traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Seuil, 2020, 224 p, 20 €.
Jorge Volpi : À la recherche de Klingsor,
traduit de l’espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli,
Plon, 2001, 444 p. 21,19 €, Points, 8,10 €.
Le progrès a ses détracteurs, qui, au lieu de voir l’espérance de vie accrue, la prospérité galopante et l’éducation propagée, ne jurent que par le perfectionnement des armes de guerres, jusqu’à plus meurtrière de l’Histoire : la bombe atomique. Génie scientifique et folie mortelle confluent alors pour le malheur de l’humanité. Après Thomas Pynchon et son Arc-en-ciel de la gravité, en 1973, deux romanciers latino-américains prennent à bras-le-corps cette question brûlante pour nous heurter à deux romans ambitieux, mais guère optimistes. Ainsi, le romancier chilien Benjamin Labatut confronte chimie et physique des particules à la folie, à la guerre et à la mort dans ses Lumières aveugles. Et quand Jorge Volpi, avec À la recherche de Klingsor postule un Faust allemand qui rêve de mener à bien une apocalypse nucléaire nazie, le procès d’une science faustienne tentée par le démon du mal semble définitivement perdu.
L'intelligence de grands scientifiques est-elle celle de savants fous, au point de fomenter de terribles armes de guerre ? La réponse risque d’être aux dépens des plus imaginatifs physiciens du XX° siècle. Si l’on consent à ne pas être aveuglé par une laide et dissuasive couverture jaune et noire, une surprise de taille attend le lecteur de Lumières aveugles de Benjamin Labatut. D’abord une historique de ce poison violent qui eut la préférence d’Hitler, le cyanure. L’agent mortel avait été inventé en 1782 à partir du premier pigment synthétique moderne : le « Bleu de Prusse », couleur qui fit la splendeur de l’art de Van Gogh ou Hokusaï. La même ambivalence préside aux travaux de Fritz Haber, inventant à la fois le gaz qui dévasta les tranchées et extrayant l’azote à partir de l’air, ce qui eut l’heureuse conséquence de nourrir l’agriculture et l’explosion démographique. Le même chimiste fut le père du zyklon B qui dévasta les Juifs. Loin d’être un froid exposé historique et scientifique, le récit de Benjamin Labatut sait utiliser l’art du suspense, plongeant dans les affres des conflits et des suicides nazis.
Alors qu’il faut lire ce récit comme un prologue, nous voici brusquement jeté parmi les recherches et controverses qui agitent le microcosme des physiciens les plus inventifs : Alfred Einstein, Louis de Broglie, Werner Heisenberg, Erwin Schrödinger… Astronome et mathématicien, Schwarzschild donna son nom à une « singularité » cosmologique et au « rayon » qui est une limite de l’univers. Mais il dut « calculer la trajectoire de vingt-cinq mille obus chargés de gaz moutarde, qui tombèrent en pluie sur les troupes françaises ». Aussi ne peut-il que constater : « Nous sommes parvenus au point le plus haut de la civilisation. Il ne nous reste plus que la chute ». Une prédiction de 1915 heureusement démentie ; mais qui sait…
De plus en plus tourmentés, parfois autistes ou tuberculeux, les héros du savoir et de l’infiniment petit se tournent vers l’énigme des quanta, les plus petites énergies subatomiques. Werner Heisenberg est percé à jour : « On voit que vous êtes possédé. Dominé par votre intellect comme un dégénéré par la chatte des femmes ». Grothendieck, mathématicien génial, s’enfouit avec ses travaux dans un village isolé de l’Ariège. Dans quelle mesure contribuent-ils à des progrès mal intentionnés ?
Roman, essai, recueil de nouvelles, vulgarisation scientifique ? La classification générique est délicate, tant tout ceci s’emmêle sans bannir un instant le plaisir du lecteur. L’écrivain dit bien qu’il n’a guère qu’un « paragraphe fictif » dans la première partie, alors qu’ensuite « la quantité de fiction augmente au fur et à mesure que le récit avance ». L’on peut en conséquence subodorer que l’épisode consacré à Mlle Herwig et aux fantasmes érotiques d’Erwin Schrödinger à son égard, dans leur sanatorium, appartient à la liberté de l’auteur.
