Photo : T. Guinhut.
Les Sphères de Peter Sloterdijk,
esthétique ou éthique politique
de la philosophie.
De la raison cynique aux sphères de l'Histoire.
Esthète ou philosophe politique ? Nouveau Copernic de la philosophie ? Ne sont-ce que d’élégants « globes » à l’érotisme flatteur ou englobent-ils avec rigueur toute la pensée humaine, jusqu’à un penser le monde contemporain… La parution du troisième volet du triptyque intitulé Sphères, permet enfin de tenter une vue synthétique, quoique forcément modeste et lacunaire, devant la pagination monstrueuse et bouillonnante de ce philosophe allemand à la mode, qui, si sa pertinence est avérée, mérite de le rester. Peter Sloterdijk, né en 1947, professeur d’Esthétique à Karlsruhe, est en effet l’auteur d’une œuvre profuse qui dénonce la mort de l’humanisme et promeut une réflexion globale sur l’histoire de l’humanité autant que sur les perspectives de notre temps. Si cette grande figure de la philosophie contemporaine a séduit de nombreux lecteurs, son audace polémique et politique n’a pas manqué de le placer sur le fil de controverses brûlantes. C’est après avoir salué l’importance de son premier ouvrage, Critique de la raison cynique[1], depuis traduit en une trentaine de langues, qu’Habermas lui-même s’est scandalisé des propos, selon lui eugénistes, de ce penseur gargantuesque. Comme d’autres se sont étranglés devant ses remises en question de la gauche, de l’impôt… Quoique les écrivains ne soient pas « les coursiers de l’absolu, mais des individus qui ont à l’oreille les détonations de notre temps »[2], force est de constater que le démiurgisme totalisant de Peter Sloterdijk et son habileté polémique sont triplement séduisants : autant par les positions conceptuelles que par la dimension esthétique, non moins que par la subtile et judicieuse boite à outils de la pensée politique.
Rigueur baroque du philosophe
Par sa position conceptuelle d’abord : rien moins que dire le monde sous l’égide des sphères, cercles, boules et autres globes, de façon que rien ne lui échappe, que tout y trouve place ordonnée. Une sorte de tentative philosophico-romanesque de raconter la pensée de l’homme au cours d’une traversée cependant non totalisante de la pensée, dans laquelle la recherche des angles d’attaques prévaut sur le concept d’unification générale. « La philosophie, aujourd’hui, c’est l’art d’établir un rapport immédiat avec des supercomplexités »[3]. Voici donc une histoire de la philosophie au travers des bouleversements dans la conception du monde sphérique. Mais aussi à travers l’idée de « l’immunologie générale », depuis les rituels primitifs, en passant par le système du droit, jusqu’à l’immunologie biologique et thérapeutique de la science, de façon à nous protéger de l’irrationnel, de la criminalité et de la mort[4]… Enfin, à travers une remise en cause de « la boutique d’antiquité de gauche » et « la tradition paranoïaque du marxisme[5] » , il s’agit pour lui de refonder une éthique politique.
Posture esthétique et esthétisante ensuite. Le lecteur qui aurait crainte de s’engager dans un ensemble ardu et hautain, jargonnesque et pesant (totalisant en trois volumes quelques deux mille et cent pages, parmi une vingtaine de volumes publiés) a la surprise de se sentir guidé par une main prudente et néanmoins propice à la pyrotechnie langagière et conceptuelle, touché par l’élégance de la prose et surtout instantanément conquis par la sûreté conceptuelle, les allusions culturelles, les rapprochements surprenants et rarement vains… D’autres seront irrités par cette maestria, ce jonglage de concepts, de faits et d’images ; voire ce bavardage, cette esbroufe, diront les plus récalcitrants. Bien des philosophes de profession ont été d’abord déconcertés, ne serait-ce que devant ce très beau moment ontologique d’écriture autobiographique, prénatale et placentaire, dans le chapitre V de Bulles[6] : « Boule de basalte noir, je repose en moi, je couve dans mon milieu comme une nuit de pierre. »… En effet, l’engagement stylistique de cette littérature pensante pratiqué par Sloterdijk, déploie une inventivité rhétorique autant qu’une manière pour le moins originale de construire et de développer ses livres comme des romans philosophiques, non sans mêler à cette distanciation sereine qui fait le philosophe, autant le lyrisme de la prose que les perles métaphoriques, autre sujet d’irritation pour les grincheux. Les néologismes abondants marquent l’avancée intellectuelle et imagée du philosophe esthète : « sphérologie », « insulations » « atmoterroriste », « érototope »… Sans compter qu’il s’attache à des sujets aussi scabreux que réjouissants pour ce rabelaisien encyclopédiste : du « latrinocentrisme » et de « l’autocoprophagie » à la « Merdocratie », dans Globes[7] jusqu’à « Pisser contre le vent idéaliste » ou « Du point de vue sémiotique, nous comptons le pet dans le groupe des signaux » (dans Critique de la raison cynique[8]) ce qui est suivi par une pétomane anecdote venue de La Guerre des Juifs de Flavius Josèphe. Son sens de la formule est souvent aussi insolite qu’éclairant : la ville antique comme « système immunitaire », l’enfer comme « antisphère » ou mieux encore, dans Colère et temps les partis de gauche vus -non sans ironie- comme des « banques de la colère[9] »…
