font une personnalité se distinguent : Françoise d’Eaubonne, « une quasi-déesse Mère rebelle et géniale », Monique Witting, mais aussi des homosexuels comme Guy Hocquenghem. Animées par un activisme débordant, ces dames un brin provocatrices créent non sans humour le groupe « les Gouines rouges »…
Bientôt l’ouvrage, titré avec simplicité et modestie Mon MLF se révèle devoir appartenir au genre des mémoires, puisque la dimension autobiographie ne peut se séparer de celle historique. La vie associative et militante de Marie-Jo Bonnet s’inscrit au cœur de l’évolution des mœurs de la seconde moitié du XX° siècle : « Après la libération de la France qu’avaient vécue mes parents, la libération des femmes ».
Les combats politiques se succèdent : pour la libre disposition du corps des femmes par les femmes, donc en faveur de l’avortement, contre la répression des homosexuels… Il y a quelque chose d’héroïque dans cette épopée, née dans la ferveur de militantes et de femmes libres, dans la « colère contre la société mâle ». Même si l’on oublie un peu que les technologies, en particulier le lave-linge, conçues par le capitalisme masculin, ne sont pas tout à fait étrangères à l’affaire.
Le livre s’achève avec amertume. Les scissions, les dogmatismes théoriques parfois abscons, les querelles de chapelles, alors que la cause de la libération des femmes et de l’égalité semble indivisible, déchirent le MLF. Par une sorte de hold-up, il devient le fief du groupe « Psychanalyse et Politique » présidé par Antoinette Fouque, animatrice des éditions « Des femmes », à l’encontre de laquelle Marie-Jo Bonnet ne mâche pas son vigoureux réquisitoire, l’associant la prédatrice au « vampirisme », qui n’est donc pas réservé à la masculinité. C’est ainsi que fin 1979 se clôt l’aventure du MLF. Un autre avenir, inquiétant, se fait jour. C’est avec pertinence qu’elle note : « Tout se fige dans un face-à-face destructeur qui ouvre le règne des genres et du communautarisme sexuel »…
Cependant, si une aventure se disperse, d’autres mûrissent. Coïncidant avec la mort du grand père aimé, la publication de son premier livre en 1981, Un choix sans équivoque, chez Denoël, lui permet d’assoir une position d’autorité. Lors des rééditions, il s’adjugera un titre plus explicite : Les Relations amoureuses entre les femmes[1]. S’ensuivra une remarquable carrière d’essayiste et d’historienne, sur les femmes artistes, sur l’émancipation féminine...
Marie-Jo bonnet assume une position intellectuelle originale : en 1974, dans Adieu les rebelles ![2] Elle s’oppose au mariage pour tous, qu’elle analyse comme un échec de la contre-culture homosexuelle. De même elle s’oppose fermement aux mères porteuses, qu’elle prétend être le signe d’une nouvelle sujétion des femmes.
Egalement circonscrit dans le temps, le recueil de Geneviève Fraisse embrasse les années 1975 à 2011. L’on devine qu’il s’agit, entre ces deux dates, de rien moins qu’un changement d’ère. Notre philosophe de la pensée politique du féminisme livre là un ensemble profus d’articles et d’entretiens. Recommandons ce volume, intitulé La Fabrique du féminisme, publié pour la première fois en 2012, comme une introduction aisée, cependant roborative, à une œuvre solide, argumentée, touffue, qui se décline en plusieurs essais essentiels : Muses de la raison, démocratie exclusive et différence des sexes[3],Les Femmes et leur histoire[4],À côté du genre, sexe et philosophie de l’égalité[5], ou, plus récemment : La Sexuation du monde, réflexions sur l’émancipation[6].
D’année en année les droits des femmes se sont consolidés. Droit de vote, droit de disposer d’un compte en banque en propre, droit de contraception et d’avortement, à ces acquis s’ajoutent la reconnaissance des sexualités et transsexualités, l’accession sans entraves aux études universitaires, la croissante intrusion parmi la vie et la représentation politique. Il s’agit bien d’une « révolution du féminin », telle que le souligne le titre de Camille Froidevaux-Metterie[7]. Que souhaiter de plus ? Il n’en reste pas moins que dans les faits l’égalité des sexes est à parfaire : combien de femmes meurent encre sous les coups de leurs conjoints, combien de viols, d’agressions et de harcèlements sexuels ? C’est à l’occasion de divers scandales[8] que la réalité se lève sous nos yeux. Loin d’être des faits divers, ils sont révélateurs, comme lors de l’affaire du prédateur sexuel Dominique Strauss-Kahn – nous ajouterions aujourd’hui le producteur Harvey Weinstein. Pouvoir politique et économique, voire artistique (à condition de pouvoir parler d’art à propos d’Hollywood), engendrent trop souvent des pulsions de dominations masculines à caractères sexuels violents. Quoiqu’il ne faille pas négliger les cas où les mêmes pouvoirs animent de semblables pulsions chez des femmes.