La science devient littérature, la physique quantique est terriblement romanesque. La pensée la plus rationnelle, soit le raisonnement mathématique, glisse vers la folie. Comme les particules sont à la fois onde et corpuscule, sans pouvoir être fixée dans un état unique. Là où naquit le désarroi des scientifiques, là où naissent les prémices de la bombe atomique, puis de l’informatique et d’internet, gît l’instable et trouble bonheur du lecteur.
Sans avoir pourtant sous les yeux l’original espagnol, il est manifeste que l’écriture torrentielle, somptueuse, de Benjamin Labatut (né en 1980) est ici efficacement rendue, d’autant que le titre espagnol, Un Verdor terrible, eût été peu explicite en français. Cerise sur le gâteau, le traducteur n’est rien d’autre que Robert Amutio, qui a œuvré avec constance et soin au service d’un autre Chilien, l’auteur de 2666, Roberto Bolaño[1]. De là à prétendre, comme la quatrième de couverture, que Benjamin Labatut est le digne héritier de cette « étoile distante » et disparue, c’est aller vite en besogne. Cependant il n’est pas impossible que celui qui écrivit Le Secret du mal et la Littérature nazie en Amérique latine inspire un brin ce plus jeune écrivain, attentif aux relations secrètes de la science et du mal.
Ne reste plus à souhaiter que notre traducteur préféré fasse un sort aux autres opus de Benjamin Labatut, inédits en français. Depuis la lumière croise un ensemble de notes scientifiques, religieuses et ésotériques, s’agrégeant dans l’esprit d’un homme tourmenté par la création continue de faux mondes. L’Antarctique commence ici conte l’histoire d’un journaliste qui se lance sur les traces de militaires chiliens disparus dans le continent blanc, celle d’une femme qui tente de s’échapper d’un corps déformé par la maladie, celle d’un jazzman qui prédit les tremblements de terre depuis son lit de mort…
Et si l’apocalypse nucléaire avait été nazie ? C’est l’hypothèse que met en scène un écrivain mexicain un rien démiurge : « Jorge Volpi sera l’une des étoiles de la littérature en langue espagnole du siècle qui vient »… Ainsi Carlos Fuentes salua A la recherche de Klingsor. De quarante ans son cadet, Jorge Volpi, né en 1968, est le chef de file de cette « Génération du Crack » qui publia un manifeste. Avec Ignacio Padilla, Pedro Angel Palon, Ricardo Chavez Castaneda, Eloy Hurroz et Vicente Herrasti, rencontrés en 1989 grâce à des thématiques communes, dont la fin du monde, il rejette les « lectures éphémères », le nationalisme, l’engagement politique et le réalisme magique, ces mamelles sacrées de la littérature hispano-américaine qui, n’en déplaise aux imitateurs de Gabriel Garcia Marquez, sont devenues de scolaires poncifs. Cinq romans, dont Jours de colère, sur le démon et le mal, Le Temps des cendres[2], qui est celui de la catastrophe de Tchernobyl, et El temperamento melancolico, dans lequel un réalisateur allemand tourne avant de mourir d’un cancer son dernier film à Mexico : neuf acteurs novices, choisis pour leurs types psychologiques, incarnent le microcosme des derniers hommes et leur démesure criminelle, lors d’un jugement dernier. Et un essai : La Imaginacion y el poder.Una historia intelectual de 1968, qui exalte l’imagination créatrice de ce 1968 mexicain qui culmina lors du massacre de la place des Trois Cultures. Titres alléchants dont nous espérons la traduction… C’est à la suite du prestigieux prix Biblioteca Breve de 1999, avant lui attribué à Carlos Fuentes et Mario Vargas Llosa, que nous sommes pris dans un ambitieux « roman-fusion » : A la recherche de Klingsor.