Certes, Peter Sloterdijk est professeur d’Esthétique. Il est inutile de ce fait de lui rappeler la traditionnelle opposition kierkegaardienne selon laquelle l’éthique est le stade supérieur de l’esthétique ; imaginons cependant qu’il l’a dépassée en postulant que l’esthétique est la forme parfaite de l’éthique ; en effet, la dimension de l’esthétique est constitutive du contenu de vérité des connaissances. Point n’est besoin du jargon philosophique sous-heideggerien, rien de pesant, l’écriture et la curiosité intellectuelle sont sans cesse stimulantes. A la rigueur conceptuelle de la démonstration s’ajoute, sans rien y gâter, une écriture baroque. Ainsi ce poète du concept, comme il le note au sujet de Nietzsche dans Le Penseur sur scène[10], échappe à la froideur désincarnée attendue de ses pairs, et assure une bonne partie de son succès. Car, outre sa capacité à balayer l’art et l’histoire, autant qu’à se mettre à l’épreuve de la mobilité du contemporain, il anime, non sans humour une sorte de suspense sensuel et vigoureux, parfois émaillé de bombes polémiques…
De la gestion du parc humain
C’est en 1999 que Règles pour le parc humain, provoqua une rude controverse en Allemagne, et au-delà. Oubliant leurs éloges, Habermas en tête, les détracteurs de Peter Sloterdijk n’apprécièrent guère l’emploi de mots plus que connotés comme « sélection natale[11] », lorsqu’il commenta les biotechnologies et la génétique. De par un réflexe pavlovien au vocabulaire, on n’y vit rien moins -et le plus abusivement du monde- qu’une apologie de l'eugénisme nazi. Pourtant, contrant l’excès de moralisme d’un humanisme naturiste et désuet qui s’attaque aux techniques du vivant, il ne faisait qu'y souligner l'antiquité de la sélection que s'impose l'humanité, plaidant pour une gestion plus libérale de la fabrication des humains : résultats d’un « élevage » et d’une « sélection », ne serait-ce que par l’éducation et le choix du partenaire, sans compter les avancées anthropogénétiques qui visent à produire un homme exempt de maladies génétiques, voire de tares morales, qui resteraient -non sans danger- à définir. Peut-être s’agit-il d’un humanisme nouveau, quoique Sloterdijk n’ait pas ouvert la boite de Pandore de la liberté procréative par manipulation génétique (et pourquoi pas ?) mais proposé un peu plus tard l’interdiction, pour le moins prudente, de toute tentative en ce sens. Sloterdijk va-t-il au bout de sa pensée ? Importerait-il de souligner que cette « sélection prénatale » n’est pas l’eugénisme soustractif nazi, mais la liberté de choix parentale (donc non issue de la tyrannie d’un pouvoir collectif), quoique avec le soin de ne pas oublier la liberté de celui qui est conçu de par la peut-être trop précise volonté des géniteurs…
Du rire cynique et de la raison
Cette coqueluche de la philosophie a souvent eu de quoi irriter les moins frileux. Dans le si brillant essai Critique de la raison cynique, allait-il jouer à l’antihumaniste, reprochant au rationalisme des Lumières les tyrannies qui l’ont suivi ? L’impasse du projet de l’Aufklärung n’aurait plus selon lui comme échappatoire que le rire roboratif du cynique antique et non celui du cynique moderne, ce nihiliste de la dérision… N’allons donc pas croire qu’il élabore un projet anti-Lumières… Au contraire, promouvant une alternative à la « pénombre cynique » (p 109), Sloterdijk nomme insolence « kunique » (p139) cette résistance au cynisme moderne qui se ferait humour vivant et insolent de la vérité. Face au vieux cynisme bougon et désabusé, il faut être l’homme-chien de Diogène : primaire, instinctif, bestial, anti-réflexif, anti-théorique, anti-idéaliste : incarner dans la bassesse du corps toute l’altitude d’une Aufklarüng joyeuse et véritablement débarrassée de toute forme de téléologie, ce en quoi il reste dans la tradition nietzschéenne. A moins que l’esprit manque ici : on sait combien le corps peut être porté aux bas instincts, aux idéologies simplistes et lourdes. Nietzsche lui-même aurait été effrayé par ceux qui l’ont falsifié, récupéré. Le saut conceptuel sloterdikien ne laisse pas de surprendre, même si l’on a bien compris que l’esprit ne lui fera guère défaut puisqu’il conclue sur le « sapere aude », le « ose savoir » kantien[12], comme condition d’une vie réussie, et donc imagine un nouvel humanisme. Dans le court essai « La vexation par les machines[13] », il ajoute : « L’entreprise Aufklärung (…) demeure un jeu gagnant au cours duquel ils peuvent échanger l’illusion contemplative contre le pouvoir opérationnel ».