Plutôt que de « déclarer la guerre » aux hommes, qui d’ailleurs peuvent être complices de ce chemin vers l’égalité, il s’agit de dénoncer la « servitude volontaire » des femmes, pour reprendre le titre de La Boétie. Quant aux champs de guerre d’Irak et d’Afghanistan, avant même l’apparition de l’Etat islamique, Geneviève Fraisse sait en 2003 en quoi ils sont propices à bien des oppressions envers les femmes : « une fois parce qu’elles sont femmes et, conséquemment, plus exposées aux violences de guerre, notamment sexuelles, une seconde fois parce qu’elles sont des personnes civiles démunies de leur droits élémentaires de citoyennes, reléguées à la sphère domestique ». Quant à la question du voile islamique, elle ne semble que la frôler, non sans en deviner les tenants et aboutissants typiques de « la division sexuée du monde » : « Alors porter le voile intégral serait une forme d’émancipation ? Mais dans quelle dialectique dominante ? » Plus loin, justement polémique, elle note : « On utilise la charia pour conserver la différence des sexes sous une autorité symbolique ». Même s’il est loisible de discuter l’affirmation suivante : « On sait que tous les monothéismes fonctionnent de la même manière, du côté de la domination masculine ». En effet, si cette thèse est passablement vérifiable au cours de l’Histoire, rien à voir entre le Judaïsme, qui permet l’accession des femmes au rabbinat, le Christianisme, qui a des saintes, la Vierge Marie et des Docteures de l’Eglise (Hildegarde de Bingen, Sainte-Thérèse d’Avila), et la soumission totale et irréductible des femmes dans l’Islam, sans compter l’esclavage…
Au contraire de Marie-Jo Bonnet, Geneviève Fraisse s’affirme « hétérosexuelle » : « Or le choix de ma sexualité n’était pas le plus déterminant ni le plus radical dans ce que j’avais à produire de subversion pour ma génération », argue-t-elle avec pertinence.
La réflexion de l’essayiste sur le langage sexué, voire genré, reste éminemment précieuse. À l’égard de ce dernier concept, elle s’ouvre aux avancées de la recherche, en particulier scientifique, et n’est guère dogmatique : « il y a le biologique, le naturel, et il y a le social, le construit. Or cette opposition n’est qu’un modèle de pensée […] la biologie, à notre époque, ne cesse de s’enrichir de nouvelles connaissances quant aux processus de sexuation et d’identité sexuelle. » De même, ses recherches sur la notion de consentement, de toute évidence plus particulièrement dans le domaine sexuel, devraient être centrales parmi les débats qui nous agitent quant aux questions liés au viol, à la majorité sexuelle, quand il s’agit de savoir à partir de quel âge placer le curseur d’une relation sexuelle librement assumée avec un adulte.
Etrange ouvrage que celui de Roxane Gay - dont le titre n’a rien de programmatique, au sens apparent d’un rejet du féminisme - dans la mesure où il se proclame « roman ». Alors qu’il s’agit plutôt de fragments d’une autobiographie, de chroniques écrites le plus souvent sur un ton léger. On aurait tort pourtant d’écarter ce Bad feminist, qui au premier regard parait conspuer son objet dans une réaction machiste. Il est ainsi nommé parce que la modestie et la finesse de l’auteure lui interdit de revendiquer « un féminisme authentique censé dominer toute la gent féminine ».
Aussi ne prétend-elle à aucune doxa tyrannique, à aucune pureté dangereuse. Être féministe n’interdit pas d’aimer le sexe, lire le magazine Vogue, s’amuser à peindre ses ongles en rose, aimer la téléréalité ou les séries télévisées. Certes, elle fulmine à raison contre « le diktat de la beauté », « le langage désinvolte de la violence sexuelle », « la culture du viol », contre ces sénateurs qui parlent de « viol légitime » et de « don de Dieu », s’il en résulte la naissance d’une vie, contre l’usage par les rappeurs du mot « bitch » (salope) comme d’un signe de ponctuation », contre les rôles conventionnels attribués aux femmes dans les productions d’Hollywood. Elle met en avant, encore avec modestie, son travail acharné pour devenir une universitaire, d’origine haïtienne et colorée dans un monde de blancs, enseignant la communication technique et la rhétorique.