Hors le méchant magicien du Parsifal de Wagner, qui est Klingsor ? Cette éminence grise de la science nazie existe-t-elle ? Il aurait eu l’oreille d’Hitler et des connaissances en mathématiques et physique au point d’imaginer achever ce siècle - qui commença en 1905 avec la relativité d’Einstein - dans une apothéose nucléaire allemande. Le procès de Nuremberg, qui juge les criminels nazis, ne peut que constater l’absence du responsable secret du projet atomique du III° Reich. C’est alors que le jeune Américain Francis Bacon, moqué pour son homonymie avec le philosophe qui pensait pouvoir décrire toute la nature, aura pour mission, après un scandale amoureux qui lui ferme les portes d’une chaire de physique, de sillonner l’Allemagne vaincue à la recherche de cet homme, de ce « Faust » du XX° siècle, de ce mythe peut-être. A moins qu’il soit « l’un d’entre nous », suggère-t-on parmi les physiciens plus ou moins nazis de l’après-guerre. Enquêtant entre Einstein et Schrödinger, entre Gödel et Heisenberg, le théorème de l’indécidabilité et le principe d’incertitude sèment des mines de doute sous les pas d’un Bacon assisté d’une sensuelle maîtresse gagnée aux Soviétiques. Le narrateur est-il fiable ? Si c’était lui ? Les soupçons se portent longtemps sur Werner Heisenberg qui use du patriotisme pour masquer son adhésion à une science qui sauverait le « Reich de mille ans ». Au lecteur appartient une décision finale peut-être décevante : « Grâce à Gödel, la vérité était devenue plus fuyante et capricieuse que jamais ».
Ce pourrait être un simple polar au décor historico-scientifique. Mais une vraie jubilation conceptuelle emporte le lecteur. N’est-ce pas la Théorie des jeux qui mène l’enquête, plus que Bacon? Comme pour le célèbre chat de Schrödinger, enfermé sans que l’on sache s’il est mort ou vivant, le lecteur doit sans cesse émettre des hypothèses. Klingsor est-il une onde dans le milieu scientifique ou une corpuscule dans le vivier nazi ? Ou les deux? La structure romanesque, son avancée dans la connaissance, mime l’expansion de la science. Physique, mathématiques, Histoire, suspense, biographie subjective et passionnelle concourent à faire de ce questionnement sur la vérité une œuvre totale, qu’aucune Théorie du Tout ne fermera. Ce que Guillermo Cabrera Infante appelle « science-fusion ». Le roman d’investigation se double alors d’une volonté encyclopédique.
Pour qui possède un vernis de culture scientifique et humaniste, ce livre est un régal. Il suffit de penser à la dernière phrase de Goethe mourant après le Siècle des Lumières (« Plus de lumière ! ») pour lire l’incipit, « Eteignez moi ces lumières », prononcé par Hitler, comme une métaphore d’un crépuscule des dieux qui obscurcit la civilisation européenne. Quant au 1989 qui conclut le trouble devoir de mémoire du narrateur confiné dans un asile psychiatrique en R.D.A., c’est la seconde chute de Berlin : du mur et de l’utopie communiste. Deux totalitarismes auxquels il a heureusement manqué d’être les premiers à avoir la bombe atomique ; quoique la démocratie américaine ne puisse être indemne de la culpabilité d’Hiroshima et de Nagasaki. La science dans ses rapports avec le mal est donc le véritable et terrible sujet de Volpi. Le créateur, dans un tel roman, joue aux dés, et l’un d’eux, électron libre de l’incertitude, est une bombe nucléaire nazie. La conviction d’Einstein (« Dieu ne joue pas aux dés ») est ici saccagée, alors que « la naissance de la physique quantique et de l’incomplétude des mathématiques coïncide avec cette époque de terrible incertitude politique, sociale et morale qu’est le début du XX° siècle ».