Sphères, bulles, globes et écumes
Cette énorme trilogie baptisée Sphères n’a qu’un défaut majeur : on n’a pas encore inventé le livre sphérique qui pourrait contenir cette histoire du monde par concepts… Le premier volume, Bulles, va de l’utérus à l’extase mystique, interrogeant -entre autres- psychanalyse et religions (de Platon à Lacan), mais aussi les conditions qui permettent à l’homme de se rendre le monde habitable, qu’il s’agisse du monde concret ou du monde intérieur, tous deux pensés comme circularités. Cette complétude recherchée ayant longtemps coïncidé -du moins dans la pensée occidentale- avec le géocentrisme, qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le second, Globes (dernier paru en France, conformément au vœu de l’auteur), s’intéresse à l’histoire politique : de la perfection initiale et terrienne issue de la totalité divine, à la globalisation, en passant par la révolution copernicienne, le monde peut passer au-delà de sa clôture pour envisager l’infini. Il n’est pas indifférent que ce qui devait être le huitième et dernier chapitre en ait été détaché pour être indépendamment publié sous le titre Le Palais de cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire[14], brillant exercice de style autour de la mondialisation de la consommation et de la communication, dans lequel le palais de cristal est la métaphore des « ambitions finales de la modernité » (p 253). Ecumes[15], enfin, voit se disperser les bulles individuelles et ces écumes que sont nos sociétés : comment concilier individualisme et circulation, espace séparé et espace global ? Expansion de l’individu et ses limites démultiplient alors les aspirations autant que les frustrations et une certaine nostalgie d’une ronde solidarité (peut-être mythique), d’où les révolutions et les utopies… Sans compter que « sur les marchés destinés à la jeunesse, où l’on diffuse le prêt-à-révolter, le mal intégré paraît cool[16] ». Quant à « la vague individualiste », elle est pour lui « une forme luxueuse de l’être-dans-le-monde ». Ainsi nos « écumes » contemporaines s’achèvent sur cette « rose des vents du luxe » qui va de pair avec le « libéralisme érotique[17] » . Notre philosophe alors en appelle à des solidarités à venir pour éviter que le tissu des « écumes » se déchire définitivement. L’hédonisme est-il la fin de l’Histoire ?