Qu’importe si l’on ne connait pas les séries, Girls, Girlfriends ou Hunger Games, qu’elle commente, mais elles sont symptomatiques à la fois de la pesanteur et de l’évolution des mentalités, quand les rôles subalternes sont confiés aux femmes et aux Noirs aux Etats-Unis, quand les traumatismes vécus par les personnages, y compris les viols, ne sont pas passés sous silence. Il s’agit de trouver dans les productions cinématographiques un espace, « une voix à laquelle s’identifier », où les femmes de couleur, Noires, Latinas, Indiennes, ou fort rondes comme notre auteure, puissent projeter une image plus positive, décomplexée, et plus active d’elles-mêmes, et ainsi pouvoir jouer un rôle plus valorisant dans la société. Le combat, qui n’a rien de revanchard ni dangereusement vindicatif - elle n’est pas le moins du monde une virago, comme la délirante Valerie Solanas qui publia en 1967 son SCUM manifesto, autrement dit « Manifeste pour la castration des mâles[9] » -, s’étend jusqu’aux homosexuels et transsexuels, digne d’être respectés dans leurs choix qui n’ont rien de tyranniques envers autrui, tous ceux réunis sous l’égide du vilain acronyme LGBT. Il ne semble pas à cet égard que Roxane Gay veuille imposer un politiquement correct qui poserait un masque trop flatteur sur les communautés et les individus, tout en interdisant la critique et la satire.
Le cheminement du volume est un peu erratique, passant par un souvenir d’une colo pour gros, à l’occasion de la lecture d’un livre intitulé Skinny, par un souvenir d’agression sexuelle éhontée par des camarades de collège, dont un garçon qu’elle s’imaginait aimer, viol qui contribua lourdement à déclencher une obésité compulsive. Cet évènement fondateur se retrouve dans Hunger, son dernier ouvrage, qui narre avec maints détails les liens entre son obésité et cet abject viol collectif dont à l'âge de 12 ans elle fut la victime. La thérapie est indubitable : « La lecture et l’écriture m’ont toujours tirée des moments les plus sombres de ma vie ». L'autobiographie d'une affamée de justice, de nourriture et d'amour, passant par des liaisons masculines et lesbiennes éphémères, est aussi nécessaire que poignante, jusqu'à ce qu'elle a apprenne à se réconcilier avec son corps.
De Roxane Gay encore recommandons un roman, Treize jours, « l’histoire d’une femme qui vivait un conte de fées qui prend fin lorsqu’elle est kidnappée » : récit enlevé de l’enlèvement de la fille d’un des hommes les plus riches d’Haïti. Le traumatisme du personnage central, Mireille Duval, qui est avocate aux Etats-Unis, est raconté à la première personne. Le ravisseur, qui se fait appeler « le commandant » ajoute à la cruauté ordinaire le viol. Pourtant, dit-elle, « Mon corps s’installait facilement dans l’esclavage ». Il faut cependant trouver une façon intérieure de résister : « Je ne voulais voir aucune preuve de l’existence d’un homme dans cet animal ». L’histoire n’est pas si insolite hélas, car le kidnapping lucratif est répandu en Haïti. Dépassant le fait divers, l’auteure narre le retour de Mireille auprès de son mari, installant un nouvel enjeu : comment peut-elle retrouver une intimité avec son mari ?
Son écriture de romancière est d’un réalisme noir quand celle de la chroniqueuse est allègre, incisive, sans lourdeur. Si son recueil d’essais féministe a reçu une volée de critiques dithyrambiques aux Etats-Unis, nous serons plus modérés, reconnaissant cependant qu’elle a un don sans pareil pour parler avec aisance et simplicité des questions d’égalités entre les sexes, de la façon dont sont injustement considérés ceux que l’on appelle outrageusement les minorités, qu’il s’agisse des femmes, des personnes de couleur ou des gays. C’est en mêlant étroitement à ses chroniques de nombreuses anecdotes et dévoilements autobiographiques qu’elle réussit à captiver son lecteur ; et, mieux encore, à l’attirer vers le bien-fondé de sa cause, peut-être plus que par un essai ambitieux, certes difficile à dépasser, à la manière du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir.
Malgré l’amitié que leur attachement aux libertés nous permet de leur vouer, on peut garder un plus que rien de méfiance envers trop de féministes. Un étrange tropisme parcourt la pensée de nos auteures, du moins dans le cas de Marie-Jo Bonnet et surtout Geneviève Fraisse, qui alla jusqu’à être candidate sur la liste communiste aux élections européennes en 1999 : « Je crois que le Parti communiste a une responsabilité historique en tant que représentant de la tradition utopiste », dit-elle en 1995. Certes, mais pas au sens où nous entendons sa tradition totalitaire, lisant Marx[10], et consultant l’histoire génocidaire du communisme[11]. Associer le combat en faveur de la libération de la femme à cette erreur et horreur qui se prétendait libération des peuples, ne laisse pas de nous interroger sur les limites de l’intelligence humaine, y compris chez des essayistes aussi brillantes…
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.