C’est ainsi que dans son flux romanesque, Jorge Volpi fait se répondre les « Lois de la mécanique narrative », celles « de la physique quantique » et celles « de la mécanique criminelle ». Il va jusqu’à oser une analyse non sans fondement « de la théorie des ensembles au totalitarisme ». S’agitait-il d’un indigeste salmigondis dans lequel les dialogues concourent aux développements scientifiques ? Ou plutôt d’une heureuse prise de risque intellectuel ? Nous répondrons par la seconde hypothèse, alors que « le cercle de l’uranium » est l’un des « univers parallèles » à cette « quête du Graal » de la physique atomique. Où l’on croise l’écho des personnages du Parsifal de Wagner : la séductrice Kundry et le personnage éponyme, ce dangereux Klinsor, dont la vengeance est annoncée. Mythe, histoire et enjeux de la physique moderne confluent dans les bras d’une somme ambitieuse, entre roman policier et roman philosophique. Ce pourquoi on n’hésita pas à comparer ce livre au Nom de la rose[3], d’Umberto Eco, qui, avec le talent et le succès que l’on sait, appliqua le talent d’investigation policière de Sherlock Holmes à la philosophie médiévale…
Rares sont les écrivains qui convoquent la science et la physique à la barre du roman. Il faut alors penser au monstrueux et polymorphe L’Arc en ciel de la gravité[4]de Thomas Pynchon, qui vacille autour des V2 allemands et du « casino Hermann Goering ». Et, si l’on reste dans le cadre de l’archétype de la quête historique, plus modestement, auChien galeux[5], de Don de Lillo, où l'on chasse un film pornographique représentant Hitler... Le vieux narrateur d'À la Recherche de Klingsor Links, dont le nom fait allusion aux liens du web, rappelle celui duDocteur Faustus[6] de Thomas Mann, qui écrit sous les bombes alliées pour dresser l'histoire d'un double pacte faustien, celui d’Adrian Leverkun le musicien avec le diable et celuidu peuple du peuple allemand avec le nazisme. Le roman d’éducation (ce bildungsroman de Goethe à Thomas Mann) fournit à Bacon un alibi. Ces romans inscrivent Jorge Volpi dans une famille littéraire plus allemande et américaine que mexicaine, en un mot : cosmopolite. Parler de littératures nationales n’a plus grand sens. Un peu complaisant lorsqu’il commente son propre roman, parfois plat quand son ainé Carlos Fuentes[7] est un styliste plus fabuleux, et suivant de plus près le schéma du best-seller anglo-saxon que son maître, Jorge Volpi a cependant gagné son pari : entrelacer avec brio science physique, Histoire nazie et quête romanesque. Au-delà du Temps des cendres, qui respire un peu le roman à thèse, À la recherche de Klingsor reste le roman le plus impressionnant de Jorge Volpi. Aurait-il trouvé son double dans le personnage conçu par Richard Wagner ? Ce terrible magicien Klingsor qui se sert des Filles-Fleurs de la séduction romanesque…
Revenons à l’auteur de Contre-jour[8]. À Thomas Pynchon, et à son Arc-en-ciel de la gravité, dans lequel l’Histoire « n’est somme toute qu’une conspiration, et pas toujours entre gens de qualité ». Entre beuveries et orgies nazies, les V2, ces splendeurs de la science, partent des rives du Reich pour embraser Londres et l’Angleterre. Là où le lieutenant Slothrop ressent autant d’érections prémonitoires que d’explosions ainsi précisément localisées. La « gravité » qui, après avoir été vaincue par la science, les entraîne vers leur cible est celle de la guerre. Or l’ascension est « soumise aux lois de la gravitation. Mais le moteur de la Fusée, avec son cri qui déchire l’âme est une promesse d’évasion ». Ainsi, plutôt que de mourir pour Dieu, le romancier démiurge en théorise « une version séculière », soit : « Mourir pour aider l’Histoire à suivre son corps prédestiné[9]».
Thierry Guinhut
La partie sur Labatut a été publiée dans Le Matricule des anges, septembre 2020
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Des livres publiés aux critiques littéraires, en passant par des inédits : essais, sonnets, extraits de romans à venir... Le monde des littératures et d'une pensée politique et esthétique par l'écrivain et photographe Thierry Guinhut.