C’est ainsi que, de la Bible utérine à la société de l’abondance et des médias, Sloterdijk englobe dans une trinité sa réflexion d’abord métaphysique et ensuite politique grâce à un faisceau de métaphores filées autour de la circularité de notre espace terrestre, cosmique et communicationnel : il nous dit comment habiter le monde en cohérence avec cette sphéricité autant spatiale qu’intellectuelle, économique et fantasmatique. Pensée non plus systémique, mais métaphorique, intertextuelle, en ce sens postmoderne. Que nourrit également une riche iconographie puisée dans toute l’histoire de l’art, des sciences et de l’architecture. Penser le tout, au sens hégelien, devient, chez Sloterdijk, penser en tous sens. Mais nous ne lui ferons pas l’injure de dire qu’il ne pense qu’en rond… Comme le « danseur de corde » du prologue du Zarathoustra de Nietzsche qui finira par tomber, risque-t-il de choir dans le grand écart entre métaphores poétiques et prudence philosophique ? Est-on sûr que la métaphore puisse tenir lieu de concept ? Ce en quoi cette lecture du monde comme « sphères » peut paraître forcée, comme un prétexte à penser plus qu’une pensée finie et close, à moins d’une floraison de pistes destinées à germer, comme le chou-fleur qui multiplie lui-même ses arbres et ses fleurs fractales... Ce philosophe bien carré dans ses raisonnements autant que florissant des écumes d’une pensée multipolaire peut apparemment sans peine porter comme Atlas toute la terre philosophique et caresser les rondeurs d’une pensée, depuis la boule du divin où le centre est partout est nulle part jusqu’aux fractales écumes de l’individualisme contemporain, en passant par l’analyse critique des systèmes politiques successifs. Voici par exemple comment il définit le postcommunisme : « un passage entre des systèmes fondés sur la dynamique de la colère et de la fierté, d’un côté, des systèmes fondés sur la dynamique de l’avidité, de l’autre – ou encore, pour l’exprimer dans le cadre de l’analyse psychopolitique : avec le rejet du primat du thymotique en faveur d’une érotisation sans limite[18] ». Notre philosophe a sans nul doute développé une sphère de cohérence aux bulles et écumes nombreuses pour soutenir la complexité du devenir humain.
Voici venir dans ces Sphères une phénoménologie de l’espace qui va du cosmos aux couveuses, des cocons aux serres, des espaces ontologiques aux espaces de vies, en passant par ceux de l’imaginaire. S’éloignant sans retour bien sûr (dans la continuité d’Heidegger) des pistes éculées de la métaphysique (étudiées comme historicité) pour s’engager résolument dans les voies les moins idéalistes et les plus rationnelles du possible, quoique avec l’indispensable tremplin de la métaphore, dont il est bien connu qu’elle est aussi subjective que stimulante pour le rafraichissement de la pensée. Après L’Etre et le temps, voici l’homme et l’espace, à condition qu’il soit circulaire ou fait d’éclats circulaires, comme dans Ecumes. La plasticité de l'espace répond au comment nous façonne l'espace en fonction de la bulle que nous projetons autour de nous. L’ère des bulles, du point de vue « psycho-historico-anthropologique », de la préhistoire au Moyen-âge, précède celles des Globes, de la révolution copernicienne aux mondialisations, tandis que celle des écumes rejaillit sur le XX° siècle, ses sphères totalitaires, le cocon de ses état-providences et ses individu-bulles contemporains et dispersés. Ainsi l’homme n’est plus seulement une essence mais un processus, y compris par la fabrication, qu’elle soit conceptuelle, technologique ou biologique. Ce pourquoi Sloterdijk n’est pas sans penser que la « monosphère métaphysique était vouée à l’échec », ce qu’il montre dans Ecumes.
Le palais de cristal capitaliste
Notre philosophe a trouvé au capitalisme sa vitrine, sa métaphore, dans ce qui brilla au sein de la première exposition universelle anglaise en 1851 : ce « Palais de cristal » exposant les merveilles du monde, du commerce et de l’industrie, première bulle visible de la mondialisation planétaire capitaliste. L’universalisation de la science et de la finance, jusqu’à la bulle internet qui est devenue sphère, écume et réseau, permet, grâce à l’échange exponentiel de la production et de la consommation, un hédonisme jamais vu, en expansion, peut-être infini. Mais cette bulle surprotégée du « Palais de cristal » occidental et capitaliste, pour laquelle il fait la différence entre capitalisme de travail, d’investissement, de production et de récompense et le « capitalisme de la Fortuna[19] » (pour les bulles spéculatives fondées sur les pyramides de Ponzi et sur la procrastination de la dette de l’état-providence), qui sait, attaquée par d’autres sphères et écumes -religieuses, régressives ou terroristes-, jusqu’où elle s’étendra, jusqu’à quand elle durera. Cependant, si on a reproché à notre philosophe d’accepter ce capitalisme, de choir dans les tréfonds de l’ultralibéralisme -procès certes partisan- il n’en reste pas moins qu’il est le seul système économique, malgré ses défauts, ses oppressions et ses crises, à avoir amené tant de populations à la prospérité.
Penser la politique
après l’effondrement des traditions de gauche
C'est alors que la charge satirique n’hésite pas à stigmatiser le socialisme comme « bourse aux illusions » et en écartant (non sans provocation) Marx et Lénine : « les classiques marxistes sont pratiquement devenus illisibles pour les gens dotés de réflexes intellectuels, moraux et esthétiques contemporains ». Sans compter qu’ils « fournissent la démonstration d’une foi aveugle dans le conceptuel telle qu’on n’en observe d’ordinaire que dans les sectes fondamentalistes[20] ». Ce qui fut ressenti par les tenants de l'Ecole de Frankfort (pour qui la philosophie est d'abord une critique sociale du capitalisme), Habermas en tête, comme une gifle sonore. En ce sens, le projet de Sloterdijk n’est pas seulement rétrospectif, mais résolument contemporain, jusqu’à l’interrogative anticipation, sans se laisser séduire ni par les chants de sirène des utopies politiques ou religieuses ni par celui du catastrophisme écologique.
Autre provocation apparente. N’allait-il pas jusqu’à affirmer (non loin de la thèse de Fukuyama qui voit la démocratie libérale comme horizon de la Fin de l’histoire[21]) lors d’une conférence à Strasbourg[22]: « Les synergies du consumérisme victorieux avec les mondes figurés de la belle vie et la chape de doctrines libérales placées au-dessus d'eux conduisent à résilier la plus grande partie de nos mémoires sombres et pathétiques ». Il pronostiqua « l'effondrement des traditions de gauche », avec peut-être un peu trop d’aplomb, car on sait que les traditions et les idéalismes ont la vie dure, y compris contre les faits. Que l’on veuille le suivre ou non, Peter Sloterdijk, Gargantua au-dessus de la mêlée des philosophes européens, parait pouvoir embrasser l'ensemble des problèmes qui embarrassent notre monde. Même si l’on peut légitimement, quoique modestement, s’interroger : Sloterdijk connaît-il la tradition de la pensée philosophique, économique et politique d’une -plus généreuse qu’il n’y parait- pensée libérale?
La position politique de Sloterdijk reste pour ses détracteurs, dont la doxa consiste à penser que seule la bonne conscience de gauche est une morale philosophique inattaquable, sujette à caution. Ce à quoi il répond : « Je reste un social-démocrate tout en acceptant certains arguments du courant libéral » ajoutant avec plus de plaisir polémique : « La victimologie dominante interdit d'observer cette réalité en face. Il faut que les riches soient coupables et les pauvres innocents. Il existe une véritable haine à l'égard de la contre-proposition libérale et de sa prétention à mettre l'accent sur le mérite et le hasard.[23] »
Cependant il fit pire, ou mieux si l’on veut bien casser son sac à préjugés. C’est dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung[24] que, s’interrogeant sur l’avenir du capitalisme, il conspua l’Etat-providence et ses dangers : « la suréglementation qui réfrène à l’excès l’élan entrepreneurial, la surimposition qui pénalise la réussite et le surendettement où la rigueur budgétaire -dans le secteur public comme dans le privé- se trouve contrecarrée par une frivolité spéculative. » Ce dans le cadre d’une aussi surprenante que finalement (si l’on consent à y réfléchir) stimulante charge contre l’état dont « la main qui prend » a remplacé « la main invisible » d’Adam Smith[25]. « Oui, le pauvre exploite le riche. » continue-t-il, en comparant « l’impôt progressif sur le revenu » avec « l’expropriation socialiste », en s’étonnant « qu’une poignée de citoyens performants fournissent sans ciller plus de la moitié de l’impôt sur le revenu ». En conséquence, « nous ne vivons pas le moins du monde dans un système capitaliste ». Pour lui « la thèse libérale, ô combien plausible, de l’exploitation des citoyens productifs par les citoyens improductifs aurait damné le pion à la thèse socialiste de l’exploitation du travail par le capital, tellement moins vraisemblable ».
Cette mise au point faite, qu’on se rassure, Sloterdijk ne remet pas en cause la nécessité de l’impôt, ne serait-ce dans l’intérêt de la gestion du vivre ensemble. Quoique son dernier livre écorne sérieusement l’éthique de l’imposition… Dans repenser l’impôt[26], il dénonce la « fiscalité contraignante » et son « irrationalité babylonienne », et qualifie de « criminel » l’endettement de l’état. Pour redonner sens à ce qui n’est plus que « fiscocratie » et « soumission à l’imposition », il propose une éthique du « don », de façon à dépasser l’éros du désir, de l’envie qui orientent la redistribution vers une justice sociale du ressentiment, pour accéder au thymos de la dignité du soi fier de celui qui choisirait librement vers quel bien commun orienter son argent…
Notre philosophe nous maintient-il dans une dommageable incertitude ? Sur quel pied faut-il danser : est-il plus libéral -au sens classique, d’Adam Smith à Raymond Aron- qu’il ne veut le faire entendre, ou sa prudence le pousse-t-elle à ménager d’éventuels censeurs et autres ostracismes, en continuant de faire allégeance à une politiquement correcte social-démocratie…
Changer la vie vers la hauteur
Tu dois changer ta vie[27], son récent opus, moins polémique, voire plus consensuel, est alors une injonction à la verticalité, opposée à l’horizontalité matérialiste du capitalisme, dans laquelle cependant il n’y a ni dieu ni métaphysique. Par l’ascèse, par les disciplines du savoir et des arts, il s’agit de maîtriser un peu plus notre destin. Peu nouveau vadémécum de développement spirituel et de comportements responsables, ou système d’immunologie au service d’un mieux vivre qui serait « une structure co-immunitaire planétaire[28] »? Politique de précaution pour l’individu, l’humanité, la terre et l’environnement technique (en tant qu’impératif écologique), ou poursuite intellectuelle de la chasse aux préjugés pour aller de l’avant, au-delà du post-pessimisme ?
De fait, la boule de la mondialisation, de la richesse et du confort, quoique encore à venir, quoique livrée aux attaques sporadiques, intestines et marginales, permet à Sloterdijk de postuler ce post-pessimisme. Même les inquiétudes climatiques, les raréfactions des énergies fossiles n’entament pas sa confiance en les capacités d’invention de l’humanité. Selon lui, notre époque est le foyer de possibilités stimulantes. Même si « l’insulation[29] » risque de générer un dernier homme nietzschéen, un consommateur célibataire et détaché de ce collectif consistant et pérenne qui aurait sa place dans une cohérence cosmologique, notre ogre de la connaissance et des métaphores filées, fait de son optimisme, au-delà de ces « modernes intoxiqués par la plainte[30] », la réelle et rafraichissante soif d’un homme œuvrant dans le réel et pour le réel à édifier un monde de créativité.
Thierry Guinhut
Une vie d'écriture et de photographie
Lire également : Peter Sloterdijk : Contre la fiscocratie, repenser l’impôt
Et : Peter Sloterdijk, le temps du philosophe : Les Lignes et les jours. Notes 2008-2011
[1] Christian Bourgois, 2000.
[2] Ni le Soleil ni la mort, entretiens avec Hans-Jürgen Heinrichs, Pauvert, 2003, p 12.
[3] Ni le Soleil ni la mort, Pauvert, 2003, p 32.
[4] Voir l’entretien avec Stephan Maus, Repenser l’impôt, Maren Sell, 2012, p 259.
[5] Repenser l’impôt, p 35 et 45.
[6] Hachette Littératures, 2003, p 376.
[7] Libella Maren Sell, 2010, p 300.
[8] p 142 et 196.
[9] Hachette Littératures, 2009, p 87.
[10] Christian Bourgois, 2000.
[11] Mille et une nuits, 2010, p 52.
[12] Dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », Œuvres philosophiques, Pléiade, T 2, p 209.
[13] Dans Essai d’intoxication volontaire, p 246, Hachette littératures, 2007.
[14] Hachette Littératures, 2008.
[15] Maren Sell, 2005.
[16] Le Palais de cristal, p 247.
[17] Ecumes, p 737 et 760.
[18] Colère et temps, p 263. (Lié au désir de reconnaissance, le thymos désigne le foyer d’excitation du Soi fier).
[19] Colère et temps, p 271.
[20] Colère et temps, p 296.
[21] La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, Champs, Flammarion, 1992.
[22] Le Point, 17 01 2007.
[23] Le Point, 24 09 2009.
[24] Quelques pages en ont été traduites dans Courrier international du 1 au 19 août 2009.
[25] La Richesse des nations, PUF, 1995, p 513.
[26] Maren Sell, 2012.
[27] Maren Sell, 2011.
[28] Libération du 25 04 2009.
[29] Ecumes, p 273.
[30] Globes, p 24.
Nota bene :
Les livres de Peter Sloterdijk sont traduits de l'allemand par Olivier Mannoni,
que nous remercions chaleureusement.
Photo : T. Guinhut.